[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

-Ils me semblent avoir très envie d'un combat et, par conséquent, je dirais qu'ils vont essayer d'atteindre nos forces avant qu'elles ne se soient repliées dans le fort. Pour les ralentir, nous pourrions leur envoyer quelques chariots incendiés au moment où ils entreront dans la passe, ainsi que quelques boules de feu : le mage qui use de la baguette m'a dit qu'elle contenait encore quelques sortilèges. Nous pourrions également tenter de former un barrage avec d'autres véhicules, mais je ne sais si nous en aurons vraiment le temps. Pour ce qui est des rochers, je crois que Frida a fait quelques réserves... Bref, en résumé, à mon avis, nous devons essayer d'entraver leur progression tout en nous repliant : nous sommes trop peu nombreux et trop fatigués pour les retenir efficacement via un affrontement direct.

[Hubert de Maleval]

" Nous sommes d'accord." dit le paladin.
Il se tourna vers les autres membres de l'escorte, cherchant à repérer celui qui, parmi eux, paraissait le moins éprouvé, sur l'animal le moins épuisé. Si certains des chevaux du train de passagers n'étaient pas encore dételés, ils pourraient les faire reculer juste après leur passage pour bloquer les véhicules sur la route. Sinon, il faudrait les pousser à la main. Sacrifier des chariots contenant du matériel n'était qu'à effectuer en dernier recours car les moins utiles n'étaient pas forcément en queue de peloton.

[Taliesin]

Il remarqua d'emblée, ce qui ne l'étonna guère, que les mercenaires étaient de loin les moins éprouvés : ils étaient fatigués, certes, mais ils avaient pu se reposer plus longuement que les autres durant la nuit et, surtout, la guerre et ses aléas faisaient partie de leur quotidien. La situation était plus problématique parmi les colons, soldats comme civils. Toutefois, il lui sembla que Gabriel, Gaspard et Mathias, tout éprouvés qu'ils soient, demeuraient opérationnels. Quant aux autres, comme Edgar, sans doute était-il possible de les remobiliser.
Giovanni tendit la main : en regardant dans la direction qu'il indiquait, Hubert vit le début du sentier menant au fort. Des cochers y entraînaient déjà des chevaux dételés.

[Hubert de Maleval]

Hubert rejoignit Gabriel au trot.
" Gabriel, rejoins le train des chariots de voyageurs. Va voir s'il y a encore des véhicules qu'on peut aisément ramener jusqu'ici... Si Tymora est avec nous, certains chevaux sont encore attelés. Nous avons besoin d'obstacles pour freiner les Paludiers. Prends Matthias avec toi. Ne perdez pas de temps et ne restez pas en arrière. Si c'est trop compliqué ou trop lent, revenez. Pas d'héroïsme déplacé."
Il fila ensuite vers Gaspard et réalisa qu'il n'avait aucune idée de la manière dont il était supposé s'adresser au jeune chevalier, qui n'avait jamais été sous ses ordres. Tant pis. Il espérait que tout le monde s'attendait à ce qu'il prenne la place de Robert.
" Gaspard, pensez-vous pouvoir escorter notre dernier mage ? Il lui reste quelques boules de feu et nous allons en avoir besoin... Si vous le pouvez, flanquez-le et gérez son cheval."
Ensuite, il irait trouver Guillermo pour voir s'il pouvait positionner ses hommes en queue de groupe, ne quittant la passe qu'au moment où il ne serait plus sûr d'y demeurer, en espérant que cela suffise pour être fixé sur les chariots de Gabriel. Peut-être faudrait-il leur adjoindre les archers, histoire de recevoir les premiers Paludiers avant leur ultime déferlante de feu. Ces derniers ne pouvaient probablement pas ajuster leurs tirs tout en marchant. Resteraient les plus éprouvés des cavaliers et la majeure partie des fantassins... Ceux-la pouvaient commencer à grimper. Mais si le chef mercenaire avait une autre opinion, Hubert s'y rangerait sans broncher... Il ne tenait que par la nécessité, mais il avait l'impression dévorante d'être au mauvais endroit, au coeur d'un cauchemar dont il fallait qu'il se réveille au plus vite.

[Taliesin]

Gaspard ni ne s'étonna ni ne perdit de temps en paroles inutiles : il se contenta d'acquiescer et de se mettre aussitôt en quête du fameux magicien. Quant à Guillermo, il agréa aux mesures prônées par le paladin.
-Mes hommes quitteront la passe en dernier et protégeront le repli des archers. Quant aux fantassins, il est effectivement préférable qu'ils ne s'attardent pas. Sinon, à mon avis, vous devriez garder un œil sur le sieur de Fontrbune : c'est important qu'il gagne le fort avec le reste des cavaliers, pour le symbole, pour le moral de la Communauté et pour le sien. Cependant, il est tellement... atteint qu'il risque de se montrer imprévisible.
Gabriel surgit alors à leurs côtés.
-Il restait quatre chariots attelés. Ils arrivent.

[Hubert de Maleval]

Hubert acquiesça, les lèvres pincées. Il aurait aimé aller parler lui-même avec Etienne, mais il ne s'en sentait pas les reins. Il ne verrait en lui que le reflet de sa colère et de son désarroi et craignait de ne pas trouver les mots pour contenir le jeune homme. Il parvenait à peine à conjurer la force de résister lui-même.
Il se tourna vers le Lathandrite et soupira.
" Guillermo, pouvez-vous superviser l'installation des chariots ? Il faut dételer dès que possible et envoyer les hommes et les chevaux dans le sentier. Edgar !"
Dès qu'il eut l'attention de son ami, il lui demanda de passer les ordres dont il venait de convenir avec le chef mercenaire. Les fantassins devaient quitter la passe, les cavaliers les plus fatigués aussi. Seuls les archers, les mercenaires, le mage flanqué de Gaspard et lui-même resteraient en arrière. Puis il revint au clerc.
" Gabriel. Pensez-vous pouvoir vous occuper d'Etienne ? Il faut qu'il monte au fort, lui aussi. Accompagné."

[Taliesin]

Le jeune Lathandrite marqua une hésitation, sans doute peu ravi à l'idée de devoir se replier également. Néanmoins, il opina du chef.
-Très bien. Je vais voir ce que je peux faire. dit-il avant de tourner les talons.
Non loin de là, Edgar donnait des ordres d'une voix légèrement rauque mais aussi claironnante que lorsqu'il éveillait d'ordinaire la Communauté. Et sans doute sa tâche actuelle n'était-elle guère différente, même s'il ne s'agissait pas exactement du même réveil.
L'on s'écarta pour céder le passage aux chariots. L'on se regroupa selon la catégorie à laquelle on appartenait, selon les consignes que l'on avait reçues.
Au nord, les cannibales s'étaient sensiblement rapprochés, et leurs cris de guerre résonnaient en lugubres échos tout au long de la passe.

[Hubert de Maleval]

Hubert jeta un oeil vers le sommet de l'éperon, tâchant de voir combien de temps encore ils devaient gagner avant de pouvoir filer vers le haut à leur tour. Il était conscient de l'angoisse des archers qui devaient rester en arrière, mais il avait confiance en la troupe de Guillermo pour parvenir à les protéger. Comme les chariots approchaient, il jeta un coup d'oeil à l'intérieur, pour s'assurer qu'il n'y restait pas de choses à emporter. Bien sûr, toutes les affaires personnelles que les colons n'avaient pas prises avec eux étaient perdues... tant qu'ils n'avaient pas vaincu les cannibales. Et ils les vaincraient. Tous.
Y songer le ramena à Robert et à ce que son corps abandonné allait désormais subir. Il sentit un malaise le menacer, repoussa ces pensées ignobles le plus loin possible, tout en sachant qu'il devrait s'y confronter tôt ou tard. Il espérait disposer d'un répit, une fois derrière la muraille, d'un endroit où s'isoler, peut-être les caves du fort. Mais ce n'était pas le moment.
" Y boutons-nous le feu ?" demanda-t-il à Guillermo, en désignant les chariots du regard.
Il fallait à présent que les cochers enfourchent leurs animaux éreintés et détalent.

[Taliesin]

Il ne repéra rien d'indispensable dans les chariots mais fit le constat que leurs occupants n'avaient pas dû pouvoir emporter grand chose. Sans doute en allait-il de même pour l'essentiel des civils qui avaient dû partir pour le fort avec presque rien, exception faite des hardes qu'ils portaient sur le dos et, éventuellement, des armes qu'ils tenaient à la main. Quand au regard qu'il jeta en direction du sentier, il lui permit d'apercevoir l'ultime véhicule du train de bagages : ne suivaient plus ensuite que des hommes tenant des chevaux vacillants par la bride. En somme, les fantassins pouvaient commencer à se replier.
-Si vous voulez qu'on les envoie sur les cannibales, on peut les incendier immédiatement, répondit Guillermo. Si vous préférez constituer un barrage, autant ne mettre le feu qu'au moment de notre départ : d'ici là, les archers pourront y prendre position et bénéficier d'un meilleur angle de tir.
Les cochers, pour leur part, dételaient les animaux de trait avec diligence.

[Hubert de Maleval]

" Faisons barrage. Les archers peuvent se mettre en position." dit le paladin.
Il chercha un officier du regard parmi les tireurs. Sans doute s'étaient-ils choisi un meneur, pendant que les cavaliers menaient la charge.
" Je ne sais pas si ces chariots vont s'embraser aisément... Nous avons sans doute des flèches efficaces pour le faire. Ce serait dommage de gaspiller nos dernières boules de feu."
Il hésita.
" Je vais passer le message à la moitié des archers de se replier dans le sentier après les premières salves. Ils nous seront utiles tout au long de l'ascension. Je ne sais pas combien de temps nous aurons pour colmater l'entrée du fort."

[Taliesin]

-Je pense qu'on se tient prêt, là haut, à bloquer l'entrée sitôt après notre passage. Frida me donne l'impression d'être extêmememet efficace.
Les archers semblaient effectivement s'être trouvé un meneur. Un meneur qui remarqua l'attention que lui portait le paladin et qui se dirigea immédiatement vers lui, arbalète à la main.
-Quels sont les ordres ? s'enquit Giovanni, l'air déterminé.
Les cochers entraînaient désormais leurs animaux vers le sentier. Quant aux chariots, quelques efforts suffiraient à les placer de manière à ce qu'il bloquent complètement la passe. Passe dans laquelle les cannibales se rueraient d'un instant à l'autre.

[Hubert de Maleval]

Hubert n'était pas surpris que Giovanni ait pris la tête des opérations : c'est lui qu'il aurait désigné si les archers ne l'avaient précédé.
" Nous allons bloquer la passe avec les chariots. Vos hommes y prendront ensuite position pour mitrailler les Cannibales au fur et à mesure qu'ils avancent. Désignez une première moitié qui se repliera rapidement et ira se positionner dans le sentier pour protéger les arrières de la colonne une fois qu'ils seront passés. Les autres abandonneront les chariots dès que cela devient trop risqué. Je veux limiter les pertes au maximum, donc pas d'héroïsme inutile. Les hommes de Guillermo couvriront votre retraite."
Il fit signe au chef mercenaire. Il était temps qu'ils terminent l'installation de leur dispositif et qu'ils se préparent à une nouvelle déferlante.

[Taliesin]

Il était temps, en effet.
En concentrant leurs forces, ils purent très rapidement positionner les chariots et les faire verser sur le flanc. Quant aux archers, ils se tenaient prêts et se juchèrent à leur sommet en un clin d’œil.
Mais les cannibales s'étaient déjà engouffrés dans le goulot d'étranglement : leurs clameurs hostiles étaient devenues presque assourdissantes.
Le mage usa de sa baguette.
Giovanni donna l'ordre de tirer.
Quatre explosions, trois salves de flèches et de carreaux.
Déjà, le barde demandait à la moitié de ses troupes de battre en retraite.

[Hubert de Maleval]

Hubert demeura en retrait , juste derrière les chariots. Il surveillait les archers des yeux, incapable de voir au-delà. Il fallait qu'il se fie au bon sens de Giovanni, que ses hommes filent avant que le danger ne devienne trop grand. Il se tenait aussi prêt à intervenir au cas où quelqu'un serait blessé, son énergie curative était intacte. Dès que le mage eut usé de ses dernières boules de feu, il fit signe à Gaspard de s'engager à son tour dans la sente. Il jeta un oeil en arrière, vers le fort, pour estimer le temps qu'il leur restait. Deux des hommes de Guillermo étaient en position, prêts à tirer des flèches enflammées dans la toile des chariots pour les embraser après la fuite des archers. Le paladin sentait son corps vibrer au rythme des cris des cannibales et la fureur renaître en lui, l'envie de se battre à nouveau, alors qu'il aurait dû espérer le contraire.

[Taliesin]

Fantassins et cavaliers de la Communauté paraissaient assez avancés sur le chemin : sans doute atteindraient-ils le fort quoi qu'il advienne.
Giovanni ordonna une quatrième salve, une cinquième. une sixième.
Puis ce fut le repli. Lui-même s'attarda pour décocher un ultime carreau, mais un projectile ennemi le frôla et il sauta aussitôt du chariot, emboitant le pas à ses hommes.
Guillermo mena sa monture près de celle du paladin.
-Vous devriez les suivre. Je m'occuperai de l'arrière-garde.

[Hubert de Maleval]

Hubert hésita. Non seulement il avait envie de tuer des cannibales — une pensée qu'il aurait trouvée honteuse, une heure plus tôt, mais qui lui paraissait désormais naturelle, mais il n'était vraiment pas pressé de gagner le fort et de se retrouver prisonnier de la stupeur qui aurait saisi la communauté, à présent que la nouvelle de la mort de Robert devait s'être répandue. En même temps, à moins de trouver la mort dans les minutes à venir, il serait forcé de s'y plonger. Et le chevalier avait eu confiance en lui pour prendre sa suite.
Le paladin ne pouvait s'empêcher de songer que s'il avait paru moins solide, le Loup Blanc aurait probablement moins risqué. S'il avait refusé de signer ce contrat, s'il n'avait pas rejoint la communauté...
Un Lathandrite va de l'avant.
Il opina du chef.
" Repliez-vous au plus vite."
Puis il envoya le destrier de Robert dans le sentier, veillant à protéger les arrières des archers. Dans quelques secondes, les chariots s'embraseraient et les cannibales déferleraient sur leur piste.

[Taliesin]

Devant lui, les archers ne se préoccupaient nullement de dignité mais bien plutôt d'efficacité : ils courraient comme des lièvres. Pas tous, cependant : ceux du groupe parti en premier s'étaient positionnés à mi-pente et se tenaient prêts à décocher quelques traits.
Un regard en arrière lui révéla que les chariots commençaient à flamber, que les Écorcheurs se ruaient vers eux en courant, piétinant sans s'émouvoir les corps de leurs camarades terrassés.
Quant aux mercenaires, ils s'étaient reculés et regroupés. Sans doute chargeraient-ils les premiers ennemis à franchir le barrage avant de se ruer à leur tour dans le sentier.

[Hubert de Maleval]

Hubert espérait que Guillermo savait ce qu'il faisait. Le chef mercenaire était resté d'un professionnalisme impeccable tout au long des derniers événements, gérant charge et retombées avec sang-froid. La guerre était un métier difficile, à n'en pas douter, et le paladin était de plus en plus persuadé qu'il n'était pas taillé pour ce genre de choses. Il leva les yeux vers le fort, serra les dents, rassembla ses dernières onces de courage. Il aurait voulu se trouver n'importe où sauf à cet endroit précis. Il n'avait rien désiré de ce qui allait lui échoir. Il rêvait de tumulus et de goules et de lumière. Pas d'un château en ruines au coeur de l'hiver, et certainement pas de responsabilités écrasantes dont il ne se sentait pas digne.
Arrivant à hauteur des archers, il leur recommanda de protéger les arrières des mercenaires quand ils commenceraient à gravir la pente, puis de monter à leur tour se mettre à l'abri. Les pertes étaient minimes, à bien y réfléchir... Inespérées, au regard de la multitude qui les avait attaqués et les assiégerait bientôt. Pourtant, ils auraient pu perdre deux cent personnes qu'Hubert ne se serait pas senti plus mal.

[Taliesin]

Il entendit plusieurs archers émettre le souhait de s'immobiliser à leur tour : Giovanni leur répondit qu'ils seraient mieux placés au sommet des remparts.
Il entendit les Écorcheurs pousser de nouvelles clameurs. Puis ce furent des craquements : ils devaient s'en prendre aux chariots enflammés.
Il entendit enfin Guillermo lancer la charge.
A la faveur d'un virage, il vit les mercenaires s'abattre sur une première vague d'ennemis, l'anéantir puis, toujours au galop, s'engager sur le chemin au moment où de nouveaux adversaire franchissaient les débris fumants.
Les tireurs placés plus bas que lui bandèrent leurs arcs, attendant le bon moment pour tirer.
Un autre virage.
La porte du fort n'était plus très loin.

[Hubert de Maleval]

Hubert s'immobilisa peu avant le fort pour attendre les mercenaires. C'était peut-être ridicule, mais il avait l'intention de franchir les portes le dernier. Il avait l'impression que c'est ce qu'aurait fait Robert, qu'il aurait attendu que chacun des membres de la communauté, qu'ils soient colons ou simplement alliés de passage, soit en sécurité avant de quitter le champ de bataille.
Il ne mesurait pas encore ce qui lui tombait sur l'échine, espérait presque qu'il y aurait quelqu'un pour lui disputer la place. Il n'avait jamais voulu croire ce que disait le Loup Blanc, même s'il savait que Robert le pensait vraiment. Il sentit la douleur des larmes refoulées lui marteler le fond des orbites. Il ne pouvait pas se laisser aller, pas encore. Absent, il flatta l'encolure du destrier orphelin avant de revenir à ce qui se jouait sous lui. Il songea à Alban. Il ne voulait pas songer à Alban.

[Taliesin]

Lacet après lacet, les mercenaires remontaient le sentier, contraints de ralentir leur allure dans les virages et lorsque la pente s'accentuait.
Derrière eux, les cannibales se ruaient à l'assaut, nombre d'entre eux essayant de couper tout droit, d'escalader le flanc de la colline pour rattraper leur proie.
Toutefois, aussi fougueux et énergiques soient-ils, ils perdaient du terrain, et les archers tiraient sitôt qu'ils le pouvaient, abattant les plus avancés. Courageux mais pas téméraires, ils finirent néanmoins par abandonner leurs positions, par se lancer dans une course éperdue vers la sécurité du fort.
Un à un, ils dépassèrent Hubert.
Ce fut ensuite le tour des cavaliers.
Lothar et Guillermo fermaient la marche. Le capitaine lui jeta un regard, parut sur le point de dire quelque chose mais s'abstint et franchit la porte.

[Hubert de Maleval]

Hubert ne chercha pas à comprendre ce que voulait lui signifier le capitaine. Sans doute le trouvait-il imprudent. Mais le paladin ne voyait pas en quoi sa présence était si indispensable à la communauté : aujourd'hui encore, il n'avait fait la différence en rien, combattant comme n'importe quel homme, puis se contentant de relayer les bonnes idées du mercenaire. Pendant une demi-seconde, il eut envie de faire volte-face, de charger dans la pente, ultime baroud d'honneur avant d'entrer dans la lumière éternelle de Lathandre. Il avait survécu, sans la moindre égratignure, et Robert était mort. Et à présent, il allait falloir affronter les regards, les pleurs, les questions et une toute nouvelle pression sur ses épaules.
Une garde urbaine, Robert, ça n'a rien à voir avec tout... ceci.
Pressant les flancs du destrier, il franchit la porte dans le sillage de Lothar et Guillermo.

[Taliesin]

-Fermez les portes ! lança Frida. Manœuvrez-les avec précautions ! Les autres, tenez les barres prêtes !
De part et d'autre de l'entrée, des civils se mirent à faire pivoter d'imposants battants. Leur bois était rongé par l'humidité, le métal qui les renforçait était érodé et, pourtant, ils conservaient un caractère imposant.
Plus loin, a proximité de deux chariots démantibulés, d'autres colons s'emparaient de longues planches.
Le reste de la cour carrée était si comble qu'on ne voyait presque plus son pavé fendillé, moussu : on avait regroupé les chevaux harrassés dans un coin, aligné les chariots de matériel le long de l'un des remparts... Ailleurs, des fantassins, solitaires ou en petits groupes, se tenaient immobiles, comme hagards. Certains étreignant leurs proches fraichement retrouvés.
Les civils étaient rares, cependant : la place manquant, on avait dû leur demander de s'abriter à l'intérieur des tours, voire dans les caves, s'il y en avait. Quant aux archers, ils s'étaient probablement rendus sur le chemin de ronde.

[Hubert de Maleval]

Hubert comprit que le répit n'était pas encore pour toute suite, s'il venait jamais. Il démonta, abandonna son cheval dans la cour sans réellement se soucier de ce qu'il en advenait — la bête était trop épuisée pour aller bien loin — et chercha un passage vers le sommet des remparts. Comme l'avait suggéré Guillermo, Frida avait remarquablement bien pris les choses en main, mais les Paludiers allaient certainement se ruer comme des déments sur les portes. Il voulait prendre la mesure de leur détermination, et de leur nombre, avant de passer aux étapes suivantes.

[Taliesin]

Un raide escalier aux marches rongées par le temps s'élevait le long de l'une des murailles, et il l'emprunta sans tarder.
Bientôt, il rallia le mur ouest, lequel était comble. Tout ce que la Communauté comptait d'archers, d'arbalétriers et de frondeurs s'y était massé, y compris des hommes et des femmes encore essoufflés par leur course récente. On trouvait là également des civils désarmés, et Hubert ne fut pas long à comprendre pourquoi : le long du parapet ainsi que sur les créneaux s'entassaient de grosses et lourdes pierres. La récolte nocturne de Frida et de son escouade.
Étienne était présent, lui aussi, aux côtés de Gabriel : le visage profondément marqué, presque vieilli, il observait les cannibales, en contrebas. Un certain nombre courraient encore dans leur direction, mais beaucoup s'étaient immobilisés, pointant du doigt le château, sa porte désormais close...

[Hubert de Maleval]

Hubert s'immobilisa là où il ne gênait personne. Il ne se sentait toujours pas de taille à approcher Etienne, même s'il savait que chaque minute écoulée rendrait les choses plus difficiles. Mais pour l'heure, il avait l'excuse de ne pas encore pouvoir baisser sa garde. Les Paludiers étudiaient leur nouvelle position et si certains étaient assez téméraires pour les attaquer de front, les autres devaient déjà réfléchir aux moyens plus efficaces de les déloger. Peut-être y avait-il d'autres accès jusqu'au fort... Peut-être tenteraient-ils d'enfoncer les portes en rassemblant leurs forces... Difficile à dire. Il déboucla son heaume et le retira, passant une main lasse et poussiéreuse sur son visage. Il aurait sûrement dû avoir une idée de la chose à faire, mais il avait l'esprit vide, contrecoup, sans doute, des émotions difficiles de leur retraite.

[Taliesin]

Même les plus téméraires des cannibales finirent par s'immobiliser, lorgnant la muraille et ceux qui la surplombaient.
Une minute passa. Deux.
Des ordres retentirent depuis la passe, gutturaux, impérieux.
On vit des gestes de dépit, de frustration. On entendit quelques imprécations.
Puis tous les Écorcheurs firent demi-tour. Au pas, avec calme sinon ordre.
Il s'agissait d'un repli stratégique, non d'une retraite, et on entendait bien le leur montrer.
Autour de lui, Hubert sentit ses compagnons pousser de profonds soupirs.
Il n'y eut point de cris de victoire, cependant, point de provocations, de clameur enthousiaste.
Il y eut juste le silence.

[Hubert de Maleval]

Hubert resta un moment immobile, à contempler le chemin qui se vidait de leurs adversaires. Il était temps, désormais, de procéder à l'inventaire de ce qu'ils avaient, à l'examen de leurs défenses, à l'appel, aussi. Ils n'avaient perdu que cinq ou six personnes, tous des cavaliers de la charge, c'était inespéré, un miracle, même, tout bien réfléchi. Le paladin redescendit vers la cour en essayant de voir les choses en ces termes. Un miracle. Mais c'était impossible.
Une fois en bas, il s'écarta un peu pour desserrer les sangles de son harnois, sans pour autant le retirer. Il devinait que le conseil n'allait pas tarder à se réunir, mais il n'avait aucune envie d'y participer, et ne s'y rendrait certainement pas sans y avoir été formellement invité. Il n'avait pas été élu, il n'y avait pas de réelle place, et il ne connaissait rien au gouvernement de ce genre d'entreprise un peu folle.

[Taliesin]

Pour s'être avérée moins-mouvementée, la demi-heure que venait de vivre Albérich n'en avait pas moins été marquée par la tension.
Il avait d'abord fallu marcher rapidement sur la route pentue - sur son tracé, du moins, car rares étaient ses pavés à être visibles.
Il avait fallu ne pas paniquer quand avaient retenti les clameurs de la horde barbare, quand des regards en arrière et la brume qui achevait de s'étioler l'avaient révélée dans toute son horrible multitude. Des enfants s'étaient mis à courir, mais on s'était contenté de demander des volontaires pour les encadrer, avant d'inviter les autres à faire de même : après tout, ils seraient ainsi à l'abri plus rapidement...
Il avait fallu demeurer de marbre lorsque les premières explosions s'étaient fait entendre, suivies avant longtemps du vacarme des combats.
Avancer sans se débander, remonter la passe entre les deux éminences, puis l'abrupt sentier en lacets serpentant jusqu'au fort...
Enfin, ils avaient franchi les portes, s'étaient retrouvés dans la cour.
Des consignes. Celles de Frida, qui dirigeait la place : les chariots et l'escorte ne tarderaient pas à les rejoindre, il fallait donc dégager l'espace en gagnant les tours ou les remparts, s'il y avait des volontaires pour jouer les guetteurs ou les lanceurs de pierres.
Marthe avait regardé Albérich, hésitante.

[Galathée]

Albérich était épuisé. La seule chose qu'il aurait réellement aimé faire, c'était se rouler en boule dans un coin et dormir. En même temps, il savait qu'il ne parviendrait pas à fermer l'oeil, car il partageait la tension extrême des gens autour de lui, il se demandait ce qu'il adviendrait des soldats, des civils restés en arrière, de Giovanni, Gabriel, Robert, Etienne ou Hubert. Il avait vu les cannibales, innombrables dans la lande, entendu leurs cris de guerre, et il avait couru avec les autres. A présent qu'ils étaient derrière des murs de pierre, il lui semblait que rester terré dans le noir aurait été indigne de ceux qui luttaient pour les protéger. Il fallait les aider comme ils le pouvaient, aussi, lorsque Frida demanda des volontaires, en dépit de sa fatigue, il sourit à Marthe et se proposa.
Ils grimpèrent ensemble sur les remparts, aidant à convoyer les lourds rochers que la rôdeuse et ses compagnons avaient dégagés de la route, puis s'installèrent derrière les créneaux de pierre usée et contemplèrent le panorama qui se dévoilait sous leurs yeux. Ils virent la tache noire et gigantesque formée par l'armée cannibale, dans laquelle les cavaliers s'étaient déjà enfoncés. A cette distance, on devinait à peine le remous des combats. Des vestiges de brasiers se consumaient encore ça et là, éclats orangés sur l'ombre, tandis que le soleil, peu à peu, émergeait des collines.
Pendant un long moment, on perçut des hurlements que le vent emportait en sifflant. Aucune trace de la charge, comme si elle avait été avalée par les cannibales. Puis ils émergèrent, un à un, ventre à terre, formant encore la vague pointe de lance qu'ils avaient choisi d'adopter pour attaquer.
" Il en manque." fit quelqu'un sur la gauche.
Albérich fut saisi d'un frisson. Le contraire eut été inespéré, bien sûr, mais l'entendre dire... Impossible de distinguer les combattants à pareille distance. Un cheval déboula encore, ultime survivant de l'assaut. Les cavaliers semblaient un peu désorganisés, désormais, certains suivant le train de chariots, d'autres hésitant, comme s'ils songeaient à replonger dans la mêlée. Ce que l'un d'entre eux, seul, parut sur le point de faire avant de piler et de revenir en arrière.
Ils fuyaient, désormais, la déferlante des Paludiers sur leurs traces. Ils gagnèrent la passe entre les éperons rocheux. Chariots devant, fantassins, archers, cavaliers ensuite, ils se hâtaient sans plus de désordre. Ils allaient atteindre le sentier. Albérich vit le train de bagages s'engager dans la montée tandis que les cavaliers s'étaient immobilisés en un étrange conciliabule. Mouvements des uns, des autres, puis les fantassins suivirent les véhicules tandis qu'on installait une barricade sur le passage de l'ennemi. Le Luménien ne put s'empêcher de songer au jeu d'Hermines qui gisait, quelque part en bas, à la merci des barbares.
Les chariots commencèrent à arriver au fort, un à un. Il y eut des exclamations dans la cour, la voix d'Ignace organisant le placement des véhicules, la prise en charge des chevaux. Pendant un moment, Albérich songea à descendre pour lui prêter main forte, mais il vit rapidement que l'intendant et son équipe avaient déjà les choses bien en main.
Ensuite ce furent les hommes qui arrivèrent, fantassins et cavaliers éreintés. Aucun d'entre eux n'était Hubert.
" C'est Etienne !" s'exclama un adolescent, un peu plus loin à droite.
Des murmures ravis circulèrent dans les rangs des archers et autres lanceurs de pierre tandis que le chevalier approchait, flanqué de Gabriel. Ils avaient l'un et l'autre les épaules basses d'hommes épuisés. En franchissant les portes, cependant, le jeune Fontbrune leva les yeux vers les créneaux et Albérich décela immédiatement un trouble profond sur son visage.
" Il s'est passé quelque chose." souffla-t-il à Marthe.