[Lieu] La ferme Desmoulins

[Taliesin]

-Certes. Mais je n'ai pas l'habitude de jouer des tours aux miens et j'aurais préféré que tout ça se règle de façon plus naturelle...
Il soupira, finit par esquisser un sourire.
-Mais aux grands maux les grands remèdes, comme on dit. Je pense que ton idée n'est pas mauvaise du tout. Je pourrais très bien convoquer un gros poisson la prochaine fois qu'ils iront se baigner et m'arranger pour qu'ils soient les seuls à le voir. Ou bien faire la même chose avec un lion lorsqu'ils iront au bois... S'ils sont les seuls et uniques témoins, les Merlus ne les croiront pas et ça pourrait les pousser à collaborer pour prouver qu'ils ne sont pas des menteurs et éclaircir ce mystère.

[Galathée]

" Ce n'est pas une mauvaise idée... mais un lion, c'est un peu effrayant. Que dirais-tu de quelque chose d'un peu plus mystique ? Comme un cerf blanc ou une licorne ?"
Elle sourit.
" Mais en fait je réalise que tu ne peux sans doute pas invoquer n'importe quoi, suis-je bête..."

[Taliesin]

-Malheureusement non...
Il fronça les sourcils, concentré.
-Si l'on en reste aux êtres célestes, donc bienveillants... Dans le domaine aquatique, je peux convoquer des marsouins. Dans le domaine aérien, il y des chouettes, des aigles géants, des abeilles géantes, des hiboux géants... ah non, Baptiste m'a déjà vu en faire apparaître un. Oh, et des hippogriffes ! Pour les créatures plus terrestres, sachant que l'ours est à oublier... Lions, blaireaux, singes, chiens, bisons. Et pour conclure la liste, je dois mentionner les archons lumineux, des êtres célestes ressemblant à des sortes de bulles luminescentes... Mais je crains qu'ils ne soient trop intelligents et trop loyaux pour se livrer à pareils tours.
Il sourit à nouveau.
-Bon, après, je pourrais aussi leur faire croire à la présence d'un fantôme en usant d'invisibilité et de télékinésie. Mais c'est peut-être trop effrayant.

[Galathée]

" Hum. Il faudrait réfléchir à quelque chose d'à la fois suffisamment spectaculaire pour qu'ils en parlent, mais de suffisamment réaliste pour qu'ils ne te soupçonnent pas d'emblée."
Elle pinça les lèvres.
" Il faut creuser cette idée. Mieux vaut quelques jours de réflexion supplémentaires que de griller nos chances trop tôt..."

[Taliesin]

Les marsouins rempliraient relativement bien les conditions évoquées par la rôdeuse, mais ils ne seraient peut-être pas assez marquants...
-Tu as raison. Et qui sait, peut-être Victor a-t-il entendu parler de légendes courrant sur le domaine ou ses environs : ça rendrait la manœuvre encore plus crédible.
Son sourire s'élargit.
-Bravo pour ton idée, en tout cas. Et je suis soulagé que nous ayons un début de piste : ça n'est pas grand chose, encore, mais je me sens déjà moins réduit à l'impuissance.

[Galathée]

La rôdeuse lui sourit.
" Nous nous en sortirons, tu verras... et je pense que nous pouvons aussi nous servir des jumeaux pour les rapprocher. Ils sont deux, il y en a deux. Nous devrions sans doute davantage les responsabiliser... pas trop, bien sûr, mais suffisamment... Il y a des changes, des rots, des risettes qui ne doivent pas forcément être notre apanage..."

[Taliesin]

Il acquiesça.
-Tu as raison. Et de toute façon, entre le début de l'école et le départ de Mathilde, Antoine et Elliot, nous aurons sous peu beaucoup plus de travail, ce qui rendra nécessaire une sérieuse réorganisation. Que nous leur demandions de nous décharger en s'occupant un peu des jumeaux paraîtra donc tout à fait naturel.

[Galathée]

Ils en restèrent là et retournèrent à leurs activités de l'après-midi. Galathée devait sortir avec Antoine et Guillhem pour chercher les cochons, aussi la ferme était-elle tout entière sous la responsabilité de Taliesin, avec Elliot en renfort (mais sans la moindre légitimité). Les poires demeuraient la priorité du jour et le tri se termina, après quoi les enfants demandèrent la permission de faire une pause avant la préparation des confitures et autres compotes. Elliot resta à bouillir les bocaux pour les désinfecter tandis que le barde accompagnait la marmaille à la rivière. La pause prit fin avec la grande entrée des cochons, une truie et un verrat, qu'on installa dans la porcherie déserte. Ensuite, le travail reprit et ils terminèrent la journée avec la sensation agréable du devoir accompli.

[Taliesin]

Tout au long de l'après-midi, l'elfe n'avait eu aucun mal à tenir éloignés les sujets d'inquiétude : ce n'était pas encore tout de suite qu'ils prendraient des mesures pour tenter de rapprocher Victor et Baptiste, il n'avait aucune idée du moment où son avocat se présenterait... Inutile, dès lors, de s'en faire inutilement. Il conserva la même attitude durant la soirée, ce qui fut d'autant plus facile qu'il avait largement de quoi s'occuper : le repas, la supervision du coucher de la marmaille, l'histoire, le retour dans sa chambre, avec la conviction qu'il dormirait bien...

[Galathée]

Les quelques jours suivants n'apportèrent rien de neuf. La température demeurait estivale bien que l'automne soit désormais à leurs portes, et les arbres roussissaient. Chaque jour, une nouvelle récolte avait lieu et les caves commençaient à se remplir de caisses et de bocaux. La cuisine tournait sans discontinuer, et il fallut organiser plusieurs expéditions pour rassembler du combustible. Galathée sélectionna quelques arbres à abattre en prévision des frimas, on emporta les poires au pressoir du village voisin, Guillhem décida d'aller vendre une partie de leur surplus au marché et d'en ramener quelques denrées rares : du thé, du sel, du sucre, le genre de choses qu'ils ne parvenaient pas encore à produire sur leur terrain limité.
Le soir du troisième jour, Baptiste revint vers Taliesin avec un message replié, qu'il destinait à Sire Armand et qu'il lui confia.

[Taliesin]

Taliesin l’assura que le mot partirait vers son destinataire dès le lendemain. Il aurait aimé le lire, découvrir ce que l’enfant disait à sire Armand mais s’en tiendrait à sa parole, bien que cela lui soit difficile. Pour couper court à toute tentation, il s’empressa de trouver une plume, de l’encre, un parchemin et de rédiger sa propre réponse.

Messire,

Tout d’abord, je vous remercie pour votre lettre.

Concernant Deverell, j’avais juré à ses parents de lui venir en aide et je n’aurais pu quitter Melandis sans avoir fait tout mon possible pour contribuer à sa libération. Je suis heureux d’avoir pu tenir parole. Heureux, aussi, qu’il ait été arraché à cet enfer et soit désormais de retour parmi vous.

Au sujet de Baptiste, je crois également qu’il est nécessaire qu’il vous revoie : à mon sens, c’est une étape incontournable pour lui permettre de se reconstruire. Je lui en ai donc parlé et il pense lui aussi que c’est important. Certes, il ne se sent pas encore prêt mais quand il le sera, je ne doute pas qu’il se rende à la Commanderie. J’imagine d’ailleurs qu’il vous le dit lui-même dans la missive qu’il m’a demandé de joindre à ce courrier.

Si vous souhaites discuter de lui plus avant, ou obtenir davantages de nouvelles à son sujet, je me tiens à votre entière disposition.

Cordialement.

Taliesin

Il se relut, replia la lettre et la glissa avec celle de Baptiste dans l’enveloppe qu’il cacheta aussitôt, avant d’y inscrire le nom et l’adresse. Il la remettrait à Elliot dès que possible et, ensuite, s’efforcerait de ne plus y songer.

[Galathée]

D'autres nouvelles leur parvinrent dès le lendemain matin car Elliot revint du poste de garda à la limite du domaine en leur annonçant que Mathilde serait de retour en début d'après-midi, en compagnie d'Henry de l'Atalante, l'avocat que Kerun avait mandaté pour défendre Taliesin. Ce dernier avait apparemment l'intention de rester à la ferme jusqu'au surlendemain, si personne n'avait d'objection.

[Taliesin]

D'objections, il n'en aurait aucune : cet homme serait son défenseur, celui dont dépendrait pour une bonne part l'issue de son procès, et accepter de plaider sa cause pour le moins... épineuse n'avait pas dû être simple pour lui. En un mot comme en cent, il n'avait donc pas la moindre intention de se montrer discourtois, froid ou méfiant. Au contraire. Pourtant, la nouvelle ne manqua pas de l'ébranler profondément. En effet, il s'était préparé à un entretien de quelques heures, sorte de mauvais moment à passer, pénible mais passager. Alors deux jours entiers, deux jours durant lesquels il lui faudrait vivre en permanence avec, à l'esprit, tant ses crimes abominables que l'échéance incertaine où il lui faudrait en répondre... Cela promettait d'être une rude, une très rude épreuve. Cependant, c’était un passage obligé et, pour éviter de trop se ronger les sangs avant qu'il ne débute, il décida de se livrer à la plus prenante des occupations que la ferme réclamerait ce matin-là. A moins, bien sûr, qu'on ne lui demande de participer à la préparation de la chambre de l'avocat : il faudrait lui en trouver une digne de ce nom, car le faire loger dans la grange était tout bonnement inenvisageable.

[Galathée]

La tâche la plus prenante de la matinée s'avéra être l'abattage de l'un des arbres que Galathée avait sélectionnés. C'était un hêtre d'une trentaine d'années, qui poussait en bordure du potager, et donc l'inclinaison menaçait tôt ou tard leurs plantations, sans compter les myriades de feuilles mortes qui ne tarderaient pas à tomber. La tâche était complexe, car il fallait guider la chute du tronc pour ne rien endommager et ne blesser personne, puis débiter l'arbre. Ils furent tous mis à contribution, ainsi qu'un de leurs chevaux.
A midi, ils étaient épuisés, et l'arbre au sol. Il faudrait encore en faire des bûches et du petit bois, ainsi qu'éventuellement conserver certaines parties du tronc pour des usages plus élaborés. Antoine et Baptiste s'étaient repliés en cuisine plus tôt et ils les accueillirent avec une bonne omelette et du pain pour les requinquer.

[Taliesin]

S'il mangea avec appétit et parvint à donner le change quant à son humeur, il s'empressa de retourner auprès de l'arbre abattu sitôt le repas terminé. Depuis son retour à la ferme, il s'était efforcé de ne jamais songer au procès et s'en était plutôt bien tiré. Mais à présent qu'il se devait d'y songer et que les vannes s'étaient ouvertes, déversant leur flot d'angoisse et de culpabilité, celle-ci lui nouaient les tripes et s'accaparaient son esprit. Il savait que c'était un cap difficile à franchir, qu'ensuite il parviendrai un peu mieux ses émotions. Mais dans l'immédiat, il fallait qu'il se démène : l'élagage étant la meilleure solution à sa portée, il s'y livra sans ménager ses efforts.

[Galathée]

Il ne travaillait que depuis une petite demi-heure quand Galathée vint l'avertir de l'arrivée de Mathilde et de son avocat. Elle avait pris le temps de lui souhaiter la bienvenue avant de venir prévenir le barde. C'était un homme encore jeune, petit et vif, le sourire facile. Il avait l'air amical et prompt à la plaisanterie. Bien sûr, c'était peut-être un genre qu'il se donnait, mais telle était la première impression de la rôdeuse. Le juriste n'avait pas demandé à voir Taliesin d'emblée, Guillhem l'avait emmené dans la ferme pour qu'il puisse y poser ses bagages, mais Galathée pensait qu'il ne servait à rien de l'éviter ostensiblement. Elle était prête à rester auprès du barde, si telle était son envie.

[Taliesin]

Taliesin hésita un instant puis secoua la tête.
-C'est gentil mais ce ne sera pas nécessaire : ça va aller, tu sais, dit-il sans savoir s'il croyait vraiment à ce qu'il racontait.
Ce qu'il savait, en revanche, c'est qu'il y avait des choses dont il préférait ne plus jamais parler en présence de sa compagne, des choses qu'il voulait maintenir le plus possible hors de leur vie.
-Bon, le temps de me rafraichir un peu et d'enfiler une chemise plus présentable et je vais le voir, annonça-t-il en s'arrachant un sourire.

[Galathée]

Galathée n'essaya pas de le faire changer d'avis. Il atteignit donc la ferme et s'y glissa, put se changer et se rafraichir, avant de se faire indiquer la bonne direction par Guillhem. L'avocat s'était installé dans le jardin, à table. On lui avait servi un verre de vin rosé et il contemplait la nature environnante, l'air parfaitement détendu. Il portait une chemise dont il avait remonté les manches, son pourpoint rangé sur le dossier de sa chaise, et il sourit joyeusement au barde en le voyant approcher. Il avait probablement à peine plus de trente ans, humain, petit, mince, le visage ouvert. Il se leva pour accueillir Taliesin en lui tendant la main.
" Vous voici donc, messire Taliesin. Enchanté de faire votre connaissance. Je suis Henry. Votre avocat. J'imagine que vous aviez deviné."

[Taliesin]

Il s'était composé une mine affable. Pas vraiment pour tromper Henry - il ne souhaitait pas lui mentir, pas davantage qu'il n'avait envie d'être désagréable -, mais plutôt pour se tromper lui-même : parfois, à jouer la comédie, on finissait par y croire... Et même si cela n'advenait pas : se concentrer sur son rôle lui éviterait de trop prêter attention à cette boule glacée qui grossissait en lui.
-En effet. Enchanté également, dit-il en serrant la main tendue.
Il s'était imaginé quelqu'un de plus âgé, de plus expérimenté. Cependant, il se fiait entièrement à Kerun et décida de ne pas s'inquiéter de ce point. De toute façon, il avait bien autre chose en tête.

[Galathée]

" J'ai pensé qu'il serait bon que nous fassions connaissance, reprit Henry en se rasseyant. Après tout, nous allons être amenés à collaborer, et je crois qu'il est crucial que vous sachiez qui je suis et en qui on vous demande de placer votre confiance. Je tiens tout de suite à dire que si vous le désirez, vous pouvez changer d'avocat."
Il servit un second verre de vin et le poussa vers le barde.
" Cela dit, avant que vous ne sautiez sur l'occasion pour vous choisir un vieux barbon à l'air docte, je vais vous dire une chose : je suis parfaitement certain de pouvoir gagner ce procès. Enfin. Je m'exprime mal. Nous ne pourrons pas le gagner. Je ne crois pas à une possibilité d'acquittement pur et simple. Le dossier est trop... chargé. Mais je suis convaincu qu'ensemble, vous et moi, nous obtiendrons un résultat tout à fait satisfaisant."

[Taliesin]

Il semblait très sûr de lui, mais il avait peut-être de quoi. Et il était franc : un bon point, indéniablement.
-Je suis un meurtrier et un tortionnaire : un acquittement non seulement n'aurait pas de sens mais, de surcroit, ne serait pas juste, répondit-il lentement.
Il fit tourner le vin dans son verre, sans encore y toucher.
-Pour le reste, j'ai totalement confiance en la personne qui vous a choisi et je n'ai absolument aucune raison de douter de vous,

[Galathée]

L'avocat se rassit dans sa chaise et huma son verre.
" Tant mieux."
Il l'observa une seconde.
" Cela dit, nous aurions pu obtenir l'acquittement, en d'autres circonstances. En plaidant la démence. Vous étiez fou, non ? Incontrôlable, envahi par la haine, incapable de maîtriser vos élans destructeurs... On obtient l'acquittement, dans ce genre de situations, ou presque. Un suivi plus... curatif. J'ai d'ailleurs l'intention d'opter pour cette stratégie. Démence passagère."

[Taliesin]

Sauf que même si cet argument faisait mouche, il n'aurait pas droit à un quasi acquittement. Et c'était malheureusement logique : il ne pouvait s'attendre à être traité comme un criminel ordinaire, puisqu'il avait conduit Nwalk jusqu'à Luménis.
-J'imagine que j'étais fou, oui, répondit-il. Je me suis longtemps refusé cette circonstance atténuante car durant cette sombre période, j'étais encore capable de planifier et d'organiser mes interventions, de les mener en obéissant à une forme de rationalité : je voulais abattre Nwalk coûte que coûte et j'étais donc prêt à tout pour atteindre mon objectif, y compris à en arriver aux pires extrémités parce qu'elles me semblaient les plus susceptibles de servir mon dessein. Cependant, sans doute est-ce une erreur de penser que folie rime forcément avec incohérence, avec confusion. Sans doute est-elle de mise, aussi, quand on n'est simplement plus soi-même. Or, bien que je n'aie aucune envie de me trouver d'excuses, force est de constater que moi-même, je ne l'étais plus.

[Galathée]

" La folie n'est pas toujours synonyme de confusion, en effet. Mais la durée de l'épisode et son caractère construit seront certainement utilisés par l'accusation pour déforcer l'argument. Nous devrons nous étendre sur ce qui vous a mené à de telles extrémités, pour rendre vos actes plus compréhensibles, votre basculement plus logique... Mais j'anticipe. Nous devons déjà décider d'une première chose... C'est la forme que prendra le procès. Je ne dis pas que nous avons tout pouvoir à ce niveau, mais en fonction de votre sentiment, nous pouvons essayer d'infléchir la décision du juge. La première possibilité est d'obtenir un procès classique, avec un jury. Il est composé de Luméniens de souche, choisis au hasard. Le souci, avec ce qui nous est arrivé, est qu'il est très difficile de trouver des gens qui n'ont pas été touchés, d'une manière ou d'une autre, par la dictature. En cela, le jury est loin d'être impartial et le juge n'aime pas ça. L'alternative est de convoquer un procès où le juge seul prend les décisions."

[Taliesin]

Il grimaça. Dans le genre cruel dilemme, on ne faisait pas mieux…
-Dans l’absolu, je préférerais être jugé de la façon la plus normale possible. Je tiens à expier, je tiens à ce que justice soit faite : je le dois à la mémoire de mes victimes. Mais je suis conscient que mon procès ne se résumera pas au seul massacre des Kanter, que la dictature sera présente en permanence, en arrière-fond. Or, si je suis prêt… si je suis décidé, même, à assumer mon entière culpabilité concernant le premier, je refuse de passer d’une manière ou d’une autre pour l’unique responsable en ce qui concerne la seconde. Certes, j’ai une responsabilité, une responsabilité énorme, probablement. Mais d’autres y ont aussi eu leur part.
Il soupira.
-Entendons-nous bien : si j’étais le seul à être impacté par le verdict final, peu m’importerait de faire office de bouc émissaire, d’être condamné pour des raisons autres que les crimes que j’ai effectivement perpétrés. Après tout, j’ai commis tant d’erreurs que cela resterait une forme de justice. Et puis, à franchement parler… Quand on a un passé aussi lourd que le mien, en finir une bonne fois pour toute n’est pas forcément une perspective désagréable. Cependant, j’ai une famille qui a déjà trop souffert par ma faute et que je ne veux plus voir souffrir, plus jamais. Je dois donc faire les choix qui auront le plus de chances de la préserver.

[Galathée]

Henry pinça les lèvres.
" Bon, il va d'abord falloir qu'on vous extirpe de la tête ces jolies pensées de martyr. Ou en tout cas que vous parveniez à faire comme si de rien n'était. Si vous la jouez victime sacrificielle, vous allez l'obtenir, votre expiation. Moi je ne suis pas là pour ça : je suis là pour minimiser la condamnation, voire la réduire à une réprimande. Il faut savoir : vous étiez fou ou pas ? Si vous étiez fou, vous ne devriez pas vous sentir coupable. Vous aviez de bonnes raisons. Vous ne contrôliez rien. La justice, c'est punir les coupables. Vous n'êtes pas coupable : vous étiez le jouet de vos émotions extrêmes, incapable de réaliser que ce que vous faisiez était atroce et injustifiable. Que vous le réalisiez aujourd'hui ne prouve qu'une chose : que vous n'êtes plus dangereux. Et nous avons besoin de ça aussi, évidemment. Si vous êtes sujet à la démence tous les deux jours, c'est en hospice que vous allez terminer. Bref, ne tendez pas le cou à la hache du bourreau : d'autres pourraient saisir l'occasion."

[Taliesin]

-J'ai voulu arrêter, vous savez, lâcha-t-il spontanément, à sa propre surprise. Cette fameuse nuit... A plusieurs reprises, et surtout quand le juge Kanter a fini par craquer et par me supplier... J'ai voulu mettre un terme à cette abomination. Mais je n'ai pas pu : je me suis dit que si je m'interrompais, que si je faisais preuve de clémence, je m'effondrerais devant l'ampleur de ce que j'avais déjà commis. Que je ne serais plus capable d'atteindre mon but. Plus capable de terrasser Nwalk, cet être maléfique et impitoyable qu'on ne pouvait abattre qu'en se montrant plus maléfique et plus impitoyable encore, du moins en étais-je convaincu.
Il grimaça.
-Non, ce n'était pas exactement cela. Je crois que je voulais qu'il souffre autant que j'avais souffert. Que ses alliés souffrent autant que les miens avaient souffert. L'éliminer... Les éliminer... Cela m'obnubilait, étouffant tout le reste.
Il était blême et lorsqu'il s'empara de son verre, sa main tremblait.
-Si j'étais seul, messire, vous efforts seraient vains : tout cela est tellement éprouvant que je supplierais le juge de me faire exécuter, pour connaître enfin la paix...
Il but son vin d'une traite, parvint à retrouver un semblant de contenance.
-Mais je ne suis pas seul. Je dois tout faire pour préserver ceux qui m'entourent et que je veux voir vivre heureux. Auprès desquels j'ai envie de vivre heureux. Alors n'ayez crainte, je me doute que certains seraient ravis que je leur offre de quoi se débarrasser de moi et... je ne leur ferai pas ce plaisir.

[Galathée]

Le subit aveu du barde semblait avoir légèrement décontenancé l'avocat, mais son silence ne dura pas plus d'une fraction de seconde.
" Ecoutez, dans le fond du fond, je me fous de savoir dans quel état vous étiez en réalité. Ce qui compte, c'est la ligne que nous allons suivre. Si j'étais vous, j'éviterais de mentionner ces capacités de recul en plein massacre. Ils ne pourront que vous desservir."
Il croisa les bras.
" Vous savez, si nous étions dans une situation où Lumenis triomphante a vaincu le diable, les gens s'étonneraient à peine de vos actes. La vengeance. Elle est vile mais si commune, si banale, quand on fait mon métier. Si vous aviez tué l'ennemi, vous seriez peut-être même glorifié, on vous érigerait une statue, et personne ne se soucierait des victimes collatérales. Le problème, c'est que c'était une guerre civile. L'ennemi était interne, Luménien contre Luménien. Vous n'êtes pas luménien, bien sûr, mais Kanter l'était, lui. Aujourd'hui, la ville a logiquement opté pour la réconciliation. Il n'y a pas d'autre possibilité, dans ce genre de cas : on ne peut pas punir tous ceux qui ont soutenu, collaboré ou qui se sont simplement tus. On punit les gros pontes, les officiers, les officiels... Mais pour le reste, l'amnistie est cruciale. Et le meurtre d'un Morféen doit être traité comme le meurtre de n'importe qui."
Il soupira.
" C'est cette nécessité, pour le gouvernement, pour le juge, de ré-affirmer cette volonté de réconciliation qui nous dessert, dans votre cas. Tout le monde ou presque comprend votre acte. Vous n'êtes pas n'importe qui. Il y a des témoins de votre emprisonnement, de la torture à laquelle vous avez été soumis, de votre relation privilégiée avec Nwalk. Mais on doit trouver un juste équilibre entre cette compréhension, cette empathie, même, et la justice."

[Taliesin]

-On pourrait estimer que j’ai déjà été assez puni, riposta-t-il non sans éprouver une once de colère. J’ai été enlevé, envoyé aux mines de Grgouilles et si je m’en suis échappé, c’est uniquement pour venir en aide aux miens à qui l’on avait fait cruellement payer l’amour qu’ils me portent. Mon garçon n’a pas été épargné, y compris durant le trajet qui nous a ramenés à Luménis. Ma compagne, elle, a été réduite en esclavage, a servi de cobaye aux mages de l’école du Nécronomicon. Nos jumeaux aussi, puisqu’ils étaient en son sein… Combien de criminels de guerre ont enduré tout cela ?
Il secoua la tête.
-On pourrait estimer, aussi, que j’ai déjà remboursé ma dette. J’ai contribué au sauvetage d’un membre éminent de la cité ; j’ai éliminé la sinistre capitaine Squale, qui commandait une imposante flotte pirate et qui était probablement une élue d’Umberlie ; j’ai sauvé maints Luméniens captifs à Melandis, dont sire Deverell, dont des agents secrets, dont une ribambelle d’enfants… Combien de criminels de guerre ont fait autant pour la ville ?
Il inspira profondément, relâcha lentement son souffle.
-Mais en réalité, plutôt que moi, ce sont les miens qui ont été punis. Quant aux services que j’ai pu rendre… Pour le premier, on m’a forcé la main et je ne peux donc en tirer nulle gloire. Pour les autres, je les ai avant tout accomplis parce que j’estimais de mon devoir de rattraper au moins en partie mes erreurs passées : essayer aujourd’hui d’en tirer avantage leur ôterait toute valeur.
Il releva les yeux sur son interlocuteur.
-De toute façon, vous devez comprendre qu’au-delà de mes velléités expiatoires, de mon désir de justice, ce procès est aussi important pour moi, égoïstement. Il est nécessaire pour me permettre de tourner la page, pour que je puisse à nouveau me regarder dans un miroir, pour que j’arrête de me sentir indigne de ceux qui m’entourent. Voilà pourquoi j’essaie de comprendre quel était mon état d’esprit au moment des crimes, voilà pourquoi je cherche à identifier la vérité… Mais pour y parvenir, vous avez raison, je dois me débarrasser de cet insidieux désir de martyr : il a des causes multiples, dont beaucoup extérieures au massacre des Kanter, et cependant il interfère indéniablement avec la manière dont je repense à celui-ci. Je vous l’ai dit, j’ai longtemps refusé de me chercher des circonstances atténuantes, j’ai longtemps douté d’être alors victime de folie. Me juger moi-même coupable, c’était plus pratique pour avoir la force de continuer à avancer, sachant que je n’avançais plus guère que dans une optique d’expiation… C’était plus pratique, aussi, parce que ça cadrait mieux avec tous les autres drames dont je m’estimais responsable. Le besoin, peut-être, de m’illusionner, de garder l’impression que mes choix, mes erreurs avaient été déterminants, que je n’avais pas été le simple jouer de mes émotions ou des événements. Comme quand on perd quelqu’un et qu’on essaie de se dire que c’est de sa faute, alors qu’on n’y est évidemment pour rien… Bien sûr, c’est plus compliqué que ça, mais je crois qu’il y a de l’idée.
Il soupira.
-Bref, je dois arrêter de reconstruire le passé, de me dire que j’aurais pu agir autrement. Je dois admettre que j’étais fou, même si, quelque part, c’est effrayant. Mais je l’étais, forcément : je n’avais jamais fait le moindre mal à des innocents auparavant ; je n’en ai plus jamais fait depuis ; je suis convaincu que je n’en ferai plus jamais, sans quoi je ne pourrais pas vivre ici…
Il eut une grimace embarrassée.
-Mais je ne devrais pas vous ennuyer avec cela, car ça n’a trait qu’à… mon cheminement intérieur, disons. Il est juste nécessaire que je l’accomplisse afin d’être en mesure de collaborer efficacement avec vous.

[Galathée]

" Mais vous devez m'ennuyer avec votre cheminement intérieur, Taliesin, parce qu'il va nous servir à vous défendre. Vous êtes un beau parleur, mais je ne suis pas certain que je pourrai vous laisser vous exprimer souvent. Vous êtes loin d'avoir fait la paix avec vous-même, vous voulez expier et dans le même temps, vous me dites — avec une colère apparente — que vous l'avez déjà fait. Nous allons nous rendre à un procès, dans six mois sans doute, où tous ces événements vont être racontés, où vous allez être accusé, vilipendé, soutenu par certains, compris ou incompris... Tout ce magma en vous... Il est compréhensible mais il peut vous desservir. Vous devriez mettre le temps qu'il nous reste à profit pour débrouiller ces émotions... Même si nous les gardons sous cloche pendant le procès."
Il parut pensif.
" Peut-être qu'un juge seul serait plus approprié. Ça dépend qui, évidemment, mais en même temps, nous avons la corporation avec nous, voyez-vous. Kanter n'était pas apprécié avant la dictature, mais ce qu'il a fait pendant... La profession, fondamentalement, n'a pas de sympathie pour lui. Il a déshonoré la toge. Les juges d'aujourd'hui sont les survivants d'hier. Plusieurs ont été longuement emprisonnés. D'autres ont pris le maquis. Si nous allons vers un jury... Les émotions auront plus de poids et nous perdrons probablement deux veilles en sélections et récusations."