[Lieu] Une route oubliée

[Galathée]

Albérich ne craignait nullement ce type d'oisiveté. Il avait passé des semaines entières dans une cellule commune pendant la dictature de Nwalk, et les conditions y avaient été bien pires. La situation présente avait d'ailleurs des similarités avec ces semaines sombres : attendre et espérer la libération, attendre et craindre une descente des rouges. Et le Luménien se doutait que ce qu'il s'était produit alors se répéterait sous le fort : lutter contre l'ennui, le désoeuvrement, la terreur, le désespoir... Les prisonniers de Morféa n'avaient pas entendu de hurlements de suppliciés, pas souvent en tout cas, mais ils avaient parfois perdu l'un ou l'autre des leurs, et la plupart ignoraient tout de ce qu'il était advenu de leurs proches, quand ils n'avaient pas déjà perdu des membres de leur famille. Mais Albérich avait alors eu Lathandre pour le soutenir et l'illuminer. Il avait passé ses journées à aller de personne en personne pour s'enquérir des besoins et des angoisses, et cela lui avait largement suffi pour trouver son propre élan. Aujourd'hui, il était moins sûr de l'efficacité de cette démarche, pour une raison très simple : sous la dictature, malgré la mort et le sang, il avait su, au plus profond de lui-même, que la lumière reviendrait, que Morféa serait défait, que s'ils s'accrochaient, tous, s'ils se soutenaient, ils seraient libres un jour, dans une Luménis renaissante. Mais dans ces Landes désolées, dans ce fort en ruine... Il n'avait pas cette certitude. Lathandre était sourd. L'hiver était sur eux. Peut-être mourraient-ils tous. Il pouvait donner le change et prétendre, mais l'élan ne viendrait pas d'une conviction authentique. Aussi préféra-t-il remettre à plus tard ses tentatives d'apaisement. Retrouvant son livre, il chercha plutôt un coin tranquille pour bouquiner.

[Taliesin]

La matinée s'écoula ainsi lentement, Albérich lisant, Hubert dormant, les colons s'occupant de diverses manières, les cannibales martyrisant leurs captifs... Midi arriva sans qu'il se soit produit d'événement notable, encore moins d'alarme. Le Luménien finit par refermer son livre, le paladin par émerger de son sommeil réparateur, et tous deux se retrouvèrent non loin de la cantine, parmi ceux qui attendaient que de la place se libère. Ce ne serait guère long : chacun, conscient des nouvelles conditions, s'efforçait de ne pas trop traîner à table.

[Galathée]

Les deux hommes se saluèrent. Albérich perçut tout de suite qu'Hubert sortait de son lit : il avait un épi original sur le sommet du crâne et les yeux encore brumeux.
" Bonne nuit ?
— Prévisible. J'ai fini par avoir un peu mal aux jambes, à force de faire dix fois le tour de l'enceinte. Mais j'en connais le moindre caillou, maintenant."
Il bâilla derrière son poing.
" Et toi ?
— J'ai mieux dormi que ce que j'imaginais. J'aurais dû faire des cauchemars. Mais je n'en ai nul souvenir."
Il haussa les épaules.
" Je ne vais pas m'en plaindre."
Hubert sourit.
" Les gosses ?
— Alban a préféré dormir avec Ruth, finalement. Et nous n'avons pas pu tester les objets magiques."
Le paladin soupira.
" Sans doute serons-nous contraints d'en découvrir l'effet au moment critique...
— Ou jamais."
Hubert opina du chef mais Albérich vit qu'il n'y croyait pas.
" J'ai pensé à me métamorphoser, hier soir... En un oiseau de nuit. Je pourrais monter la garde, de cette manière."
La grimace de son ami était éloquente.
" Ce n'était qu'une idée."
Des places venaient de se libérer et ils allèrent s'asseoir. Hubert paraissait ravi de ne pas épiloguer sur le sujet.

[Taliesin]

A la fin du repas, on vint les chercher pour la réunion du Conseil. Comme prévu, la seule nouveauté vint des expéditions en cours et, plus précisément, de celle partie remonter le souterrain.
-Ils sont arrivés à Clairétoile hier après-midi, peu après notre échange, annonça Agnès. Des accès vers la surface menaient aux tours flanquant la porte nord de la ville. Les tunnels continuaient plus loin, devenant un véritable labyrinthe. Ils en ont exploré une petite partie, tuant au passage quelques morts-vivants isolés qui avaient trouvé un moyen ou un autre d'y descendre. Ils ont également arpenté quelques rues de la cité et... la conservation des lieux est aussi impressionnante qu'ici. Ils n'ont pas trouvé de documents ou de gemmes magiques, seulement quelques coffres qu'ils n'ont pas réussi à ouvrir. Ils avaient très envie de continuer les recherches mais, quand je les ai contactés, ils étaient sur le point de rebrousser chemin. Ils nous auront rejoints selon toute vraisemblance demain dans la matinée : le souterrain étant sûr, ils pourront adopter un rythme plus soutenu qu'à l'aller.

[Hubert de Maleval]

Hubert avait espéré mieux tout en se doutant que tels seraient les résultats de l'expédition. Beaucoup de possibles, aucune certitude. Il se demandait s'il pourrait lui-même gagner la cité. En usant de la vitesse de Grand Vent, il réduirait le temps de parcours. Mais il pouvait évidemment se passer n'importe quoi durant son absence et il n'était pas nécessaire à l'exploration. Le tunnel sud constituait désormais une porte de sortie, et sans doute pourraient-ils le piéger, voire effondrer le plafond pour empêcher les Paludiers de les y suivre. Mais à moins qu'ils ne craignent Clairétoile, s'y défendre ne paraissait pas plus aisé. Oui, cela ouvrait des possibilités de guérilla urbaine, et Hubert avait une certaine expertise de la gestion de la sécurité dans une ville, mais il savait aussi que s'y perdre ou s'y faufiler était mille fois plus aisé. Surtout si les sous-sols étaient un véritable gruyère.
Albérich, assis à sa droite, ne réagit pas davantage, la mine concentrée, les bras croisés.

[Taliesin]

Comme les autres membres du Conseil n'eurent pas non plus beaucoup de matière pour réagir - le rapport détaillé de l'expédition serait sans nul doute beaucoup plus instructif -, l'on aborda brièvement divers points, tel le quotidien de la Communauté, qui commençait à prendre ses marques dans son nouvel environnement, et les mesures adoptées pour rendre le guet moins pénible, lesquelles s'étaient avérées probantes. On en eut très vite fait le tour et personne n'ayant rien à rajouter, la réunion fut levée sans tarder, renvoyant chacun des participants à ses occupations... ou à son oisiveté qu'il faudrait combler d'une manière ou d'une autre.

[Hubert de Maleval]

Une fois la séance levée, Hubert prit la direction du sous-sol tout en songeant à ce problème d'ennui. Il repensa au tournoi, à la manière dont il avait fédéré le groupe... Peut-être devaient-ils envisager d'organiser des divertissements, concours, spectacles, n'importe quoi pour animer les journées monotones. Mais le souvenir de son duel contre Robert le frappa d'un contrecoup et tandis qu'il progressait dans les escaliers puis le couloir, il se sentit envahi par une émotion traître et douloureuse. Il avait repoussé la perte du chevalier hors de sa conscience, mais elle était récente, vivace, il ne pouvait pas la museler sans cesse. Il s'arrêta d'ailleurs un moment à l'entrée de la salle qui menait à la nef pour reprendre contenance. Il se massa les yeux, prit quelques profondes inspirations, puis descendit la dernière volée de marches.
Le paladin était un spécialiste de l'épée longue, de préférence associée à un bouclier solide, mais il avait été formé au maniement de nombreuses armes. A la lumière de ce qui les attendait, il lui semblait nécessaire de raviver ses compétences au tir. Il avait l'intention de se dégoter un arc et de voir ce dont il était capable face à une cible. Il ne manquait pas d'adresse à défaut d'entraînement.

[Taliesin]

Hubert constata qu'ici aussi, ses ordres avaient été respectés. Certes, beaucoup de colons de tous âges s'entrainaient au maniement des armes de corps à corps, mais une quantité non négligeable s'affairait avec des armes de jet. Dans un coin, à l'écart des autres pour éviter tout accident, l'on voyait des frondeurs ; plus loin, tirant sur des cibles installées à cet effet, il y avait les arbalétriers et surtout les archers. Ils étaient supervisés par plusieurs des instructeurs, ainsi que par des civils particulièrement adroits en ce domaine et même par un duo de mercenaires - soit ils s'étaient spontanément proposés, soit Edgar était allé s'entretenir avec Guillermo. Enfin, malgré l'affluence, il restait des arcs disponibles et de la place pour s'exercer.

[Hubert de Maleval]

Hubert observa un moment les archers, à la fois pour estimer leur qualité et pour s'inspirer de leur technique. Il jaugea les mouvements, la position des pieds, des épaules, la tension dans les muscles, les yeux qui se plissent, le léger mouvement des doigts au moment de relâcher la corde. Il n'était pas certain de se souvenir de la dernière fois qu'il avait eu un arc entre les mains, si on excluait les quelques séances d'entraînement qui avaient précédé leur départ, et au cours desquelles il avait généralement laissé Edgar gérer les choses sans décocher la moindre flèche lui-même. Il finit par abandonner son examen et aller se chercher une arme. Il n'était pas certain de savoir quel type d'arc était le plus simple à manier et il en choisit un surtout en fonction de son propre gabarit. Ensuite, il alla se chercher quelques projectiles et se trouva une cible disponible. Il était conscient qu'il ne pouvait pas se permettre d'être complètement ridicule, sous peine d'inquiéter ses subordonnés. En même temps, ce n'était pas comme s'il pouvait s'improviser archer en quelques secondes. Or, il avait l'intention de travailler sérieusement pour être à la hauteur des nécessités. Sans doute lui faudrait-il l'aide d'un des instructeurs, mais ce n'était pas un problème.

[Taliesin]

L'instructeur en question, ce fut Edgar, qui finit par s'approcher pour le saluer, l'observer quelques instants, acquiescer d'un air appréciateur et se fendre de quelques suggestions timides. Il s'agissait cependant de points de détail : Hubert n'avait pas tout perdu de son apprentissage, son adresse était grande et, rapidement, il constata qu'il ferait sinon un tireur d'élite, au moins un archer plus qu'acceptable, avec un niveau supérieur à nombre des personnes qui s'entraînaient auprès de lui. Bref, il ne se ridiculisa nullement, se rassura plutôt et, s'il lui fallut parfois faire des pauses pour céder la place à d'autres, il put s'exercer autant qu'il le souhaita.

[Hubert de Maleval]

Le paladin fut reconnaissant à Edgar pour ses conseils et tâcha de les appliquer au mieux. Il était conscient de la différence qu'il y avait entre une cible fixe et un cannibale en mouvement, mais il était rasséréné par ses performances. S'il s'entraînait chaque jour, avec sérieux, il parviendrait probablement à tirer sans devoir réfléchir à la position précise de ses mains, de ses jambes, son torse et de son visage. En cas d'alerte, il n'aurait pas le temps de jouer les apprentis.
Il ne s'épuisa cependant pas, il avait d'autres intentions pour poursuivre l'après-midi. Ruth et Alban, d'abord. Albérich, ensuite. Et enfin, en fonction de son état, quelque chose d'un peu plus corsé. Lui aussi avait besoin d'adversaire à sa mesure. Il avait l'intention d'approcher Guillermo.

[Taliesin]

Ses écuyers étaient tout proches... mais déjà fort occupés. En effet, ils se trouvaient dans la nef, prêtant main forte à Ted pour l'entrainement de leurs condisciples. Tous deux étaient très concentrés et, manifestement, très patients, même si Ruth manifestait parfois de légers signes d'agacement qu'elle s'efforçait de dissimuler au mieux ; tous deux semblaient également très efficaces dans leur nouveau rôle et le paladin eut l'impression que les autres gosses acceptaient sans rechigner leurs conseils. Quoi qu'il en soit, il devait décider s'il les interrompait ou s'il se tournait d'abord vers Albérich qui, lui, bien sûr, n'était pas sur les lieux.

[Hubert de Maleval]

Il opta pour ne faire ni l'un ni l'autre. La réunion du conseil était terminée depuis une heure au maximum, le Luménien devait à peine s'être remis à son travail, et Hubert ne pouvait décemment pas l'interrompre à tout bout de champ. Albérich savait qu'il n'y couperait pas, de toute façon. De la même manière, il avait encouragé ses écuyers à se montrer serviables, il ne pouvait pas les arracher à leur tâche : ils auraient largement le temps de s'affronter plus tard. Non, il allait se mettre en quête du capitaine des mercenaires, voire de son second. Et s'il ne pouvait dénicher ni l'un ni l'autre, il se rabattrait sur un chevalier.

[Taliesin]

Il trouva l'un et l'autre dans la pièce allouée aux mercenaires. Comme lors de sa dernière visite, on y jouait tranquillement ; comme lors de sa dernière visite, le capitaine se leva dès qu'il le vit et se porta à sa rencontre, le saluant poliment.
-Que puis-je pour votre service ?s'enquit-il.
Ses subordonnés, eux, étaient déjà revenus à leurs distractions - ils ne semblaient pas genre à se mêler des affaires de leur chef.

[Hubert de Maleval]

Hubert sourit amicalement.
" Je me demandais si vous seriez tenté par quelques passes d'armes au sous-sol. On m'a vanté vos talents d'épéiste et je me cherche un partenaire d'entraînement. Je ne veux cependant pas vous arracher à vos activités..."

[Taliesin]

Guillermo haussa les épaules.
-L'on ne peut pas dire que je sois très occupé. Par ailleurs, j'ai également entendu vanter vos exploits, et je ne vous cache pas ma curiosité. Si l'on ajoute à cela qu'un bon entraînement n'est jamais superflu...
Il eut un sourire fugitif.
-Avez-vous quelque chose contre les adversaires maniant deux lames à la fois ? Si c'est le cas, j'opterai pour l'épée et le bouclier... Pour le reste, je ne suis pas convaincu que la nef soit un lieu très recommandé : vous voir brandir vos armes risque d'attirer maints spectateurs et donc d'éclaircir les rangs de ceux s'exerçant sous l'égide des instructeurs...

[Hubert de Maleval]

" Je ne sais pas ce que nous avons comme autres possibilités... Nous pourrions sans doute aller dehors ou investir l'une des tours. Les dortoirs étaient vastes et ils sont désormais déserts... La cour risque de présenter un défi supplémentaire, avec la neige qui la recouvre, sans compter que nous risquons de distraire les sentinelles."
Il haussa les épaules.
" Pour le reste, maniez donc vos deux lames. Je doute d'avoir le choix des armes la prochaine fois que je me mesurerai à un réel adversaire, autant m'entraîner à la versatilité."

[Taliesin]

-Très bien. Le temps de récupérer mes armes d'entraînement et je vous suis.
Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient au premier étage déserté de la tour nord-ouest. Sans perdre une seconde en vaines palabres, le mercenaire tira ses lames, deux rapières au tranchant aussi aiguisé que la pointe, salua Hubert et se mit en garde. D'emblée, le paladin eut la certitude qu'il aurait affaire à un adversaire misant bien plus sur l'adresse, la souplesse et la rapidité que sur la force brute. Rien en commun avec les cannibales qui les assiégeaient, en somme.

[Hubert de Maleval]

Le paladin se garda. Il allait falloir qu'il soit extrêmement vigilant s'il ne voulait pas terminer le combat avec une chemise déchirée de plus. Il pourrait aisément effacer les inévitables estafilades, mais n'avait pas particulièrement envie de s'occuper de couture. Il se demanda si cela faisait partie des prérogatives d'un écuyer, puis se souvint qu'Ingrid était spécialiste. L'un dans l'autre, il survivrait à l'affrontement. Tout ce qui aiguisait ses réflexes et le maintenait en forme était bon à prendre, même si ce n'était pas une réplique exacte de ce qui l'attendait hors les murs. Mais vu l'adversaire... C'était sans doute mieux qu'il n'y ait pas de public.

[Taliesin]

Même s'il en différa par sa nature et son déroulement, le duel qui s'ensuivit fut presque aussi intense que celui qui l'avait opposé au Loup Blanc lors du tournoi. Comme il l'avait pressenti, son adversaire s'avéra rapide, souple et adroit ; comme il l'avait entendu dire, il se révéla être un opposant redoutable, se servant de ses deux armes avec une égale habileté autant pour attaquer que pour parer ou dévier les coups, multipliant les feintes et les esquives, se déplaçant continuellement autour de lui pour tenter de le prendre a revers ou à contrepied... Autre élément notable : contrairement à nombre de combattants ambidextres, il ne faisait pas dans la fioriture, dans les pirouettes certes impressionnantes mais inutiles. Non, son style était dépouillé, uniquement axé sur l'efficacité. Bref : Guillermo était un tueur.
Pour autant, Hubert ne fit en aucun cas pâle figure : il bloqua les assauts, évita la plupart des pièges qu'on lui tendit, multiplia les coups, obligea plus d'une fois son adversaire à reculer... Au total, difficile de dire qui sortit victorieux d'un affrontement somme toute équilibré : sans doute se seraient-ils entretués s'ils s'étaient rencontrés sur le champ de bataille... Une chose était sûre, cependant : lorsque, beaucoup plus tard, ils décidèrent de mettre un terme à leur danse martiale, le mercenaire était sensiblement plus fatigué que le paladin.

[Hubert de Maleval]

Hubert rengaina son arme à la fois recru, impressionné et ravi. Il ressentait profondément, dans sa carcasse, l'intensité de l'affrontement. Un léger vertige lui signala que manger quelque chose ne serait pas malvenu pour compenser toute cette débauche d'énergie. Mais cet impact était en partie dû à un manque global d'exercice : il fallait qu'il s'impose davantage de mouvement. La qualité de combattant de Guillermo l'avait réjoui et un peu effrayé, il avait mesuré les risques encourus, ne pouvait que se féliciter d'avoir le mercenaire de leur côté. Il serait d'une efficacité redoutable pour trancher dans les rangs ennemis, le jour venu. Et il était évidemment ravi d'avoir été à la hauteur de l'engagement, même s'il n'était pas complètement certain qu'il soit très utile de transformer l'entraînement en un duel enragé. C'était stimulant, mais si les cannibales leur tombaient dessus dans l'heure, ils seraient l'un et l'autre passablement diminués.
" Merci pour votre concours, Guillermo, dit-il. C'était pour le moins... revigorant. Partagerez-vous une tasse de thé avec moi ? Je dois dire que je me sens un peu... affecté par notre combat."

[Taliesin]

Guillermo eut un sourire en coin
-Vous dites cela mais, de mon côté, je comprends mieux comment vous êtes capable de dormir si peu...
Il marqua une légère hésitation puis acquiesça.
-Une tasse de thé me paraît appropriée. De même qu'un petit quelque chose à manger, me concernant. C'était un exercice intense pour lequel je vous remercie.
Ils gagnèrent alors les cuisines, où Hubert put vérifier ce qu'il avait déjà entendu dire : on y gardait toujours à disposition de quoi boire et se restaurer - en quantité limitée, certes, car Ignace veillait à éviter tout excès, mais néanmoins largement suffisante en ce qui concernait les deux escrimeurs.

[Hubert de Maleval]

Hubert percevait la réticence du mercenaire à sympathiser avec lui. C’était sans doute la nécessité d’une distance professionnelle, le rappel qu’ils n’étaient liés que par l’argent et un contrat, que le futur était incertain. Il décida de ne pas y songer : s’appesantir sur le sens de cette réserve ne lui causerait que des tracas stériles. La compagnie de Guillermo était de leur côté, ils avaient de quoi la payer, ses hommes avaient la réputation de respecter leurs engagements, le paladin ne pouvait pas leur en demander davantage, surtout pas de tisser des liens plus étroits avec eux. Il entendait respecter ces limites, aussi ne chercha-t-il pas à engager la conversation tandis qu’ils se restauraient, réprimant les mille questions qu’il aurait eues à lui poser. Dès qu'il se sentirait requinqué, il irait débaucher Albérich, puis ce serait le tour des enfants.

[Taliesin]

Le mercenaire ne prit pas non plus l'initiative de nouer le dialogue, se contentant de boire et de manger tout en s'efforçant néanmoins de ne pas paraître trop distant. Enfin, lorsqu'il en eut terminé, il gratifia le paladin d'un salut amical.
-N'hésitez pas à venir me trouver si vous souhaitez à nouveau croiser le fer ou pour toute autre raison, dit-il en manière d'au-revoir.
Hubert se retrouva bientôt seul. Restait à présent à savoir où se trouvait l'ancien aubemestre...

[Galathée]

Albérich avait regagné le chariot de Marthe. L'empreinte de la juge semblait s'y être atténuée, même si le Luménien avait l'impression de deviner son ombre et son odeur, qu'il chassait en se concentrant sur ses documents. Le recensement était en voie de finition, il avait commencé à trier les professions, à identifier les apprentis, à repérer les fonctions cruciales en manque de renouvèlement. Il était conscient du caractère étrange de cette démarche, compte tenu de la situation dans laquelle ils se trouvaient. Elle reposait sur la certitude branlante qu'ils s'en sortiraient tous, qu'ils gagneraient Clairétoile, que l'agression des cannibales n'était qu'un détail, une escarmouche sur la voie du renouveau.
Pourtant, certains y avaient laissé la vie et la nuit... le jour... étaient emplis de cris. Il ne les entendait que peu, protégé par des bouchons de cire qu'il s'était procurés auprès d'Ignace. Sans doute aurait-il pu déplacer son bureau dans les caves, mais la place y manquait, et il était bien, solitaire en son antre, pour travailler.
Illusion de normalité. Telle était la fonction première de son labeur. Mais ce n'était pas important. S'ils échouaient, tout se perdrait, mais s'ils réussissaient, ces pages serviraient. Et dans les jours prochains, il donnerait un but et une mission à plusieurs d'entre eux. Apprendre, instruire. Le cycle du savoir, de la civilisation, ce qui les différenciait des bêtes au dehors.
Il n'entendit pas Hubert entrer et sursauta en le voyant devant lui, manquant tomber de sa chaise. Le paladin le rattrapa par réflexe et grimaça en réalisant que ses premiers mots s'étaient perdus. Albérich se déboucha l'oreille gauche.
" Et tu disais ?
— Misère, Albérich. Ça pourrait être la guerre dehors et tu griffonnes...
— J'imagine qu'une guerre agiterait la toile de mon chariot."
Hubert leva les yeux au ciel et attrapa un siège. Le Luménien repéra les cheveux collés sur son front par la sueur et fronça le nez.
" Tu sens la rose."
Le paladin s'empourpra.
" Heu. Hum. Désolé. Je me suis entraîné avec Guillermo. C'était... nerveux.
— Il ne t'a pas égorgé, c'est déjà ça.
— Très drôle. "
Hubert soupira.
" Tu viendrais t'entraîner maintenant ?"
Albérich baissa les yeux sur ses documents. La prochaine étape nécessitait qu'il implique les instituteurs dans son travail et ils étaient sans doute occupés.
" D'accord.
— On peut aller dans l'une des tours. Si tu supportes les cris."
L'ancien clerc hésita. C'était une chose de percevoir un faible murmure au travers de la cire, une autre d'être exposé à l'expression brute et tonitruante de la souffrance.
" Je préfère descendre. Tant pis s'il y a du public.
— Je comprends."
Le Luménien prit le temps de ranger ses documents, puis prit son manteau et suivit le paladin au dehors. Les hurlements l'agressèrent aussitôt et il fit un pas en direction d'Hubert pour se rapprocher de la source de son pouvoir apaisant. Ce dernier fit mine de n'avoir rien remarqué, ce qui était peut-être le cas. Ensemble, ils gagnèrent les escaliers, puis les sous-sols du fort, direction la nef d'entraînement.

[Taliesin]

Dans la nef, rien ou presque n'avait changé : les instructeurs instruisaient toujours des groupes appliqués de colons, seule l'identité de ces derniers étant différente. De surcroit, l'on voyait désormais des palefreniers mener des chevaux dans les couloirs. Enfin, Ruth et Alban avaient disparu : peut-être, eux aussi, permettaient-ils aux équidés de prendre un peu d'exercice. Quoi qu'il en soit, si Hubert et Albérich souhaitait s'entraîner loin des regards, il leur suffirait de s'engager dans le couloir ouest, où aucune monture n'était menée.

[Galathée]

Ils s'équipèrent avant de se soustraire aux regards. Hubert indiqua au Luménien l'endroit où était placé le glyphe, histoire qu'il ne le traverse pas par mégarde. Albérich lui proposa de rester à distance : il n'avait pas particulièrement envie d'être paralysé ou foudroyé à cause d'un dérapage mal contrôlé. Ils commencèrent par s'échauffer un moment, bien que le paladin n'en ait manifestement nul besoin. Ensuite, ils travaillèrent de manière plutôt analytique, sans aller jusqu'à un réel affrontement. Le Luménien perçut, dans l'attitude d'Hubert, quelque chose qu'il n'avait jamais détecté autrefois, dans leurs séances à Solarcis, et comprit qu'il s'agissait de l'urgence. Son ami visait désormais l'efficacité, la défense, la survie, sans plus se soucier de mesure ou de style. Il fallait tuer le plus vite possible, viser les zones vulnérables, se dégager rapidement. Il avait toujours été d'un sérieux sans faille au cours de leurs entraînements, mais celui-ci avait pris une dimension supplémentaire, un peu effrayante. Albérich s'efforça de se montrer à la hauteur, mais après une petite heure de travail, sa concentration s'étiola comme des pensées noires s'imposaient dans son esprit. Hubert le perçut et mit fin à leur affrontement.
" Je vais travailler avec Ruth et Alban. Reste avec nous, ça te fera une distraction, dit-il comme ils regagnaient la grande salle.
— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée. Songer au fait que des gosses de leur âge devront peut-être réellement se battre..."
Il frémit.
" Je vais aller parler avec des gens. De n'importe quoi. De leurs envies pour le futur. De leur besoin d'apprentis. Ce genre de choses. Les lendemains roses, pas les lendemains noirs."
Hubert lui sourit douloureusement, le délesta de sa masse et lui serra doucement l'épaule.
" Les lendemains roses viendront."
Albérich opina du chef, sans rien ajouter, et ils se séparèrent.

[Taliesin]

Hubert dénicha rapidement ses écuyers, tous deux de retour d'un tunnel où ils avaient mené des chevaux en promenade. Ils ne furent pas longs à les ramener aux écuries et à revenir tout équipés pour une séance d'entraînement qui dura une bonne heure et à l'issue de laquelle ils s'esquivèrent en direction du niveau supérieur, Alban prenant néanmoins le temps de solliciter, à nouveau, la permission de dormir avec Ruth.

***

Albérich trouva les caves plus calmes qu'à l'accoutumée : il s'était produit un répit dans les hurlements et nombre des colons en avaient profité pour aller s'aérer un moment dans la cour. Il tomba néanmoins nez-à-dez avec les instituteurs, en grande conversation au coin d'un couloir.
-Je vous l'avais bien dit : nous devons impérativement aller nous entraîner si nous ne voulons pas passer pour des réfractaires ! lança Agathe lorsqu'ils l'eurent salué et constaté que lui-même portait les stigmates de son récent exercice.
-Je serais bien montée, mais d'un autre côté, je crains d'être la cible de boules de neige perdues... fit Rebecca.

[Galathée]

" Il n'y a pas d'obligations, dit le Luménien avec un sourire un peu las. Je crois que je vais aller goûter à l'air frais et au silence, pour ma part. Si ça se trouve, ça ne durera que quelques minutes, mais ce sera toujours ça de pris. Cela dit, j'aimerais que nous puissions nous trouver un moment pour travailler... enfin discuter, devrais-je dire, un de ces jours... ça n'a rien d'urgent, mais j'ai dégagé les quelques professions pour lesquelles il me semble utile de commencer à former des jeunes, et je voudrais approcher les personnes visées... mais aussi vous consulter pour que vous me disiez si vous connaissez des enfants ou des adolescents susceptibles de s'intéresser à leur branche... Il y a les clercs, bien sûr, mais à ma connaissance les bardes n'ont pas d'apprentis, eux non plus, et il y a d'autres professions à soutenir..."

[Taliesin]

-Nous avons déjà commencé à sonder nos élèves.
-Les bardes n'auront guère de difficultés à se trouver des apprentis, de même que Gabriel.
-Quelques métiers supplémentaires ont également le vent en poupe. Je doute cependant que cela corresponde aux "autres professions" que tu évoques...
-Mais nous t'en dirons plus au moment de notre réunion. Est-ce que cela t'irait, dans une heure ?
-D'ici là, gare aux boules de neige !