[Quête] Montequine

[Voyageuse]

Astrée poussa un soupir. Elle se sentait vidée. Triste, aussi.
Elle avala son infusion, l'esprit confus. Elle n'était même plus aussi certaine d'avoir raison. Elle ne savait plus où elle en était, elle avait du mal à réfléchir. Mais non, tout de même : elle savait... qu'elle devait sauver la harde. Qu'ils avaient le droit de vivre à leur façon, qu'on n'avait pas à les juger inférieur, primitifs, ou quoi que ce soit de péjoratif. Que les Montequins n'avaient pas le droit de les parquer comme des bêtes, ou de faire engrosser les femmes dans une étable contre leur volonté. Et même s'ils se comportaient différemment avec ceux nés en captivité, ça restait une forme d'asservissement. Ils considéraient peut-être qu'ils civilisaient les centaures... mais de quel droit les poussaient-ils dans une voie qui n'était pas la leur ? Non. Ils avaient tort. Elle avait raison de vouloir empêcher cela. Ou bien... était-elle juste une conservatrice qui refusait le changement, voire le progrès ? C'est peut-être ainsi que les Montequins la percevaient. Mais en réalité, c'était juste que le progrès ne peut pas être imposé de l'extérieur. Les centaures pouvaient évoluer, changer, mais ils devaient leur faire à leur rythme. Et puis, créer des centaures domestiques, ou même simplement les arracher à leurs racines pour les "civiliser", ça lui semblait contre nature. Et surtout, c'était quelque chose d'inacceptable par les centaures libres, d'où cette guerre incessante. Alors, finalement... heureusement qu'il y avait des lois communes permettant d'interdire ce genre de chose.

Elle reposa son bol, passa une main lasse sur son front. Elle se sentait encore plus épuisée après cette discussion. Et tellement... triste. Triste de réaliser que les hommes cherchent toujours à plier la nature et les autres espèces à leurs propres valeurs, leurs propres désirs. Triste d'être une humaine. Ou peut-être triste de se sentir si différente subitement de ses congénères, de ne pas percevoir les choses comme eux. Elle n'arrivait même pas à leur expliquer, à peine à le comprendre elle-même... et ça ne pouvait être qu'un dialogue de sourd entre deux visions des choses aussi différentes. Avait-elle donc tellement tort de ressentir les choses ainsi ? En tout cas, elle comprenait bien qu'elle n'avait aucune chance de convaincre quiconque de partager sa vision des choses. Elle se sentait comme... étrangère à son propre peuple. Au moins à ceux d'ici. Et tout cela lui confirmait, aussi, que le changement ne pourrait être qu'imposé par la loi, par la force peut-être. Restait à savoir quelles décisions seraient prises par les autorités luméniennes concernant les centaures nés en captivité. Laisseraient-ils la harde s'en occuper ?

Elle se leva, prit son sac. Elle n'avait plus rien à faire ici. D'autant qu'après cette discussion stérile, son hôte pouvait très bien décider qu'il était préférable de la dénoncer au conseil. Et puis, malade ou pas, elle devait retourner dans la vallée. Trouver Reynald pour que les autorités puissent intervenir au plus vite. Et... faire quelque chose pour les empêcher d'arracher cette pierre, pour sauver Neffen et la harde. Même si elle ne voyait pas absolument pas quoi.
Elle se ravisa avant de quitter la pièce, sortit un morceau de parchemin, y inscrivit un seul mot, "Merci", et le laissa en évidence sur le lit. Quelles que soient leurs différents et leurs incompatibilités de valeurs, la vieille femme l'avais hébergée et soignée, et c'était une brave femme au fond.
Puis, sans attendre de savoir si son infusion faisait suffisamment d'effet, elle quitta la pièce à son tour. Elle devait franchir le mur au plus vite.

[Galathée]

Le couloir était obscur et la rôdeuse dut s'appuyer sur un mur pour ne pas perdre l'équilibre. Elle avait encore un léger vertige et ses jambes l'élançaient comme si elle avait couru pendant toute la journée. Elle n'avait pas fait quelques pas qu'une porte s'ouvrit sur sa droite et une silhouette s'y encadra. Plus grande que celle d'un être humain, c'était celle d'un centaure. La créature se porta à sa rencontre et lui tendit la main pour l'empêcher de vaciller.
" Je vais vous conduire à l'extérieur, dit-elle d'une voix flûtée, féminine. Vous n'escaladerez rien ce soir sans vous rompre le cou."

[Voyageuse]

Astrée leva des yeux stupéfaits vers la centaure. Une centaure... de ville, sans doute, comme le disait la vieille femme.
" Tu ferais... vous feriez... cela ? Pour moi ?" questionna-t-elle, abasourdie.
Elle s'appuya sur le bras de la centaure. Elle avait raison, elle n'avait pas la force de franchir le mur seule. Mais comment la centaure allait-elle la faire traverser ? Les portes étaient fermées...
" Vous êtes vraiment sûre ? C'est dangereux pour vous..."
Même si elle faisait partie des centaures bien traités de la ville, si elle jouissait, peut-être, d'un statut privilégié, être vue en train de l'aider l'exposerait certainement à la mort.

[Galathée]

La centaure sourit.
" Personne ne sait que vous êtes là, je ne risque donc rien, dit-elle. De surcroît, je n'ai pas l'intention de vous faire emprunter le chemin des airs. Nous pouvons passer par les voies secondaires."
La créature portait un manteau de velours bleu sombre et avait les cheveux châtains, tressés sur l'épaule.
" Il faudra juste être discrètes le temps de les atteindre, mais je connais bien la cité, vous ne devez pas vous inquiéter. Cela dit, vous n'êtes pas en état de quoi que ce soit... Mais bon. Vous êtes juge de vos capacités et maîtresse de vous-même."

[Voyageuse]

Quelles voies secondaires ? se questionna Astrée. Mais elle ne dit rien, se contentant de grimacer à la dernière remarque de la centaure.
" Je ne suis en état de rien, c'est vrai. Je tiens à peine sur mes jambes. Mais je n'ose pas prendre le temps d'attendre la nuit prochaine. Tant de choses peuvent se passer là-bas... J'ai trop peur de réaliser que j'arrive trop tard, que le temps perdu à me reposer a coûté la vie à des amis..."
Elle ne savait pas combien de temps elle mettrait à retrouver Reynald. Et il y avait aussi cette pierre qu'ils attaquaient, Neffen qui s'affaiblissait. Bien sûr, elle prendrait le temps de se reposer un moment en milieu de journée, elle n'aurait pas d'autre choix, mais elle ne voulait pas perdre une journée entière.
" Comment vous appelez-vous ?" questionna-t-elle avec curiosité. C'était la première fois qu'elle voyait un centaure portant des vêtements dans Montequine. Un centaure libre de ses mouvements, apparemment. La vieille femme avait raison, ils avaient aussi des centaures de ville qu'ils traitaient en compagnons. Neffen le savait-il ? En avait-il rencontrés durant son bref séjour ici ?

[Galathée]

La centaure poussa une porte et Astrée se retrouva dans une petite cour encadrée de haies fournies.
" Je m'appelle Mara."
Elle lui tendit la main.
" Montez sur mon dos, nous irons plus vite. Et ne vous inquiétez pas, il n'y a nulle raison que nous attirions les regards. A cette heure, la plupart des gens dorment encore."

[Voyageuse]

Astrée obéit sans discuter. Bien sûr, ça ne se faisait pas de monter sur le dos d'un centaure. Mais pour les centaures de ville, apparemment, ça ne posait aucun problème. Elle hésita à lui expliquer, mais c'était si complexe. Les montequins avaient, en quelque sorte... créé une autre race de centaures. Des centaures sans harde. Mais après tout, les centaures sans harde comme ceux qu'elle avait croisés, lorsqu'ils se mettaient en couple, avaient certainement des enfants qui naissaient en-dehors d'une harde. Ceux-ci n'étaient pas différents.
Elle se demandait ce que Neffen penserait de tout ça. Sûrement que c'était une aberration... mais n'empêche qu'ils étaient là, vivants, et qu'il faudrait trouver une solution adaptée pour eux. Qui n'était pas forcément la harde... mais ça n'était pas à elle d'en juger.
" Mara... pourquoi est-ce que vous m'aidez ?" questionna-t-elle doucement.

[Galathée]

La centaure et la rôdeuse s'engagèrent dans la rue à un pas tranquille. Astrée fut forcée de poser les mains à la taille de Mara pour ne pas perdre l'équilibre.
" Nous en avons discuté, avec Eulalie, et nous avons estimé que c'était la meilleure chose à faire. Si vous sortez seule, vous allez vous faire prendre sur les remparts ou à proximité. Cela va créer une nouvelle commotion dans le village. Les choses ont déjà empiré pour certains d'entre nous depuis toute cette histoire, alors... Nous aimons autant que vous retourniez à l'extérieur, j'imagine."
Elle haussa les épaules.
" J'imagine que nous espérons aussi que vous preniez conscience que tous les Montequins ne sont pas à mettre dans le même sac..."

[Voyageuse]

" Oh, je le sais déjà, que les montequins ne sont pas tous mauvais... Et je sais aussi, maintenant, qu'il existe des centaures qui ne sont pas traités en esclave dans cette ville. "
Mais tout de même, elle ne pouvait se départir d'un certain malaise. Il lui semblait que la centaure n'avait pas vraiment intérêt à ce qu'elle passe le mur. Certes, elle n'avait peut-être pas intérêt non plus à ce qu'elle se fasse prendre. Mais si elle passait le mur et réussissait à sauver la harde, ça signifierait, une fois les luméniens ici, beaucoup de changement pour eux. En avaient-ils conscience ? Ils ne savaient pas que les luméniens étaient si proches... ni même qu'ils arrivaient, peut-être.
Elle soupira. Peut-être que cette histoire de voies secondaires n'était que du pipeau. Elle n'avait rien remarqué de tel. Peut-être qu'on allait juste l'enfermer quelque part... et elle n'était même pas en état de fuir. Comment savoir les motivations et les projets réels de Mara ? Elle n'avait pas confiance...
" Comment est-ce que vous voyez les choses, vous ? Qu'est-ce que vous pensez de ce qui se passe ici... et de l'avenir ?"

[Galathée]

Mara haussa à nouveau les épaules.
" Je ne peux parler que pour moi-même. Je suis inquiète des dérives des derniers jours, bien sûr. Il me semble que nous progressions sur la voie de nos droits. Lentement, bien sûr. Mais notre faction prenait de l'ampleur. J'ai l'impression que nous avons fait plusieurs pas en arrière... Je ne sais pas. Nous sommes obligés de prendre nos distances avec les sauvages de l'extérieur, bien sûr, sinon nous risquons de revenir à la case départ. La plupart de nos amis humains savent que nous n'appartenons pas au même monde, mais les indécis sont retournés vers la faction dure du conseil. Je ne peux pas les blâmer. J'espère que tout va se tasser, je dois dire. Ce serait l'idéal."

[Voyageuse]

Leurs droits... Si les luméniens intervenaient, ils les auraient, leurs droits. Et la liberté. Restait à savoir ce qu'ils en feraient... Mais il était désormais illusoire de croire que tout allait se tasser. Tôt ou tard, les luméniens interviendraient, et tout leur fonctionnement éclaterait.
" Certains des centaures sauvages de l'extérieur sont mes amis, vous le savez. Et... j'imagine que vous n'êtes pas trop ravie de ça. Mais il faut que vous sachiez aussi que je ne cherche en aucun cas à nuire à ceux de Montequine. Mes actions ont durci les positions de certains, sans doute, mais à terme, tout ça devrait aboutir à ce que vous retrouviez tous une vraie liberté, une vraie égalité de droit avec les humains."
Mais était-ce cela qu'elle entendait, en parlant de droits qui progressaient ? Elle marchait sur des oeufs. Elle n'osait pas parler de l'intervention prochaine des luméniens. Si cela se savait... certains pourraient même décider de tuer tous les centaures de Montequine pour masquer leur forfait.

[Galathée]

" Je sais ce que vous planifiez, dit alors la centaure, coupant court à ses interrogations. Vous avez prévenu les Luméniens, dans la grande cité, de ce qui se passait ici. Nous sommes nombreux à le savoir, centaures et humains, à Montequine. Il y a quelques jours, un sauvage a été pris. Dans sa colère, il a menacé ses geôliers en leur révélant ce qui était en cours... Heureusement, celui qui l'a entendu était des nôtres et l'a tué avant qu'il ne puisse en dire davantage. Si la chose se savait, ici... Nous risquerions tous de mourir. Or, même si les sauvages méprisent notre mode de vie, nous n'entendons pas trépasser de la sorte."
Elle eut un léger soupir.
" Nous avons intérêt à ce que vous réussissiez. Les Luméniens aboliront l'esclavage, mais ils empêcheront aussi la harde, si elle survit, de nous imposer sa loi. Pour les centaures de Montequine, pour les humains qui les aiment et que nous aimons, c'est la meilleure solution. Nous serons débarrassé de la frange dure du conseil et protégés des sauvages."

[Voyageuse]

Un sauvage avait été pris, et tué. Astrée frissonna. La protection de Neffen n'était pas si parfaite qu'elle l'aurait souhaité. Mais c'était une bonne chose, sans doute, que les montequins les plus modérés soient au courant de ce qui se préparait.
" C'est la meilleure solution pour tout le monde, oui, acquiesça-t-elle. Et effectivement, si ça se sait, ils vous tueront... Mais, vous savez, même sans l'autorité luménienne, je ne pense pas que la harde vous aurait imposé sa loi. Il me semble... qu'ils auraient trouvé naturel que vous les rejoignez, c'est sûr, puisque vous êtes issus de la harde à l'origine. Mais ils ne l'auraient pas imposé à ceux d'entre vous qui ne le souhaitent pas. De toute façon, vous êtes trop nombreux et ça n'aurait pas été une bonne chose, ce soudain afflux de nouvelles têtes dans la harde. "
En réalité, elle n'en était pas certaine. Neffen avait parlé de les laisser venir à la harde à leur rythme. Mais il avait aussi parlé, autrefois, de trouver la clé de leur âme pour les ramener à la harde et à l'autorité de Sheldon. Une perspective qui ne pouvait que rebuter les centaures de ville... et qu'il valait mieux qu'ils ignorent.
Quant à elle, elle avait du mal à déterminer ce qui était souhaitable. Ses valeurs humaines, son attachement à la liberté et au libre-arbitre, la poussaient dans le sens de ce que disait Mara. On devait laisser les centaures de Montequine décider de ce qu'ils voulaient. Mais... qui était-elle, simple humaine, pour décider de ce qui était souhaitable pour des centaures ? Était-ce une bonne chose que plusieurs dizaines de sans-harde vivent ici... ou ailleurs, si les autorités décidaient d'obliger les montequins à abandonner la vallée ? Il fallait qu'elle en discute avec Neffen. Parce que, quoiqu'en pensent les gens de Montequine, elle le considérait comme le mieux placé pour juger ce genre de chose, et elle avait confiance en sa sagesse. Ou peut-être que la dryade du bosquet pouvait avoir un avis neutre sur la question. Mais elle-même... elle voulait les laisser libre, mais il lui semblait que son avis d'humaine ne pouvait être que biaisé. Bah, de toute façon... les autorités luméniennes imposeraient les choses, et elle n'aurait pas son mot à dire. Et Neffen et Sheldon non plus sans doute. Et... ça n'allait sans doute pas leur plaire.

[Galathée]

" Oh, mais la harde aurait été sélective, dit Mara avec une pointe d'ironie. Elle aurait gardé les femmes et les enfants, les hommes retenus à l'élevage... et elle aurait méprisé tous ceux que les humains ont réduits. Vous ne devez pas essayer de me ménager. J'ai rencontré assez de sauvages pour mesurer l'étendue de leurs convictions. Ils s'estiment être les vrais, les purs, ceux qui vivent selon la voie nécessaire. Nous n'en voulons pas. Pourquoi passer de l'esclavage des hommes à celui de notre propre race ? Cela ne nous intéresse pas. Les mythes de la vraie nature, de l'âme centaurine, nous les connaissons."
Elle secoua la tête.
" Mais je m'emporte. Si les Luméniens viennent, ils imposeront à la harde de respecter notre désir de décider pour nous-mêmes. Peut-être devrons-nous le faire loin d'ici, mais ce n'est pas un problème... J'aimerais beaucoup voyager, en ce qui me concerne."
Elles avaient atteint un bâtiment à l'est de la bourgade et Mara fit signe à Astrée de descendre, l'aidant d'un bras, avant de déverrouiller la porte. Il s'agissait d'un entrepôt agricole, bien ordonné, qui fleurait bon le grain.

[Voyageuse]

Astrée réprima un frisson. Ces centaures parlaient comme des humains... ou sans doute comme les sans-harde qu'ils avaient croisé à Luménis. Mythe de l'âme centaurine... ça ne semblait pourtant pas un mythe, à entendre Neffen et ceux de la harde. Mais elle garda ses pensées pour elle. Son interlocutrice n'était certainement pas disposée à entendre un discours autre que celui auquel elle croyait.
" Les luméniens vous laisseront libres de choisir, oui. Et vous n'êtes pas les seuls centaures sans-harde d'Hélonna..."
Les sans harde devenaient de plus en plus nombreux, et les hardes disparaissaient peu à peu. Et chacun méprisait l'autre, persuadé d'être beaucoup mieux loti. Mais finalement, l'essentiel n'était-il pas d'être satisfait de son sort ?
Mais tout de même... elle se sentait infiniment triste de constater cette inéluctable évolution. Il fallait qu'elle sauve cette harde de l'extinction. Les Montequins avaient beau les mépriser, ils représentaient toute une culture, tout un savoir, qu'il serait dommage de voir disparaître. L'arbre de vie, entre autres... Et puis, elle les aimait tels qu'ils étaient, et respectait leur mode de vie. Elle aurait voulu expliquer tout cela à la centaure. Mais elle devinait que c'était peine perdue.

Elle observa l'entrepôt agricole d'un oeil dubitatif.
" C'est quoi, ces voies secondaires dont vous parlez ? Je n'ai jamais trouvé aucun accès menant au village..."
Certes, elle n'avait jamais exploré le côté est de la vallée. Mais il lui semblait douteux qu'il existe un accès caché. Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver une légère méfiance, encore. Même en souhaitant qu'elle réussisse, peut-être qu'ils préféreraient gagner du temps, l'enfermer jusqu'à ce que les montequins soient venus à bout de la harde, pour ne pas risquer d'avoir à quitter le village ?

[Galathée]

Mara avança dans l'entrepôt.
" Ce sont les voies agricoles, pour rentrer les moissons sans devoir passer par les portes. C'est normal que vous ne les ayez pas vues, elles ne sont pas faciles à trouver quand on ne sait pas où les chercher. Et puis on ne les a plus ouvertes depuis plus de six mois. La boue et la végétation ont tôt fait de les recouvrir et de les dissimuler."
Elle avait pris la tête de leur duo et avançait d'un bon pas vers le fond du hangar.

[Voyageuse]

Au point où elle en était, autant essayer de faire confiance à la centaure. De toute façon, elle n'était pas en état de s'enfuir si ça tournait mal : la centaure la rattraperait en moins de deux. Et si elle pouvait éviter d'avoir à escalader un mur dans son état de faiblesse, ça ne serait pas une mauvaise chose.

Et puisque le hasard avait mis sur sa route une des centaures de Montequine, elle décida de continuer à l'interroger. Lorsqu'elle rejoindrait la harde, Neffen souhaiterait sûrement obtenir des informations. Et puis... elle-même voulait se rendre compte le mieux possible de ce qui se passait ici, même si elle savait n'avoir aucune voix, aucun poids, dans les décisions qui seraient prises à l'issue de la guerre.
" Dites-moi... Est-ce qu'il y a beaucoup de centaures comme vous à Montequine ? Lorsque j'y étais, je n'ai vu que des esclaves dans les rues ou dehors..."

[Galathée]

Mara s'était arrêtée devant une double porte de haute taille, assez large pour laisser passer des chariots gonflés de grain ou de paille. Elle en souleva les barres de protection, puis la déverrouilla à l'aide d'une clé qu'elle portait autour du cou.
" Qu'est-ce que vous entendez par des centaures comme moi ? Pensez-vous que les esclaves, comme vous les appelez, soient dépourvus de toute vie mentale ? Combien en avez-vous vu ? Dix ? Quinze ?"
Elle secoua la tête avec un soupir.
" Il m'est avis que vous avez vu ce que vous vouliez voir et que vous avez cherché ce que vous recherchiez. Je ne peux pas vous blâmer. Mais des centaures comme moi... ah... je ne sais pas. Il y en a dix, cinquante ou deux cents, en fonction de vos critères, je suppose."

[Voyageuse]

Deux cent. Une harde entière...
" Je me suis mal exprimée, excusez-moi. Je ne parlais absolument pas de... vie mentale comme vous dite. Et j'imagine qu'il y a tous les cas de figure possible et imaginables entre l'esclave enchaîné et... vous, par exemple. Ce que je veux dire, c'est que les centaures que j'ai eu l'occasion d'apercevoir étaient nus, beaucoup avaient le regard vide, certains étaient entravés, ou portaient des marques de coup, il y avait des humains qui leur donnaient des ordres. C'étaient des esclaves. Vous, vous portez des vêtements, vous êtes libres de vos actes. Vous voir doit donner aux esclaves des idées de révolte, et les humains qui les dominent ne doivent pas apprécier. Et puis, dans les paroles de certains humains, j'ai perçu qu'ils considéraient les centaures juste comme... des bêtes un peu évoluées, mais qu'on pouvait chasser, manger. Bon, peut-être que ça s'appliquait juste aux centaures sauvages, mais la cohabitation ne doit pas être simple tout de même. Et vous dites que vous avanciez peu à peu, mais... est-ce qu'il y a beaucoup de centaures qui, comme vous, sont... libres ? Et comment se fait-il que vous ayez eu cette chance ? Êtes-vous née vous aussi de leur... espèce d'élevage ? J'aimerais mieux comprendre comment les choses fonctionnent ici, comment elles ont évolué en trente ans..."

[Galathée]

Mara poussa les grandes portes.
" Je suis née ici, oui. Il y a vingt-sept ans. Je faisais partie des premières nées... C'était une époque où les choses étaient moins rigides qu'aujourd'hui. L'élevage, par exemple, débutait. D'autres ont eu des enfants en dehors de cette structure. Après... les choses se sont détériorées à cause du conflit avec la harde sauvage. Mais des centaures libres, comme vous nous appelez, il y en a une trentaine, je dirais. Nous vivons avec les hommes, cependant. Montequine n'est pas encore prête à nous voir posséder nos propres maisons et nos propres commerces."
Les portes donnaient sur l'intérieur de la muraille, mais il y en avait deux autres plus avant et Mara se dirigea vers elles, pour les ouvrir également.

[Voyageuse]

" Et donc, pour le moment, vous êtes encore... dépendants... de la bonne volonté des hommes qui vous hébergent. C'est une bonne chose que certains aient eu conscience que vous devriez avoir des droits, les mêmes qu'eux. Dommage que d'autres ne voient pas les choses ainsi... Mais tout ça sera révolu bientôt, de toute façon. Ça va être un changement énorme pour certains."
Elle observait les lieux avec curiosité, en suivant sa guide. Toutes ces portes étaient de toute façon fermées à clé : elle n'aurait pas pu emprunter ce passage pour entrer en ville, même si elle en avait connu l'existence.
" Ça m'a révolté de voir tous ces esclaves, c'est pour ça que j'ai voulu intervenir, pour mettre fin à l'esclavage. Mais pour ma part, j'espère aussi sauver la harde. Je sais que vous ne comprenez pas leur mode de vie, parce que vous n'y êtes pas née. Et ici, vous n'avez côtoyé que des captifs, rendus certainement fous de haine par la situation. Mais il ne faut pas réduire la harde à ceux que vous avez vus. J'y ai rencontré des gens formidable. Ils ne méritent pas qu'on les extermine comme tentent de le faire en ce moment les hommes dans la vallée."

[Galathée]

" Savez-vous comment cette guerre s'est déclarée ? demanda alors Mara en poussant la porte qui donnait sur la campagne. Oh... j'imagine que vous connaissez leur version. La force de l'un des leurs, repérée par un humain. La vérité c'est qu'à l'époque, des centaures vivaient déjà au village. Ils étaient alors beaucoup plus... intégrés que nous ne le sommes aujourd'hui. Mais quand la violence de la harde s'est brusquement décuplée, notre statut a subitement été bouleversé. Les hommes ne nous faisaient plus confiance et comment l'auraient-ils pu ?"
Elle secoua la tête.
" Si vous le désirez, je peux vous conduire dans les bois. Vous n'irez pas loin seule. Mais... je ne comprends pas bien comment vous espérez retrouver un homme dans cette gigantesque vallée. Avez-vous un pouvoir magique qui puisse vous conduire jusqu'à lui ?"

[Voyageuse]

Les versions des uns et des autres, concernant le début de la guerre, ne concordaient pas. Neffen avait parlé d'un bébé recueilli, de jeunes femmes enlevées deux ans plus tard pour commencer l'élevage. Puis d'autres captures, et d'un esclave qui s'était échappé pour raconter ce qui se passait, trente ans auparavant, déclenchant la guerre. Il n'avait pas parlé d'autres centaures intégrés à la population. Mais ça n'enlevait rien à la réalité de l'esclavage, de toute façon.
" Je veux bien que vous m'accompagniez, oui, si vous n'avez pas peur de vous attirer des ennuis. Et je n'ai pas de pouvoir magique, hélas. Simplement, je sais que Reynald a été capturé par les Montequins près de la pierre des centaures, il y a deux jours, donc je vais tenter de retrouver leur piste à partir de là. Et je veux, aussi, voir si les humains ont de nouveau tenté d'arracher cette pierre."
Elle soupira.
" Je dois absolument le retrouver. Il doit me téléporter de l'autre côté des falaises pour accueillir les autorités luméniennes, d'ici quelques jours. Il faut absolument que j'y sois. Moi... ou bien Byron, l'ambassadeur de la harde. C'est la procédure, il faut que ceux qui ont déposé la plainte soient présents. Mais Byron doit être loin, quelque part entre Luménis et ici. Sans Reynald pour aller le chercher, il va mettre un temps fou pour revenir.
Sauf s'ils avaient été téléportés, Tybert et lui, par un mage ? C'était très peu probable.

[Galathée]

" Il m'est avis que vous cherchez une lentille dans un sac de pois cassés." dit la centaure en refermant les portes derrière elles.
La campagne s'étendait sous leurs yeux, encore plongée dans l'obscurité.
" Nous allons suivre cette rangée de saules. Ensuite, nous serons dans les bouleaux, nous serons protégées des regards. Montez sur mon dos et tenez-vous bien. Vous avez une mine à faire peur."

[Voyageuse]

Astrée obéit sans discuter. Elle se savait trop faible pour marcher longtemps. Il fallait qu'elle atteigne le couvert de la forêt, à l'abri des regards. Elle y serait plus en sécurité. Ensuite... L'idéal aurait été que Mara accepte de l'accompagner plus loin, mais elle ne pouvait pas décemment lui demander de prendre de tels risques. Elle songea au rendez-vous fixé avec Neffen, une éternité auparavant, quand tout semblait impossible encore. Il avait parlé de pierres dressées... Y avait-il là-bas une quelconque magie druidique ? S'y sentirait-elle en sécurité, comme dans le bosquet de la dryade, si elle décidait de s'y reposer ? Elle était curieuse de le savoir, mais elle n'avait pas vraiment le temps de le chercher. Peut-être se trouverait-il sur sa route.
" Vous savez, pour les centaures de la harde, ça ne se fait pas de porter quelqu'un sur son dos. Sauf, peut-être, dans un cas d'extrême urgence... Donc je suis un peu gênée de profiter ainsi de votre gentillesse."
Elle avait attendu qu'elles se soient suffisamment éloignées des murs, et veillait à chuchoter aussi bas que possible.

[Galathée]

Mara rit joyeusement.
" Je le sais bien. Et je m'en moque complètement. Pourquoi ne devrais-je pas vous prendre sur mon dos ? Il est large et puissant, comme celui d'un cheval. Je vous porte sans effort, alors que vous êtes incapable de marcher longtemps. Si je prenais le galop, nous filerions comme le vent. Pourquoi ne pourrais-je pas vous en faire profiter ? Avez-vous l'habitude de ne pas user de vos compétences quand vos amis ne possèdent pas les mêmes ? Est-ce pour ne pas les vexer ?"

[Voyageuse]

Astrée sourit.
" Je vois bien que ça ne vous dérange pas. Mais pour eux, c'est quelque chose d'intolérable, apparemment. Peut-être est-ce dégradant, je ne sais pas exactement... En tout cas, ça a une signification particulière. Donc je respecte leurs limites, leurs convictions. Leurs règles."
Des règles que Mara ne pouvait pas comprendre, qui étaient à des lieues de son monde à elle. Etait-il possible, comme Neffen le disait, de réveiller leur âme pour qu'ils redeviennent des centaures sauvages ? Il en semblait convaincu... mais il n'y était pas arrivé. Et les centaures comme Mara n'avaient nulle envie de revenir au monde sauvage.
" Vous ne risquez pas des ennuis si on vous trouve, la nuit, en-dehors de Montequine ? Avez-vous réellement le droit d'aller où bon vous semble ? Et même ainsi... Ils pourraient vous prendre pour un centaure de la harde..."

[Galathée]

" Personne ne va nous trouver, dit Mara, tranquille. Et si on nous trouve, j'improviserai quelque chose. Je suis la centaure d'Eulalie, et on la sait excentrique. Vous n'aurez qu'à plonger dans un buisson. Mais nous sommes en pleine nuit, à deux pas de Montequine... Qui irait se promener ?"
Elle soupira.
" Vous savez, c'est à cause de cette règle que la guerre a commencé. Ne pas monter sur le dos d'un centaure. C'est pourquoi nous autres, centaures de Montequine, nous nous faisons un devoir de le proposer. Pour nous démarquer, justement, de nos cousins sauvages."
Elles atteignirent l'orée du bois et se faufilèrent sous les frondaisons.
" Autrefois, centaures et humains vivaient en bonne entente. Les enfants, surtout, jouaient ensemble, sans inquiétude, sans retenue. Mais un jour un groupe d'enfants humains décidèrent d'enfourcher leurs amis centaures. Peut-être savaient-ils que c'était interdit, et la jeunesse aime braver les interdits, c'est bien connu. Ou alors ils ne le savaient pas. Ce qui est sûr, à mon avis, c'est qu'ils ne mesuraient pas l'étendue de ce tabou. Les enfants centaures ont pris peur. Ou peut-être pas en fait. Mais quand les adultes l'ont su, ils ont massacré les enfants humains qui s'étaient rendus coupables du sacrilège. Ceux-là et les autres qu'ils ont pu trouver. Sans prévenir, sans parlementer. Personne ne s'y attendait, les gosses étaient sortis dans la campagne, comme ils le faisaient toujours. Les centaures bafoués, insultés, scandalisés... ont tué plus de trente enfants de Montequine en une seule après-midi. Ça, je parie que votre shaman ne vous l'a pas raconté, n'est-ce pas ?"

[Voyageuse]

Astrée frissonna.
" Non...", murmura-t-elle.
Ils avaient tué des enfants... mais il y avait peut-être une explication plus profonde, quelque chose qui explique une réaction aussi disproportionnée ? Ou peut-être pas. C'était une violence inouïe...
" Il m'a raconté qu'autrefois les centaures et les hommes vivaient en complète harmonie. Puis il y a eu un conflit, il y a très longtemps, quelque chose qui a rompu la confiance. Plus tard les choses sont rentrées dans l'ordre, sans que la confiance revienne complètement, certes, mais les rapports sont redevenus cordiaux. Et puis, un jour, lors d'un hiver rigoureux, les villageois ont recueilli une centaure qui était enceinte, blessée par des loups. Il m'a dit qu'ils l'avaient hébergée, soignée, mais qu'elle était morte. Il m'a expliqué que les villageois avaient gardé l'enfant, un garçon, et mangé la partie équine du corps de sa mère. Ensuite, deux ans après, ils ont capturé des jeunes femmes. Puis il y a eu d'autres disparitions, et un jour un centaure s'est échappé du village, il y a trente ans, traumatisé, pour revenir à la harde et raconter son calvaire d'esclave. C'est alors qu'ils ont déclaré la guerre."
Les luméniens voulaient juger l'ensemble du conflit. Mais avec des récits aussi discordant, ça n'allait pas être chose facile de démêler les torts des uns et des autres.

[Galathée]

Mara opina du chef.
" C'est parce que nous ne plaçons pas le début de la guerre à la même date. Les centaures imaginent que tout a commencé il y a trente ans. Mais les hommes ont asservi les centaures avant cela... après la mort de leurs enfants... C'était il y a bien plus longtemps. La harde s'est enfoncée dans la forêt pour ne plus voir les hommes, mais de nombreux centaures étaient restés en arrière. Ceux qui étaient déjà impurs. Je crois que... pour la harde, il y avait une nécessité de s'arracher à l'influence humaine. Cohabiter, c'était changer, et changer, ils ne le veulent pas."