[Lieu] Une cité perdue

[Taliesin]

Sa réaction fit rire les deux institutrices.
-Allons, Albérich, nous ne nous justifions pas !
-Nous essayons d'initier un débat !
-Nous adorons ça, les débats...
-Mais je comprends que tu préfères revenir à des sujets moins sérieux...
-Itou. C'est vrai que nous sommes là pour nous détendre...
-Bref, quand est-ce que tu joues les modèles ?

***

Hubert, lui non plus, n'était pas resté seul bien longtemps. En effet, Ézéchiel n'avait pas tardé à venir s'assoir près de lui. Les grands rassemblements ne devaient guère être la tasse de thé du rôdeur mais, malgré tout, il avait l'air détendu.
-Et bien, nous y sommes arrivés, finalement...
Il sourit.
-J'ai l'impression que les éclaireurs vont enfin pouvoir se remettre sérieusement au travail. Certes, nous sommes pour la plupart habitués a évoluer en pleine nature, mais une cité abandonnée reste un très intéressant terrain de jeu.

[Hubert de Maleval]

Hubert sourit. En voilà un qui ne perdait pas les aspects pratiques de vue…
« Effectivement… J’imagine que nous nous réunirons demain à la première heure pour discuter des prochaines étapes. Je ne sais pas s’il y avait un semblant de carte dans les documents d’Etienne, mais Giovanni les a beaucoup étudiés. Il pourrait faire un consultant utile, à cet égard, avant de nous lancer dans de grandes entreprises… La cité est gigantesque : nous ferions sans doute mieux de procéder par secteurs, en fonction de nos priorités, et des moyens que nous avons. J’imagine aussi que, assez rapidement, nous allons devoir nous poser la question du ravitaillement. Même si la route de Grand Estuaire est praticable, elle demeure dangereuse, et la distance n’est pas négligeable. Enfin… Je m’emballe. Nous avons du pain sur la planche…»

[Taliesin]

-Oui, nous avons du pain sur la planche. Mais il a changé de nature : une grande étape à été franchie, il s'agit désormais de s'établir, d'explorer, de bâtir... C'est assez enthousiasmant, je dois dire.
Il sourit.
-Mais cela attendra demain : nous avons bien mérité de nous relâcher quelques heures, après ces journées pour le moins tendues... D'ailleurs, je suis soulagé que tu proposes de remettre le Conseil à demain : j'avais peur que tu souhaites le réunir sitôt le repas terminé !

[Hubert de Maleval]

" Je crains de ne pas pouvoir être très efficace, si nous devions encore discuter maintenant... La nuit... Ce n'est pas mon meilleur moment. Et puis mine de rien, ces derniers jours ont été intenses... J'ai besoin de me poser : j'ai encore du mal à croire que nous sommes en ces lieux..."
Il songea aux cannibales qu'il avait encore tués le matin même, dans ce simulacre de duel. Il avait besoin d'expier, et pour ça, il avait besoin d'espace et de solitude. Vu la taille de la forteresse, ce ne serait sans doute pas trop difficile à trouver.
" As-tu une vague idée de la manière dont les choses sont organisées dans cet immense endroit ? Je dois dire que je ne visualise pas encore bien la disposition des lieux... et j'ai presque peur de me perdre..."

[Taliesin]

-Tu sais, ça fait un peu ça à tout le monde. Et c'est pour cette raison que nous n'avons investi qu'un petit secteur de la forteresse : les groupes sont restés les mêmes qu'au fort, chacun d'entre eux a emménagé dans une pièce des environs, d'autres accueillent le matériel ou les chevaux... C'est évidemment provisoire : dès que nous nous serons familiarisés avec les lieux, chaque famille aura sa propre pièce, j'imagine... Toutefois, il y a déjà un itinéraire menant dans les profondeurs du château que tout le monde connaît : celui menant aux thermes.

[Hubert de Maleval]

" Et bien, je pense que je l'emprunterai à mon tour avant d'aller me coucher... même si se baigner l'estomac plein n'est généralement pas recommandé."
Il jeta un coup d'oeil vers les portes, chercha des fenêtres des yeux.
" Etienne a l'air de dire que les patrouilles sur les remparts sont suffisantes pour l'instant, je vais peut-être m'offrir le luxe de dormir la nuit, pour changer de mes habitudes. Je réexaminerai le dispositif mis en place demain. Il faudrait vraiment que nous manquions de chance pour que quelque chose se déroule encore cette nuit..."

[Taliesin]

-Oh oui, ce serait une sacrée déveine ! La forteresse est bâtie sur un éperon rocheux haut et abrupte, ses remparts sont hauts, ses portes solides, et tous les passages secrets sont fermés. De surcroit, l'expédition d'exploration a vécu plusieurs jours ici sans subir le moindre incident... Non, honnêtement, je crois que tu poux sans crainte passer ta soirée à te délasser et ta nuit à dormir sur tes deux oreilles. Personnellement, c'est bien ce que j'ai l'intention de faire. Et, à mon sens, c'est une attitude raisonnable : nous avons tous énormément besoin de souffler, pour repartir d'un bon pied et nous montrer efficaces.

[Hubert de Maleval]

" Je crois aussi." dit le paladin.
Il but une gorgée de vin.
" Excuse-moi si c'est indiscret mais... je me rends compte que je ne connais pas bien les perspectives de chacun... Tu vas dire que c'est anticiper sur les discussions que nous devrons avoir dans les jours à venir, mais... tu es un rôdeur... et nous sommes désormais en milieu urbain. Bien sûr, il y a encore de l'exploration, pour un certain temps, mais... avais-tu imaginé demeurer dans la cité une fois qu'elle aura commencé à tourner plus ordinairement ?"

[Taliesin]

-Demeurer dans la cité, non, hormis épisodiquement. Demeurer dans ses alentours, par contre... Pourquoi pas ? Une cité à besoin d'un arrière pays pour les cultures, la chasse, l'approvisionnement en matières premières... Elle a besoin, aussi, de routes sûres vers les autres bourgades... En ces domaines, je crois qu'un rôdeur pourrait s'avérer utile. Alors oui, je m'attarderai au moins un moment dans les Landes. Ce n'est pas une région riante, il faut l'admettre, mais je suis sûr qu'elle ne manquera pas d'attraits, une fois libérée de ce qui la hante.

[Hubert de Maleval]

" Libérée de ce qui la hante ?! Ezéchiel, tu es bien ambitieux... ou tu espères vivre bien vieux, si tu penses voir un jour la région entière libérée de ses horreurs... Les landes resteront les landes... et un rôdeur devrait, j'imagine, veiller à ce que nous n'asséchions pas égoïstement trop de marécages pour pourvoir à nos besoins humains. Je suppose que malgré les bestioles parfois peu reluisantes qui y vivent, ces endroits ont une fonction, à l'échelle de l'île..."
Il haussa les épaules.
" Ou alors je confonds avec les druides. Et ça dépend sans doute de ce que tu entends par région."
Ezéchiel sur la route. Edgar à la tête de la milice urbaine. Gaspard pour les troupes de défense extérieure... ou Guillermo, si Guillermo pouvait être persuadé de rester à Clairétoile et de changer de vie...
Tout ça était prématuré, mais les choses commençaient à prendre forme dans son esprit...

[Taliesin]

-Oh, par région, j'entendais les environs : je ne suis pas irréaliste ! Peut-être aurai-je, avec l'aide d'autres rôdeurs, les moyens de faire en sorte que les abords immédiats de la ville soient moins périlleux, que la route venant de Grand-Estuaire puisse être empruntée par des caravanes régulières sans que celles-ci n'aient à redouter plus de dangers que dans les autres régions sauvages... Pour le reste, tu ne te trompes pas : les gens de ma profession essaient de préserver la nature. Reste à savoir ce qui, dans les Landes, tient de celle-ci ou ce qui est le résultat de la fameuse catastrophe dont nous ignorons encore tout...

[Hubert de Maleval]

" Oui. La catastrophe. L'inconnue à laquelle personne n'a trop envie de réfléchir, dit le paladin avec un calme sourire. J'espère que nous parviendrons à en savoir davantage... En même temps, s'il existe un récit de ce qui s'est produit, je ne suis pas sûr que nous soyons au meilleur endroit pour le trouver : les survivants ont dû l'emporter avec eux... Et s'il n'y a pas de récit, ça donne surtout l'impression qu'il n'y a pas eu de survivants. Misère, je commence à dire des choses sinistres."

[Taliesin]

-Déformation professionnelle, j'imagine ? En même temps, tu as l'air... préoccupé, si je puis me permettre. Mais peut-être n'est-ce que le contrecoup des récents événements.
Il eut un sourire pensif.
-COmme toi, j'ai du mal à réaliser que nous soyons enfin ici. Du mal à réaliser, aussi, que nous ayons triomphé de tous ces périls... Et pourtant c'est bien vrai. Alors ce soir, réjouissons-nous. Et dès demain, remettons-nous au travail.

[Hubert de Maleval]

" Tu as raison. Je devrais peut-être aller démarcher un barde ou l'autre... mais sans doute n'est-il pas opportun de transformer ce banquet festif en bal improvisé... Nous devons nous reposer... et puis une partie d'entre nous sont coincés sur les remparts ou dans les sous-sols avec les enfants que nous avons ramenés..."
Il soupira, sourit doucement.
" Je crois que je vais sortir prendre l'air un moment."

[Taliesin]

Le rôdeur le dévisagea quelques secondes puis opina du chef.
-D'accord.
Il jeta un regard autour de lui.
-Mais fais vite et sois discret : Giovanni te cherchait pour je ne sais quelle raison frivole, et je m'étonne d'ailleurs qu'il ne te soit pas déjà tombé dessus... SI je le vois s'élancer à ta suite, j'essaierai de l'alpaguer.

[Hubert de Maleval]

" J'imagine que c'est le juste résultat d'une promesse faite un peu légèrement, dit le paladin avec un sourire. Merci pour ton aide. Mais ne le retiens pas trop longtemps : son courroux n'est pas quelque chose dont j'ai envie de faire l'expérience, or je n'ai pas l'impression qu'il soit du genre à renoncer quand on contrarie ses plans."
Il vida rapidement son verre, se leva et se mit en quête d'une sortie plus discrète que les grandes portes d'airain. Il devait sûrement y avoir des issues plus modestes et un accès à un balcon ou aux remparts qui ne l'oblige pas à repasser par le grand hall.

[Taliesin]

Le paladin dut contourner les tables, remarquant au passage que ses écuyers, une coupe à la main, faisaient beaucoup rire leurs camarades en les gratifiant de quelque récit dont il ignorait la nature. Puis il repéra une porte, laquelle l'amena dans les cuisines improvisées, puis sur un couloir flanqué d'une multitude d'autres pièces... L'endroit était immense et, oui, il y avait moyen de s'y perdre. Pourtant, il ne s'égara pas et déboucha bientôt sur le porche du château, auquel il accéda via une ouverture plus discrète que celle du hall.
Devant lui s'étendait la cour, le mur sud et, au-delà, la cité nimbée de clair de lune.

[Hubert de Maleval]

Il n'alla pas jusqu'aux remparts. Il s'assit sur une marche du perron, un peu sur le côté, joignit les mains, croisa les doigts, et y posa le front. Ensuite il fit le vide dans son esprit, essaya de prendre conscience de chacune des fibres de son corps, du sommet de son crâne à la plante de ses pieds, s'ancra en lui-même et pria Lathandre. Il avait besoin d'un contact bref avec son dieu pour se purger du massacre de la matinée, qui avait continué de le hanter, en sous-teinte, pendant toute la journée. Il avait aussi besoin de trouver un peu de lumière pour le guider dans les jours à venir et pour museler ses incertitudes. Il savait que le Seigneur du Matin ne lui répondrait pas, mais frôler son immensité lui suffirait.
Un refuge et la paix. Il ne demandait rien d'autre. La nuit était magnifique, mais l'aube serait encore plus merveilleuse.

[Taliesin]

Tandis que, dans la salle du banquet, les réjouissances se poursuivaient, qu'Albérich continuait à deviser tranquillement avec les instituteurs, Hubert demeura donc seul à l'extérieur, priant son dieu tutélaire. Le silence était total, on ne percevait même pas les échos de la fête, sans doute incapable de franchir les épais battants d'airain. La nuit, elle, était claire et limpide. Tranquille, aussi.
En une occasion, le paladin vit passer une patrouille constituée d'un elfe, d'un demi-sang et d'un nain. Ils lui jetèrent un regard, lui adressèrent un salut muet puis poursuivirent leur route sur les remparts, tandis que le silence reprenait ses droits.

[Hubert de Maleval]

Hubert se sentait plus calme. Pas complètement rasséréné, mais la fatigue l'avait rattrapé, et le silence de la cour lui convenait. Il sentait cependant que s'il ne retournait pas rapidement à l'intérieur, il n'en serait bientôt plus capable. Et les gens se poseraient des questions. Chaque minute de plus passée en solitaire rendrait sa réapparition plus étrange. Peut-être pouvait-il simplement aller se coucher, sans repasser par la salle à manger... mais il ne savait même pas où aller poser son paquetage, sans compter qu'il n'était pas certain de retrouver les écuries et, dans celles-ci, le harnachement de Grand Vent.
Il soupira, se frotta le visage des deux mains, puis se figea. Il y avait quelqu'un derrière lui.
" Besoin d'air ?"
Il sourit aux ténèbres.
" Un peu fatigué, rien de plus."
Albérich s'assit à côté de lui.
" Le contraste avec les derniers jours est saisissant, c'est certain."
Le paladin se contenta d'acquiescer. Ils demeurèrent silencieux un moment, à observer la nuit devant eux. Hubert se demanda si, avec le renouveau de sa foi, Albérich percevait encore son aura, ou si sa propre énergie la réduisait désormais à néant.
« Si tu me disais ce qui te chiffonne ?
— Ce n'est rien."
Il avait répondu un peu trop vite. Le Luménien ne dit rien mais Hubert perçut le poids de sa désapprobation.
" Ce n'est pas que je ne veux pas en parler, c'est juste... je suis... un peu perdu, simplement.
— Est-ce lié à ce qu'il s'est produit hier ? Au retour de Lathandre dans ma vie ?"
Hubert soupira à nouveau. Il n'avait vraiment pas envie de s'avancer dans ce terrain marécageux. Et en même temps, il avait besoin d'être honnête.
" Entre autres. C’est subit. C’est tout. Je dois m’y faire.
— Mais encore ?
— Je suis heureux pour toi. Immensément heureux, entends-moi bien, mais... Beaucoup de choses se sont déroulées ces derniers jours. Je dois parvenir à les intégrer. Je pense que je suis un peu sous le choc. Ignace un jour, les cannibales le suivant, et puis… j’ai réalisé qu’en deux veilles, j’ai failli mourir trois fois, déjà. Chaque fois, je n’ai survécu que parce que quelqu’un est intervenu. Pour quelqu’un dont la tâche principale est de protéger autrui, c’est déstabilisant. Je me pensais rempart et je suis finalement celui qu’on doit sauver…
— Non. Tu as protégé et défendu le fort et les colons. De ton mieux. Jusqu’au bout. Mais simplement… Tu es du genre à aller un peu trop loin. Comme tu te donnes sans limites, et bien… Tu te mets en danger. Ce qui ne signifie pas que tu n’as pas joué pleinement ton rôle. »
Le paladin pinça les lèvres et soupira.
« Tu es gentil.
— Non. C'est la vérité.
— Tu m’as sauvé la vie deux fois en deux jours. Hier, nous étions quittes, aujourd’hui, je me sens… troublé, faute d’un meilleur mot.
— Mais pourquoi ? Tu ferais la même chose pour moi demain, Hubert, nous le savons tous les deux !
— Parce que tu n’as plus besoin de moi. »
Albérich grimaça.
« Plus besoin de toi ?
— J’étais ton garde du corps. Mais dans les faits… Tu as retrouvé ta puissance antérieure. Tu peux te défendre seul. Je ne te suis plus… utile.
— Hubert, qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est un fait. Je dois juste… l’intégrer, comme je le disais.
— Hubert, est-ce que des amis ont vraiment besoin de recourir à des concepts comme l’utilité pour justifier leur lien ? Tu sais… Je ne me serais pas ouvert à Lathandre si tu n’avais pas été mourant. Et je ne me serais probablement pas ouvert à Lathandre, si n’importe qui d’autre l’avait été. Cela fait des mois que j’erre à côté de moi-même, sans trouver l’impulsion… la force… de retourner dans la lumière. Et c’est toi qui me l’as donnée. Est-il nécessaire que je verbalise combien j’ai, en réalité, besoin de toi ? Combien la perspective d’une vie sans toi m’a semblé insupportable ? Tu es le meilleur ami que j’ai jamais eu, Hubert, et pour moi, ça te rend bien plus utile que tous les gardes du corps du monde ! Que crains-tu, au juste ? Avais-tu besoin que je dépende de toi ? Mais je dépends toujours de toi. Je dépends de ton amitié, de ta présence, du temps que tu peux me consacrer quand tu as fini tes mille tâches du jour. Moins de ton épée, peut-être. Et encore. Tu es un paladin, un combattant, moi je ne suis qu’un prêtre. Et quelque part, à présent que je suis retourné à Lathandre, ta mission de membre de l’Aster est plus claire qu’auparavant. Tu me dois protection. Tu es obligé de continuer à veiller sur moi. D’autant que j’ai de mauvais antécédents, en la matière. »
Hubert était devenu pivoine durant la déferlante du Luménien.
« Désolé. J’y ai peut-être été un peu franchement.
— Non. Non, je te remercie… » balbutia le paladin.
Il se détourna, toujours écarlate.
J’ai peur que tu t’en ailles, songea-t-il, sans oser le verbaliser.
Albérich posa une main sur son épaule et il se sentit frissonner tout entier. Il avait l'impression de s'être dévoilé, d'avoir révélé une vulnérabilité profonde, beaucoup plus qu'il ne l'aurait voulu. En même temps, il avait obtenu ce qu'il avait espéré et il savait qu'il dormirait mieux. Même s'il restait des incertitudes sur le futur, elles n'avaient plus droit de cité dans l'immédiat. Mais il n'avait pas envie que le Luménien mesure l'étendue de son émotion. La dernière chose qu'il voulait faire était de l'effrayer. Même si, tout bien réfléchi, les choses échangées auraient déjà pu le faire fuir mille fois.
" Si nous allions dénicher ces thermes ? On m'a dit qu'elles étaient plus belles que celles du fort... et je dois dire que je me sens crasseux." dit alors Albérich en se levant.
Hubert l'imita, tout en songeant que c'était la pire destination qu'il aurait pu proposer.
" Albérich le précieux, je te reconnais bien là.
— On ne se refait pas complètement, que veux-tu. Lathandre m'offre la lumière, mais pas le savon."
Ils regagnèrent l'intérieur du château, empruntant la porte dérobée qu'avait trouvée Hubert, et se mirent en quête de ces fameux bains.

[Taliesin]

Ils les trouvèrent sans guère de difficultés, car l'itinéraire avait été jalonné de torches magiques. Et même sans elles, Hubert aurait noté l'absence de poussière, la couche qui devait il y a peu encore recouvrir les dalles du couloir ayant été anéantie par le passage répété de nombreux colons.
Les thermes étaient autrement plus vastes que ceux du fort. Sur leur pourtour courrait une galerie à colonnade, dont le sol et les murs qu'elle longeait étaient recouverts de mosaïques représentant des scènes de bain d'une élégance et d'un raffinement rares. Elle entourait trois grands bassins accessibles par quelques marches : grands, faits de marbre blanc, ils étaient remplis d'une eau limpide dont la température semblait varier de l'un à l'autre. Si les antiques traditions étaient de mise ici, le premier était froid, le second tiède, le troisième chaud.
Ce splendide décor était illuminé par des flambeaux et dominé par un haut plafond lui aussi décoré de superbes mosaïques.
Vision impressionnante que, pour l'heure, Albérich et Hubert étaient les seuls à admirer : l'endroit était désert.

[Galathée]

« Voilà qui nous rappelle d’anciens lieux. » dit le Luménien avec le sourire.
Il se tourna vers Hubert, espérant que le décor presque familier le ramènerait à une meilleure disposition d’esprit.
« Il y a un bassin de moins à Solarcis. Et les mosaïques sont moins extravagantes. Et il y a des alcôves pour se changer…
— Je parie que si on les cherche, on les trouve… Arrête de faire ton rabat-joie. »
Il se mit à longer le bassin, à la recherche de petites pièces latérales.
« Tu crois que les thermes de Solarcis… et son fortin, en fait, auraient pu être construites par les mêmes personnes ? Je veux dire… les parallèles sont manifestes. En moins somptueux, bien sûr.
— C’est à moi que tu poses la question ? C’est toi l’historien !
— Je me disais que Béranger avait peut-être mentionné des origines dans les Landes… Sa famille aurait pu venir de par ici…
— Tu sais bien que ce genre de seigneurs insiste toujours pour dire que son ancêtre est né d’un chou à l’endroit même où la ville a été fondée. »
Albérich rit joyeusement.
« Tu as raison. Et j’imagine que les architectes de Clairétoile ont pu voyager, même avant le cataclysme…
— Je ne suis pas certain que le fortin soit aussi ancien…
— Leur savoir ne s’est pas forcément perdu. »

[Taliesin]

Ils s'engagèrent dans la galerie et et ce faisant, purent admirer de plus près les mosaïques. Leur réalisme et leur qualité d'exécution étaient réellement impressionnants ; quant à leur thématique, nul doute qu'elle devait ravir et inspirer un certain barde de leur connaissance, même s'il fallait admettre qu'elle n'avait rien de choquant, à moins d'être du genre puritain.
Un peu plus loin, Albérich gagna son pari : il y avait bel et bien, jouxtant les thermes, de petites salles dotées de banc de pierre et, pour certaines, d'installations particulières laissant entendre qu'elles pouvaient servir de sauna. Entre cela et les œuvres d'art, c'était à se demander si la ville n'avait pas été bâtie par ou pour des fidèles de Sunie. En tout cas, quand ces merveilles seraient connus du monde extérieur, il était probable que les adeptes de la déesse afflueraient, du moins s'ils osaient franchir les lugubres Landes...

[Galathée]

Et Albérich songea immanquablement à Thibault. Thibault qui avait manqué les accompagner, Thibault avec son sourire, son humour, son énergie. Il aurait fait une fine équipe avec Giovanni ou Gabriel, à moins qu’en réalité, ce genre de personnalité ne puisse supporter la rivalité d’un pair. Le Luménien s’était toujours demandé quelle était l’ambiance à l’intérieur d’un temple de Sunie, au milieu de tous ces narcissiques, qui devaient sans cesse se comparer les uns aux autres en espérant être le plus beau. Ça ne devait pas être rose tous les jours.

Il s’arrêta devant une fresque pour en regarder les détails. Sans être un esthète, sans avoir besoin de merveilles autour de lui pour être heureux, il pouvait apprécier la finesse du trait, la qualité des proportions, l’équilibre de l’ensemble. Mais avant d’admirer le résultat, il pensait aux artistes qui avaient été capables de telles prouesses. C’était eux, la véritable merveille, à son sens.

Il y eut un bruit d’éclaboussures et il constata qu’Hubert, moins porté sur la décoration sans doute, s’était déjà mis à l’eau. Il avait choisi le bassin le plus chaud, et un sourire de contentement flottait sur ses lèvres tandis que, fidèle à ses habitudes, il allait s’appuyer contre le bord. Albérich chercha ses vêtements abandonnés du regard, se déshabilla rapidement et alla le rejoindre. Il testa l’eau du pied, puis s’immergea à son tour. Il savait que le paladin ne dirait absolument rien, profitant de sa trempette avec félicité. Comment le blâmer ? Elle était délicieuse, et après le froid des dernières heures, bienvenue.

Pourtant, pour une fois, il eut l’impression que son ami hésitait à dire quelque chose, lui jetant des coups d’œil embarrassés, avant de renoncer. Il était conscient qu’il avait peut-être été un peu trop franc dans sa tirade du perron, mais l’insécurité subite d’Hubert l’avait pris au dépourvu. Il songea que, peut-être, le paladin avait craint qu’il ne file à Luménis au grand galop, revendiquer son ancienne place. C’était pourtant sa dernière intention.

[Taliesin]

Leur tranquillité ne fut pas de longue durée. Bientôt, ils entendirent des pas et des conversations provenant du couloir ; quelques instants plus tard, ils virent surgir les hommes qui avaient aidé Albérich à escorter les captifs, les écuyers d'Hubert, les amis de ces derniers et, menant le groupe, Giovanni. Lequel, sitôt qu'il aperçut les occupants des lieux, se campa mains sur les hanches et afficha une mine scandalisée.
-Ah ça ! Je croyais pourtant que vous étiez occupés à des affaires extrêmement importantes ! Ézéchiel m'aurait-il menti ? Ou bien un certain paladin l'aurait-il dupé dans le seul et unique but de profiter de ces bains merveilleux en tête à tête avec un certain clerc ?

[Galathée]

Hubert s’empourpra encore davantage, ce qui n’était pas un mince exploit compte tenu de l’effet déjà spectaculaire de l’eau chaude sur son teint. Il manqua se défendre, expliquer que ce n’était pas son idée, mais cela paraitrait sans doute encore plus suspect que le silence. Maudit barde ! Dans le genre faux frère, on ne faisait pas mieux.
« C’était juste l’occasion d’une petite séance de nostalgie… Les thermes seigneuriales du fortin de Solarcis ont un air de famille – version parent pauvre, bien entendu – avec celles-ci, dit Albérich avec le sourire. Et je décline toute responsabilité si Ezéchiel t’a raconté des bêtises. Pour ma part, le travail peut attendre demain. »

[Taliesin]

-Je ne sais si je puis te croire sur parole, car... tu n'as pas tenu la tienne sur un point bien précis. Mais soit, je vais te laisser le bénéfice du doute. Mais concernant Hubert... Non, je pense qu'il a sciemment dit à Ézéchiel de me mentir, tout cela pour éviter de devoir tenir un serment qu'il m'a fait sur son honneur de paladin...
Si les soldats se préparaient à se baigner, les écuyers et leurs quelques amis demeuraient sur le seuil de la salle, suivant l'échange avec intérêt mais, manifestement, sans en comprendre grand chose. Puis, tout à coup, sans crier gare, les jumeaux demi-solaires qui rappelaient quelqu'un à Albérich longèrent le bord du bassin pour se porter à sa hauteur.
-Pardonnez-nous de vous déranger, messire, mais nous avons une question importante à vous poser.
-Ruth et Alban nous ont dit qu'ils vous avaient aidé toute la matinée et...
-Et nous souhaiterions savoir s'ils disent la vérité ou si, simplement, il vaudrait mieux qu'ils ne touchent plus jamais à une coupe de vin.

[Galathée]

" Ils disent vrai, dit Albérich avec un large sourire. Et leur aide m'a été précieuse, pour ne pas dire indispensable. Ils ont bien le droit de se détendre, à présent."
Il se tourna vers Giovanni, prit appui sur le bord du bassin et s'en extirpa.
" Si la promesse concerne une séance de pose, ton endroit sera le mien. J'imagine que tu aimes autant que je sois propre, non ? Mais j'ai droit de regard sur la position, je te le rappelle."

[Taliesin]

Les jeunes demi-elfes restèrent un instant stupéfaits, jetèrent un regard impressionné aux écuyers avant de s'en rapprocher. Quant à Giovanni, il titilla le bout de ses moustaches, songeur.
-Je pensais représenter chaque membre de la Communauté tenant un objet rappelant son rôle, ou dans une posture immortalisant un événement marquant auquel il a participé. Alors... Et bien, comme Hubert s'est également engagé à poser pour moi, que diriez-vous si je représentais le moment où tu l'as ramené à la vie d'un doux baiser ?

[Hubert de Maleval]

Hubert avait fermé les yeux dès le moment où il avait compris qu'Albérich entendait quitter l'eau. Les paroles de Giovanni le mortifièrent : pourquoi le barde se montrait-il si peu subtil ? N'avait-il vraiment aucune pitié ? Il maudit l'instant où il avait baissé sa garde et laissé entrevoir ce qu'il ressentait. Il avait espéré que le Sunite se révélerait, peut-être, un allié, et voilà qu'il se comportait en bourreau. Ne voyait-il pas à quel point la situation était douloureuse et humiliante ?
" Ce n'est pas exactement comme ça que les choses se sont passées, dit Albérich, indulgent. Et je pense qu'Hubert aura à coeur d'être représenté de manière un rien plus... fidèle à sa réelle contribution à la communauté."