Quête : Les caprices de Fortune - Aghoralis assiégée

[Lothringen]

Lothringen et Mornagest, venant de Graëlon

Lorsqu'il se rematérialisa, le guerrier put comparer la technique du mage qui l'avait emmené avec celle de Lothringen, et constater que son compagnon maîtrisait bien ce sort, somme toute. Il lui semblait être un peu plus désorienté, plus nauséeux que d'ordinaire, ayant été secoué comme une salade tout au long de son voyage magique.

Il se trouvait à nouveau dans une cour pavée, mais celle-ci était entourée de hautes murailles sombres, sous un ciel orageux. Il entendit plus ou moins le mage expliquer qu'ils se trouvaient dans le donjon de la citadelle. Non loin de lui, Sylas et Alycia étaient très occupés à vomir, et certains de ses camarades n'étaient manifestement pas au meilleur de leur forme. Du coin de l'oeil, il vit arriver Lothringen, sire Rowan et le reste de la Garde Blanche.

On entendait des bruits sourds, mais lointains, comme des explosions, des heurts entre masses énormes.

[Mornagest]

Mornagest n'avait jamais envisagé la magie comme étant quelque chose de personnel. Pour lui, un sortilège lancé par un mage ou un autre revenait exactement au même... il venait de faire l'expérience qu'en réalité, ce n'était pas du tout le cas. Un peu comme une partition musicale que chaque joueur interpréterait différemment... Ce fut donc avec une sensation de malaise, qui s'estompa heureusement rapidement, qu'il prit place à Aghoralis. Il ne connaissait - ou ne reconnaissait - pas le bâtiment dans lequel ils se tenaient, mais il n'avait pas une vue complète de la cité en mémoire : il n'y était pas venu très souvent.

Au loin, les bruits d'une bataille se faisaient entendre. Des chocs entre un énorme bélier contre les portes de la cité ? Des détonations de sortilèges meurtriers échangés entre mages attaquants et défenseurs ? Ou des lames s'écrasant sur des boucliers en bois, en combat rapproché ? Pour l'heure, c'était difficile à dire.

Le guerrier s'assura que tout le monde était bien arrivé à destination. Ce n'était pas son rôle, mais il avait toujours une appréhension suite à une téléportation, même si Lothringen lui avait expliqué que les risques étaient limités.

En tout cas, Sylas et Alycia étaient là. Et le faisaient bruyamment savoir. Il eut de la compassion envers eux, et se remémora toutes ces fois où son estomac se retournait suite à ces voyages instantanés très déroutants.

[Lothringen]

Un ciel bien sombre, des murailles de granit, des rumeurs de guerre... Aghoralis avait bien changé.
Le semi-drow y était passé à plusieurs reprises, d'abord en tant que simple voyageur, en compagnie de Seina et des seconds de la Vierge d'Argent, ensuite pour la mise en place des accords commerciaux. Il en avait gardé le souvenir d'une cité marchande extrêmement prospère, bruyante, colorée, centre d'échange et point de convergence des voyageurs pour tout le cœur du continent. Elle avait été la première bénéficiaire des accords d'Ysté ; elle serait la première victime du conflit. Son cœur se serra en entendant les résonances lointaines des affrontements. C'était exactement ce qu'il avait voulu empêcher... et sa politique était un échec tellement retentissant qu'il se trouvait contraint d'assumer seul les conséquences de celle d'un autre, et de mener une guerre qu'il n'avait pas voulue.

Lothringen s'assombrit, impatient désormais.

« Je ne vois personne pour nous accueillir... L'heure de notre arrivée n'a-t-elle pas été annoncée ? »
« Si, Messire, dès hier soir. Je vais tenter de contacter le gouverneur. » répondit l'un des deux mages, avant de se lancer dans un sort de communication à distance. Quelques instants plus tard, il ajouta : « Le gouverneur vous prie de l'excuser, il est occupé aux magasins. Il nous envoie un de ses assistants. »
« Je ne compte pas l'attendre. Montrez-nous tout de suite où prendre nos quartiers et déposer les caisses de matériel, et nous vaquerons à nos occupations. »
« A vos ordres, Conseiller. »

Quelque chose lui disait qu'une telle annonce était une excellente façon d'accélérer le processus.

Les mages les conduisirent par une poterne à l'intérieur du donjon – par d'étroites meurtrières dans les coursives, ils purent apercevoir quelques remparts de la citadelle, loin en contrebas : ils se trouvaient déjà à quatre ou cinq étages au-dessus du sol. Alycia les voyait jeter des coups d'oeil curieux aux ouvertures, et réclama de voir par elle-même, jusqu'à ce que le prêtre accède à ses désirs en la hissant péniblement à la bonne hauteur. A dix ans, elle commençait à être un peu trop lourde pour ce genre d'exercice.

[Mornagest]

La ville fortifiée vivait des heures intenses. Les murs paraissaient tenir bon, et Mornagest exclut donc les combats dans les rues. En revanche, lorsqu'ils passaient devant une ouverture dans les murs du donjon, ils pouvaient voir, au loin, la campagne envahie par l'armée mélandienne. Le siège se poursuivait donc pour l'instant... jusqu'à quand ? L'assaut final pouvait être donné assez rapidement, si l'on en croyait les derniers rapports. C'était d'ailleurs assez étonnant de prime abord, car Aghoralis ne paraissait pas prête à s'écrouler brusquement. L'empereur était-il trop confiant ? Ou disposait-il d'autres atouts dans sa main ?

Mornagest observa la fillette à la dérobée. Elle avait l'air curieuse d'en apprendre davantage. Pour l'heure, point de sang devant elle, point de combats violents. Avec un peu de chance, elle n'aurait pas à supporter cela. Mais même Tymora ne pouvait pas jouer en permanence avec la chance de tout ce monde...

Il poursuivit son chemin.

[Lothringen]

Ils escaladèrent un escalier étroit et sombre percé dans la muraille pour accéder à l'étage supérieur. Il se trouvait là une salle centrale circulaire faisant office de salle de garde et quatre chambres rayonnantes où ils pourraient loger. Lothringen prit une des chambres, une première partie de la garde eut la chambre adjacente, et le reliquat se partagea entre la garde et les tymorans.
Tous se hâtèrent de déposer les caisses et leur surplus de chargement. Les mages repartirent sur ces entrefaites ; ils logeraient ailleurs avant de pouvoir hasarder une nouvelle téléportation le lendemain.

De son côté, sire Rowan explorait les lieux, cherchant les atouts et les failles de son emplacement. Il ne tarda pas à en faire l'exposé à ses troupes réunies dans le premier dortoir. Côté atouts : ils étaient au cœur du donjon, lui-même au cœur de la citadelle protégée par une seconde ligne de remparts pour l'heure parfaitement intacts. Pour les défauts : c'était le dernier étage habitable du donjon. Au-dessus d'eux, les combles. En-dessous, au quatrième niveau, la cour pavée et des couloirs de circulation. L'accès aux remparts se faisait au troisième niveau, où se trouvaient les quartiers du gouverneur. En cas de situation extrême, ils couraient donc le risque d'être acculés ici. Il y avait bien un accès dérobé – il ne s'étendit pas davantage - mais encore fallait-il que personne ne l'ait repéré.
Tout en inspectant ses hommes, le commandant en désigna deux pour rester auprès du conseiller en toutes circonstances. Il s'agissait pour l'heure d'Hadlis et de Losha*; ces rôles changeraient dans quelques heures.

Sire Rowan paraissait extrêmement tendu, et conscient qu'aussi bons combattants soient-ils, ils ne pouvaient pallier tous les dangers d'un tel endroit.

[Mornagest]

Pour l'heure, tout semblait calme aux alentours du donjon. Le moment était donc propice à la réflexion d'une bonne stratégie en cas d'attaque. Ils pourraient facilement défendre leur position, à condition de n'avoir à affronter que des adversaires physiques. Mais s'ils devaient se replier, la chose devenait bien plus ardue. Sire Rowan parla d'un passage secret, mais Mornagest ne l'avait pas encore repéré. Il n'était guère doué pour ce genre de choses, d'ailleurs...

"À votre avis, messire, comment la situation peut-elle évoluer, au dehors ?" demanda-t-il à sire Rowan, à brûle-pourpoint. Il estimait que détourner un peu sa tension ne lui ferait pas de mal. Peut-être n'apprécierait-il pas, mais il en doutait.

Mornagest n'avait aucune idée des forces en présence. Des armées, des guerriers, des mages, des prêtres... voilà tout ce qu'il savait. Les mélandiens s'étaient séparés, impossible de savoir combien pouvaient se trouver ici à harceler les défenseurs. Idem de l'autre côté... Il ignorait également quelles étaient les intentions précises de Lothringen. Remonter le moral des troupes, voir l'état de la situation... certes, mais était-ce là ses seules raisons de venir ici ? Ou obéissait-il à son instinct, ou une injonction inconsciente de sa déesse ? La fillette restait une énigme. Elle faisait peut-être partie de ce plan.

[Lothringen]

« Les seules informations dont je dispose font état de deux brèches dans la muraille extérieure, réalisées dès la première offensive à force de boules de feu et de projectiles inflammables explosifs. L'ennemi aurait néanmoins consommé dans l'opération quasiment toutes ses réserves d'armes incendiaires. Depuis lors, il multiplie les assauts sur ces deux points. Hier, une première tour victime de ces attaques a été prise, plusieurs heures durant, et fort coûteuse à reprendre. »
Il soupira.
« Prendre Aghoralis par la famine est quasiment impossible. Assaillir ses remparts est suicidaire, même avec de complexes machines de guerre. Saper ses murailles exige un long siège. Mais une brèche... Qu'un seul des points endommagés vienne à céder, et c'est fini : l'ennemi sera à l'intérieur. Cela peut prendre des semaines, des mois, comme quelques heures, selon l'état des défenses et des défenseurs. Je n'en sais pas assez pour aviser. »
« Et si nous allions nous rendre compte par nous-mêmes ? »
L'interruption venait de Lothringen, qui était entré dans la pièce pendant que sire Rowan parlait et avait patiemment attendu la fin de l'exposé pour intervenir.

[Mornagest]

La cité devait son salut à sa longue préparation pour des cas de figure comme celui-ci. N'importe quelle autre ville du continent, même Melandis ou Manost, aurait cédé depuis longtemps face à des assauts répétés aussi violents... il comprenait parfaitement pourquoi l'empereur souhaitait tant s'en emparer : à elle seule, elle pouvait presque être une capitale, n'eût été sa taille plus modeste. Mornagest n'était pas très à l'aise en songeant qu'ils dépendaient du bon vouloir des mélandiens pour entrer définitivement dans le vif du sujet. Avaient-ils essayés diverses tactiques jusqu'à présent, cherchant le meilleur angle d'attaque possible ? Ou s'épuisaient-ils à créer une brèche coûte que coûte ? Mieux valait ne pas trop se poser la question.

"Espérons que les murs tiendront, dans ce cas. Savoir que la cité ne tient que grâce à eux fait frémir... s'ils entraient, ce serait un massacre..."

La suggestion de Lothringen était bonne, à condition de rester en sécurité, évidemment. Voir la situation de leurs propres yeux était bien plus indiqué que de se fier à des rapports forcément moins exhaustifs. Mornagest se contenta de hocher la tête en signe d'approbation.

[Lothringen]

Pendant ce temps, épuisés par la téléportation et encore nauséeux, Sylas et Alycia s'étaient allongés sur leurs lits respectifs pour entamer une sieste improvisée. Se gardant bien de les réveiller, sire Rowan ordonna à deux des gardes de rester auprès d'eux, pour les tromper du bruit de leur conversation ou les empêcher de s'enfuir, on ne sait, et le petit groupe redescendit l'escalier en direction du troisième niveau du donjon, où une porte et un pont flottant les menèrent sur le premier chemin de ronde, celui des remparts de la citadelle intérieure. Ils étaient plus élevés que ceux de la cité et permettaient d'avoir une assez bonne vision de ce qui se passait en contrebas. Les bruits sourds s'entendaient encore, faisant d'autant plus cogner les coeurs qu'on n'en voyait pas l'origine.

A l'est, là où ils étaient sortis, les murailles extérieures toutes proches reposaient sur une falaise rocheuse, aux pieds baignés par la Limandre, un fleuve qui venait du Bosquet des Pierres et trouvait sans doute sa source dans la Cordillère du Faucon. Elles semblaient intactes. A travers les deux rangées de créneaux, on pouvait apercevoir l'immense armée mélandienne qui campait dans la plaine. Le campement avait ses rues, ses palissades, ses feux, ses barrières où attacher les chevaux. Il grouillait comme une véritable ville, car en réalité seule une petite partie de cette armée participait aux attaques quotidiennes contre la cité. Le petit groupe des manostiens observait en silence. Au loin, on devinait de longues plaines noires : les champs brûlés sur ordre avant l'arrivée de l'ennemi... Lothringen songea aussitôt que l'empereur ne pourrait ravitailler longtemps de telles troupes avec les vivres acheminés depuis Melandis - prendre la ville rapidement était dès lors vital pour lui.

[Mornagest]

Le spectacle était impressionnant. Une armée immense campait au-dehors, attendant avec impatience de pouvoir entrer dans la cité bientôt vaincue - selon leurs espérances - pour profiter des richesses qu'elle offrait sans doute. À commencer par des vivres en quantités astronomiques, mais aussi le simple fait de se retrouver au beau milieu de la distance séparant Manost de Melandis. Une étape qui serait décisive dans l'avancée vers Manost, si l'empereur parvenait à s'en emparer. Le tournant de la guerre se trouvait ici, sous ses yeux ébahis. Il avait beau connaître l'étendue de l'armée mélandienne, il fut tout de même soufflé par autant de monde. Combien étaient-ils ? Dix mille ? Quinze mille ? À croire que l'armée n'avait jamais été scindée en deux parties... si l'autre était aussi énorme, Manost risquait bien d'être malmenée...

Mornagest embrassa l'ensemble du paysage. Les plaines étaient noircies par les flammes, et seuls quelques bosquets d'arbres épars ainsi que le fleuve témoignaient d'une nature pillée depuis belle lurette. Le reste n'étaient que murailles, bâtiments, campements, et humains - humanoïdes, plus précisément. La bêtise pouvait mener loin... C'était la première fois depuis longtemps, mais Mornagest songea avec amertume aux accords commerciaux que Lothringen et lui avaient patiemment noués. Prémices d'une paix durable qui s'étaient écroulées dès l'accession au pouvoir de ce Swaren si arrogant et impétueux... Le guerrier sentit que ses poings s'étaient inconsciemment serrés. Tant de gâchis...

"Difficile de se faire une idée de l'ampleur des dégâts. Mais on dirait bien que les murs tiennent bon..." soupira-t-il d'un air rêveur, comme si tout cela n'existait pas vraiment.

[Lothringen]

C'était pourtant bien réel. Et c'est une voix assourdie, mais située à cinq pas de lui - celle de Lothringen - qui lui répondit :

"De ce côté-ci, en effet. Mais ici la falaise rend assez inutile toute attaque contre les remparts... L'accès à la ville se fait par l'ouest, et c'est certainement là que se sont concentrés tous les efforts des assaillants."

Il ne leur restait donc plus qu'à continuer leur marche. Ils remontèrent le chemin de ronde, vers le nord. Au loin, toujours le même paysage de plaines grises ravagées par le feu. En-dessous d'eux, en revanche, ils voyaient la ville, ses toits, ses ruelles en cet endroit plutôt étroites. Les toits de ce quartier semblaient intacts, mais il y en avait qui fumaient, loin sur leur gauche. Les rues étaient vides ou quasiment ; les rares silhouettes qui se risquaient dehors se hâtaient le long des murs, comme si elles craignaient l'effet d'une erreur de tir. Pas plus que la citadelle, ce quartier ne semblait avoir fait l'objet de tirs nourris, pourtant. L'un des gardes fit remarquer un cadavre au beau milieu d'une rue, et demanda ce qu'il avait pu lui arriver : on ne voyait pas de gravas alentours. Un de ses camarades en remarqua un autre, curieusement niché dans les tuiles d'un toit. Sire Rowan expliqua sombrement.

"Leurs nécromanciens préparent des cadavres porteurs de maladies, et les catapultes tentent de les faire passer sur les remparts... Les bourgeois passent leur temps à les brûler, dit-on."

[Mornagest]

La technique était aussi vieille que la médecine elle-même, sinon davantage encore. Efficace si on se battait contre des ignares, mais les habitants d'Aghoralis semblaient connaître le principe de désinfection.

"Excellente initiative de leur part. Dans un endroit confiné comme ici, une épidémie serait dévastatrice en très peu de temps." Une quarantaine ne serait qu'un doux rêve en cas de foyers infectieux.

Mornagest restait étonné par le peu de dégâts apparents que la cité avait subi. Quelques toits détruits, une peur bleue du moindre bruit, mais en-dehors de cela, Aghoralis paraissait tenir bon. Se pouvait-il que les mélandiens se cassassent les dents sur cette forteresse réputée - apparemment à raison - imprenable ? C'eut été trop beau pour être vrai...

"Quels assauts tentent-ils ? De la magie uniquement ? J'imagine qu'ils ne tentent pas d'attaque frontale..."

[Lothringen]

"Ce sont des assauts de corps à corps. Je vais vous expliquer... avançons."

Ils poursuivirent leur cheminement, atteignant quelques centaines de pas plus loin un point de vue assez imprenable sur les quartiers ouest de la ville et ses portes. Ici les toits endommagés ou en feu se faisaient largement plus nombreux, et le vacarme avait gagné en intensité. Sur leur gauche, ils pouvaient voir la principale brèche ; la muraille était éventrée sur son sommet : une avalanche de blocs de pierre et de terre en coulait jusque sur les premières maisons. Au sommet de la brèche, on se battait avec acharnement et en grand nombre. Des centaines d'hommes, autant qu'on pouvait en placer sur cet espace, des archers et des mages, mais aussi des combattants de corps à corps semblaient à l'oeuvre. On ne pouvait distinguer les mélandiens de là où ils étaient, mais il semblait évident qu'il devait y avoir un ennemi en face.

"La magie a fait dès les premiers jours tous les dégâts qu'elle pouvait contre les murs. Mais les remparts d'Aghoralis sont épais en plus d'être élevés, et vient un moment où il n'y a plus rien à gagner à remuer les pavés et la terre... Un large fossé défend les remparts ; des quantités impressionnantes de terre ont jadis été charriées jusqu'ici afin de pouvoir l'aménager par-dessus la roche dure qui constitue le socle de cette colline. Cela plus la déclivité gêne les manoeuvres de machines de guerre et semble les avoir dissuadés d'en bâtir. Cela dit, ils ont comblé le fossé au niveau de la brèche. Les assauts sur cette faille de nos défenses ou en d'autres points du rempart ouest sont quotidiens. Ils espèrent un épuisement des défenseurs, un défaut de vigilance qui leur permettra de prendre pied en un point ou en un autre - ou alors ils nous trompent en préparant autre chose dans l'ombre, je ne sais... J'ai appris que les assauts étaient de plus en plus fréquents et sournois depuis deux jours. Je suppose qu'ils ont appris la venue des renforts, et espèrent faire céder la ville avant leur arrivée."

Lothringen écoutait avec attention. La guerre n'était pas une nouveauté pour lui, en revanche il n'était pas stratège, et n'avait jamais été confronté à un siège de cette ampleur. Les défenses d'Aghoralis étaient impressionnantes, de même que les dimensions du campement mélandien.

"D'où proviennent ces bruits sourds ?"

"Ils ne tentent pas d'enfoncer les portes pour l'instant. Ce sont les sortilèges des mages, le fracas des épées... La musique ordinaire de la guerre", répondit le commandant d'un ton égal.

[Mornagest]

De là où ils se postaient, il leur était impossible de voir si les défenseurs tentaient de combler la brèche dans le mur. C'était peut-être peine perdue, car les mélandiens s'affairaient sans doute à détruire ce qui était reconstruit. Mais du temps gagné était précieux dans une telle situation, surtout avec la nouvelle des renforts qui s'approchaient le plus rapidement possible... Et les dégâts occasionnés aux murailles étaient impressionnants. La puissance de frappe avait dû être terrible, et il était heureux que les magiciens se fussent brisé les dents sur une épaisseur de terre encore plus énorme, car sans elle, Aghoralis aurait été investie depuis bien longtemps. La préparation séculaire de la cité était une nouvelle fois à prendre en exemple.

"Il n'y a aucun moyen de savoir s'ils préparent une diversion ? Ce ne serait guère étonnant. Une bonne partie de leur armée donne l'impression de baîller aux corneilles, je doute que l'empereur les laisse ainsi perdre leur temps..." Même en admettant qu'il gardât ses troupes dans l'éventualité d'une sortie des défenseurs d'Aghoralis, leur nombre était par trop élevé pour supposer qu'il les conservait pour l'esbroufe. En revanche, s'il avait sous ses ordres des illusionnistes, il pouvait tout aussi bien simuler un faux campement tandis que des sapeurs tentaient de détruire les murailles par le dessous, ou par l'intérieur avec des explosifs. Il savait que les alchimistes mélandiens étaient assez efficaces en la matière. Les composants alchimiques étaient abondants à Melandis. Peut-être des recherches récentes leur avaient-ils fournis des armes nouvelles...

[Lothringen]

Sire Rowan haussa les épaules avec gêne. La question soulevée par Hugues était pertinente, mais nul n'avait de réponse satisfaisante à lui apporter.

« Il semble que la divination n'ait rien donné, ce qui ne veut rien dire, s'ils se sont protégés contre elle. Les espions envoyés dans le campement mélandien n'ont rien trouvé non plus ; apparemment, c'est avant tout le manque d'espace de manœuvre le long du rempart ouest qui empêche le reste de l'armée de prendre part aux réjouissances. Leurs soldats rêvent de faire tomber la ville pour prendre part aux pillages, mais aussi pour lever le camp, semblant considérer que la guerre ne s'arrêtera pas là – cette grand armée attend nos renforts avec impatience. »

Mais évidemment, l'homme de troupe n'était pas au courant des desseins de ses propres dirigeants, de sorte qu'il était difficile de deviner leurs plans. Il aurait fallu s'infiltrer jusque dans l’État-major restreint pour obtenir des informations qui en vaillent la peine, et nul espion n'avait réussi ni même tenté un tel exploit.

« Je vois la tour et la grande brèche, mais ne doit-il pas y en avoir deux ? »

« La seconde se trouve au sud-ouest, mais elle est beaucoup moins impressionnante et en cours de réparation, ce que l'on ne tente même pas avec celle-ci– heureusement,il serait impossible de tenir deux saignées de cette ampleur. »

Lothringen n'en doutait pas. Sans quitter des yeux les affrontements violents qui se déroulaient devant lui, il murmura*:

« Descendons voir les quartiers civils... »

Il n'en dit rien, mais l'absence prolongée du gouverneur lui semblait anormale. C'était lui plus que sire Rowan qui aurait dû leur exposer la situation. Ses informateurs lui avaient appris que le gouverneur d'Aghoralis avait des affinités avec les tormites et donc peu pour lui-même, sans doute cette indélicatesse en était-elle la confirmation...

[Mornagest]

Si les rumeurs concernant l'empereur étaient vraies, et Mornagest pensait que c'était très probable, nul doute que seul lui et quelques rares membres parmi ses généraux de confiance étaient dans la confidence, si un plan secret d'invasion d'Aghoralis était en cours de déploiement. Les ordres pouvaient très bien être donnés sans raison visible, et former un tout qui, une fois connu, devenait clair et bien orchestré. L'empereur était un militaire, et même s'il était jeune et probablement impétueux, il ne fallait pas sous-estimer son intelligence.

Mornagest fut quelque peu soulagé de savoir que l'autre brèche était en train d'être comblée. Tenir deux fronts aurait été impossible, sinon... les défenseurs étaient peut-être efficaces, mais leur nombre suffisait-il pour repousser ces assauts incessants ?

Ils se mirent alors en route, suite à la suggestion de Lothringen. Qu'allaient-ils voir parmi la population ? Une disette semblait improbable vues les réserves de nourritures, et les contagions pouvaient probablement être bien contenues. Mais le moral ?

[Lothringen]

Sortir de la citadelle qui trônait au sommet de la ville n'était pas beaucoup plus facile que d'y entrer, et il leur fallut d'abord descendre des remparts dans la cour pavée et s'identifier auprès des sentinelles, qui ne semblaient pas au courant de la visite du conseiller. Le ton commençait à s'aigrir entre le capitaine de la Garde Blanche et l'officier de quart quand ils furent rejoints par un homme essoufflé qui jaillissait du donjon en compagnie des deux tymorans et des deux gardes laissés avec ces derniers. Le nouveau venu expliqua être l'aide de camp du gouverneur et arrangea les choses aux portes, qui furent enfin entrouvertes pour leur livrer passage. Pendant ce temps, Lothringen avait remarqué la présence de balistes sur les remparts et d'archers en de nombreuses meurtrières, pointant sur eux. Contre les murs, des barricades étaient prêtes à être tirées derrière les portes, attendant que la brèche cède pour faire de cet endroit le dernier refuge des défenseurs... Mais jamais la population ne pourrait se masser dans la citadelle.

Le semi-drow en était là de ses réflexions quand l'aide de camp s'excusa pour son supérieur et s'offrit à les guider en ville.
"Ces deux personnes ont insisté pour venir avec moi..."
Il désignait Sylas et Alycia. La petite donnait l'étrange impression de tirer derrière elle le groupe des trois hommes ; le prêtre suivait avec résignation, les deux gardes avec une pointe d'agacement. N'y prêtant aucune attention, la fillette se précipita sur Lothringen.

"Alors, on partait sans moi ? Faut pas leur en vouloir, c'est moi qui voulais venir. Je veux voir la ville !"

Elle chercha à s'emparer de la main de Lothringen et ce dernier saisit bien volontiers la menotte. Ce qu'elle ne savait pas encore, c'est qu'elle n'était pas prête de s'en dégager.

"Tu vas vraisemblablement le regretter, Alycia, mais c'est comme ça qu'on grandit. Allons."

[Mornagest]

Les gardes étaient tendus, c'était évident. La survenue d'un groupe de combattants armés jusqu'aux dents et dont ils ignoraient l'identité avait de quoi susciter la méfiance chez eux, ce qui était bien normal. Mornagest supposa que les mélandiens avaient peut-être tenté des incursions de ce genre. C'était bien le style des mélandiens... quoique l'empereur paraissait plus direct dans ses méthodes, ce qui causerait probablement sa perte à long terme. Le guerrier sourit intérieurement en songeant à toutes les intrigues qu'il avait subies, mais également construites durant son règne à Melandis. À une seule exception, il n'avait jamais fait usage de la force immodérée comme actuellement Aghoralis le subissait. Tout, dans l'empire, se basait sur l'apparence et la couverture. L'empereur tranchait un peu - sinon beaucoup - dans ce contexte...

Les deux tymorans arrivèrent. Décidément... la gamine semblait bien curieuse. Mornagest fronça les sourcils en voyant Lothringen lui donner la main pour l'emmener voir un spectacle qu'elle n'était sans doute pas prête à contempler. Le semi-drow se complaisait-il à tenter de l'effrayer ? Ou pensait-il qu'elle était mûre pour supporter cela ? Ou que son statut d'enfant élu la protégerait en partie des conséquences sur son esprit ?

Il n'était décidément pas à l'aise avec cette situation. La guerre était une affaire d'adultes ; seuls les grands étaient assez crétins pour avoir envie de se trucider.

[Lothringen]

Le groupe franchit les portes de la citadelle, pour se retrouver aussitôt plongé dans les rues de la ville les plus proches de la brèche. Le vacarme y gagnait en intensité. Ce quartier-là semblait avoir été déserté, et l'aide de camp leur expliqua que les habitants s'étaient réfugiés dans les entrepôts et les caves du quartier est ; il ne restait là que quelques irréductibles accrochés à leurs biens. Ils en croisèrent un ou deux qui rasaient les murs, courant presque. Une partie des toitures avaient été enfoncées par le pilonnage de boules de feu qui avait accompagné les premiers combats, mais depuis, le danger semblait moindre ; les attaques sporadiques venues du ciel ne reprenaient qu'afin de maintenir la pression sur les défenseurs et perturber leurs nuits.

Ils croisèrent leur premier cadavre - un homme qui gisait écrasé sous une pierre apparemment tombée d'un mur qui s'effondrait. La pierre était si grosse qu'on avait dû renoncer à le dégager. Lothringen sentit la petite main d'Alycia faire pression sur la sienne ; la petite fille regardait fixement le visage torturé de ce citadin, gardant le silence et les yeux grands ouverts. Il n'avait pas vraiment réfléchi avant de saisir la main d'Alycia, tout à l'heure ; il aimait la spontanéité de la fillette, et il avait songé que puisqu'elle semblait s'amuser à courir dans tous les sens et à faire tourner les gens en bourrique, le mieux était encore de s'assurer qu'elle ne s'éloignerait pas de lui - on éviterait ainsi quelques accidents. Sa réaction courageuse ne le surprit pas. Il y avait quelque chose de particulier en elle, même s'il n'aurait su dire quoi ; c'était une petite fille, mais Tymora ne l'avait pas choisie par hasard - la Chance n'est-elle pas l'antithèse même du hasard ? D'une certaine manière, Alycia incarnait l'essence même des tymorans... bornée, tête brûlée, imprévisible, capricieuse, mais faisant front, et plus sage qu'il n'y paraissait.

Sire Rowan regardait lui aussi le corps écrasé par la pierre, mais avec un solide esprit pragmatique, et grommelait.

"On ne peut pas le laisser comme ça."

[Mornagest]

De plus près, les dégâts sur la cité et ses habitants étaient plus manifestes. Des maisons à moitié détruites, des gens rassemblant le peu d'affaires qu'ils parvenaient à sauver de chez eux avant de fuir à l'abri - où ?... c'était ça aussi, la guerre. Ça, et bien d'autres choses qu'ils n'avaient pas encore pu voir, avant de trouver ce corps écrasé sous une énorme pierre détachée d'on ne savait où. Le malheureux était figé dans la mort, et il pouvait y rester jusqu'à être entièrement dévoré par les charognards si personne ne venait le délivrer - en vain, sans doute - de là. Sire Rowan proposa tacitement de le dégager de sa prison lapidaire.

Mornagest regarda furtivement la fillette. Elle ne détournait pas le regard, malgré le côté lugubre et atroce de la situation. Elle semblait vouloir tenir le coup, ce qui était tout à son honneur, mais... effrayant. À son âge, n'importe quel enfant aurait pleuré, se serait enfui, aurait regardé ailleurs... mais elle n'était pas une enfant normale, et sa réaction en était une autre preuve. Quelles bonnes surprises recelait-elle encore ?

Le guerrier essaya d'estimer leurs chances de soulever la pierre. Avec un bon levier, ils devraient y arriver à quelques-uns, pendant qu'un autre dégagerait le corps. Il fallait évidemment se méfier des offensives magiques des mélandiens, car n'importe quel sort pouvait frapper n'importe quel endroit, n'importe quand... Tymora devait se tordre de rire, en ce moment. Mornagest chercha des yeux de quoi dégager cette pierre. Un chevron en bois, une barre métallique...

[Lothringen]

L'effondrement du pan de mur qui avait écrasé le bourgeois avait entraîné dans sa chute une lourde solive qui ferait un levier robuste et sûr. Avisant la pièce de bois brisée en son milieu, l'un des gardes dégaina une hache afin d'achever de la dégager. Ne restait plus qu'à se mettre en place ; il formaient un groupe d'hommes forts et ne devraient pas avoir trop de peine à manier leur levier. Plusieurs appuyèrent sur la poutre, tandis que deux autres retinrent la pierre et qu'un dernier – Hugues - était désigné pour dégager le corps. Il fallait faire vite tant que ses collègues tenaient la position. L'homme était là depuis plusieurs jours, et l'odeur n'était pas des plus engageantes...

Pendant l'opération, l'aide de camp et Lothringen se tinrent à l'écart, cependant que Sylas semblait préparer ses sorts en cas d'accident. Alycia retrouva une toute petite voix pour demander :
« Qu'est-ce qui a fait tomber le mur ? »
« Une explosion magique, boule de feu, feu grégeois, poudre explosive, qu'importe... ça va aller ? »
« ...oui. »
Pourtant, elle n'en menait pas large.

[Mornagest]

À sa décharge, le corps à moitié écrasé n'était pas franchement beau à voir. La partie sous la pierre était complètement réduite en bouillie, et, lorsque Mornagest tira, il ne put conserver le corps en un seul morceau ; seul vint la moitié supérieure, tandis que le bas-ventre et les jambes restaient au sol. Vu l'état, il était difficilement envisageable de récupérer le tout, à moins de disposer d'une pelle...

Le guerrier ne put qu'espérer que la fillette ne regardait pas le spectacle qui s'offrait à leurs yeux. Lui-même était habitué aux scènes de guerre, mais il ressentit tout de même comme une boule au ventre lorsqu'il découvrit l'état du malheureux prisonnier depuis plusieurs jours. À y regarder de plus près, il vit des insectes nécrophages qui se promenaient autour du cadavre et faisaient bombance. L'odeur, effectivement, était insoutenable, d'autant plus que les parties détruites du corps étaient maintenant exposées.

Mornagest termina de tirer le cadavre hors de sa prison de pierre. Il fit la grimace lorsqu'il le reposa et le regarda un peu plus en détails. Son visage semblait effaré ; il devait avoir eu le temps de sentir la mort s'emparer de lui tandis qu'il agonisait sous la douleur...

[Lothringen]

Un silence total s'était fait autour des gardes qui dégageaient le corps, à peine troublé par la rumeur de la guerre sur la brèche. Dès que la pierre avait été retirée, Lothringen avait vu venir la scène d'horreur et tiré prudemment Alycia en arrière sur plusieurs pas. Le but n'était tout de même pas de vérifier où se situait le seuil de tolérance de la gamine... Cette dernière s'était laissée faire, toujours muette, les yeux toujours rivés sur la scène. Les autres spectateurs retenaient leurs souffle ou leurs grimaces écoeurées, comme s'ils venaient à peine de prendre conscience de ce que la guerre pouvait aussi prendre ce visage crispé d'horreur et de surprise jusque dans l'au-delà qui était celui de la victime.

L'aide de camp annonça d'un mince filet de voix qu'il ferait évacuer le cadavre dès qu'il trouverait à qui transmettre l'ordre. Sire Rowan ordonna de recourir le corps de gravats de plus petite taille en attendant. Quand ce fut fait, le groupe reprit sa route d'un pas morne. Peu à peu ils s'éloignaient des abords immédiats de la brèche, et certains signes leur prouvèrent qu'ils atteignaient des quartiers encore habités : les vitres cassées par les déflagrations avaient été remplacées par des toiles de sac, les caniveaux charriaient des eaux sales, les cheminées fumaient. Les rues, en revanche, se repeuplaient à peine. L'aide de camp leur proposa de s'enfoncer vers les quartiers est, les plus épargnés - il pouvait aussi leur montrer les entrepôts ou les abris des réfugiés.

[Mornagest]

Le spectacle était déplaisant, à n'en point douter. Mornagest restait admiratif malgré lui envers l'attitude de l'enfant, qui restait impassiblement silencieuse. Seul son teint blafard démentait son attitude apparemment détachée. Ce petit jeu était-il bien utile ? Elle risquait d'en faire des cauchemars pendant de longues nuits, enfant divine ou pas...

Ils reprirent finalement leur cheminement parmi les maisons en partie détruites d'Aghoralis. L'ambiance de siège était pesante, et le fait que les rues restaient pratiquement vides d'occupants en vie rajoutait à la lourdeur du moment. On avait l'impression de marcher dans un quartier dévasté par la peste ou par la guerre, ce qui n'était pas totalement faux, évidemment. Seul le bruit sourd des déflagrations magiques, au loin, laissait deviner que le conflit faisait rage et était loin de s'achever.

L'aide de camp finit par rompre le silence du groupe en demandant où ils désireraient se rendre ensuite. Mornagest aurait logiquement choisi d'aller voir les réfugiés en premier lieu, histoire de constater où en était leur moral, et le leur remonter par leur présence hautement symbolique. Lothringen avait en partie choisi de venir à Aghoralis pour cette raison précise, d'ailleurs. C'était tout à son honneur.

"Si nous allions voir comment les habitants supportent le siège ? Ils seront peut-être heureux de voir que nous ne les abandonnons pas" fit-il doucement.

[Lothringen]

Lothringen était demeuré songeur après l'incident, non qu'il n'eût parfaitement l'habitude des cadavres, mais parce qu'il songeait à ces nombreuses vies qui, à l'instar de celle-ci, avaient été brisées par le hasard sans que personne n'en ait tiré profit. Il n'y avait là ni logique, ni justice, rien qui puisse excuser la malveillance du destin. Pourquoi Tymora choisissait-elle quelques élus pour abandonner les autres, tous les autres, à leur sort ? Pourquoi quelqu'un comme Alycia était-il à peu près sûr d'échapper à de telles tragédies, tandis que tant d'anonymes disparaissaient dans d'absurdes circonstances ? Sur quels critères choisissait-elle ses favoris ? Des qualités ? Des projets secrets ? Ces questions le taraudaient depuis longtemps, mais le regard effaré de l'inconnu leur donnait une force nouvelle. Il sentit la petite main d'Alycia presser la sienne tandis qu'il se perdait dans ses pensées, et reporta son attention sur la fillette. Apparemment, elle l'avait fait inconsciemment, cherchant seulement à se rassurer. Il songea que ce devait être difficile pour elle de savoir que l'on cherchait presque toujours quelqu'un d'autre quand on la regardait...

Bref, perdu dans ses pensées, Lothringen n'avait pas aussitôt répondu à la question de l'aide de camp, et il fut étonné que la première personne à s'exprimer ne soit pas sire Rowan. Au lieu de cela, il reconnut la voix de son amant. La douceur de son ton le surprit. Le semi-drow savait que la compassion de Mornagest pour les citadins était sincère, mais c'était quelque chose d'étrange que de songer que son compagnon avait été plus ou moins le chef de leurs ennemis, il n'y avait pas si longtemps de cela... Il ne put retenir un regard de reconnaissance envers son compagnon, avant d'abonder dans son sens.

"Oui, allons d'abord voir les réfugiés."

L'aide de camp opina du chef, tout en les entraînant au fil des rues vers une ouverture grillagée dans le sol, où il leur fallut prendre des échelles, puis un monte-charge : on avait creusé les abris dans la roche même. Tandis qu'ils descendaient dans la pénombre des torches, Alycia retrouva sa voix :
"C'est drôle comme visite. On va voir les rats ?"
Sylas la gronda mollement, sans avoir semblait-il l'énergie de lui expliquer davantage.

[Mornagest]

La descente était aisée mais relativement longue, car il fallait que chacun trouvât ses marques sur l'échelle, tout en évitant de marcher sur les mains du précédent dans la file. Il finit par atteindre le sous-sol et laissa la place au suivant qui descendait. La galerie paraissait assez grande, mais il était difficile d'en estimer les dimensions sans lumière naturelle pour en embrasser l'ensemble. Mornagest était surpris qu'un tel ouvrage eût pu être réalisé si rapidement. Le siège n'avait pas commencé il y a si longtemps... ou alors, ces galeries étaient déjà présentes depuis longtemps et maintenues scellées en temps de paix.

La question de la sécurité se posait à nouveau, et le guerrier était certain de ne pas être le seul à y songer. Quid des sorties en cas d'assaut ? Il devait y avoir plusieurs accès, ce qui augmentait le nombre de sentinelles nécessaires, mais empêchait d'être faits comme des rats. D'un autre côté, un enfumage de la galerie semblait bien aisé... toutes ces questions lui trottaient en tête, mais il les poserait plus tard. Et pas devant les réfugiés, pour bien faire.

[Lothringen]

Ils se trouvaient dans des caves voûtées, immenses, et la pierre ou la terre qui constituaient le socle même de la colline disparaissaient derrière des ouvrages de maçonnerie soignée qui ne laissaient aucun doute - cet endroit n'était pas de création récente. L'aide de camp le leur confirma bientôt ; on utilisait ces caves comme abri depuis une soixantaine d'années déjà. Compte tenu de sa position stratégique capitale, Aghoralis passait ses années de paix à préparer la guerre... L'intérêt de tels refuges était de trouver de l'espace supplémentaire, et d'abriter les réfugiés contre les attaques aériennes - pluies magiques, boules de feu, charges draconiques... on était juste assez profond pour ne rien devoir craindre de tel. De loin en loin, un puits de lumière rappelait que la surface n'était qu'à sept ou huit mètres de là.

Ils parvinrent dans la première cave, éclairée par des torchères. C'était là que s'étaient installés les paysans venus des campagnes environnantes. Chaque famille semblait avoir son quartier. Certains étaient venus avec leurs meubles et une partie de leurs troupeaux ; d'autres n'avaient que des matelas de paille et leurs propres vêtements. A l'inverse des rues désertées qu'ils venaient de traverser, il régnait là une certaine cacophonie, due aux bêtes et aux enfants qui couraient.

Lothringen embrassa l'ensemble du regard et s'approcha d'un couple qui semblait dans le plus total dénuement, leur demandant pourquoi ils n'avaient rien apporté avec eux. Ils commencèrent à lui raconter leur histoire ; ils venaient des quartiers ouest, leur maison était toute proche de la brèche, et ils avaient préféré se réfugier là, par prudence, histoire de ne pas finir enterrés sous les décombres. Tous leurs biens étaient restés dans leur maison, et ils y faisaient encore des incursions quand il leur manquait quelque chose. Mais il y avait d'autres personnes plus démunies qu'eux expliquèrent-ils, des gens qui avaient été dépouillés par des brigands sur la route ou tout simplement qui avaient été piégés à Aghoralis par la déclaration de guerre ; certains étaient des marchands revenus des terres mélandiennes en catastrophe, d'autres des voyageurs bloqués là par la coupure des routes - faute d'argent pour rentrer, ils avaient préféré se réfugier en ville et profiter des distributions de matériel et de provisions ; pour sommaires qu'elles soient, elles leur permettaient de survivre.

Alycia avait disparu, courant au milieu des moutons et plaisantant avec un garçon de son âge. Sylas s'était lancé dans une mission sanitaire, distribuant des soins légers et des guérisons des maladies. Lothringen n'avait pas encore annoncé qui il était ; ses interlocuteurs, ne se trompant qu'à moitié, le prenaient visiblement pour quelque haut dignitaire de la ville.

Mornagest profita de ces diversions pour poser ses questions à l'aide de camp, qui parut surpris.

"Il y a effectivement plusieurs accès à ces caves, ainsi que des conduits d'aération, mais tous donnent sur l'intérieur de la ville. Quant à ce qui se passe en cas d'assaut... Vous voulez dire, si les remparts tombent, si les soldats ennemis déferlent dans les rues ? Il y a moyen de condamner définitivement certains des accès, et de ne garder de communication qu'avec la citadelle. Ceci dit, la citadelle n'est pas faite pour accueillir la population civile et peut elle aussi condamner son propre accès. En se repliant totalement sur eux-mêmes, les habitants de ces caves peuvent espérer tenir un petit peu plus longtemps, mais c'est assez désespéré." Il haussa les épaules. " En vérité, si les remparts tombent, nous sommes tous morts, civils comme militaires. Après ce n'est plus qu'une question de durée. Pour ma part, j'espère seulement que nous tiendrons jusque'à l'arrivée des renforts."

[Mornagest]

Les explications de l'aide de camp lui parurent fatalistes. Il était étonné que ces abris ne servaient que de protection - ce qui était déjà bien, dans l'absolu. Il aurait imaginé une porte de sortie pour accéder vers l'extérieur de la cité afin de fuir, ou, à tout le moins, de communiquer avec des renforts potentiels et recevoir de l'approvisionnement quelconque. Mornagest ne connaissait pas tous les secrets de la ville, loin s'en fallait. Aussi se laissa-t-il convaincre malgré tout.

Autour d'eux, la situation paraissait confuse mais le chaos ne régnait pas. Il manquait sans doute d'un meneur civil ou militaire pour organiser tout cela correctement, mais les gens ne semblaient pas paniquer le moins du monde. Résignés, peut-être. S'ils savaient ce qui les attendaient si les murs tombaient, c'était probable. Le guerrier songea qu'il faudrait suggérer à Lothringen de désigner quelqu'un pour prendre en main la population entière qui se tenait dans ces boyaux. Le manque de cohérence pouvait prendre des proportions dramatiques et ce de façon très précipitée... il avait déjà subi les conséquences d'un bordel désorganisé qui avait mené à une déroute cuisante alors qu'ils avaient été en surnombre vis-à-vis de l'adversaire... même si, ici, il ne s'agissait que de réfugiés, avoir un quotidien bien rôdé et une tâche clairement assignée permettait de combattre la morosité et se sentir concerné par la survie de chacun. Le moral était chose fondamentale par rapport au dénouement d'un conflit. Il finit par poser la question à l'aide de camp.

"Les gens sont-ils livrés à eux-mêmes ? Ou des dirigeants de la cité les prennent-ils en charge pour faire fonctionner tout ce petit monde ?" Combien de réfugiés pouvaient-ils y avoir ici... ?

[Lothringen]

L'aide de camp répondait d'autant plus volontiers au garde qu'il voyait Lothringen et sire Rowan occupés à interroger directement les réfugiés, et donc sans besoin de lui pour le moment. Il remarqua aussi que certains camarades d'Hugues écoutaient leur conversation, sans en avoir l'air.

"Les dirigeants de la cité s'occupent plutôt de la gestion du matériel, des munitions, des soldats, et des relations avec l'extérieur. Il y a fort à faire. Chacune de ces salles a son chef de section, un civil - parfois des notables, parfois de simples citoyens ; ils s'occupent des distributions et de la répartition des tâches. Vous ne voyez ici qu'un bref aperçu de ces cavités. Il faut compter qu'il en existe une dizaine comme celle-ci. On n'a jamais fait le décompte exact du nombre de réfugiés, mais cela s'élève peut-être à un quart de la population totale de la cité. Ce nombre augmente en cas d'attaque ciblée - on a eu droit à des pluies acides, il y a quelques jours. Evidemment, les mélandiens n'ont pas les moyens de faire durer ces attaques très longtemps, mais pour les nerfs, c'est épuisant."

[Mornagest]

Mornagest hochait la tête tandis que l'aide de camp lui répondait. Les choses semblaient bien organisées, sans doute par la force de l'habitude, ou la prévention des autorités malgré un répit assez important depuis le dernier conflit impliquant Aghoralis. Toujours était-il qu'imaginer un quart de toute la cité dans ces boyaux restait complexe... il fallait en effet avoir une sérieuse envie de survivre pour vouloir s'entasser de la sorte dans ces réduits humides. Mais l'instinct était fort...

"Je vois que les habitants sont aguerris", fit-il avec une grimace un peu amère. "C'est une bonne chose. Surtout pour les nerfs, justement. Est-ce que les réfugiés disposent de moyens pour se distraire un peu ? Le temps doit paraître extrêmement long, ici." Sans connaître l'issue et la durée du combat, ce devait être réellement éprouvant. L'attente de la mort, ou de la liberté...

Il devait bien y avoir quelque troubadour ou comédien pour organiser des spectacles afin de briser la monotonie et de songer à autre chose qu'à ce qui se tramait au-dessus de leur tête. Les campagnes se menaient souvent avec ce genre de suiveurs, qui profitaient certes de la protection de l'armée qu'ils intégraient, mais étaient utiles à leur tâche. Rien n'était pire qu'un soldat dont le moral était en berne. Et Aghoralis devait compter son lot d'artistes...