[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

Ils s'entreregardèrent, acquiescèrent silencieusement.
-Marthe... Est-ce que Robert t'a laissé... s'enquit Ignace, embarrassé.
La juge secoua la tête.
-Un testament ? Non, il savait comment je l'aurais reçu s'il avait essayé.
Elle ferma les yeux, soupira.
-Peut-être en trouverons-nous un parmi ses affaires. Elles sont dans le chariot de matériel où il logeait, ces derniers temps. S'il n'y a rien, je pense que nous devons considérer Alban comme son héritier. C'est ce qu'il aurait voulu.
Ils acquiescèrent, à nouveau.
Ignace et Frida s'observèrent un instant.
-Bon, sauf si quelqu'un souhaite rajouter quelque chose, je crois que nous pouvons mettre un terme à cette réunion. De mon côté, je vais veiller à ce que chacun s'installe le plus confortablement possible.
-Pour ma part, je ferai le tour de nos compagnons pour voir s'ils ont besoin de quelque chose, et si les disparus avaient des proches, je ferai mon possible pour les épauler.
-Quant à moi, je peux superviser les défenses si vous souhaitez vous reposer, Hubert.
-Je crois que tous ceux qui ont combattu devraient se reposer. Toi aussi, Étienne. Et Marthe... N'hésite pas non plus à souffler.

[Hubert de Maleval]

" Je ne suis pas certain que je puisse me permettre de me reposer immédiatement, dit le paladin. Je pense que la situation exige que je reste un peu... disponible. Même si c'est juste pour me montrer."
Il se leva.
" Je vais m'assurer qu'Alban est bien entouré."
Il se tourna vers Agnès.
" Je pense qu'il faudrait essayer de convaincre Gabriel de se reposer. Ce garçon a assurément une énergie époustouflante, mais je ne peux pas croire que quelque part, au fond, il n'est pas un peu fatigué, lui aussi."

[Taliesin]

L'Ilmate fit la grimace.
-Convaincre Gabriel de quelque chose... Voilà qui n'est pas aisé, tant il est têtu. Je ferai mon possible, cependant.
-Je ferai aussi le tour de nos compagnons, annonça Marthe. Je préfère m'activer. Et il est important que tous voient que nous tenons le choc.
Étienne se leva à son tour.
-Je vais voir Louis, puis je verrai également comment je peux me rendre utile.
Il les salua d'un geste las puis quitta le chariot.

[Hubert de Maleval]

Hubert pinça les lèvres. Il comprenait le désarroi d'Etienne, qui avait été forcé de regarder leur charge de loin, impuissant à les aider, à les prévenir, à agir d'une quelconque manière. Pourtant, plus que quiconque, il avait dû mesurer les risques de son entreprise. Mais sans doute cela ne le soulageait-il en rien. Il avait dû espérer, contre toute attente, que rien de fâcheux ne se produirait.
" Je serai dans la cour. Frida, nous pouvons discuter quand vous le voulez. Je pense que nous devrons reparler avec Varamyr, pour rassembler tout ce que nous savons des cannibales et commencer à imaginer une stratégie. Et vous devriez vous reposer, vous aussi. Vous avez certainement eu une nuit aussi éreintante que la nôtre."

[Taliesin]

-Le travail n'a pas manqué. Mais je me reposerai plus tard, quand nous serons parés à toutes les éventualités.
Elle lui adressa un mince sourire puis s'éclipsa.
-Hubert, comme je le disais tout à l'heure, je tiens mes listes à votre disposition. N'hésitez pas non plus à venir me trouver si vous avez besoin d'informations sur le matériel à notre disposition, sur les compétences des membres de la communauté ou sur quoi que ce soit d'autre, fit l'intendant, avant de sortir à son tour.
Agnès ne dit rien mais posa brièvement la main sur son bras avant d'emboîter le pas à l'intendant. Ne resta alors plus que Marthe. Elle s'approcha de lui, hésita puis prit une profonde inspiration.
-Robert était un ami très cher, et je sais que des liens s'étaient également tissés entre vous. Alors, en cette heure où il est plus que jamais nécessaire que nous nous serrions les coudes... Si vous avez besoin d'en parler... De comprendre, peut-être, ce qui l'a poussé... Je suis là.

[Hubert de Maleval]

Hubert demeura muet de surprise. Il ne s'était pas attendu à ce que Marthe lui fasse ce genre de proposition. Il l'imaginait éprouvée, elle aussi, il avait noté la connivence qui existait entre la juge et le chevalier au cours du banquet précédant leur départ, et il avait pensé qu'elle aurait besoin de soutien, et non de soutenir. Il eut honte de paraître si fragile à un moment où, elle avait raison, ils devaient faire front et avancer.
" Je... ne l'oublierai pas." dit-il simplement, conscient de s'être empourpré.
Sans doute viendrait-il un moment où il aurait besoin d'évoquer Robert avec quelqu'un qui lui avait été proche, mais pour l'heure, il n'imaginait pas se déverser sur cette femme qu'il connaissait à peine et dont la force de caractère lui paraissait presque surnaturelle.

[Taliesin]

Marthe demeura un instant immobile face à lui, cherchant manifestement ses mots. Des mots qu'elle ne prononça pas. Son visage s'altéra, elle lui adressa un petit signe de tête puis quitta le chariot.
Lorsqu'Hubert regagna la cour, il nota que des colons, civils comme soldats, se pressaient dans l'escalier grimpant le long du rempart. Au sommet de celui-ci, il y avait foule, et tout le monde regardait vers le sud.
Personne n'osait crier, s’exclamer. Mais il finit par saisir ce qu'on se transmettait, ce qu'on se répétait inlassablement, avec une excitation contenue.
"La cité ! La cité !"

[Hubert de Maleval]

En quittant le chariot, Hubert était encore un peu confus suite à son échange avec Marthe. Il avait la sensation d'avoir mal réagi, peut-être trop froidement, de n'avoir peut-être pas compris ce qu'elle voulait, d'être sans doute influencé par ce qu'il avait observé la veille pendant la nuit. Il n'était en tout cas pas fier, aussi mit-il un certain temps avant de réaliser que tout le monde se pressait vers les remparts. Il leva les yeux et les vit tous, murmurant, fébriles, et comprit qu'on apercevait Clairétoile depuis le fort. Il ne put s'empêcher de sourire. Cela devait être une vision merveilleuse, plus forte que mille discours, un rayon d'espoir dans la grisaille de ce petit matin. Il ne monta cependant pas les escaliers. Encore chargé de son harnois, il aurait du mal à se frayer un passage dans une telle foule et il ne voulait pas gêner ceux qui rêvaient de la cité bénie depuis des mois. De surcroît, il ne parvenait pas à s'empêcher de songer à Robert, qui aurait mérité de voir, lui aussi, cette terre promise, et qui en était privé. Il irait plus tard, quand les gens seraient descendus, et partagerait cette vision du futur avec son souvenir du chevalier.

[Taliesin]

La cour n'était pas tout à fait déserte. Les mercenaires s'y trouvaient encore, devisant à mi-voix, se défaisant de leurs armures où s'occupant de leurs montures. Des palefreniers étaient également à l’œuvre, soit qu'ils aient déjà observé la cité, soit qu'on leur ait demandé de panser et de nourrir les chevaux avant de faire quoi que ce soit d'autre, ce qui n'était pas impossible vu l'épuisement des bêtes. Enfin, une partie des soldats s'étaient écroulés de fatigue le long d'un mur, sous des couvertures dont des hommes de l'intendance avaient dû les recouvrir. Edgar était du nombre.

[Hubert de Maleval]

Hubert se garda bien de faire le moindre bruit et alla voir les chevaux, à la recherche de son vaillant destrier. Il savait que Grand Vent était indemne, car ils conservaient un lien constant, mais ils formaient un partenariat privilégié, et le paladin tenait à remercier la créature de ses loyaux services. Il le dénicha parmi ses semblables, grande masse grise et tranquille, et passa quelques minutes à le caresser. Immanquablement, il partagea un peu de son trouble avec l'animal, qui posa sa lourde tête sur son épaule, comme s'il pouvait absorber une partie des émotions difficiles de son cavalier. C'était insuffisant, cependant.
Au bout d'un moment, Hubert l'abandonna et décida de remonter sur le rempart qui surplombait les portes et de jeter un oeil aux Cannibales. Avec la vue qu'ils avaient sur la campagne, il pourrait sans doute repérer l'endroit où ils s'étaient repliés. Les déloger représentait un casse-tête dont il ne parvenait pas encore à imaginer la solution. Une sortie leur coûterait cher en vies, or les six victimes du jour apparaissaient déjà comme un tribut trop lourd à payer à l'aventure. Peut-être finiraient-ils par s'y résigner, si aucune autre possibilité n'était entrevue. Il leur aurait fallu une intervention extérieure... des renforts... une aide miraculeuse. Mais Guillermo aurait sans doute des idées. Il fallait qu'il se donne le temps de se poser, le temps d'affronter aussi, et puis ils y reviendraient.

[Taliesin]

Tous les cannibales ne s'étaient pas repliés : certains demeuraient dans la passe, à faire le guet ; d'autres exploraient manifestement le fort ouest ; d'autres encore étaient en train d'emporter les chariots. De les emporter vers le sud. Et c'est la que le gros de leurs forces s'étaient massés, entendant sans doute faire comprendre aux assiégés qu'un obstacle de taille se dressait entre eux et cette ville oubliée dont ils devaient se douter qu'elle était leur destination. A moins, tout simplement, que la décision des barbares n'ait été motivée avant tout par la configuration du terrain. Car, au-delà des éminences, le sol était relativement plat et donc plus favorable à l'établissement d'un camp.

[Hubert de Maleval]

L'idée que cette maudite engeance ait mis la main sur les chariots, et donc sur les affaires personnelles de la plupart des colons, révulsa un moment Hubert. Mais il avait bien d'autres raisons d'être dégoûté par ces monstres. Mais il fallait espérer qu'ils s'établissent dans la plaine, effectivement. Même si la vue de leur camp démoraliserait les colons, au moins ne seraient-ils pas cachés. Le paladin soupira. La haine qu'il avait ressentie plus tôt était enfouie sous une fine couche de maîtrise qui ne tiendrait pas une seconde s'il mettait un pied hors du fort. Mais il devait s'extraire à leur contemplation car il devinait que les observer le rendrait rapidement malade. Il avait besoin d'être seul un moment. On avait parlé d'une tour en ruines. Peut-être pourrait-il s'y isoler un moment... mais il fallait d'abord qu'il aille au devant d'Alban. Un autre moment immensément douloureux à passer...

***

En réalité, Albérich l'avait précédé depuis un certain temps, se mettant à la recherche de l'enfant dès que le paladin eut quitté sa compagnie pour rejoindre le conseil. Il ne savait pas exactement où se trouvait l'écuyer mais les caves étaient sans doute le meilleur endroit pour commencer sa quête. Il interrogerait les gens, aussi. Même s'il n'était pas proche d'Alban, il lui semblait crucial qu'il n'apprenne pas la mauvaise nouvelle par n'importe qui. Il était bien conscient qu'il était peut-être déjà trop tard.

[Taliesin]

Albérich se dirigea vers la tour la plus proche, franchit une arche dont la porte avait disparu depuis longtemps, pénétra dans un vaste rez-de-chaussée qui ne comportait rien d'autre que les premiers degrés d'un escalier montant vers les hauteurs et ceux d'un autre qui, lui, descendait sous terre. En revanche, l'endroit abritait moult colons, et le premier qu'il aborda lui confirma que commencer par les caves n'était pas une mauvaise idée : nombre des jeunes membres de la Communauté n'avaient pas été longs à exprimer le désir d'explorer le sous-sol et, puisque celui-ci ne recelait aucun danger, on les y avait autorisés, Agnès et les bardes ayant d'ailleurs enchanté de menus objets pour qu'ils leur fournissent de la lumière.
Le Luménien n'eut pas à se demander longtemps comment il s'éclairerait lui-même, car un groupe de gamins et d'adolescents choisit ce moment pour remonter des profondeurs, et ils lui cédèrent volontiers le caillou dont ils s'étaient servis.
Les marches le conduisirent dans un hall obscur d'où partaient deux couloirs, lesquels devaient longer les remparts. Débuta alors une longue quête parmi des salles et des salles envahis de moisissures et de gravas : certes, nombre des mômes qu'il croisa répondirent avoir vu Ruth et Alban, mais soit ils ne se souvenaient plus où, soit ces derniers étaient déjà partis de l'endroit indiqué quand il y arrivait. De longues minutes passèrent ainsi en vaines recherches, jusqu'à ce qu'on l'informe que la petite bande à laquelle appartenait le duo, formée d'enfants avec lesquels ils avaient l'habitude de faire le guet, se trouvait "à la piscine". Mieux, on lui dit comment rejoindre celle-ci.
Quelques instants encore et il débouchait dans une pièce de taille respectable. La majeure partie de sa surface était occupée par un bassin de marbre vide, si l'on exceptait la couche de vase fossilisée qui en couvrait le fond. Quant aux murs, ils étaient recouverts de mosaïques : en grande partie masquées par de la mousse et des dépôts divers, on en voyait cependant assez pour constater qu'il s'agissait de représentations de jardins et qu'elles étaient d'un rare raffinement.
Les gamins - au nombre desquels se trouvaient deux demi-solaires que l'ancien aubemestre avait déjà croisés et dont la mine, une fois de plus, lui parut familière - les observaient tout en devisant. Ils étaient lancés dans une sorte de controverse visant à déterminer d'une part s'il serait possible de faire revenir de l'eau ici, d'autre part s'il y aurait moyen qu'elle soit chaude. Au moment où il pénétrait dans la salle, Ruth affirmait que les mages, s'ils avaient pu lancer tant de boules de feu, seraient assurément capables d'accomplir une si infime prouesse. Mais Alban ne tarda pas à lui opposer qu'ils ne voudraient certainement pas user leurs précieux pouvoirs à une tâche aussi futile, et que même s'ils étaient prêts à le faire, on leur demanderait de s'abstenir, afin qu'ils disposent de tous leurs sorts pour repousser les cannibales lorsque ceux-ci essaieraient d'investir le fort.

[Galathée]

Il n'était pas au courant.
Cette découverte laissa Albérich à la fois soulagé et paralysé. Il avait espéré qu'Alban n'apprendrait pas la nouvelle par la rumeur, livré à lui-même au moment du choc. Mais le trouver en train de débattre, plein d'énergie et de verve, le prenait au dépourvu. Il ne se sentait pas le courage de briser cet instant d'innocence, mesurait sa méconnaissance de l'enfant, réalisait que, peut-être, Hubert quitterait le conseil à temps pour se faire le messager de l'indicible.
Mais Hubert était dévasté, le Luménien l'avait bien vu, et lui imposer d'annoncer la nouvelle à l'écuyer était cruel. Albérich devait prendre son courage à deux mains, quitte à ce qu'Alban aille ensuite se réfugier dans les bras d'Hubert pour pleurer. Il regretta de ne pas disposer des sortilèges apaisants des clercs, se remémora le chemin pour atteindre le dispensaire, espéra que Ruth pourrait l'aider au besoin. Il la connaissait mieux, après l'avoir côtoyée pendant leurs aventures du tumulus.
Mais il demeura silencieux, immobile, observant les enfants en attendant le moment où leur conversation s'étiolerait et où il pourrait faire son oiseau de malheur sans réellement les interrompre.

[Taliesin]

L'un des gamins finit par se retourner et, l'avisant, le salua d'un joyeux "Bonjour messire Albérich !" : c'était l'un de ceux qu'il avait supervisés lors de leur baignade dans l'étang, quelques jours plus tôt... Les autres membres de la bande l'imitèrent aussitôt.
Hormis Ruth et Alban.
La première écarquilla les yeux puis se rua sur lui.
-M'sire Hubert... Comment il va ? souffla-t-elle, le visage déjà crispé, la voix rauque.
Le garçon, lui, n'avait pas bougé. Mais il avait sensiblement pâli.

[Galathée]

Albérich lui sourit doucement.
" Hubert va bien." dit-il en posant une main amicale sur l'épaule de la gamine.
Il se tourna vers le groupe.
" Est-ce que vous pouvez nous laisser un moment ?" demanda-t-il.
Il garda cependant la main sur l'épaule de Ruth, un peu instinctivement, comme s'il espérait qu'elle lui donnerait de la force, ou qu'elle le protégerait de quelque chose. Il avait l'impression qu'elle devait être là alors même qu'il avait le sentiment d'être un lâche, punissant une petite fille pour son manque de courage à lui.
Sans lâcher Ruth, il chercha le regard d'Alban. Le gosse savait à présent, mais Albérich ne voulait pas énoncer l'horreur devant tant de public.

[Taliesin]

Ils avaient tous compris.
Le petit groupe s'esquiva promptement, sans un mot.
Sous sa main, il sentit Ruth trembler légèrement.
Quant à Alban, son regard était vide, fixe, sec.
Son visage pâle comme la mort et dénué de toute expression.
L'écuyer finit par pousser un profond soupir qui sembla ébranler toute sa carcasse.
-Pouvez-vous me dire, messire, où est le corps de messire Robert ? s'enquit-il d'une voix atone.

[Galathée]

Albérich s'approcha du gosse jusqu'à être juste en face de lui. Il avait libéré Ruth mais sans doute n'oserait-elle pas détaler à présent qu'ils n'étaient plus qu'à eux trois. Une fois devant l'écuyer, il hésita à le toucher, craignant sa réaction.
" Malheureusement, nous n'avons pas récupéré son corps, Alban. Il est tombé pendant la charge, au coeur de l'armée des cannibales. Les autres cavaliers ont été forcés de battre en retraite."

[Taliesin]

Le petit garçon acquiesça, retrouva un moment son mutisme, son immobilité.
Son masque inexpressif finit néanmoins par se craqueler, ses traits par se crisper, ses épaules par se voûter.
Mais, au prix sans doute d'un incroyable effort, il se redressa.
-Merci de m'avoir prévenu, messire, articula-t-il.
Il déglutit péniblement.
-Puis-je... Puis-je me retirer ?

[Galathée]

Albérich pinça les lèvres. La réaction de l'enfant n'était pas complètement surprenante, quand on connaissait le personnage, mais il lui semblait que davantage de larmes aurait été plus sain.
" Alban, je pense préférable que tu ne restes pas seul avec ce que tu viens d'apprendre..."
La vie était vraiment implacable avec certaines personnes. Albérich avait l'impression que même un adulte en pleine possession de ses moyens se serait écroulé dans de telles circonstances. Alors un gosse... On avait beau les dire adaptables et résilients, il ne fallait pas trop leur en demander. D'autant qu'Alban semblait déjà avoir abandonné toute trace d'enfance derrière lui.

[Taliesin]

Alban frémissait de la tête aux pieds, à présent.
-Messire... Je vais pas tarder à... Et je préférerais être seul, p-parce que...
Il s'essuya les yeux d'un revers de manche rageur, parut à nouveau faire de violents efforts pour contenir l'émotion qui menaçait de le balayer.
-Je... Je sais que c'est peut-être idiot mais... J'aimerais rester d-digne.
L'enfant s'appuya d'une main contre le mur voisin, avala l'air à grandes goules, puis conclut, d'une voix étranglée.
-La dignité, c'est... C'est tout ce qu'il me reste...

[Galathée]

Albérich hésita. Il pouvait comprendre le besoin de solitude de l'enfant, son désir de maintenir les apparences, son envie de repli... Il avait fait exactement la même chose au lendemain de la Tour, pour des raisons différentes, dans un contexte tout autre. Il n'avait pas caché son désarroi, cependant. D'autres le lui avaient imposé. Marcus, surtout, qui avait besoin de croire que rien n'avait changé, que rien n'allait changer. Alban n'était pas obligé de jouer cette comédie. Personne ne s'attendait à ce qu'il demeure stoïque.
" Ruth, peux-tu nous laisser une minute ?"

[Taliesin]

-Oui, m'sire... souffla la fillette, d'une voix altérée.
Il l'entendit quitter la pièce, s'éloigner dans le couloir. Sans doute n'irait-elle pas très loin, cependant.
Alban l'avait suivie du regard. Puis il revint à Albérich.
Il parvenait toujours plus ou moins à se contrôler mais semblait encore plus tendu que précédemment. Sur ses gardes, peut-être.

[Galathée]

Albérich soupira. Il n'était pas certain de ce qu'il voulait dire.
" Alban, je respecte ton envie d'être seul mais... Il n'y a rien d'indigne à pleurer la perte d'un être cher. Le chagrin n'est pas une honte, et tu as le droit de t'y abandonner. Tu ne dois à personne de maintenir des apparences trompeuses, pas même à toi-même."
Il pinça les lèvres.
" Il te reste beaucoup plus que la dignité, même si je comprends que tu ne puisses le percevoir. Tu es jeune. Et l'espoir de Robert vit toujours en toi. Toi, tu es ce qu'il nous reste de lui."

[Taliesin]

Le petit garçon ferma les yeux, les rouvrit, essaya de parler une première fois sans y parvenir. Retenta la chose avec un peu plus de succès.
-Je... Je n'étais même plus son écuyer... Je lui avais dit que je démissionnais, pour plus qu'il ait à s'inquiéter à cause de moi, pour qu'il puisse se concentrer sur son travail...
Il se mit à trembler comme une feuille.
-La dernière fois qu'on s'est parlé, c'était hier matin, et je crois qu'il était pas.. qu'il était pas très content. Et on s'est même pas revus avant... avant...
Sa voix se cassa, le barrage rompit et, brusquement, il éclata en sanglots incontrôlables.

[Galathée]

Albérich franchit le pas qui le séparait de l'enfant, s'accroupit et le prit contre lui. Il était désolé de l'avoir poussé dans ses retranchements, mais il avait la sensation que cette réaction était plus saine. Pendant un moment, il le laissa pleurer.
" Robert savait que tu l'aimais, Alban, finit-il par murmurer. Tu ne dois pas te focaliser sur ce dernier échange. Tu dois garder tout le reste."
Il étouffa un léger soupir.
" Prends le temps dont tu as besoin."
Les mots ne servaient à rien, dans ce genre de situations, sinon à combler le silence. Personne ne pouvait comprendre ce que le petit garçon traversait, et aucune belle parole n'apaiserait son chagrin. Il fallait être là, simplement, en corps et en âme, pour le soutenir.

[Taliesin]

Il ne sut pas si l'enfant l'avait entendu. Mais celui-ci ne tenta pas de se libérer.
Il ne sut pas, non plus, combien de temps cela dura. Mais ce fut long. Long et douloureux.
Parfois, les sanglots semblaient s'apaiser et Alban, croyant l'orage passé, tentait de se redresser. C'était pour s'effondrer derechef, cependant.
Plus tard, beaucoup plus tard, les larmes finirent néanmoins par se tarir. L'enfant ne bougea pas tout de suite, essayant d'abord de reprendre son souffle et qui sait, contenance.
Enfin, il se détacha d'Albérich, recula d'un pas. Il avait une mine affreuse, paraissait terriblement désemparé et beaucoup plus jeune, plus frêle qu'à l'ordinaire.
-Je suis désolé... souffla-t-il.
Il se racla la gorge.
-Mais.. Merci.

[Galathée]

Albérich lui sourit sans joie.
" Je ne peux rien faire, sinon être là, dit-il. Et d'autres sont là aussi, pour toi, à tout moment, dès que tu veux parler, ou simplement une présence, ou autre chose encore. Tu ne nous dérangeras jamais."
Il lui toucha la joue.
" Est-ce que tu as faim ? Soif ? Sommeil ? Ou veux-tu que nous restions un peu plus longtemps ici ?"

[Taliesin]

L'écuyer tenta de se concentrer, parut sur le point de craquer à nouveau. Mais ce fut une fausse alerte : il se contenta de renifler une fois ou deux avant de s'essuyer finalement le visage avec sa manche.
-Je sais pas trop où j'en suis, avoua-t-il. Mais peut-être qu'on peut remonter. De toute façon, la lumière va pas tarder à s'éteindre. Et dans le noir, ce serait...
Il jeta un regard autour de lui, frissonna puis s'immobilisa brusquement et releva les yeux sur Albérich.
-Comment... Comment va messire Hubert ? souffla-t-il. Ils étaient... Ils étaient amis.

[Galathée]

Albérich posa une main sur l'épaule du petit garçon et l'entraîna vers le couloir.
" Je ne sais pas très bien comment va Hubert. Pas très fort, je crois. Mais je n'ai pas encore eu le temps de lui parler car il a dû aller au conseil. Etienne est bouleversé, aussi. Et Marthe..."
Ils n'étaient certainement pas les seuls. Robert était aimé des gens, des colons qui le connaissaient depuis longtemps. Bien sûr, aucun ne pouvait prétendre avoir été plus proche de lui qu'Alban. Leur chagrin serait moindre, mais peut-être le garçon puiserait-il du réconfort dans le fait de savoir qu'il était loin d'être seul.
" Ce sera difficile."