[Lieu] Une route oubliée

[Galathée]

Albérich passa la fin de la journée à aller et venir entre le sous-sol et la cour, s'efforçant de répondre aux questions, de régler de menus problèmes, d'expliquer au mieux les perspectives à ceux qui s'inquiétaient du lendemain. Ses blessures, bien que superficielles, l'élançaient et il constata, à la faveur d'une pause, que l'un de ses pansements s'était imbibé de sang, ce qui le força à remonter à l'infirmerie pour le changer. Ensuite, il se ménagea davantage, réduisant peu à peu ses déplacements jusqu'à abandonner la cour aux bons soins d'Ezéchiel et se consacrer tout entier à la vie de la communauté souterraine.
La nuit allait bientôt tomber sur cette rude journée et il redoutait le moment où il devrait envoyer quelqu'un réveiller Hubert pour qu'il aille prendre son tour de garde sur les remparts. Les quelques fois où il s'était arrêté devant sa chambre pour y jeter un oeil, il avait eu l'impression que le paladin s'était enfoncé dans une torpeur profonde, qui pourrait durer des jours. Pourtant, le devoir allait le rappeler, immanquablement, quand le soleil glisserait derrière la Lande.

[Taliesin]

Le soir s'approcha.
Dans les caves, la vie continuait comme si de rien n'était. Ou presque : on sentait plus d'excitation et d'inquiétude qu'à l'ordinaire.
Dans la cour, hormis les "aménagements" nouveaux, tout allait aussi comme de coutume. On notait toutefois un groupe d'hommes s'afférant derrière le rideau de chariots. Peut-être pour récupérer les armures des cannibales tombés.
Albérich finit par recevoir la visite de Guillermo. Toujours éprouvé, mais moins que la dernière fois qu'il l'avait aperçu.
-Vous serait-il possible de réveiller le sire de Maleval ? s'enquit-il après l'avoir salué. Nous avions parlé d'opérations nocturnes et si nous voulons les mettre en œuvre, il faudrait que nous ne tardions pas trop à en rediscuter... Oh, et Barthélemy souhaiterait s'entretenir avec vous à propos des pertes qu'a subi la Communauté.

[Galathée]

" Bien sûr, dit le Luménien. J'y vais de ce pas."
Il quitta donc l'intendance où il avait travaillé un moment et gagna la pièce où Hubert s'était réfugié. Réveiller quelqu'un de profondément endormi n'avait jamais été son activité favorite, mais il avait acquis une certaine expérience avec les novices du Temple de Lathandre.
" Hubert."
Le paladin se retourna vers le mur d'un mouvement brusque, relativement caricatural.
" Guillermo t'attend."
Il s'accroupit près de lui, lui toucha l'épaule et le secoua doucement. Hubert lâcha un profond soupir, déchirant.
" Allons."
L'ancien capitaine ouvrit les yeux et se redressa péniblement sur son séant. Il esquissa un sourire ensommeillé, parut sur le point de dire quelque chose, n'en fit rien.
" Désolé. La nuit est en train de tomber. Guillermo te cherche. Il veut parler d'opérations nocturnes.
— Ah. Oui. L'attaque du fort adverse."
Il passa deux mains lasses sur son visage.
" J'ai l'impression de m'être couché il y a deux minutes.
— Ça fait quelques heures.
— Quand tout ceci sera terminé, je me trouverai un vrai lit, avec un vrai matelas, un vrai sommier, de vrais draps, et je dormirai toute une veille.
— Rien que ça.
— Bah... Je m'éveillerai de temps en temps, mais ce sera juste pour commander à manger. Et je mangerai au lit."
Albérich rit.
" On croirait m'entendre."
Hubert émergea de sa couche, se leva et s'étira longuement.
" Tu ne rêves pas de ce genre de choses ?
— Je ne sais pas. Pas récemment, en tout cas."
Le paladin secoua la tête, un sourire tranquille aux lèvres.
" Rien à signaler ?
— Rien non. Les gens sont un peu nerveux.
— Prévisible. Bon... Je ferais mieux d'aller voir Guillermo, dans ce cas."
Ils se séparèrent sur le pas de la porte et Albérich se mit en quête de Barthélémy.

[Taliesin]

Barthélemy avait réintégré le véritable dispensaire. Il y était seul : sans doute les blessés étaient-ils suffisamment remis pour aller se reposer dans leurs propres dortoirs.
-Merci d'être venu, Albérich. Je voulais vous dire un mot avant d'aller me reposer...
Se reposer, le Chauntéen n'avait pas dû le faire de toute la journée, et cela se voyait : il avait l'air plus vieux, plus voûté...
-Je ne sais pas si ce sera faisable dès ce soir, vu tout ce qui s'est passé, et je me doute que le Conseil en a déjà discuté, mais... Il faudrait réfléchir à une cérémonie pour ceux d'entre nous qui sont tombés. Il faudrait aussi... s'occuper de ceux qu'ils ont laissés derrière eux. Car cette fois, malheureusement, il y a des veuves et des orphelins.

[Galathée]

Albérich s'assit sur une des couches avec un soupir. Il ne comprenait pas comment, avec ses mille pérégrinations, la chose avait pu lui échapper. Mais peu importait, il fallait à présent la prendre en charge.
" Je vais aller les voir, dit-il simplement. Connais-tu leur nom ? J'imagine que l'information s'est déjà répandue..."

[Taliesin]

Il lui donna les noms : il y avait deux veuves, la seconde ayant trois enfants.
-J'ai essayé de les réconforter une bonne partie de l'après-midi, expliqua-t-il. Mais évidemment, face à une telle souffrance, je n'ai pas pu faire grand chose... De plus, la question d'une éventuelle résurrection à été évoquée. Personnellement, je suis prêt à le faire, mais je pense que la décision revient au conseil. Si les mythiques mines de Clairétoile ne sont pas épuisées, nous aurons peut-être, d'ici quelques temps, de quoi ramener tous nos disparus. Pour l'heure, cependant, nous ne disposons que de trois diamants... Doit-on privilégier ceux qui avaient une famille au détriment des célibataires ? Vaut-il mieux patienter afin de relever l'ensemble des défunts en même temps tout en gardant, dans l'intervalle, de quoi le faire pour des personnes cruciales dans le fonctionnement de la Communauté ? Bref, la question n'est pas simple...

[Galathée]

Albérich écarquilla les yeux de stupeur. Il n'aurait jamais imaginé que Barthélémy puisse songer, sérieusement, à ressusciter les soldats tombés. Bien sûr c'était logique, il aurait dû y songer, mais en tant que Chauntéen, en tant que Lathandrite lui-même, c'étaient des choses que l'un et l'autre n'auraient jamais dû envisager. Bien que capable de ramener une personne à la vie, c'était quelque chose qu'Albérich n'avait jamais fait, du temps où il disposait encore du pouvoir de son dieu, et ce malgré le nombre de personnes qu'il avait vues tomber pendant la révolution. Il en avait sauvé beaucoup in extremis, cependant, mais il y avait quelque chose dans la résurrection qui le mettait profondément mal à l'aise : une fois la limite franchie, l'âme appartenait aux dieux, et il était contre-nature d'intervenir dans le cycle de la vie et de la mort, pour repousser cette dernière.
" C'est le moins qu'on puisse dire." murmura-t-il.
Il imagina Clairétoile, la cité des Immortels, où tout le monde meurt de vieillesse, où personne n'est jamais victime d'une maladie, d'un accident ou d'un acte de malveillance, où les guerriers luttent sans crainte contre les monstres de la Lande car aucun ne peut les tuer durablement, une cité qui finit par partir en guerre contre les villes voisines tout en sachant qu'elle ne perdra aucun soldat. Il frémit.
Il songea à Marthe et ses disparus, à toutes les pertes qu'avaient connu les gens de la colonne. Etaient-ils partis avec cet espoir fou d'effacer le passé ? La ville au gisement de vie ?
" J'en référerai au conseil."
Il faillit parler de cérémonies, mais si les gens espéraient voir leurs morts se relever, ça n'avait aucun sens, évidemment...

[Taliesin]

-Très bien.
Le vieillard se leva péniblement.
-Je te souhaite bon courage pour tout ce qu'il reste à faire, Albérich. De mon côté, il faut que je sois raisonnable et que je m'étende un peu. Toutefois, si mon aide était nécessaire, il ne faut pas hésiter à me réveiller... Mais si les dieux sont bons, la Communauté aura droit à une nuit paisible après cette journée fort mouvementée.

[Galathée]

Le Luménien souhaita bon repos à Barthélémy puis s'esquiva, songeur, dans les couloirs.
Le conseil aurait dû écarter toute possibilité de résurrection par principe. Hubert était un paladin de Lathandre, lui-même avait été clerc de ce dieu, ils auraient dû refuser par défaut. Mais il savait que la question tourmentait Hubert : il avait eu envie de ramener Robert, et sans doute serait-il sensible au désarroi des veuves. En même temps, comment décider de qui pouvait être sauvé, qui ne le devait pas ? C'était ouvrir la porte à bien des débordements. Lui-même demeurait absolument contre, mais il était conscient que c'était quelque chose de viscéral, pas de réfléchi. Il songea à Euryale, à Erwan, à Hector. Ils avaient été massacrés par les Sharites, avec violence et haine. Aucun des trois n'avait été ramené, alors qu'ils disposaient de leurs corps. Cela aurait été si simple, pourtant, si rapide. Mais c'était un jeu trop dangereux. La mort était la mort, la vie, la vie.
Il soupira.
Hubert était sans doute en train de discuter avec Guillermo, désormais, Ezéchiel se trouvait probablement à l'extérieur. Pourtant, il faudrait qu'ils en parlent rapidement, car les veuves avaient besoin de réponses.

[Taliesin]

Si le paladin s'entretenait bel et bien avec le chef mercenaire, Albérich s'était cependant trompé sur un point : Ézéchiel, ayant délégué la supervision des tâches qu'il menait jusqu'ici sur le rempart oriental, était également de la partie.
-Désolé de vous avoir fait réveiller, s'excusa rapidement Guillermo. Mais je me suis dit que vous seriez furieux si les opérations envisagées ne pouvaient finalement pas être lancées.
-J'ai été mis au courant de ce plan et je dois dire qu'il me plait assez, ajouta le rôdeur.

[Hubert de Maleval]

" Il n'y a pas de mal. Si vous êtes réveillé, je ne vois pas pourquoi moi je devrais dormir."
Il sourit à Ezéchiel puis revint à Guillermo.
" Nous n'avons aucun moyen de savoir combien ils sont dans le fort. Ne sous-estimez pas leur nombre et leur résistance. Idéalement, il faudrait qu'ils ignorent d'où vous êtes venus, sauf si vous parvenez à tous les tuer. Si vous craignez d'avoir affaire à trop forte partie, ne tentez rien d'irraisonné. Nous pouvons vider leur fort de ses richesses dans jamais monter à l'étage supérieur : ils n'ont sûrement pas découvert la nef, et donc les coffres doivent être intacts."
Il parut songeur.
" Peut-être devrais-je vous adjoindre Giovanni et un ouvreur de coffres... Alban, par exemple. Cela nous permettrait de gagner du temps. S'ils restent en sous-sol, ils ne seront pas exposés."

[Taliesin]

Ezéchiel haussa les épaules.
-Comme tu le souhaites. Guillermo et moi avions sélectionné nos hommes afin de constituer une équipe propre à nettoyer le fort. Néanmoins, si tu préfères que nous commencions par rapatrier les coffres ici, c'est faisable également, et si nous avons assez de bras, cela ne devrait pas être long et ne remettre en rien l'autre opération en cause. La nuit est longue, après tout.
-Et rien n'empêchera de ramener les armes de siège dans le fort oriental une fois celui-ci conquis.

[Hubert de Maleval]

Hubert les dévisagea, un peu surpris.
" Bon, mais si vous avez déjà tout organisé, je ne vois pas bien... exactement... pourquoi vous m'avez envoyé chercher... Oh. Vous avez besoin de mon feu vert. Vous l'avez."
Il secoua la tête, décontenancé, et s'apprêta à laisser les deux hommes terminer leurs préparatifs. Ensuite, il irait rapidement à l'intendance se chercher à manger avant de monter sur les remparts.

[Taliesin]

Sa réaction surprit manifestement les deux hommes.
-Et bien, c'est toi le chef, fit Ézéchiel. Nous avons préparé ce que nous pouvions de notre côté, c'est à dire... la composition de notre équipe. Pour le reste, oui, il nous fallait ton aval.
-De surcroit, comme nous ne comptions pas nous occuper des coffres avant d'avoir pris la forteresse, et comme c'est désormais notre mission première... Je ne crois pas qu'on puisse dire qu'on vous ait réveillé pour rien...

[Hubert de Maleval]

" Mais je ne veux pas bouleverser vos plans, dit le paladin. Je ne me charge pas de l'intervention, et vous avez manifestement les choses bien en tête. Envoyez-moi un messager quand le fort est pris, et j'enverrai des chevaux et des civils pour vider les coffres. Comme ça, ils ne vous gêneront pas pendant votre intervention et il n'y aura aucun risque pour personne. Nous n'en sommes pas à quelques heures près, de toute façon."

[Taliesin]

-Comme tu le souhaites.
Les deux hommes le saluèrent et s'esquivèrent, tandis que lui-même prenait comme il en avait eu l'intention la direction de l'intendance. En chemin, il put constater qu'en dehors de l'atmosphère un peu plus électrique que de coutume, le quotidien des sous-sols avait repris son cours - mêle l'habituel brouhaha de conversations émanait de la cantine, où le repas avait commencé à être servi.
Enfin, il gagna la pièce jadis attribuée à Ignace, où flottait toujours une vague odeur de fumée et où l'attendait Albérich.

[Hubert de Maleval]

Hubert y pénétra presque cérémonieusement, scrutant les traces de son combat contre le diable. Il avait l'impression qu'il s'était déroulé mille ans plus tôt. Albérich leva les yeux à son entrée et le paladin vit immédiatement qu'il était tendu. Sans doute sa conversation avec Barthélémy ne s'était-elle pas complètement bien déroulée. Mais Hubert n'était pas enclin à entrer en matière d'emblée sur ce qui fâchait son ami. Il avait juste envie de s'asseoir et de profiter un moment de sa présence, sans évoquer les cannibales, les événements de la matinée, quoi que ce soit de désagréable.
" Tu as faim ?" demanda Albérich.
Hubert acquiesça. Le Luménien quitta l'intendance quelques minutes tandis que le paladin s'asseyait sur un des coffres de stockage et soupirait, encore mal réveillé. Albérich revint avec une assiette de ragoût qu'il lui tendit. Il n'y avait plus de viande fraîche depuis longtemps, mais Gus y avait manifestement incorporé des morceaux de saucisse sèche, que la cuisson avait attendris.
" Vous allez attaquer le fort adverse ?
— Oui. Un petit groupe va intervenir dans les heures qui viennent. Je ne veux rien savoir de leurs méthodes."
Impossible d'éviter ces sujets. Le siège, l'ennemi, étaient devenus leur horizon unique. Hubert, malgré sa profession, se sentait fatigué. Mais c'était le contrecoup de l'assaut matinal, il ne l'ignorait pas. Albérich lui sourit.
" Est-ce que ça va ?
— Je suis juste un peu las. Cela va me passer."
Le Luménien s'assit à son tour.
" La victoire de ce matin nous a fait avancer. Enormément avancer. Les Paludiers sont désormais beaucoup plus vulnérables. Tout ceci sera bientôt terminé.
— Tu parles comme un Lathandrite.
— Je suis simplement réaliste.
— C'est vrai."
Il se pencha à nouveau sur son assiette et se rasséréna. Albérich avait raison. Une chose à la fois, et ils vaincraient. La prise du fort adverse, le pilonnage du camp cannibale, une charge, et la route de Clairétoile serait dégagée. Il était surpris que Gabriel ne soit pas entré en contact avec lui, cependant. Ils ne savaient rien de l'équipe d'Etienne, or il en était le relais désigné.
" Tu as l'air préoccupé...
— Ce n'est rien. Nous en parlerons plus tard."
Hubert pinça les lèvres.
" Si ça va t'empêcher de dormir, j'aime autant que tu t'en décharges.
— Les veuves parlent de résurrection. Barthélémy ne s'y est pas opposé.
— De résurrection ?!
— Nous avons deux diamants qui feraient l'affaire. Et il y a deux veuves.
— Ah misère."
Il ne pouvait que comprendre cet élan, cette envie... Mais s'ils ressuscitaient ces deux-là, pourquoi pas les autres ?
" Mais va veiller, nous en parlerons demain.
— Misère." répéta Hubert.
Lui qui avait espéré trouver un peu d'apaisement, c'était un échec dans les grandes longueurs.
" Mais il faudra décider vite : on ne peut pas laisser les veuves dans l'expectative... et l'espoir de récupérer leurs hommes."
Le paladin se leva avec toutes les peines du monde et acquiesça.
" Bonne veille.
— Bonne nuit."

[Taliesin]

L'un alla se coucher, l'autre monter la garde, et la nuit commença à s'écouler.
Vint l'heure de la relève, qui se déroula sans anicroche.
Puis Hubert entendit à nouveau des pas : Ézéchiel s'approchait de lui.
-Le fort ouest est nôtre, annonça-t-il sans ambages. Et une vingtaine de cannibales ne sont plus de ce monde.
Le sang de certain d'entre eux maculait d'ailleurs son armure de cuir.

[Hubert de Maleval]

Hubert avait eu du mal à se concentrer sur la campagne enténébrée. Il avait songé à cette histoire de résurrection. Pas longtemps, cependant. Il avait vite dérivé sur la matinée écoulée, les risques qu'il avait pris, sa propre mortalité, son incapacité à contrôler ses élans lorsqu'il était dans le feu de la lutte. Il pensa aussi aux paladins qu'il avait connus, aux jeunes et aux moins jeunes, à leur destin sanglant, pour la plupart, aux dangers de la profession, au cycle de la vie et de la mort, à la lumière. Il ne s'imaginait pas immortel, ni bien sûr invulnérable, il avait conscience de ses limites, de la fragilité de la chair, à la probabilité, chaque fois, qu'il ne survive pas à un engagement. Tout cela avait été absent, à Solarcis. Il n'avait jamais craint pour sa vie, en dix ans. Pourtant il y avait eu des échauffourées, des interventions, des moments de tension extrêmes... Mais chaque fois, il s'était senti entouré, en confiance, contrôlant les événements. Ce matin, à nouveau, il était passé très près de quelque chose de beaucoup plus incertain. Et contrairement aux fois précédentes, il y avait eu quelque chose d'inutilement téméraire dans son comportement. Il se souvint de Robert, du tournoi, de la manière dont le chevalier avait perdu son sang-froid devant la défaite à la joute... Des êtres sanguins, vulnérables, voilà ce qu'ils étaient.
La survenue d'Ezéchiel l'arracha à ses pensées troublées.
" Formidable." dit-il simplement, sincère.
Puis il réalisa que l'éclaireur lui-même avait participé à l'intervention. N'était-ce pas... absolument inutile ? D'aller exposer un conseiller là où d'autres auraient parfaitement rempli son rôle ? Il ne se permit pas de faire la moindre remarque, cependant. Ses réflexions des dernières heures l'avaient laissé trop incertain.
" Les colons dorment, cependant. Il faudra attendre demain pour ramener les coffres, sauf si vos hommes ont encore de l'énergie."

[Taliesin]

-Je crois que certains ont encore de l'énergie. Cependant, les balistes et plus encore les catapultes étant plus difficiles à déplacer une fois montées, mieux vau peut-être laisser tout ça là-bas... Bon, il n'est pas impossible que les barbares, dans l'intervalle, envoient certains des leurs au fort, pour relever les guetteurs qui s'y trouvaient. Mais nous avons pris soin de refermer le passage secret, de faire disparaître les corps et d'effacer autant que possible les traces de leur mort. Ils devraient donc avoir l'impression que leurs hommes se sont volatilisés, ce qui est susceptible de les dérouter quelque peu...

[Hubert de Maleval]

" Excellente initiative. Et il est vrai qu'il n'est pas nécessaire de ramener les choses jusqu'ici. Demain, un groupe ira jusqu'au sous-sol pour ouvrir les coffres. J'aimerais que davantage de gens essaient. Cela nous permettra de savoir si nous devons surveiller scrupuleusement nos quelques mains de fée, ou si nous ne devons pas nous poser trop de questions quand nous formons des groupes d'exploration. As-tu essayé, toi ? Ou certains de tes hommes ? Il suffit de les effleurer de la paume."

[Taliesin]

-Oui, Giovanni m'avait expliqué... Guillermo et moi avons tenté l'opération, et ce fut un cuisant échec. A l'inverse, deux de mes hommes sont parvenus à obtenir ce miracle. Honnêtement, s'il y a une logique là-dessous, elle m'échappe complètement. Toutefois, je ne suis pas vraiment du genre à m'interroger sur ces matières... Ce qui compte, pour l'instant, c'est que nous savons que les coffres renferment le même équipement que ceux que nous avons découvert ici. C'est une bonne nouvelle, même si pour les gemmes magiques, il faudra repasser...

[Hubert de Maleval]

Hubert se demanda pourquoi Ezéchiel ne l'avait pas immédiatement averti de l'ouverture des coffres. Avait-il l'air si fatigué qu'il ne lui faisait pas un compte-rendu complet de leur intervention ?
" Magnifique. Vous pouvez vous reposer, à présent. J'imagine qu'Ariel et l'expert de chez Guillermo pourront se mettre à pied d'oeuvre dès l'aube. Ensuite, vous devrez peut-être nettoyer le fort une seconde fois..."
Ils avaient planifié leur action de manière peu pragmatique, tout compte fait. Ils auraient mieux fait d'attendre d'avoir les opérateurs sous la main avant d'aller tuer les cannibales, afin que les engins de siège prennent position aussitôt. Mais c'était peut-être le cas. Après tout, il savait très peu de choses de ce qu'ils avaient organisé.

[Taliesin]

-Bah, s'ils sont assez idiots pour y envoyer encore quelques-uns des leurs, c'est tout bénéfice pour nous : cela nous permettra d'amoindrir leurs forces à nouveau, toujours sans trop nous exposer... Hum, par contre, peut-être serait-il intéressant de voir s'il est possible de réaliser de nouvelles portes, comme cela a été fait ici...
Sur ces mots, le rôdeur salua Hubert et s'éloigna, le laissant à sa garde silencieuse.
Quelques heures plus tard, l'aube arrivant, sans que rien de notable ne se soit produit.

[Hubert de Maleval]

Hubert pria avec ferveur, sur le rempart est, avant de redescendre dans le ventre du fort. La journée était pleine de nouveaux écueils, il le savait, entre le sort des cadavres ennemis, celui de leurs propres disparus avec cette histoire de résurrection, le pilonnage de l'ennemi depuis le fort voisin. Il fallait qu'il retrouve Albérich et Ezéchiel et qu'ils réunissent leur conseil restreint. Il regrettait avec plus d'acuité que jamais l'absence d'autres conseillers. Certaines questions échappaient à sa sphère d'expertise et devoir prendre des décisions dans le domaine ne l'amusait en rien. Il s'inquiétait aussi pour Etienne, dont il n'avait aucune nouvelle. Il espérait que le jeune chevalier le contacterait dans la journée, sans quoi il devrait en référer à Barthélémy. Il était important qu'il sache que les cannibales avaient attaqué et qu'ils avaient l'intention, désormais, de les détruire, peut-être le jour-même, peut-être le lendemain.
Il se mit donc en quête de ses deux collègues, même si cela ne le réjouissait en rien. Il songea avec amertume au fait qu'il n'aurait jamais imaginé que la vue d'Albérich lui soit désagréable, mais en l'occurrence, il était fatigué et le Luménien l'obligerait à se creuser les méninges, ce dont il n'avait nulle envie, d'autant qu'il n'imaginait pas trouver réponse satisfaisante à leurs problèmes.

[Taliesin]

Cela avait tout d'une matinée ordinaire au sein de la Communauté : la cantine résonnait des conversations des gamins s'apprêtant à aller à l'école, les couloirs bruissaient du va-et-vient des colons dont certains allaient se débarbouiller aux thermes...
Hubert croisa d'abord Ézéchiel, la mine encore chiffonnée de sommeil, puis ALbérich, un peu plus dispos. Lorsque tous trois gagnèrent l'intendance, ils y découvrirent un copieux petit-déjeuner. Quelqu'un - Gus, peut-être -, se doutant de leurs intentions, leur avait réservé cette attention bienvenue.

[Hubert de Maleval]

" Bon, dit le paladin avec un sourire contraint. Nous avons trente-six problèmes à régler, pour changer. Ai-je déjà mentionné le fait que je n'avais jamais eu aucun désir de devenir conseiller ?"
Albérich ouvrit des yeux stupéfaits puis sourit.
" On s'est levé du mauvais pied.
— Je ne me suis pas couché, je te rappelle. Mais pardonnez-moi. Une longue nuit en solitaire, à ne rien faire, avec mes pensées et mes pensées seules comme compagnes, ce n'est pas très agréable... Surtout quand ces pensées n'apportent aucune solution."
Le Luménien lui tendit une tasse de thé qu'il huma, songeur. Il finit par se détendre légèrement, rasséréné par la bonne odeur du citron qui émanait de son breuvage.
" Dans quel ordre voulez-vous que nous procédions ? Tout me semble urgent.
— Nous ferions mieux de commencer par régler les conséquences de l'assaut d'hier, au sens large, avant de penser au futur. Les choses sont liées, quelque part.
— Mais dans les deux sens. Si nous détruisons le camp des Paludiers aujourd'hui, nous pourrons brûler les cadavres dans le fort sans incommoder personne. Si nous connaissons d'autres pertes et d'autres veuves aujourd'hui, la question de la résurrection des hommes tombés hier va se poser autrement."

[Taliesin]

-Sur ce point, je propose que nous nous montrions particulièrement pragmatiques, intervint le chef des éclaireurs. La Communauté a toujours été en faveur de la résurrection de ses membres défunts. C'est d'ailleurs pour cela que nous avons emporté trois diamants... Cependant, il me semble que, pour l'heure, ceux-ci doivent être réservés aux cas d'extrême urgence, par exemple si vient à tomber une personne particulièrement importante sans qui la survie de notre groupe est menacée. Quant nous serons débarrassés des barbares et solidement installés dans la cité, ce ne sera plus la même chose. Surtout si nous retrouvons les mines.

[Hubert de Maleval]

" Donc ça signifie dire aux veuves... Peut-être, mais peut-être pas. C'est incroyablement cruel, dit Albérich avec une grimace. Il va falloir exprimer ça de la manière la plus humaine possible...
— Vous aviez réellement prévu de ressusciter les membres tombés de la communauté ? demanda Hubert à Ezéchiel, surpris. Jusque quand ? Uniquement sur le trajet ou bien... de manière systématique, si les mines le permettent ?"
Cette idée mettait le paladin extrêmement mal à l'aise.
" Est-ce que... certains des colons ont emporté une poignée de cheveux ou un os de leurs disparus en échange de la promesse qu'au possible, on leur rendrait leurs êtres aimés ?"

[Taliesin]

Ézéchiel fronça les sourcils.
-Pas à ma connaissance, non : la Communauté n'a pas utilisé la résurrection comme... argument de vente, si je puis dire. Outre être mensongère, puisque nous n'avons aucun moyen de savoir si les mines ne sont pas épuisées, cette démarche aurait été la plus sûre façon de recruter des gens nullement intéressés par notre projet en lui-même mais cherchant autre chose. Simplement, si certains de nos membres tombent sous les coups de monstres ou de Paludiers, et si nous avons la possibilité de les ramener... L'Assemblée n'a pas vu de raison de s'en priver.