[Lieu] Une route oubliée

[Galathée]

" Egalité, équité, nécessité, vaste question, dit le Luménien. Mais je pense que nous n'allons pas la régler ce soir. Est-il nécessaire de réunir le Conseil même quand il n'a rien à se dire ? Enfin... C'est peut-être acté dans les règles de fonctionnement de la communauté. Je dois dire que j'ai signé sans lire les petits caractères. Surtout ceux qui ne me concernaient pas à ce moment-là... Je sais, je devrais avoir honte."
Il sourit.
" Comme Ezéchiel et Hubert seront de garde cette nuit, ils ne pourront pas boire... Tu peux peut-être négocier leur vin chaud..."

[Taliesin]

-M'est avis qu'il faut plus d'une coupe pour brouiller leurs sens, et je me verrais mal les en priver alors qu'ils devront passer des heures immobiles dans le froid et l'obscurité.
-Le Conseil n'a pas l'obligation de se réunir plusieurs fois par jour. Simplement, comme toi et Ézéchiel venez d'y entrer, je me disais que faire une réunion malgré tout, aussi brève soit-elle, vous aiderait à être plus à l'aise dans les jours à venir... Bon, d'un autre côté, comme nous n'aurions vraiment pas grand chose sur quoi débattre...
-Il suffit de demander leur avis aux intéressés : si une réunion ce soir, juste pour la forme, ne les tente pas plus que ça... Nous nous retrouverons demain matin.

[Galathée]

" Personnellement, je n'ai nul besoin d'user mon banc, dit Albérich. Mais ça me fait penser qu'Hubert avait quand même l'intention de vous demander quelque chose concernant l'usage prochain de la salle inférieure... et je pense qu'il est utile que les nouvelles provenant des groupes d'exploration soient partagées. Ezéchiel et Hubert sont intéressés au premier chef par leur devenir et vous avez sûrement plus d'informations que ce que vous m'avez dit à leur transmettre."
Il eut une petite grimace désolée.
" Je crains que nous ne devions passer par la case conseil malgré tout."

[Taliesin]

-Honnêtement, les groupes ne nous ont pas transmis beaucoup d'informations. Ceux de Marthe et de Frida progressent dans la neige sans avoir rencontré aucun ennemi d'aucune sorte, celui de nos explorateurs de souterrains avance dans le passage sans avoir remarqué le moindre piège, le moindre couloir transversal, la moindre salle.
-Et pour l'utilisation de la nef... Nous pouvons y réfléchir d'ici demain, non ? Cela permettrait d'avoir des propositions concrètes...
Le chevalier haussa les épaules.
-Mais bon, on peut toujours se réunir rapidement après le repas, même si cela ne dure que cinq minutes.

[Galathée]

" Je crois qu'Hubert voulait juste la permission de laisser ses écuyers y tester leurs objets magiques à l'abri des regards." dit Albérich avec le sourire.
Il n'avait pas l'intention de mentionner le rôle qu'il avait joué là-dedans.
" Comme ils ont choisi des choses plutôt originales... Il a pensé qu'il serait utile de les laisser... mesurer leur potentiel avant le moment fatidique."
Il comptait bien essayer le sien au passage, mais là encore, il n'était pas obligé d'en parler.

[Taliesin]

Ses compagnons de tablée s'enquirent évidemment des objets choisis et ne manquèrent pas de rire quand ils apprirent de quoi il s'agissait Cela leur semblait à la fois amusant et saugrenu mais pas forcément idiot... Enfin, ils convinrent d'une brève réunion du Conseil, qui tiendrait plutôt d'un pot amical pris histoire de digérer en bonne compagnie.
De son côté, Hubert apprit des instituteurs que la première matinée d'école de ses écuyers s'était bien passée. Certes, Ruth avait paru furieuse et Alban souffrir quelque peu de la perte d'un privilège d'ordinaire associé à son statut ; néanmoins, l'un comme l'autre avaient fait des efforts, afin de ne pas décevoir leur maître, semblait-il. Les autres élèves les avaient accueillis sans hostilité aucune, et les deux gamins n'avaient pas tardé à se rapprocher de ceux avec lesquels ils avaient monté la garde et, plus récemment, exploré les caves. Les enseignants ne se faisaient pas de souci pour les jours à venir : au contraire, ils étaient plutôt optimistes. Le sujet clos, la discussion dévia sur des thèmes légers et s'avéra fort agréable.
Le Conseil se rassembla moins d'une demi-heure plus tard. Il fut bref, comme prévu : Agnès partagea les nouvelles de leurs trois expéditions, Ignace signala que les semelles à crampons étaient quasiment toutes terminées, l'on donna sans hésitation la permission au paladin d'emmener ses écuyers dans la nef... Et l'on but du vin chaud, délicieux comme de coutume.

[Galathée]

Une fois le conseil terminé, Hubert et Albérich gagnèrent l'extérieur. Il n'était pas encore très tard, mais le paladin devrait veiller dans la nuit, aussi n'avait-il pas l'intention de repousser son heure de coucher. Il proposa au Luménien d'aller terminer leur partie d'Hermines dans la salle d'état-major. Les officiers ne s'étaient pas réunis ce jour-là, mais en l'absence d'événements, ça ne paraissait pas nécessaire. Le paladin avait croisé ses différents subordonnés pendant la journée, avait pu échanger avec eux, il paraissait relativement détendu. Il envoya Albérich en éclaireur vers la tour tandis qu'il allait rapidement prévenir Ruth et Alban qu'ils avaient reçu l'autorisation de procéder à leurs essais. Le lendemain matin, après l'aube et le petit déjeuner, était probablement le moment idéal.
Quand le paladin reparut, il s'installa face au plateau et parut ne réaliser en rien que la configuration des pièces était légèrement différente de celle dans laquelle ils avaient suspendu la partie la veille. Albérich s'en félicita. Comme il l'avait prévu, il battit cependant aisément son adversaire, même si Hubert résista un rien plus longtemps. Il jura avec le même entrain que d'habitude et Albérich essaya de le convaincre d'accepter quelques leçons, en vain.
Ils se couchèrent peu après, récupérant Alban au passage. Hubert leur souhaita la bonne nuit à tous deux et parut s'endormir en moins de trois minutes, malgré les ronflements, les bruissements et le murmure de conversations étouffées qui envahissaient la tour circulaire. Le Luménien eut besoin d'un peu plus de temps. Il réalisa qu'il n'avait même pas ré-examiné sa décision de venir dormir dans les hauteurs. Pourtant, il n'était pas claustrophobe, il ne craignait pas la cave et ses ténèbres. Simplement, en l'absence de Marthe, il se sentait légèrement déraciné. Et puis il y avait ce vent doux et bienveillant, qui flottait en permanence autour d'Hubert, même s'il était un rien plus ténu quand il dormait. Albérich songea qu'il aimerait, peut-être, demain, aller prier à l'aube avec lui. Ce fut une pensée furtive, incertaine, qu'il remit immédiatement en question et trouva ridicule. Il s'étonna d'être nerveux, se retourna une fois, une deuxième, puis soudain, une main se posa sur son épaule et la serra doucement. Il se figea, relâcha sa respiration. La main ne bougea pas. Il se força à reprendre le contrôle de lui-même.
" Ça va aller." souffla-t-il.
Hubert ne répondit rien, garda la main sur son épaule, et Albérich ne chercha pas à se dégager. Il sentit le calme l'envahir et finit par glisser dans le noir.

[Taliesin]

Ils furent arrachés au sommeil au même instant, après ce qui leur sembla un temps incroyablement court.
La cause de leur réveil, ils la saisirent en une fraction de seconde, car elle leur vrillait les tympans.
Des cris déchirants, des hurlements atroces - ceux d'un être supplicié - résonnaient à l'intérieur de la tour, assourdissants, insupportables.
Autour d'eux, les soldats se redressaient un à un, grimaçants.
Derrière lui, Hubert entendit Alban s'agiter, gémir, sangloter, puis une forte odeur d'urine lui parvint aux narines.
Les hurlements, eux, retentissaient toujours.

[Hubert de Maleval]

Le paladin avait été arraché à un rêve plutôt agréable, et sa main avait instantanément cherché le manche de son épée. Il croisa le regard apeuré d'Alban, celui beaucoup plus ensommeillé d'Albérich et se leva, brusquement, tous les sens en alerte, à la recherche de la source des cris.
" Ne bougez pas !" leur intima-t-il, tandis que ses yeux fouillaient les ténèbres.

[Taliesin]

Il ne vit rien d'inquiétant autour de lui : aussi tonitruants soient-ils, les hurlements ne provenaient pas de la salle.
Quelqu'un déboucha en trombe dans le dortoir. Une sentinelle.
-Pas de panique, cela ne vient pas du fort mais de l'extérieur, annonça-t-elle. Du camp des cannibales : ils doivent supplicier l'un de leurs captifs et amplifier le son par magie, comme ils l'ont fait pour leurs tambours.

[Hubert de Maleval]

C'était attendu, ils auraient dû l'anticiper. Le paladin se tourna vers les soldats à moitié réveillés.
" Recouchez-vous. Il n'y a pas d'alerte."
Il n'y avait pas moyen de faire cesser ce tintamarre non plus. Il se baissa vers Albérich et Alban.
" Tu peux lui donner un coup de main ?
— Bien sûr."
Sur un hochement de tête, il sortit à la suite de la sentinelle, même s'il se doutait qu'il ne verrait rien. Il essaya de se souvenir ce dont ils disposaient en matière de sorts de silence. Gabriel aurait été bienvenu pour le renseigner.

[Taliesin]

Au dehors, les cris abominables résonnaient encore plus fort et provenaient bien du sud-ouest, de la direction dans laquelle se trouvait le camp ennemi. Du coin de l’œil, il vit d'autres hommes se hâter sur le chemin de ronde : Ézéchiel avait fait en sorte que la Communauté ne soit pas victime d'un vent de panique ou qu'elle ne sonne pas le branle-bas de combat.
-Ils font ça pour peser sur notre moral et je doute qu'ils s'arrêtent avant longtemps, fit le rôdeur quand il le rejoignit. En fait, ils ne cesseront probablement qu'au moment où ils auront décidé de nous attaquer.
Comme Hubert l'avait prévu, rien n'était visible, hormis la lueur lointaine d'un grand feu trouant les ténèbres de la nuit.

[Hubert de Maleval]

" J'imagine que cela doit s'entendre moins fort sous terre. Il faudrait peut-être songer à y déménager toutes les personnes qui ne sont pas nécessaires en hauteur. Après tout, si les sentinelles sont vigilantes, les soldats auront le temps de remonter un escalier... Si ce vacarme les empêche de dormir, par contre, nous serons mal engagés."
Il pinça les lèvres.
" Nous n'avons aucun moyen de nous défendre contre ce genre d'attaques, hormis en allant leur couper le sifflet à la source. Mais j'imagine que leurs mages vont s'épuiser, à force... Je commence à penser que nous allons emprunter le tunnel vers Clairétoile beaucoup plus vite que je ne l'imaginais."

[Taliesin]

Ézéchiel acquiesça.
-Ce serait un bon moyen de réduire leurs efforts à néant... Mais dans l'immédiat, loger les soldats dans les caves me semble recommandé. Peut-être devrions-nous aussi faire relever les plus jeunes guetteurs, ou leur trouver de quoi se boucher les oreilles : ces hurlements sont éprouvants pour tout le monde, alors pour eux... Honnêtement, ils ont du mal à se concentrer.

[Hubert de Maleval]

" D'accord. Je vous laisse juger de ceux qui sont sous votre garde. Je vais faire descendre le reste du contingent. Ignace devra réorganiser le couchage demain matin, mais pour cette nuit, ce sera improvisé. Tant pis. Mieux vaut que les gens dorment un peu serrés que pas du tout. Je resterai à la jonction entre les caves et l'extérieur, pour faire le relais."
De toute façon, il n'imaginait pas parvenir à se rendormir dans de telles conditions. Il faudrait qu'il trouve les officiers puis qu'ils se débrouillent pour garder un semblant d'ordre en gagnant les profondeurs. Lui-même aurait aimé dénicher quelque chose à se mettre dans les oreilles. Ces hurlements lui portaient déjà sur les nerfs.

[Taliesin]

Un peu plus tôt, recroquevillé sous sa couverture, Alban avait regardé avec angoisse son maître s'éloigner, mais il n'avait rien fait pour le retenir et s'était finalement tourné vers Albérich.
-Toutes mes excuses pour... la gêne occasionnée, souffla-t-il.
Soupir tremblant.
-J'ai dû entendre les hurlements dans mon sommeil, du coup, j'ai rêvé de la liche quand elle m'a... Je crois que j'ai crié exactement comme ça.

[Galathée]

Albérich avait le souvenir d'avoir crié exactement comme ça, lui aussi, dans un passé trop récent à son goût, et il décocha un sourire courageux au petit garçon.
" Tu ne dois pas t'excuser, Alban. Tiens, donne-moi cette couverture... Est-ce que tu as une tenue de rechange quelque part ?"
Il sentait les cris du supplicié résonner dans sa carcasse comme s'ils provenaient de l'intérieur de lui-même. Il avait beau savoir que c'était impossible et qu'une magie pervertie était à l'oeuvre, il ne pouvait pas s'en défier, il y avait trop d'écho... C'était une chance qu'Hubert lui ait donné quelque chose à faire, un plus fragile sur qui veiller. Sans cela, il n'était pas trop sûr de la manière dont il aurait réagi. Le paladin ne s'en était même pas rendu compte.
" Nous devrions descendre dans les caves. Nous n'avons pas besoin de nous exposer à ceci..."

[Taliesin]

Le gamin lui tendit la couverture et demeura, frissonnant, dans sa tunique mouillée.
-C'est une bonne idée, acquiesça-t-il en entendant ses dernières paroles. Sinon, je n'ai rien à me mettre : Ruth a l'une de mes tenues et l'autre est dans la salle à côté des thermes. Entre le choix des objets du trésor et notre discussion avec Maître Giovanni, j'ai oublié d'aller la reprendre. J'imagine que l'intendance l'aurait rapportée demain matin.
Il n'en menait pas large, c'est le moins que l'on puisse dire, mais il s'efforçait malgré tout de faire bonne figure.

[Galathée]

Albérich jeta la couverture contre le mur et fourragea dans ses propres affaires. Il en extirpa sa chemise et la tendit au gamin.
" Tiens, change-toi. Ensuite, nous t'emmitouflerons dans ma couverture et nous irons nous réfugier en bas. Il doit y avoir de la place dans la chambre que j'occupais avant. Hubert comprendra bien que nous nous sommes repliés à un endroit moins bruyant. Nous ne sommes pas directement utiles ici. Nous viendrons rechercher ton linge demain matin et irons le laver en bas."
Il frissonna malgré lui, car les cris continuaient à retentir dans la nuit, se faufilant dans tous les interstices, se jouant des murs. Cet homme allait finir par mourir, immanquablement, mais si les Ecorcheurs portaient bien leur nom, ils devaient être capables de travailler un certain temps avant que leur proie ne rende l'âme. Il sentit quelque chose lui remonter dans la gorge et il le réprima. Il devait penser au gosse, le gosse comptait sur lui, Hubert comptait sur lui, ce n'était pas le moment de flancher.

[Taliesin]

L'écuyer hésita mais ne prit pas la chemise.
-Messire... Elle va être dégoûtante, si je l'enfile...
Un nouveau cri déchirant le fit frissonner des pieds à la tête.
-Pensez-vous... Pensez-vous que j'aie le droit d'aller aux thermes pour me laver et faire ma lessive ? Je... Je ne crois pas que je vais réussir à me rendormir avant un moment, de toute façon...

[Galathée]

" Bien sûr, dit Albérich. Je t'accompagne."
Il prit la couverture et la chemise sur son épaule, puisque l'enfant n'en voulait pas, ramassa le linge souillé et prit la main de l'écuyer pour le guider vers la cage d'escaliers. Le feu serait sans doute éteint mais il pourrait le rallumer pendant qu'Alban se lavait. Il priait pour que les cris ne les poursuivent pas sous terre. Il pensait de toute façon qu'il ne parviendrait pas à les effacer de son esprit avant un certain temps. Il frissonna à nouveau et réalisa qu'il se pressait. C'était pour le salut du gosse frigorifié, bien sûr, mais pas seulement... Des ondes de terreur tambourinaient à la surface de sa conscience et il fallait qu'il les réprime. Où donc était Hubert quand on avait besoin de lui ?

[Taliesin]

Le gamin le suivit sans résistance. Mais, après avoir descendu seulement quelques marches, il s'immobilisa soudain.
-On... On vous a fait du mal à vous aussi, n'est-ce pas ?
Il tressaillit.
-Pardon, messire. Je suis désolé, c'était... extraordinairement indiscret de ma part.
Ils entendirent des pas dans le dortoir. Quelqu'un venait d'y entrer. Peut-être Hubert.

[Galathée]

Le Luménien ne trouva rien à lui répondre. Evoquer ce qui lui était arrivé dans de telles conditions aurait équivalu à frapper à la hache le barrage protecteur qu'il s'était érigé. Le gosse avait besoin d'adultes sur lesquels se reposer et Albérich avait bien l'intention de ne pas lui faillir. Il serra la main d'Alban un peu plus fort, puis l'attira vers le bas des escaliers. Si Hubert les cherchait, il les trouverait. Il devait avoir mille autre choses à penser à la seconde, de toute façon, et il avait explicitement demandé au Luménien de s'occuper de l'enfant. A lui non plus, il ne voulait pas faillir.
Ils atteignirent le rez de chaussée de la tour et s'engagèrent dans les escaliers qui descendaient sous terre. L'ancien clerc était conscient de ne plus avoir desserré les lèvres, mais il craignait ce qui en sortirait s'il se laissait aller à les ouvrir.

[Taliesin]

Comme en journée, les caves étaient éclairées de torches magiques éparses. Elles diffusaient assez de clarté pour qu'on s'y déplace sans mal aucun, clarté dont on avait préservé les dortoirs en installant des pans de toile dans les arches qui leur servaient de portes. Ici aussi, les hurlements étaient perceptibles, quoique beaucoup plus ténus. Ils finirent même par devenir inaudibles quand ils parvinrent aux abords des thermes. Une fois à l'intérieur, dans l'atmosphère chaude et humide de la vaste salle aux mosaïques, le gamin se tourna vers Albérich, penaud. Durant tout le trajet, il n'avait cessé de lui lancer des regards furtifs.
-Je vous demande à nouveau pardon, murmura-t-il. J'ai été très indélicat... Je ne voulais surtout pas vous... Enfin voilà.

[Galathée]

" Ne t'excuse pas, Alban, dit le Luménien d'une voix douce. Va te réchauffer, plutôt."
Il ne s'esquiva cependant pas immédiatement, conscient que s'il déguerpissait, même pour aller rallumer le feu dont il devinait encore les braises rougeoyantes par l'embrasure de la porte, le garçon le prendrait pour un signe de sa colère ou de son effroi. Or il ne voulait pas qu'il se sente coupable, il n'avait rien fait de mal, sinon verbaliser ce que tout le monde savait autour de lui. Et tout compte fait, ce n'était que justice : il en savait bien davantage sur le destin du gamin que le contraire.
Il attendit que l'enfant soit dans l'eau pour reprendre.
" J'ai été blessé autrefois, oui. La plupart du temps, cela ne me hante plus. Mais parfois... certaines choses m'y ramènent, immanquablement."

[Taliesin]

-Je comprends... souffla Alban. Et je suis désolé pour vous. Vraiment.
Il soupira.
-On dit que le temps guérit ce genre de... de blessure. Moi, j'ai l'impression que si je dois à nouveau entendre ce genre de cris, même dans dix ans, ça me renverra à...
Il secoua la tête, entreprit de procéder à ses ablutions.
-Pourtant, j'ai eu de la chance, quelque part, reprit-il. C'est un monstre qui s'en est pris à moi. Et les monstres, être cruels, c'est dans leur nature, ils ne peuvent pas faire autrement. Ici, ce sont des hommes qui font des choses horribles. Je trouve que c'est pire.

[Galathée]

" Tu as raison."
C'étaient des hommes qui avaient brûlé sa famille dans le moulin, pourtant. Il avait connu leur violence, leur haine, leur cruauté, avant même celle du monstre.
" Les hommes sont capables du meilleur comme du pire. C'est une incertitude douloureuse..."
Il secoua la tête.
" Je pense que c'est la situation présente qui nous fragilise. Dans dix ans, si tu entends des cris... mais que le monde autour de toi est stable et aimant, empli de lumière et de certitudes... Tu frissonneras peut-être une seconde, mais la suivante, tu reprendras le cours de ta vie, sans plus offrir de prise à l'ombre."

[Taliesin]

-Je pense que j'essayerai d'abord d'arrêter celui qui provoque les cris... Mais peut-être que ce sera ça, le cours de ma vie : empêcher les gens ou les monstres de faire du mal. J'aimerais bien... aider à repousser les ténèbres.
Il eut un sourire fugitif.
-J'espère que vous aussi, vous trouverez un monde comme vous le décrivez, ajouta-t-il. Peut-être que Clairétoile ressemblera à ça, si nous réussissons. Mais il y a d'autres endroits lumineux...
Moins d'une minute plus tard, peut-être désireux de ne pas faire attendre Albérich, il se hissait hors du bassin et entreprenait de laver sa tunique et sa couverture souillées.

[Galathée]

Ils sont peu nombreux, songea le Luménien. Mais ce sont les gens qui comptent. Les pierres ne font pas de lumière.
" Tu as raison. Et je te souhaite de pouvoir contribuer à la lutte contre l'ombre."
Aussi frustrante soit-elle.
Il relâcha sa respiration. Si les Thermes étaient le seul endroit où on n'entendait pas les cris, il faudrait qu'il dorme sur le bord de l'eau.
" Je vais aller rallumer le feu, que tu puisses te sécher. Ensuite, nous chercherons un endroit où dormir."

[Taliesin]

-Je ne suis pas sûr que m'amener là où dorment les instituteurs soit une bonne idée... murmura-t-il. J'ai l'impression qu'ils n'ont pas envie de voir d'enfants en dehors de leurs heures de travail... Mais je peux me trouver une place ailleurs...

***

Tandis qu'Albérich quittait les thermes et ranimait le feu, Hubert, lui, en terminait avec ses démarches. Ses officiers avaient accepté ses consignes sans rechigner et, au contraire, avec un enthousiasme assez flagrant. Ignace avait alors fait son apparition. Avait-il un sixième sens ? L'avait-on prévenu ? Dormait-il tout simplement à l'intendance ? Impossible à dire. En tout cas, plan en main, il indiqua des salles disponibles non loin des entrées des caves, afin qu'en cas de besoin, les soldats puissent être sur le pont en un rien de temps. Le déménagement débuta bientôt et fut rondement mené.
Le paladin n'avait recroisé ni son ami, ni son écuyer, mais Edgar, qui avait entendu des bribes de leur conversation, lui apprit que c'était vers les thermes qu'ils s'étaient rendus.