[Lieu] Une route oubliée

[Hubert de Maleval]

" Je ne vais surtout pas lui dire une chose pareille, il n'acceptera jamais de vous supplanter de la sorte et je perdrai toute chance de le faire revenir sur sa décision. Non, j'avais davantage imaginé que... l'on pourrait proposer à la communauté de voter le maintien au conseil de vos suppléants..."
Il avait regardé Frida un instant.
"... lors de votre retour. Cela ferait monter le conseil à huit personnes, momentanément, si Ezéchiel et Albérich sont appréciés par les gens... Le vote réglementaire aurait lieu plus tard, à Clairétoile, comme vous l'aviez prévu. Mais je ne sais pas si ce genre de loi spéciale peut être imaginée, ou si nous débordons du cadre des possibles..."

[Taliesin]

-Normalement, le Conseil ne compte que six membres. Mais l'Assemblée a tout pouvoir pour modifier nos lois...
-Est-ce que le fait qu'il y ait des... doublons ne va pas poser problème ? demanda Ignace. Certains domaines, comme l'intendance ou l'armée, seront toujours sous la juridiction d'un seul conseiller, tandis que d'autres, comme les éclaireurs, seront gérés par deux personnes... Est-ce qu'elles ne risquent pas de se marcher sur les pieds ? Est-ce qu'il ne faudrait pas redéfinir les sphères d'influence pour que chacune conserve du sens ? C'est sans doute mon esprit de classement qui s'exprime, je veux bien l'admettre. Néanmoins...
-On verra ça en temps utile : pour l'heure, tout ce qui compte, c'est d'envoyer ces missions diplomatiques. Pour le reste... Certains remplaçants ne tiendront peut-être pas à rester en fonction, certains titulaires ne voudront peut-être pas reprendre leur place et, au besoin, nous pourrons rediscuter de la répartition des rôles. Mais dans l'immédiat... Il nous faut des alliés.
Les autres acquiescèrent.

[Hubert de Maleval]

" Bon. Mais je vais aller lui parler, dès lors. Frida, j'imagine que pendant ce temps, tu as toute latitude pour poursuivre l'exploration du sous-sol. Les hommes d'Etienne et de Louis peuvent appuyer tes hommes au besoin."
Il faillit ajouter qu'ils ne devaient pas prendre de risque, mais se souvint in extremis que ce n'était pas son domaine. Comme l'avait dit Ignace, chacun avait sa chasse gardée. C'était plutôt surprenant, tout bien considéré. Albérich allait détester ça.
" Avions-nous autre chose à discuter dans l'immédiat ? Peut-être juste signaler l'opération parfaite de remplacement des portes de ce matin ?"

[Taliesin]

Ils discutèrent un moment de cette opération rondement menée et, surtout, de ce que leur inspirait l'absence totale de réaction chez les Écorcheurs. Mais comme tout le monde avait envie que les dossiers lancés avancent, la réunion ne tarda pas à être levée et chacun à retourner vaquer à ses occupations. Frida annonça au paladin qu'elle embaucherait Louis et sa troupe, que ce serait une bonne occasion de commencer à collaborer, un bon entraînement avant qu'ils ne partent tous deux sur la route. Enfin, Hubert fut libre de se mettre en quête d'Albérich.

[Hubert de Maleval]

Mais Hubert voulait d'abord parler à Marthe et il la rattrapa donc dans la cour.
" Marthe, excusez-moi... J'aurais voulu vous parler un instant."
Il l'entraîna un peu à l'écart.
" Voilà, je ne veux pas être indiscret, mais..."
Il se sentit rougir.
" Vous n'ignorez pas que le refus d'Albérich est partiellement dû... peut-être principalement dû... au fait qu'il s'inquiète de la dangerosité de cette mission et..."
Il s'éclaircit la gorge.
" Vous et moi sommes encore sous... le choc... de la disparition de Robert. Mais sans doute surtout vous. Votre intervention, hier soir... Je voulais juste m'assurer que... vous vous sentiez prête à remplir cette mission. Je pense que si... vous préfériez que nous trouvions quelqu'un d'autre... Il n'y aurait aucune honte à avoir et chacun pourrait comprendre... Robert n'aurait sûrement pas voulu que vous... alliez trop loin."

[Taliesin]

-Mais Robert s'est sacrifié pour sauver Louis, parce qu'il savait à quel point celui-ci est cher à Étienne et à quel point notre groupe a besoin de son fondateur. Aujourd'hui, de l'avis de Varmyr, je suis la mieux placée pour convaincre les Paludiers de nous venir en aide ; or, leur soutien nous est sinon indispensable, au moins... très nécessaire. Comment pourrais-je faire défaut à la Communauté, à l'heure où j'ai vraiment l'opportunité de me rendre utile ? A l'heure où je peux me montrer digne de la confiance que m'ont témoignée nos compagnons en m'élisant ? Comment pourrais-je ne pas faire mon devoir, alors que chacun d'entre nous est amené à le faire, alors que même les enfants doivent apprendre à se battre pour être en mesure de se défendre et de défendre les autres si le besoin s'en fait sentir ?
Elle secoua la tête.
-Je suis touchée par votre sollicitude et par celle d'Albérich. Mais nous ne pouvons nous encombrer de tels sentiments, vu notre situation. Il semble que je sois la mieux à même de remplir cette mission, alors je la remplirai... si on m'en laisse l'opportunité. Et ne vous inquiétez pas non plus quant à mes chances de parvenir vivante aux Dents Grises : oui, je ne suis plus toute jeune, oui, je suis éprouvée. Mais je suis plus solide que j'en ai l'air, et la détermination permet d'accomplir bien des choses.

[Hubert de Maleval]

S'il ne l'avait pas déjà su, Hubert aurait deviné qu'elle était magistrate. Marthe assénait son argumentaire avec un aplomb incroyable, comme si elle avait répété son discours des jours durant. Il la trouva un peu extrême mais il n'en dit rien. Il se sentait gêné de l'avoir questionnée : elle paraissait de marbre. Insensiblement, au fil de ses paroles, il se redressa, se raidit, comme au garde à vous. Il y avait du fanatisme, chez ces gens, et sans doute était-il nécessaire. Il n’était pas en désaccord avec ses paroles, dans le fond. Simplement… C’était dit d’une manière presque inhumaine.
« Très bien. Dans ce cas, je vous souhaite de bons préparatifs, et je vous retrouverai plus tard. »
En s'éloignant, il se demanda ce qu'Albérich pouvait trouver à une femme aussi froide. Il frissonna malgré lui, et ce n'était pas l'hiver. Il décida de retourner vers les profondeurs des caves, espérant y dénicher le Luménien. Il n’était plus aux Thermes mais il le trouva dans la chambre qu’il occupait désormais, assis sur son lit, plongé dans un livre. Albérich leva cependant tout de suite les yeux et Hubert devina qu’il avait tenté de tromper l’ennui sans y parvenir.
« Nous avons trouvé les souterrains.
— Je m’en suis douté, avec tout ce raffut.
— Nos équipes de négociation vont vraisemblablement partir bientôt, du coup.
— Ah. Tant mieux. »
Le paladin vint s’asseoir contre le mur, juste à côté de lui. Albérich arborait déjà une expression tendue, belliqueuse, mais le paladin ne se laissa pas démonter.
« Marthe ne partira que si tu acceptes de la remplacer. »
Le Luménien ferma les yeux et secoua la tête.
« C’est du chantage.
— Non. C’est juste… Elle ne trouve personne de ton niveau.
— Je ne veux pas la remplacer.
— Marthe doit y aller. Si tu ne la laisses pas partir, elle ne te le pardonnera jamais.
— Hubert, nous avons rejoint la communauté trois jours avant son départ. Qu’auraient-ils fait si ni toi, ni moi, n’avions été des leurs ? »
Le paladin sourit.
« Ils auraient revus leurs critères à la baisse.
— Tais-toi. »
Hubert rit doucement, puis redevint sérieux.
« Albérich, si tu ne le fais pas… Je ne veux pas t’y obliger jamais, mais… Tu es vraiment la personne la plus qualifiée pour le poste, tu le sais. Marthe ne partira pas si tu refuses. Et tu l’auras contrainte.
— Pour son bien, Hubert.
— Mais contre son gré. »
Il hésita une seconde.
« Pernille m’a raconté que… après que… à Luménis, ils… ils t’ont laissé partir.
— Ils m’ont laissé partir, oui.
— Et c’était l’hiver, et tu étais désespéré, et pourtant… ils t’ont laissé… aller… selon ta décision. »
Albérich le dévisagea, courroucé. Le paladin grimaça, embarrassé.
« Elle t’a raconté ça ? fit le Luménien d’une voix sourde.
— Elle était scandalisée, alors oui, elle me l’a raconté. Tu connais Pernille. Comment pourrait-elle garder une chose pareille pour elle ? »
Le Luménien secoua la tête et fixa son livre, ouvert sur ses genoux repliés.
« Ce n’est pas la même chose.
— Pas tout à fait, non. Marthe sera accompagnée, elle a un but précis. Mais elle a besoin de partir, envie de partir, et personne, à part toi, ne semble penser qu’elle va au devant d’une mort certaine. Et entre nous… Même si son besoin d’y aller est un peu maladif, même si c’est une fuite, un hommage mal inspiré à la mémoire de Robert… Quel est le problème, si elle réussit ? Chacun gère comme il peut. Cela lui fera peut-être du bien.
— Tu as raison. »
Albérich avait levé les yeux. Hubert soupira de soulagement.
« Je ne peux pas lui voler le droit de disposer d’elle-même. C’est parfois tout ce qui nous reste, quand on est réduit à l’impuissance… »
Le paladin grimaça. Le regard du Luménien s’était perdu dans le vide, dans un souvenir qu’il était le seul à contempler. Hubert hésita.
« Hé… Reste avec moi. »
Albérich sourit douloureusement.
« Tu sais… Le plus difficile, je crois… c’est de constater combien tout ça semble simple, pour elle. Partir risquer sa vie dehors. Au nom de grands principes. Elle m’a annoncé ça… comme ça… comme si c’était la chose la plus banale qu’il puisse se produire. Comme si j’allais hausser les épaules et accepter avant de retourner vaquer à mes affaires… Sans mesurer en rien ce que cela peut signifier pour moi de laisser partir quelqu’un… »
Son sourire se cassa.
« Je croyais que nous étions plus proches que ça.
— Tu es déçu ?
— Je ne sais pas. Je suis effrayé, peut-être. Elle va me manquer. C’était la seule personne, dans cette communauté, que j’avais l’impression d’avoir réellement… rencontrée. Et maintenant, j’ai envie de me replier sur moi-même et de ne plus approcher personne. Je n’ai plus la force d’avoir le cœur pris en otage, sans cesse, de donner puis de perdre. J’ai besoin de stabilité. »
Hubert ne put s'empêcher de songer au fiasco solarcien, à la manière dont lui-même avait abandonné brusquement le Luménien au moment où il avait le plus besoin de soutien. Il se sentit responsable de ce discours... Son retour ne rattraperait jamais les jours d'angoisse qui avaient précédés le départ d'Albérich.
Ce dernier secoua la tête.
« C’est stupide, je sais. Tout le monde est en sursis.
— Marthe reviendra.
— Peut-être. Je n’en sais rien. Je dois cesser de m’en soucier, c’est hors de mes mains.
— Tu as fait ce que tu pouvais, Ignace et Agnès l’ont mentionné. »
Albérich soupira entre ses paumes.
« Je dois avoir l’air ridicule.
— Tu as l’air inquiet.
— Et je suis le seul à l’être.
— A le manifester de la sorte, en tout cas. Les autres… ils sont dans un état d’esprit de sacrifice, je suppose. Les options sont réduites. Les risques sont nécessaires. Les personnes les plus qualifiées se doivent de les prendre.
— Je n’ai rien demandé de tout ceci.
— Je sais. C’est de ma faute. »
Hubert ne trouva rien à ajouter.
« J’avais promis de ne pas te le reprocher. Dis-leur que je remplacerai Marthe. Je ne suis pas juriste, cependant. S’ils espèrent que je vais me limiter à la paperasse, ils se fourrent le doigt dans l’œil jusqu’au coude. »
Le paladin sourit, ravi de retrouver un peu d’énergie belliqueuse chez son ami.
« Je ne vais surtout pas leur dire ça. » dit-il en s’appuyant sur son épaule pour se relever.
Albérich le regarda, l’œil noir.
« Tu as levé le lièvre et tu t’enfuis.
— Je vais les prévenir.
— De la réussite de ta mission.
— Oui. Mais je suis heureux que tu entres au conseil. Immensément. Nous avons formé une bonne équipe, autrefois. »
Le Luménien acquiesça, les lèvres pincées.
« Autrefois.
— Les choses ne se termineront pas de la même manière cette fois-ci. »
Albérich soupira, Hubert regretta d’avoir abordé le sujet, mais c’était sincère. Pendant une seconde, il songea à lui déclarer sa loyauté de manière plus formelle, mais il ne voulait pas le mettre mal à l’aise et il connaissait assez le Luménien pour savoir qu’il repousserait ce genre de promesses. D’autant qu’il n’était pas très doué pour les tenir.
« Tu ne le regretteras pas. »
Albérich se contenta d’opiner du chef, l’expression incertaine, et Hubert comprit qu’il faisait mieux de ne pas insister. L’ancien clerc avait accepté et il ne reviendrait pas sur sa décision, les retombées viendraient ensuite.
Le paladin serait bien resté, il avait envie de rester, de sortir le plateau d’Hermines, de bavarder un moment, de trouver la petite phrase qui rendrait le sourire à son ami, mais il ne le pouvait pas. Pas tout de suite, du moins. Aussi, sur un petit sourire, laissa-t-il Albérich à sa lecture factice et regagna-t-il les hauteurs et le chariot du conseil. En grimpant les escaliers, il réalisa qu'il n'avait même pas abordé la question de la position d'Albérich au retour de Marthe. Mais il entendait bien batailler pour la lui garantir.

[Taliesin]

Le chariot était désert, et pour cause : chacun de ses collègues s'en était allé vaquer à ses tâches habituelles. Néanmoins, il était un membre du Conseil qu'il savait pouvoir localiser sans mal aucun : Ignace, qui se trouvait à deux pas de là. L'intendant acquiesça en entendant la nouvelle et l'assura qu'il allait hâter les préparatifs de la consultation, afin que, comme prévu, elle se déroule durant l'après-midi et que ses résultats soient connus avant que tout le monde n'aille se coucher.
La neige avait forci, tombant en l'averse la plus dense qu'ils aient affrontée depuis leur entrée dans les Landes. Néanmoins, ce n'était pas encore suffisant pour avoir mis un terme aux exercices martiaux. Et, bien évidemment, les sentinelles demeuraient à leur poste sur les remparts battus par un vent glacial.

[Hubert de Maleval]

Par solidarité, Hubert monta les rejoindre. Il savait que s'il ne se trouvait pas des choses utiles à faire, il lui faudrait retourner à ses passionnantes lectures, et l'idée seule le démoralisait. Il doutait de trouver quoi que ce soit de révolutionnaire entre ces pages, de toute façon. Tenir un siège consistait à protéger les murs des assauts ennemis en balançant tout ce dont on pouvait se passer sur leur tête. De l'eau bouillante aurait été formidable, mais le secret de l'eau chaude des Thermes restait insaisissable. Il faudrait se contenter de flèches et de rochers et espérer que le tunnel sud qu'ils avaient découvert menait directement à Clairétoile. Cela dit, ça ne faisait que déplacer le problème : il fallait éradiquer les Egorgeurs, ici ou là-bas. Pour l'heure, il ne voyait pas bien quoi faire sinon attendre.

[Taliesin]

Parvenu sur le chemin de ronde, Hubert constata que la visibilité était loin d'être bonne : on distinguait encore le fort ouest et le camp ennemi, mais ce n'étaient guère que de de vagues silhouettes sombres. Et cela alla en empirant, comme la neige forcissant : bientôt, l'on ne distingua plus rien.
Si l'étonnante résistance au froid du paladin lui permettait de plutôt bien résister à ces épouvantables conditions, il n'en allait pas de même pour ses compagnons. Il entendit plus qu'il ne vit les instructeurs et leurs élèves se replier à l'intérieur. Les guetteurs, eux, n'avaient pas cette latitude, et ceux qu'il apercevait grelottaient littéralement. Mathias, à qui la responsabilité des sentinelles incombait désormais et qui n'était pas en meilleur état qu'elles, allait cependant de l'une à l'autre, prodiguant des mots d'encouragement.
Combien de temps cela dura-t-il ? Au moins une heure, peut-être deux. Puis la tourmente s'apaisa lentement, les flocons se firent moins nombreux, se raréfièrent jusqu'à n'être plus qu'épars.
Le paysage était progressivement réapparu, inchangé si ce n'est qu'il s'avérait bien plus immaculé que précédemment. La cour demeurait déserte, mais l'on semblait s'activer en cuisine : sans doute préparait-on de quoi réconforter les valeureux dont le tour de garde ne tarderait plus à prendre fin.

[Hubert de Maleval]

Hubert demeura un moment un instant en admiration devant le panorama, magnifique, la grandeur glacée de la nature, leur insignifiance à tous au creux de l'hiver. Il s'émerveilla de son souffle blanc dans l'air froid, du givre sur ses épaules, de la beauté du monde autour de lui.
Puis il se reprit. Il devait parler à Ignace des moyens d'améliorer la situation des guetteurs. Ils pouvaient envisager d'installer des braseros sur les remparts, d'organiser une distribution de boissons chaudes en cours de garde... Il fallait aussi qu'ils trouvent un moyen de rendre les marches des escaliers et le chemin de ronde moins glissants. En équipant les bottes de crampon ou au contraire en plaçant des crampons directement sur la pierre, ils devraient s'en sortir. Mais l'intendant avait peut-être déjà envisagé mille solutions...

***

De son côté, Albérich était demeuré dans les caves. Une fois Hubert disparu, il l'avait maudit avec énergie. Le paladin l'avait proprement piégé et il n'avait rien fait pour s'en défier, avait été incapable de résister à son influence, comme s'il était à la merci de son aura.
Pourquoi ?
Parce qu'il avait raison, sans doute. Parce qu'il était difficile de lui refuser quelque chose. Parce qu'il était retors et l'avait pris par les sentiments. Parce qu'Albérich réalisait qu'il gardait au fond de lui-même la crainte qu'Hubert regrette d'avoir quitté Solarcis. Bien sûr, il avait mille raisons de le regretter, qui n'avaient rien à voir avec le Luménien. Et de toute façon, il lui était impossible de tourner bride, désormais. Mais Albérich conservait une crainte viscérale de se retrouver à nouveau complètement seul au milieu d'un univers gris, et le départ de Marthe n'arrangerait rien, bien au contraire : Hubert demeurait l'unique élément constant de son quotidien. Il ne devait pas perdre sa lumière.
Et cela voulait sans doute dire se plier à certains de ses désirs.
Il se détesta de penser en ces termes, mais il ne parvenait pas à s'en empêcher.
Pourtant, il avait avant tout accepté parce que c'était la chose juste et décente à faire, parce que Marthe méritait d'être maîtresse de son propre destin et parce que, malgré les risques, il était probablement conscient d'être un bon candidat pour la remplacer.
Il n'avait pas pour autant envie de la voir.

[Taliesin]

Et il ne la vit pas. Si certains de ses compagnons de chambrée firent leur apparition, chassés par la tempête de neige - il pouvait en voir les stigmates sur leurs manteaux -, nulle trace de la juge. Pas davantage de signe des instituteurs qui devaient bûcher en quelque lieu désert du fort, dans un chariot peut-être. Et comme ses voisins s'avérèrent discrets, il put continuer sans être dérangé à faire semblant de lire ou à réfléchir. Tout juste prit-il conscience que, plus loin dans les caves, les hommes de l'intendance avaient entrepris de consulter les membres de la Communauté sur les décisions prises par le Conseil. Sur sa nomination, notamment.

***

L'intendant avait réfléchi aux moyens de faciliter les déplacements dans l'escalier extérieur et sur les remparts, sans avoir trouvé pour l'heure de solution miracle : on pouvait utiliser du sel, mais les quantités n'étaient pas illimitées ; placer des crampons sur les marches ou le chemin de ronde risquait d'être long ; en munir les bottes des guetteurs serait sans doute le plus simple...Concernant l'amélioration des conditions de garde de ces derniers, des boissons chaudes étaient en préparation : la prochaine fois, on en distribuerait en milieu de guet. Restait toutefois un autre problème matériel dont Ignace s'ouvrait au paladin, un problème qui, avec la tempête, allait frapper les guetteurs plus cruellement encore que les autres colons.
-Si j'ai bien compris, la plupart des soldats disposent toujours de l'entièreté de leurs possessions. Vous le savez, ce n'est pas le cas du reste de la communauté : la plupart des gens n'ont que les vêtements qu'ils portent sur le dos et beaucoup doivent se mettre à deux pour partager une couverture. Et tout cela malgré la distribution de nos réserves, malgré le recours aux couturières... Par conséquent, vous semblerait-il envisageable de faire appel à la bonne volonté des militaires pour qu'ils partagent leurs affaires ? Je doute que même avec cela, chacun de nos compagnons puisse avoir une tenue de rechange complète et une couverture bien à lui. Néanmoins, cela rendrait la situation moins critique...

[Hubert de Maleval]

" Cela me parait plus qu'envisageable, Ignace, d'autant plus que ce sont les civils qui montent la garde. Je transmettrai le message aux officiers et vous aurez tout notre excédent avant la nuit. Si vous me le permettez, je vais aller parler de ces crampons avec Ulrich. Je sais que nous avons de bons clercs, mais la situation est critique. Je ne voudrais pas que nous nous retrouvions avec des éclopés."
Il sourit.
" Pensez-vous que nous puissions nous séparer d'un peu de combustible pour placer des sources de chaleur directement sur le chemin de ronde ? Je sais que c'est probablement notre point faible, mais je ne désespère pas de percer certains secrets de nos hôtes disparus. Si nous pouvions puiser la chaleur des thermes à sa source, ou la faire circuler... Je ne sais pas. Je croise les doigts pour que Frida nous apporte de bonnes nouvelles. Qui sait, ces coffres en métal regorgent peut-être de bon bois sec..."

[Taliesin]

Ignace fit la grimace.
-Nos réserves de bois sont assez conséquentes mais je crains que ce ne soit un leurre. Même si nous faisons des efforts pour limiter sa consommation, la cuisine en engloutit beaucoup, et nous ne pouvons faire l'économie de repas ou de boissons chaudes. De surcroit, une partie de notre éclairage est encore non-magique... Après, bien sûr, nous disposons aussi des chariots, mais même si nous acceptions de nosu priver d'eux... Ce qu'ils fourniraient ne durerait pas éternellement... Hum, je dirais bien que la meilleure solution serait que les sentinelles accumulent les couches de vêtements ; cependant, nous en revenons au problème que nous évoquions à l'instant...

[Hubert de Maleval]

Hubert rit.
" Le message est passé, je file !"
Il salua l'intendant et se dirigea vers la forge — Ignace n'avait rien dit de spécifique et peut-être Ulrich lui-même aurait-il de bonnes idées —, avec l'intention, ensuite, d'attraper ses officiers ça et là pour leur passer le message d'Ignace. Les soldats se montreraient généreux, il n'en doutait pas. Il aborderait Guillermo un peu différemment. Si les mercenaires avaient des excédents, sans doute la communauté pouvait-elle se permettre de les leur racheter.

[Taliesin]

Ulrich, affairé à réparer du matériel abîmé lors de la charge, l'écouta avec attention. Lui aussi trouva que des crampons pour les bottes était la meilleure solution. Néanmoins, comme presque personne n'en avait de paires de rechange, comme leurs réserves de métal n'étaient pas énormes, il suggéra de procéder d'une manière un peu différente : créer des semelles de bois où planter les clous, semelles qui seraient attachées aux bottes et que les sentinelles pourraient transmettre à leurs remplaçants une fois leur guet terminé.
Quittant la forge, Hubert trouva un à un ses officiers, lesquels se montrèrent compréhensifs et promirent que tout serait mis en œuvre pour qu'une meilleure répartition des vêtements et des couvertures entre civils et militaires intervienne avant longtemps.
Au dehors, la neige ne tombait plus et la cour se remplissait à vitesse grand v. De gamins désireux de profiter de la neige, d'une part, et de futurs guetteurs d'autre part : la relève ne tarderait plus. Agnès et Barthélemy la guettaient : peut-être estimaient-ils qu'une boisson chaude ne suffirait pas à préserver les sentinelles trempées et frigorifiées de complications de santé...

[Hubert de Maleval]

Hubert se porta à leur rencontre et les salua. Lui aussi avait l'intention de guetter la relève pour embarquer ses deux écuyers vers les sous-sols.
" Peut-être qu'un plongeon dans les thermes revigorera tous ceux qui ont gelé sur les remparts, dit le paladin, incertain. Enfin... Je suis loin d'être expert en ces matières. Cela dit, si vous aviez quelques malades sérieux... N'oubliez pas que je dispose moi aussi de pouvoirs curatifs et je serai ravi de les mettre à votre service."

[Taliesin]

-C'est gentil à vous, Hubert. Nous n'oublierons pas.
-Et effectivement, nous avons la ferme intention d'envoyer tous ces glaçons ambulants aux thermes. Ils devront y rester jusqu'à ce que leurs frusques aient séché où qu'ils s'en soient procuré d'autres : c'est le meilleur moyen d'éviter les refroidissements.
Du regard, elle balaya la cour où une joyeuse marmaille continuait à se déverser.
-Ce sera le même programme pour ceux-là. Ce n'est pas très raisonnable de les laisser jouer dans la neige mais... je vois mal qui pourrait les en empêcher.
-Bah, il suffira de veiller à ce qu'ils ne s'attardent pas trop. Et qu'ils aient l'occasion de se défouler est une bonne chose, pour eux comme pour les adultes...
Des ordres retentirent : la relève débutait.

[Hubert de Maleval]

Hubert salua les deux clercs et remonta dans la tour pour jeter un oeil sur les affaires d'Alban et regarder s'il disposait d'une tenue de rechange. Ensuite, il essaierait d'en faire de même pour Ruth, en localisant l'endroit où elle dormait avec Ingrid. C'était sans doute un peu le monde à l'envers, qu'un chevalier doive s'occuper des nippes de ses écuyers, mais il avait à coeur de désamorcer leur mauvaise humeur, même s'il lui semblait opportun de leur rappeler qui était le chef, dans leur dynamique. Il n'avait décidément aucune expérience des enfants.
Les emmener visiter la salle qu'ils avaient découverte lui donnerait, cela dit, l'opportunité de voir où en étaient les éclaireurs.

[Taliesin]

Alban possédait deux tenues de rechange : l'une assez usée et ordinaire, l'autre presque neuve et d'apparat : celle qu'il avait portée lors du tournoi, celle aux couleurs du Loup Blanc. Quant à Ruth, la situation était moins brillante, comme il ne tarda pas à le découvrir : par un heureux hasard, il croisa Ingrid dans un couloir, laquelle transportait les affaires de sa fille, c'est à dire une unique tunique remise par l'intendance et qu'elle revêtait pour dormir.
L'étape suivante fut les cuisines, où les sentinelles, dans leurs frusques trempées, se massaient autour du feu en buvant du thé bien chaud. S'ils avaient repris un semblant d'allant, ils n'étaient pas à la fête, grelottant, claquant des dents : une fois encore, Hubert pris conscience de l'avantage énorme que lui offrait sa résistance au froid.
Sitôt qu'ils l'aperçurent, ses deux écuyers s'empourprèrent. C'était un bon signe, cependant, car cela voulait dire que leur sang n'avait pas gelé dans leurs veines.

[Hubert de Maleval]

Hubert n'avait emporté que la tunique ordinaire d'Alban. Il craignait que l'enfant ne souffre de voir la tenue qu'il avait portée lors du tournoi, et l'idée qu'il puisse la revêtir lui semblait absurde. C'était désormais une relique d'un temps révolu : jamais Hubert n'oserait lui dicter la manière dont la traiter. Il sourit aux deux enfants.
" Dès que vous aurez terminé de boire, vous descendrez vous réchauffer aux thermes. J'ai des vêtements secs pour vous. Ensuite, nous descendrons dans cette fameuse salle, histoire que vous puissiez contempler de vos yeux ce que Ruth a découvert. Cela nous permettra de prendre des nouvelles des équipes qui sont en train d'explorer les souterrains."

[Taliesin]

Ses écuyers rougirent davantage, échangèrent un regard, parurent vouloir dire quelque chose mais renoncèrent. Enfin, après avoir passé une bonne minute à lorgner le bout de leurs bottes, ils s'empressèrent de finir leur thé et relevèrent les yeux.
-V... Venez-vous, mes-sire, ou p-préférez-vous que nous nous retrouvions quelque p-part ? s'enquit Alban d'une voix chevrotante.
-Et d-dans combien de temps ? souffla Ruth.

[Hubert de Maleval]

" Je vais descendre avec vous." dit le paladin, du ton le plus apaisant possible.
Ils étaient manifestement mal à l'aise, et si c'était à cause de leurs grommellements, autant que les choses se disent au plus vite : Hubert avait horreur des conflits latents et des non-dits embarrassés. S'ils avaient quelque chose à lui reprocher, autant qu'ils le sortent. S'ils avaient quelque chose à se faire pardonner, idem.
" Et je propose que sur le chemin, vous m'expliquiez ce qui vous fait rougir... outre le froid."

[Taliesin]

Cette fois, ils devinrent pâles comme des linges et, peut-être pour se donner contenance, se hâtèrent en direction des thermes. Ils ne dirent rien durant tout le trajet, cherchant sans doute leur mots. Finalement, le petit garçon s'immobilisa juste avant de pénétrer dans la fameuse salle au bassin et, veillant à ne pas regarder Hubert en face, il prit une profonde inspiration.
-Messire, je n'aurais pas dû maugréer en public, dit-il d'un filet de voix. Si vous pensez que je dois être puni ou même... renvoyé pour ce manquement, je le comprendrais d'autant mieux qu'il est impardonnable : on n'a pas le droit de montrer devant autrui son mécontentement quand un supérieur vous donne des ordres.
-Pareil pour moi, enchaîna Ruth d'un ton qui ne valait guère mieux. Enfin non, pas pareil : c'est même pire. Si Alban m'avait pas arrêtée, j'auréais pas fait que grommeler, je crois.

[Hubert de Maleval]

" Faute avouée à moitié pardonnée, dit le dicton, fit le paladin, les mains sur les hanches. Je vais être franc. Je partage votre sentiment : votre comportement était malavisé. Mais je suis heureux que vous en soyez l'un et l'autre conscient. Sans cela, je n'aurais pas donné cher de notre association à tous les trois. Je vais vous dire une chose : je vais encore vous donner des instructions qui vont vous déplaire. Cela risque même de se produire souvent, car vous êtes tous les deux, pour des raisons différentes, prompts à vous mettre en danger. Or, je ne vais pas le tolérer, vous devez en prendre conscience tout de suite. Vous êtes sous ma responsabilité, et ma responsabilité est de vous instruire mais aussi de garantir votre sécurité."
Il les regarda, l'un puis l'autre.
" Mais je ne me fais pas d'illusions. Vous grommellerez encore. Cela m'arrange : je ne veux pas de deux chiots serviles sur mes talons. Mais je veux aussi avoir la certitude que le moment venu, vous obéirez, quoi que vous en pensiez. Je dois pouvoir avoir confiance en vous."

[Taliesin]

Ils s'étaient recroquevillés en entendant le début de sa tirade, et pas seulement parce qu'ils étaient transis. Alban, surtout, avait paru sur le point de fondre en larmes - ou de s'évanouir - quand le paladin avait laissé entendre qu'il aurait pu se séparer d'eux. Et si la suite de son discours les rassura, ça ne se vit guère.
-Messire... Nous... Nous avons obéi... souffla le gamin, presque inaudible.
-Enfin Alban a obéi et il m'a forcé à faire pareil... murmura Ruth.

[Hubert de Maleval]

Il soupira.
" Alban, remets-toi. Je sais que vous m'avez obéi. Mais... notre relation doit aller dans les deux sens. Vous devez, vous aussi, avoir confiance en moi. Si vous contestez mes décisions, si vous estimez que je me méprends ou que je ne vous respecte pas... Alors nous ne pouvons pas nous en sortir. Je veux que vous compreniez pourquoi je ne vous ai pas invités à descendre avec Frida dans la salle inférieure. Cela ne doit pas être, tout juste, une acceptation docile... pas si docile que ça, d'ailleurs... de mes injonctions."
Il les entraîna vers le bassin : ils allaient prendre froid.

[Taliesin]

Ils le suivirent, s'arrêtèrent en même temps que lui, n'esquissèrent plus un geste.
-Je comprends, dit finalement Alban, toujours aussi peu assuré. Sur le moment, je me suis dit que même s'il y avait des monstres, ce ne serait pas plus dangereux, en fin de compte, qu'être... le prisonnier d'une liche. Et c'est aussi frustrant d'être écarté des choses les plus intéressantes et les plus utiles. Mais... Faut être lucide : on n'aurait servi à rien. Vous vous seriez juste inquiété pour nous, donc vous auriez été moins vigilant et, du coup, vous auriez pu vous mettre en danger. Donc on ne devait pas venir.
-Moi j'ai juste trouvé ça vache d'être renvoyée alors que j'avais découvert le passage secret mais... je suis d'accord.

[Hubert de Maleval]

" Mettez-vous à l'eau."
Il s'assit sur le bord du bassin. Un petit plongeon était tentant, mais il n'avait aucune bonne excuse pour le faire. Il retira cependant son manteau, puis sa veste.
" Des dangers, nous en verrons. Je ne peux pas vous promettre que je pourrai toujours vous en garder. Il y aura mille merveilles à découvrir, à Clairétoile, mais vous ne devez pas être impatients... Chaque chose viendra en son temps."
Il sourit.
" Maintenant, dépêchez-vous. Il n'est pas interdit de penser que des choses intrigantes nous attendent dans les sous-sols..."
Il redevint sérieux.
" Mais si l'un ou l'autre d'entre vous se sent porté sur la découverte... au point de ne pas pouvoir y résister... Peut-être certains des rôdeurs cherchent-ils des apprentis. La curiosité n'est pas forcément un vilain défaut, quant on a les compétences à l'avenant."

[Taliesin]

Les gamins, qui avaient commencé à se délester de leurs manteaux, s'immobilisèrent aussitôt.
-Moi, rôdeuse ? Ça collerait pas : la discrétion, c'est pas mon fort ! s'exclama Ruth.
-J'aimerais vraiment devenir chevalier ou quelque chose d'approchant... fit Alban qui, contrairement à son amie, n'avait pas retrouvé son assurance.
La fillette le remarqua, jeta un regard désolé au paladin puis refit face à l'écuyer.
-Au lieu de faire cette petite mine, souviens-toi que m'sire Hubert nous a dit de nous mettre à l'eau. Alors déshabille-toi et plonge en premier.
-Heu... Pourquoi en premier ?
-Parce que. T'as eu plus froid que moi.
-Mais non !
-Si, et t'es un baron, en plus, et on dit "à tout seigneur, tout honneur".
Le garçon écarquilla les yeux puis adopta un air buté.
-Non. Toi d'abord.
-Je n'en ferai rien. Vas-y.
-Oh que non. Vas-y toi.