[Lieu] La ferme Desmoulins

[Taliesin]

Difficile de croire que tout allait si bien, après sa conversation avec Galathée. Néanmoins, il se voyait mal forcer le gosse à en dire davantage.
-Très bien, alors, répondit-il. Mais... Et je m'excuse d'avance si j'enfonce une porte ouverte... Si quoi que ce soit n'allait pas ou te mettait mal à l'aise, même un détail, même quelque chose qui te paraît ridicule... Je compte sur toi pour venir m'en parler. Tu sais, je suis conscient que la situation peut s'avérer délicate, et je ne m'attends pas à ce que tout se passe sans la moindre anicroche, mais je ne pourrai pas faire en sorte que ça s'améliore si je ne suis pas au courant des éventuelles difficultés... Donc voilà, dans l'hypothèse où tout n'irait pas au mieux, il ne faudrait surtout pas que tu gardes ça pour toi.
Il avait prononcé sa tirade sur le ton d'une simple discussion à bâtons rompus, pour ne pas donner à Baptiste l'impression qu'il l'accusait de passer sous silence certaines choses. Hormis procéder ainsi, hormis lui tendre cette perche mine de rien, il ne voyait vraiment pas ce qu'il pouvait faire.

[Galathée]

" Ne t'inquiète pas, dit le garçon. Tout va bien."
Il n'en dit pas davantage. Sans doute l'approche était-elle un peu frontale... A moins qu'effectivement, il ne soit sincèrement serein.
" Tu peux m'aider à soulever ça ? C'est un peu lourd pour moi..."
Il lui désigna la marmite qui devait aller sur le feu.

[Taliesin]

Décidément, il avait l'impression de n'être pas très doué... En même temps, était-ce si surprenant ? Victor excepté, et encore cela s'était-il produit en des mois troublés, qui n'avaient rien en commun avec le quotidien d'une vie ordinaire, il n'avait jamais eu beaucoup d'interaction avec des mômes... Restait à espérer que sa bonne volonté finirait par compenser sa maladresse et son inexpérience. En attendant, il renonça à en dire plus, à poser davantage de questions et se contenta, comme si de rien n'était, d'aider Baptiste ainsi qu'il le lui demandait. De toute façon, ils avaient du pain sur la planche et il valait donc mieux ne pas lambiner...

[Galathée]

Une fois que l'eau pour le riz ait commencé à frémir sur la braise de l'âtre intérieur, Baptiste envoya Taliesin vérifier la cuisson des canards. Ce dernier trouva les deux chiens et trois chats — dont celui de Victor, qui avait bien profité — autour du four, en train de se pourlécher les babines. Ils se tenaient cependant à une distance respectable des flammes. Galathée s'approcha, le nez en l'air, et lui sourit.
" Ça sent drôlement bon." remarqua-t-elle, avant de s'éloigner, lorgnant toujours quelque chose d'invisible.
Mathilde et Elliot étaient en train d'arroser le potager, activité nécessaire en ces temps de grosse chaleur. Les autres étaient invisibles, à l'exception de Guillhem, qu'on entendait fredonner dans la grange voisine. Il y avait aussi un son lancinant, désagréable, et Taliesin devina qu'il s'agissait d'une pierre à aiguiser tournant sur son axe.

[Taliesin]

Deux chiens et trois chats... Il ne ferait pas bon vivre ici pour une petite belette. Ou pour des canards en train de cuir, n'eut été le feu les protégeant de l'appétit des animaux...
Ses vérifications lui révélèrent que la cuisson se passait bien mais qu'elle prendrait encore un peu de temps. Aussi, accompagné par le son des faux qu'on aiguisait - de quoi aurait-il pu s'agir d'autre ? - il reprit la direction de la cuisine. Toutefois, si Baptiste n'avait pas besoin de lui, il reviendrait près du four.
On n'était jamais trop prudent.

[Galathée]

Baptiste avait entamé la préparation de la sauce et paraissait très concentré. Il sourit au barde quand celui-ci parut mais ne lui demanda pas d'aide. Taliesin put donc retourner auprès de son four. Les animaux gardaient toujours leurs distances, mais ils furent bientôt dérangés par Mathieu qui surgit joyeusement des buissons voisins et les poursuivit en poussant des cris de sauvage. Si les chats se réfugièrent rapidement en sécurité, l'un dans l'arbre, l'autre sur le toit, le troisième sous la porte de la grange, les chiens préférèrent accompagner le jeune Merlu dans sa course guerrière. Il fila vers la forêt et sans doute la rivière, où devait se trouver le gros du groupe. Mathilde et Elliot échangèrent quelques mots puis le jeune garde lui emboîta le pas, en courant, pour tenter de le rattraper.
" Taaaaliesin ! Viens goûter !" s'exclama Baptiste, depuis l'intérieur.

[Taliesin]

-J'arrive ! répondit-il, rassuré quand au destin des canards.
De retour dans la cuisine, il joua les goûteurs sans la moindre appréhension... et ne fut pas déçu.
-Hé, mais elle est très bonne, ta sauce. Bravo.
Sans vouloir en rien remettre en cause les capacités de cuisinier de Guilhem, il commençait à comprendre pourquoi les lapins de la veille avaient été si délicieux... Il s'en était douté, néanmoins.

[Galathée]

Baptiste parut ravi des compliments de l'elfe et s'apprêtait à répondre, lorsqu'ils entendirent un bruit de sabots dans la cour voisine. L'enfant, qui était plus proche de la fenêtre, se hissa sur la pointe des pieds pour regarder ce qui se passait au dehors. Son visage se para d'un sourire.
" Un couvert de plus pour ce soir." commenta-t-il.
Une seconde plus tard, une voix familière résonnait.
" Bouse, que j'ai mal au dos ! TALIESIN ! Montre tes oreilles, maudit campagnard !"

[Taliesin]

-Tu me presses, fieffée canaille, alors que cela fait deux jours que je t'attends ? répondit-il sans esquisser le moindre mouvement. Deux jours d'absolues ténèbres et d'infinies souffrances durant lesquels j'ai vainement espéré que tu viennes me secourir ?
L'instant suivant, il adressait un clin d’œil à Baptiste et quittait la cuisines à grandes enjambées pour accueillir son ami de manière un peu plus conventionnelle.

[Galathée]

Guillhem s'était déjà porté à la rencontre du nouveau venu. Guéric avait chevauché un poney ventru et hirsute et se tenait les reins avec une grimace.
" Je hais les chevaux." remarqua-t-il, avant de sourire à Taliesin.
Le fermier se tourna vers le barde.
" C'est ton ami le halfelin. Guéric. Victor en a parlé.
— Pour vous servir."
A la mine de Guillhem, il semblait clair que Victor avait dû raconter... un peu de tout.

[Taliesin]

Hum, il allait vite falloir remédier à cette réputation qu'il pressentait fort mitigée.
-C'est bien Guéric, l'un des valeureux qui nous ont secondés auprès des jumeaux... et grâce auxquels nous avons pu survivre à Mersant et à Melandis, fit-il, tout sourire.
Il s'approcha de son ami. S'il avait toujours sa jambe de bois, un petit coup de main pour l'aider à descendre de sa monture ne serait peut-être pas malvenu.
-Heureux de te revoir, mon vieux.

[Galathée]

Guéric remarqua la direction de son regard et son sourire s'élargit. Il brandit sa botte sous le nez de Taliesin.
" Vas-y, fais-toi plaisir. Retire-la. Constate. Admire la beauté de ces orteils velus ! Chante-la dans une balade ! Il n'y a rien de plus exquis qu'un pied !"
Guillhem paraissait de plus en plus inquiet mais le halfelin n'en avait cure. Il n'était d'ailleurs pas nécessaire d'ôter la chaussure du jeune marin pour deviner qu'il avait retrouvé son membre perdu.

[Taliesin]

Son sourire s'élargit encore, si tant est que pareille chose soit possible;
-Je t'avais bien dit qu'on te le rendrait sitôt arrivé à Luménis ! Ah, je suis vraiment heureux pour toi, Guéric.
Il désigna le fermier plus que perplexe.
-Je te présente mon ami Guilhem, le père de Jehan, de Benoit et de cinq autres membres d'une fratrie dont tu ne tarderas pas à faire la connaissance.
Il revint au halfelin.
[color=#FFF66]-Que dirais-tu de mettre pied à terre ? Tu arrives à point nommé pour le repas. Enfin, si je pense à enlever les canards du feu avant qu'ils ne soient calcinés...[/color]

[Galathée]

« Je vais m’en charger, dit Guillhem, avec le sourire. Bienvenue à la ferme, messire.
- Je ne suis pas un messire, mon ami, je suis Guéric. »
Le fermier acquiesça et s’éclipsa, tandis que le halfelin sautait à bas de sa monture. Il étreignit Taliesin à hauteur de taille, comme toujours.
« Alors ? Sept gosses, plus les deux tiens – je compte pas les demi-portions – et y’en a pas un pour venir s’occuper de mon poney ? Je vois qu’il était temps que je me pointe, la discipline laisse à désirer ! »

[Taliesin]

-Tu devrais au contraire bien profiter de ce répit car, lorsque la Horde aura débarqué, tu regretteras fort cette quiétude, ce silence...
Prenant le poney par la bride, il se dirigea tranquillement vers l'écurie.
-Alors, comment ce sont passés ces deux jours à Luménis ? s'enquit-il.

[Galathée]

" Impossible de te résumer ça en dix minutes, Taliesin. Je suis retourné à la Réunion, d'abord, avec Polyanna, et j'ai retrouvé toute la bande... Vu les circonstances, c'était difficile, évidemment."
Il eut un léger sourire, emprunt de mélancolie.
" Nous allons voir un peu comment réorganiser nos activités. Mais je sais que Kerun est déterminé à obtenir davantage des autorités, d'une manière ou d'une autre. Je ne pense pas que nous retournerons vers Mélandis avant un certain temps... mais nous y retournerons. Bref... Nous avons passé beaucoup de temps à bavarder, planifier, nous emporter, nous consoler les uns les autres..."
Il haussa les épaules.
" Kerun m'a emmené au Temple de Lathandre le lendemain après-midi et l'aubemestre m'a rendu mon pied. Le temps de me dénicher un poney... de boire encore un coup avec mes collègues... et puis de te laisser un peu de temps tranquille... et me voici. Mais je ne pourrai pas rester longtemps. Une veille, au plus. Ensuite, je reprendrai la mer."

[Taliesin]

Amusé, le barde se demanda si son ami, peu habitué à la vie campagnarde, tiendrait aussi longtemps... Il se garda bien, néanmoins, de verbaliser cette question.
-As-tu déjà des pistes, à ce niveau ? Le capitaine de la Polissonne t'aurait-il fait signer un engagement ? Kerun te pousserait-il à embarquer sur un navire luménien ? Ou bien comptes-tu arpenter le port en quête d'un bâtiment et d'un équipage à ta convenance ?

[Galathée]

" Je reste avec Constance sur La Liberté, dit le halfelin avec le sourire. Ce n'est pas parce que nous avons perdu la moitié de notre équipage que nous allons nous dégonfler. Et même si nous ne voguons pas tout de suite vers Mélandis, nous trouverons à nous occuper. Prendre quelques petits boulots de convoyage, des livraisons, ça renflouera les caisses en attendant la prochaine expédition. Puis il faut qu'on trouve des matelots pour remplacer ceux que nous avons perdus."
Son visage se para d'une grimace furtive.
" Gauthier et Greta ont été remis aux autorités. Seskan leur aurait bien arraché la tête lui-même, mais voilà... On ne peut pas faire ce qu'on veut."

[Taliesin]

-J'espère qu'on leur laissera une chance de se racheter, murmura-t-il. Surtout à Gauthier.
Il lui avait toujours paru moins coupable que Greta et, de toute façon, il n'était jamais réellement parvenu à leur en vouloir - qu'on le haïsse pour ses crimes, volontaires ou involontaires, n'était-ce point chose légitime ? Cependant, une fois ces mots prononcés, il eut la désagréable impression de prêcher pour sa propre paroisse, de leur souhaiter ce qu'il souhaitait pour lui-même...
-Pour le reste, je suis heureux que vous repreniez bientôt la mer avec la Liberté. D'avance, je vous souhaite tout le succès possible pour vos futures opérations.

[Galathée]

" Merci. Pour Gauthier, ma foi... Lui et Greta ont intenté à la vie d'un agent de l'état, sciemment... C'est moche à dire, mais... s'ils avaient eu des raisons personnelles de t'en vouloir, à toi, sans doute auraient-ils eu davantage de chance de trouver quelque clémence dans le chef de la justice, mais là... C'est ce qu'ils ont fait à Kerun, qui les dessert surtout... Et pour la survie de la Réunion, nous devons absolument nous distancier d'eux. Leurs motivations pécuniaires... Elles sont répugnantes."

[Taliesin]

Il opina du chef.
-Entre leur mauvais coup, l'épisode mersantais et la trahison dont nous avons été victimes à Melandis, on ne peut pas dire que le destin ait été très clément avec la Réunion, ces derniers temps... Mais elle a malgré tout accompli du beau travail, y compris en cette période troublée, et je suis certain que l'organisation ne tardera pas à relever la tête. La roue finit toujours par tourner.

[Galathée]

Ils étaient rentrés dans l'étable, déserte à cette heure, et Taliesin put piloter Guéric vers les stalles vides. Leurs quelques chevaux étaient au pré, avec les chèvres.
" Tu sais, cette entreprise a toujours été foutrement risquée. C'est le souci, avec les projets mis sur pied par des idéalistes... et c'est pire encore quand ils sont idéalistes et sanguins... On se lance, on compte sur l'improvisation, on veut croire que le bon droit triomphe toujours... Et bien, il triomphe parfois. Et parfois pas. Nous avons pris un sacré coup dans les dents, mais nous avons sauvé des tas de gosses, Polyanna, Deverell et Galathée, et puis les âmes noires qui nous gangrénaient sont mortes, à présent. Nous sortons de l'aventure affaiblis mais peut-être en retirerons-nous quelque chose... Une certaine vigilance en plus de la certitude que le travail doit être fait."

[Taliesin]

Il eut un sourire personnel. Il savait quelque chose des idéalistes sanguins comptant sur l'improvisation et la victoire du bon droit : il en avait été un lui-même, jadis. Un temps définitivement révolu.
-Le bilan est loin d'être totalement négatif, c'est sûr : mieux vaut se concentrer sur ces aspects... tout en tirant les leçons de ce qui a cloché.
L'instant suivant, il se mettait en devoir de desseller le poney.

[Galathée]

Une silhouette s'encadra dans l'embrasure de la porte et Galathée surgit, souriante. Guéric la salua d'une courbette théâtrale.
" Dame, votre nounou attitrée est de retour !"
La rôdeuse lui ébouriffa les cheveux, mutine.
" Mais quelle chance !" s'exclama-t-elle.

[Taliesin]

Le barde arbora une mine désolée.
-Pauvre, pauvre Guéric... Si tu avais eu conscience de tout le travail qui t'attend ici, en plus de t'occuper des jumeaux... Si tu avais su, par exemple, que débutent dès demain les moissons, point culminant de l'activité agricole estivale... Je ne suis pas certain que tu serais venu...
Il sourit.
-Mais promis, on essaiera de ne pas trop t'exploiter.

[Galathée]

Guéric sourit, nullement impressionné.
" Je ne peux pas faire les moissons, Taliesin, le blé me fait éternuer. C'est pour ça que je suis devenu marin, que j'ai quitté ma petite communauté agricole et verdoyante. A chaque période de moissons, je passais des journées entières plié en deux, les yeux larmoyants, en priant pour que cela se termine. Mais ce n'est pas grave. Ta femme est grande et costaude. Elle moissonnera pendant que je m'occupe de vos marmots."

[Taliesin]

Il croisa les bras.
-Guéric, mon ami, t'imagines-tu que j'ai la mémoire qui flanche ? Tu as grandi à Manost. Et Manost, Galathée et moi connaissons bien, si bien que nous pouvons te dire qu'il n'y se trouve pas là-bas, entre les remparts, le moindre champ de blé. Alors ne cherche plus d'excuses et accepte ton destin : tu feras les moissons ET tu t'occuperas des jumeaux. En même temps.
Il se tourna vers sa compagne.
-Et nous deux, nous en profiterons pour nous reposer. C'est vrai, quoi : nous n'avons pas eu une seule minute pour souffler depuis des temps immémoriaux !

[Galathée]

" Immémoriaux ?! A l'échelle d'un elfe, c'est le temps d'une respiration ! Et ce n'est pas parce que je suis né à Manost que j'y ai vécu toute ma vie, monsieur je sais tout ! Mais cela dit, tu as raison. Je n'ai jamais fait les moissons nulle part. Vu ma taille, le blé m'arrive déjà aux sourcils, donc oublie-moi pour manier la faux. Je lierai les gerbes de blé ou je ne sais quoi... Ah, il faut battre les épis, c'est pas ça ? Je n'y connais rien. Je pensais que le pain poussait sur les arbres, en fait. Je n'avais jamais réfléchi."
Victor surgit alors dans l'écurie, comme une petite boule d'énergie.
" Guéric !
— Hé ! Mais c'est notre passager clandestin numéro 1 !"

[Taliesin]

Taliesin eut un sourire en songeant que la ferme ne serait pas autant une terre inconnue pour Guéric qu'elle l'avait été pour Baptiste : outre Galathée, lui-même, les jumeaux et les deux garçons susnommés, il connaissait également deux des frères Merlus. Le halfelin aurait même pu retrouver Valaellyn, si elle n'était pas partie... Cependant, cette disparition le mettait toujours un peu mal à l'aise, si bien qu'il préféra ne pas s'y attarder et, plutôt, se dépêcher d'ôter son harnachement au ponney. Dans l'idéal, il faudrait le bouchonner quelque peu avant le repas...

[Galathée]

Ils n'en eurent pas le temps car le repas était en passe d'être servi et Victor entraîna Guéric en bondissant vers l'intérieur. Le ciel avait grise et une brise légère s'était levée. Debout dans la cour, Guillhem lorgnait le ciel avec une vague inquiétude, mais Galathée posa une main amicale sur son épaule et lui promit qu'il ne pleuvrait pas. Ils rentrèrent tous dans la salle à manger.
Ce fut Victor qui présenta le halfelin aux fils Merlu et ce dernier se prêta avec bonne humeur aux frasques du petit garçon. Il salua les enfants qu'il connaissait, ceux qu'il ne connaissait pas, et réserva une attention toute particulière à Baptiste, qui parut heureux mais un peu gêné. La jovialité naturelle de Guéric lui permit de s'intégrer facilement au mouvement et il se plaça entre Taliesin et Victor, le sourire aux lèvres.