[Lieu] Une route oubliée

[Hubert de Maleval]

Il posa une main sur l'épaule de chaque enfant.
" Nous avons tous envie de leur rendre la monnaie de leur pièce, Ruth. Malheureusement, agir dans la précipitation ne serait pas prudent. Comme tu le sais, nous leur sommes inférieurs en nombre, ils sont bien armés, ils disposent de magiciens... Tenter une action spectaculaire ne rimerait à rien, sinon à décimer nos propres rangs."
Ils n'étaient pas stupides, ils le savaient.
" Nous devons attendre les renforts que Marthe, Louis et Frida sont partis chercher. Ou peut-être partirons-nous pour Clairétoile en catimini, par le sous-sol. L'un dans l'autre, il n'y a pas de cervelle au programme. Et plus de garde pour vous, non plus. Le Conseil a décidé que les enfants ne feraient plus partie des sentinelles. Je suis désolé."

[Taliesin]

Les deux gosses en restèrent bouche bée.
-Mais... Mais... Mais... commença Ruth, avant de se racler la gorge. Mais comment on va s'occuper ?
-Les cris... ils sont insupportable, souffla Alban. Mais pourquoi on ne peut pas monter la garde en se bouchant les oreilles ? On ne les entendrait plus... Et si on nous prive même de ça... On ne servira absolument plus à rien, messire. Et...
Il poussa un soupir misérable.
-Et ça va être rude.

[Hubert de Maleval]

Hubert pinça les lèvres, sensible à leur désarroi.
" Vous ne servez pas à rien. Vous êtes notre espoir, notre futur, nous voulons... nous voulons vous préserver. Aussi... saufs que possible, compte tenu des circonstances."
Il ne pouvait pas leur dire qu'ils se sentaient forts mais qu'ils se surestimaient certainement.
" Vous pouvez vous rendre utiles à d'autres choses. Vous pourriez proposer à Edgar de l'aider pendant les entraînements. Vu votre niveau, vous feriez d'excellents assistants instructeurs, et vous trouveriez peut-être de nouveaux moyens d'expliquer les choses... Il va sans doute falloir commencer à bouger les chevaux, ils ne peuvent pas rester immobiles et inactifs des jours et des jours durant... En marquant un couloir ou l'autre, jusqu'au glyphe protecteur, il y aura de quoi faire de l'équitation... Il faut entretenir l'intégralité de l'arsenal... Il faudrait tailler de nouvelles flèches. Je compte toujours sur Ruth pour trouver un moyen d'ouvrir les coffres du sous-sol, aussi..."

[Taliesin]

La gamine eut un sourire fugace.
-Je suggérerai une ou deux idées à Giovanni...
Alban, lui, observait Hubert en affichant une mine mortifiée. Puis, sur un nouveau soupir, il murmura :
-Très bien, messire. Nous irons voir messire Edgar, qui nous trouvera peut-être une place comme aides de messire Ted. Nous discuterons également avec les palefrenier pour les chevaux, et avec messire Ulrich pour les flèches.

[Hubert de Maleval]

Hubert soupira mais finit par sourire.
" Formidable, je savais que je pouvais compter sur vous."
C'était feindre de ne pas avoir remarqué leurs mines, mais s'il ne pouvait même pas compter sur eux pour serrer les dents devant l'adversité, qu'en serait-il de tous les autres, sur lesquels il n'avait que peu d'influence ? Il fallait qu'ils cessent de se comporter comme des gosses, s'ils voulaient qu'on les traite autrement.
" Nous devrons attendre ce soir pour tester vos objets magiques : Edgar va utiliser la salle pour les entraînements. Nous passerons quand les cours du jour seront terminés."
Son regard fila au-dessus de leurs têtes.
" Des places se libèrent, allez donc manger à présent."

[Taliesin]

Ils ne protestèrent pas, hochèrent la tête.
-Très bien, messire. Cet après-midi, nous suivrons les pistes que vous nous avez indiquées.
-Et on vous dit à ce soir. Et si c'est pas possible de tester les objets... Bah, c'est pas grave, il y a plus important.
Ils le saluèrent puis tournèrent les talons, rejoignant leurs camarades et gagnant la cantine.

[Hubert de Maleval]

Hubert soupira. Qu'est-ce qui lui avait pris de prendre deux gosses à sa charge ? Comme s'il n'avait pas d'autres soucis ! Malheureusement pour eux, ils risquaient de découvrir que la patience n'était pas le fort du paladin. Jusqu'ici, il gérait, cependant. C'était la chose décente à faire. Honorable. Juste. Foutrement contraignante, mais noble. C'était suffisant.
Il demeura appuyé contre le mur, à lorgner l'assemblée, jaugeant les expressions et les attitudes, tâchant de deviner ce qui dominait les conversations. Puis il chercha Giovanni ou Ariel. Peut-être qu'un peu de musique pendant le repas pourrait tempérer les émotions, tout bien réfléchi... Pauvres bardes, on allait les exploiter dans les jours à venir...

[Taliesin]

Les gens parlaient du déménagement, des modifications dans leur vie quotidienne, des expéditions parties soit chercher des renforts, soit explorer des tunnels... On évitait de parler des hurlements, par contre. Et l'atmosphère n'était point trop pesante.
Quant à Giovanni, il se retrouva quasiment nez-à-nez avec lui, lorsque ce dernier, son repas terminé, sortit de la cantine d'un pas diligent.
-Ah, bonjour Hubert, lança-t-il. Si tu voulais des nouvelles concernant les gemmes et les coffres, je crains de n'avoir rien à t'apprendre : nous n'avons nullement avancé sur ces dossiers. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé...

[Hubert de Maleval]

Comme les convives semblaient globalement détendus, Hubert décida de ne pas en demander davantage à son interlocuteur et rebondit plutôt sur ses paroles.
" Dommage, dit-il avec un haussement d'épaules. Peut-être l'équipe qui est partie vers Clairétoile trouvera-t-elle des informations utiles à cet égard. Ce qui me fait penser : as-tu eu accès aux documents d'Etienne ? Il y a peut-être des choses à creuser là-dedans. J'ai essayé de les lire, mais ce n'est pas exactement mon genre de prose..."

[Taliesin]

-Ah, le style archaïque ! s'exclama joyeusement le barde. Pas évident à lire, si on n'en a pas l'habitude ou le goût. Mais quelle élégance, quand on l'aime !
Il sourit.
-J'ai jeté un coup d’œil à ces documents peu après mon arrivée mais sans vraiment approfondir ma lecture. Je vais donc demander à Étienne si je peux lui les emprunter, ce qui ne devrait pas poser problème, puis les examiner en détail. Je te dirai si j'y trouve quelque chose d'intéressant.

[Hubert de Maleval]

" Parfait, dit Hubert. J'espère avoir de tes nouvelles."
Il était sans doute temps qu'il aille se sustenter à son tour, aussi salua-t-il le barde avant de prendre sa place dans la file de la cantine. Une fois rassasié, il avait l'intention de se trouver un coin pour dormir un moment, peut-être une ou deux heures, pas plus, le temps de se requinquer un rien. L'aube était lointaine, il ressentait le contrecoup de la nuit et de l'urgence matinale. Ensuite, sans doute Agnès et Barthélémy auraient-ils eu le temps d'interroger les expéditions. Il n'y aurait rien de neuf, Hubert en était convaincu, mais c'était un jalon dans la journée...

[Taliesin]

De fait, il n'apprit rien de bien particulier lorsque, sa sieste terminée, il s'en fut trouver les deux clercs. Les missions diplomatiques progressaient toujours vers leurs destinations respectives, tandis que l'équipe d'exploration pensait être à présent toute proche de la cité. Elle n'avait rien noté de spécial au cours de son périple, hormis, à la moitié du parcours, une salle dotée d'une sortie vers l'extérieur : ils y avaient fait halte et sans doute était-ce justement son rôle...
L'entretien terminé, il se retrouva à nouveau complètement oisif. Autour de lui, la vie suivait son cours, adaptée aux nouvelles conditions : les entraînements avaient commencé dans la nef, la relève avait eu lieu sur les remparts, avec des effectifs qu'on avait demandé à Albérich de remanier pour tenir compte de la décision du Conseil, des palefreniers menaient des chevaux vers les profondeurs - on avait dû leur faire passer le mot concernant la nécessité de faire s'exercer les bêtes...

[Hubert de Maleval]

Et Hubert chemina. Des remparts au sous-sol et du sous-sol aux remparts, en passant par la cour désertée, les couloirs, les escaliers. Il devisait ça et là, offrait un conseil, échangeait quelques paroles d'encouragement ou simplement amicales. Il croisait de temps en temps ses homologues, officiers ou conseillers, et essayait de repousser ses regrets de ne pas avoir eu une place dans l'une des équipes d'exploration. Mais Robert était mort et la vie s'était métamorphosée. Il n'ignorait pas que l'ennui était un puissant adversaire, surtout pour un homme de son tempérament, mais il se faisait une raison. Il serait disponible, prêt à agir, et en même temps retranché dans ses pensées d'espoir et de soleil, dans ses rêves éveillés, dans un futur fantasmé, proche ou lointain, évasion nécessaire devant le gris du quotidien.

[Taliesin]

S'occuper, tel était le maître-mot des membres de la Communauté.
Les volontaires - soldats y compris - étaient si nombreux pour les entraînements qu'il apparut rapidement que ceux-ci se prolongeraient après le dîner. D'autres - ou les mêmes une fois leurs exercices martiaux terminés - proposaient leur aide aux palefreniers, pour fournir un peu d'exercice aux chevaux, ou aux hommes de l'intendance, pour aider aux derniers aménagements du sous-sol. Ailleurs, on jouait, on lisait, on prenait d'assaut les thermes... ou la cour, lorsque les hurlements cessèrent pour une brève demi-heure.
Il y eut une nouvelle relève, puis la nuit tomba, même si peu s'en aperçurent. Les couloirs étaient longés par des montures partant ou revenant d'excursion, par des colons devisant tranquillement, par des gosses que la situation n'empêchait guère de s'amuser.
Le repas finit par approcher, et l'on informa Hubert et Albérich que le Conseil se réunirait auparavant. Manifestement, la nuit précédente ayant été mouvementée, certains entendaient se coucher tôt...

[Hubert de Maleval]

Le paladin gagna donc l'intendance pour leur ultime discussion avant l'extinction des torches. Au vu de sa journée, il commençait à songer qu'il pourrait monter la garde toute la nuit sans la moindre difficulté, libérant un enfant non-humain au moins, de cette corvée épouvantable. Il réalisa qu'il n'avait pas beaucoup réfléchi à cette question, mais aucun élément neuf n'était venu agrémenter la journée. Il faudrait qu'ils tranchent, et sans doute mettraient-ils les bardes à contribution. La seule chose qu'il avait plus ou moins décidée, à son corps défendant, était d'en rester à l'attente plutôt que de foncer dans le tas pour apaiser leurs envies d'en découdre.

[Taliesin]

Une fois rassemblés, ils partagèrent les nouvelles des trois expéditions - pour la forme, car tout le monde était déjà plus ou moins au courant -, puis firent un nouveau bilan du déménagement et des transformation dans leur vie quotidienne : il était globalement bon, même si l'on commençait à se demander dans combien de temps la frustration liée à l'impossibilité de sortir et à l'ennui - quand il se serait installé - se mettrait à réellement miner le moral des troupes. Enfin, on aborda la question du guet nocturne, et Hubert constata que ses collègues n'y avaient pas non plus beaucoup réfléchi. Ézéchiel suggéra à nouveau que l'on mobilise les jeunes non-humains en leur bouchant les oreilles et, à nouveau, Agnès laissa entrevoir que cette solution la mettait mal à l'aise.

[Hubert de Maleval]

Hubert n'avait pas les comptes précis en tête, il se tourna donc vers Albérich qui avait préparé les listes, afin d'estimer s'il était imaginable de ne faire veiller que les adultes. C'était un peu court, aussi proposa-t-il d'y ajouter seulement les adolescents et de voir si, parmi les adultes, certains seraient susceptibles de veiller toute la nuit. Après tout, s'ils avaient l'opportunité de se reposer dans la journée, tenir huit heures n'était pas impossible. De nombreuses professions exigeaient de veiller sous la lune, c'était juste une question d'inverser son rythme. Lui-même était prêt à adopter ce mode de fonctionnement, mais il se savait plus résistant que la moyenne des gens.

[Taliesin]

Ce compris ne parut satisfaire pleinement ni l'Ilmate, ni la rôdeuse, mais comme il était sans doute le plus raisonnable, tous deux agréèrent, à l'instar du reste du Conseil.
-Demande-t-on aux bardes de faire quelque chose pour contrebalancer les hurlements ? s'enquit Étienne. Lorsque Giovanni est venu me demander les documents de ma famille, en début d'après-midi, j'ai discuté du sujet avec lui et il m'a dit qu'avec Ariel, ils disposaient d'un sortilège capable de créer des sons ou de la musique, avec un volume impressionnant si nécessaire, et ce, pour une bonne partie de la nuit, sinon toute.

[Hubert de Maleval]

Pourquoi est-ce qu'Etienne mentionnait cela seulement maintenant ?
" Si on couvre complètement les cris, la question des enfants se pose à nouveau, dit Hubert. On peut essayer sur base volontaire. Cela dit, ils étaient déjà peu motivés, ces gosses non-humains, je doute qu'ils se poussent au portillon.
— Pourquoi ne pas illuminer les abords du fort ? demanda alors Albérich. Nous avons beaucoup de torches magiques, déjà. On peut aisément en fabriquer de nouvelles chaque jour. Si on balance les torches à distance du fort, sur le sol, il est peu probable que les cannibales osent s'en approcher, et cela nous permettrait de mettre des humains sur certains remparts."

[Taliesin]

-C'est une bonne idée, mais il faudra du temps pour la mettre en place, dit Agnès. Barthélemy et moi devons garder d'autres sorts en réserve, et nous ne pouvons donc créer que quelques torches quotidiennement...
-Rien n'empêche de prélever quelques-unes de celles qui existent déjà et de les jeter sur une zone précise, cela permettrait de commencer à mobiliser quelques humains puis d'en accroître le nombre au fur et à mesure que ces torches magiques se multiplieront.
Acquiescement général.
-Quant à la musique, c'est également une bonne idée, reprit l'Ilmate, mais si le son est trop fort, personne ne pourra dormir, dans les caves. Il faudra donc qu'il soit modéré, ce qui veut dire qu'il ne couvrira pas entièrement les hurlements... et donc qu'il vaut mieux épargner les enfants.
Le rôdeur soupira mais opina du chef.

[Hubert de Maleval]

" Bon, n'y revenons plus, dit alors Hubert. Pas d'enfants sur les remparts, on fait de la musique, on essaie d'illuminer une partie du périmètre, probablement l'ouest pour commencer, ce sera le plus simple, vu que c'est la direction du chemin. Il faut nous diviser le travail : prévenir les sentinelles, prévenir les bardes, rassembler les torches et les placer sur le périmètre, chercher des volontaires humains pour cette première nuit, réorganiser les tours de garde en fonction des changements."
Il se tourna vers Ezéchiel et Etienne.
" On peut y arriver à nous trois, je suppose. Avec Albérich pour la gestion."

[Taliesin]

Ézéchiel hocha à nouveau la tête et, la réunion s'en terminant là puisqu'il n'y avait plus rien à ajouter, ils purent se mettre très rapidement à l’œuvre. L'opération fut rondement menée : ils trouvèrent sans mal les torches et les bardes, qui promirent d'enchanter quelques cailloux le moment venu ; étonnemment, ce ne fut pas non plus difficile de trouver des volontaires, non seulement parce qu'Albérich disposait d'une liste bien fournie les concernant, mais aussi parce que beaucoup y virent un moyen de s'occuper et furent rassurés de savoir qu'on avait trouvé une solution pour atténuer les hurlements.
Ces opérations terminées, il ne resta plus à l'ancien aubemestre et au paladin qu'à attendre près de la cantine pour s'y dénicher une place.

[Hubert de Maleval]

Hubert se sentait un peu las, et pourtant la nuit n'était pas encore tombée. Il se doutait qu'il retrouverait du poil de la bête une fois sur les remparts, le visage fouetté par la brise hivernale, les sens aux aguets. Il y aurait les cris, mais il y aurait aussi de la musique. L'atmosphère promettait d'être particulière.
" Ça va ?" lui demanda Albérich.
Le paladin acquiesça. Il aurait aimé pouvoir rejoindre Alban et Albérich pour leur offrir un peu de sérénité divine, mais ce ne serait pas pour ce soir, ni vraisemblablement pour tous les suivants. Mais le Luménien paraissait relativement tranquille et Hubert devina que c'était l'effet de l'activité. Il connaissait son ami : c'était un homme qui prenait ses marques en temps de crise. Malgré leur oisiveté imposée, il devait se satisfaire de l'effet de sa seule présence parmi les colons.
" J'aimerais y voir un peu plus clair.
— Comme nous tous. Mais essaie de ne pas tout prendre sur tes épaules. Ce n'est pas nécessaire."
Hubert grimaça. Etait-il si transparent ?
" Le conseil est efficace, et malgré les divergences de fond, jusqu'ici, les décisions prises ont du sens.
— Je sais. Tu es heureusement surpris ?
— Non, pas vraiment. Je n'ai jamais douté de la valeur des membres du conseil. Quant à sa dynamique... Nous verrons."
Ils repérèrent une place et allèrent s'y installer. Hubert réalisa qu'il avait très faim et eut du mal à ne pas engloutir son assiette en trois minutes.
" Penses-tu... que tu pourrais trouver le temps d'aller essayer leurs objets magiques avec les enfants ? Je crains de ne pas en avoir l'opportunité.
— Hum. Si les entraînements ne durent pas toute la nuit, oui, je verrai ça avec eux. Pas de soucis."

[Taliesin]

Les entraînements se poursuivaient. Combien de temps dureraient-ils encore ? Deux bonnes heures, l'informa-t-on : il fallait rattraper la matinée, sans que cela n'impose un coucher trop tardif aux élèves comme aux instructeurs - ces derniers paraissant d'ailleurs ravis de pouvoir se démener un peu. Il faudrait donc renoncer à essayer les objets magiques le soir-même. Au moins ceux des écuyers.
Lesquels avaient trouvé à s'occuper. Après avoir passé une partie de l'après-midi à prêter main forte à Ted, ils s'affairaient désormais auprès des chevaux. Quant le Luménien vint à les croiser, Alban sollicita la permission de dormir avec Ruth, arguant que la mère de celle-ci était d'accord. La permission obtenue, il remercia et s'en fut. Albérich ne devait plus recroiser ni le gamin ni son amie au cours d'une soirée qu'il lui restait à occuper.

[Galathée]

Albérich était un peu décontenancé par cette décision d'Alban, mais vu qu'Hubert comptait faire une nuit blanche, sans doute l'écuyer ne voyait-il pas l'intérêt de l'attendre en vain. Lui-même se sentait curieusement abandonné, mais il repoussa rapidement cette pensée. Le gosse avait raison d'opter pour la solution qui le mettrait le plus à l'aise, compte tenu de sa propension aux cauchemars. Le Luménien aurait été le dernier à juger. Il commença donc par reprendre ses affaires et chercher un nouveau coin où dormir. Hubert avait réintégré les rangs militaires et Albérich se décida à regagner l'Académie, espérant qu'il n'y serait pas victime de persiflages venant de ses anciens camarades. Certaines personnes dormaient déjà et lui-même hésita à les imiter. La nuit serait sans doute tranquille, pareille à la précédente, tandis que les cannibales espéraient user leur patience. Il écouta un moment les cris ténus qui parvenaient jusqu'à eux. Combien de personnes mourraient-elles chaque jour ? Combien de jours avant qu'ils ne les aient toutes tuées ? Etait-ce même de véritables prisonniers, ou bien se contentaient-ils de produire des sons illusoires, comme les bardes ? Privés de l'aigle de Frida, ils étaient démunis...
Et si j'allais voir ? songea-t-il.
Il pouvait désormais se métamorphoser. En chouette, en chauve-souris, en grenouille. Evidemment, tout le monde devait être sur ses gardes, traquant les animaux enchantés de l'adversaire. Mais était-ce réaliste, d'imaginer pouvoir tous les repérer ? Sans doute que non. Cependant, les shamans ennemis disposaient sûrement de glyphes similaires à ceux qu'avaient placés leurs clercs. Et ce n'était pas le genre d'initiative qu'Albérich pouvait se permettre de prendre sans en référer au conseil.
Un peu contrarié, il alla chercher un bon livre dans ses affaires puis regagna une zone dans laquelle s'attardait la lumière. Il ne tarderait pas à aller se coucher.

[Taliesin]

Au moment où il le fit, il commença à entendre la musique magique préparée par les bardes. Ils avaient trouvé un compromis intéressant, fait d'airs optimistes mais point trop rythmés pour ne pas nuire au sommeil des colons. Le volume avait été choisi dans la même optique : point trop fort, il masquait néanmoins complètement les hurlements pour tous ceux qui dormaient dans les caves.
Il en allait différemment sur les remparts, où les sons optimistes ne faisaient qu'atténuer les cris, produisant un contraste pour le moins déroutant. Mais c'était un progrès considérable par rapport à la nuit précédente et la veille s'avéra sensiblement moins douloureuse pour Hubert comme pour l'ensemble des guetteurs.
Les heures passèrent, la relève intervint, le temps continua à s'écouler tandis que les cannibales s'acharnaient sur leurs prisonniers - des femmes et des enfants, surtout.
Enfin, ce fut la grisaille de l'aube, accompagnée comme la veille d'une pause dans les supplices.
La cour ne s'anima en rien ; les sous-sols, en revanche, se mirent progressivement à bruisser d'activité.

[Hubert de Maleval]

Hubert avait l'impression de s'être transformé en golem de glace. Il se sentait lourd, engourdi, gelé, mais pourtant mobile. L'aube l'arracha à son étrange torpeur et il se rendit, comme chaque jour, vers le mur est pour y prier. Il ferma les yeux et communia un moment avec son dieu, trouvant dans ces instants paix, ferveur et énergie. Lorsqu'il en eut terminé, il retourna encourager les sentinelles : Etienne et ses hommes ne tarderaient plus. Ensuite, chacun pourrait aller se sustenter puis se reposer. Sans doute serait-il nécessaire de modifier la disposition des dortoirs, pour que la garde de nuit puisse profiter d'un repos sans interférences. Lui-même affronterait le conseil avant de se poser quelque part pour une heure ou deux.

[Taliesin]

Mais il semblait ne pas devoir y avoir de Conseil ce matin-là. C'est en tout cas la proposition que lui fit Étienne lorsqu'il le rejoignit : il avait croisé Ignace et Agnès et, puisque la nuit s'était écoulée sans alerte, puisqu'il n'y avait pas de nouveau chantier à lancer, puisque les nouvelles des expéditions ne surviendraient qu'après le repas de la mi-journée, ils étaient d'avis de se retrouver seulement en début d'après-midi, afin d'avoir au moins quelque chose à discuter. Si Hubert agréait, il aurait dès lors sa matinée de libre et pourrait se reposer sitôt son petit-déjeuner avalé.

[Hubert de Maleval]

Hubert était d'accord. Il briefa rapidement Etienne sur la manière dont la nuit s'était déroulée puis, lui souhaitant bonne garde, descendit vers le sous-sol et la cantine. Il petit-déjeuna tranquillement, entre deux personnes qu'il ne connaissait pas, mais il n'avait plus l'énergie de raconter de grandes choses. Ensuite, il se mit en quête de ses affaires. Sans doute les dortoirs des soldats ne seraient-ils pas les plus tranquilles, mais il avait bon espoir de dormir aisément. Malgré les hurlements qui avaient émaillé la nuit, il ne se sentait pas particulièrement tendu. Au bout d'un moment, il avait cessé de penser à ces cannibales qui torturaient d'autres cannibales. Ils ne valaient pas mieux les uns que les autres. Le principal était qu'ils ne franchissent pas les limites du fort.
Il se glissa entre ses couvertures et se tourna vers le mur. Le sommeil vint rapidement et il regagna des limbes indistinctes, à l'abri, un moment des responsabilités.

[Taliesin]

Alors que dans l'un des dortoirs militaires, Hubert s'endormait aussi aisément qu'il l'avait espéré, Albérich, lui, était aussi réveillé qu'on pouvait l'être. Son sommeil avait été globalement bon, et c'est un Edgar revenu à ses tonitruantes habitudes qui l'en avait tiré. Il s'était ensuite présenté à la cantine, y avait croisé des instituteurs en partance pour leurs classes, avait mangé au milieu d'inconnus à l'instar de son ami. Et, désormais, il allait devoir trouver à s'occuper autrement qu'en demandant du travail à Ignace, car aucune activité particulière ne semblait en cours...