Quête : Les caprices de Fortune - Aghoralis assiégée

[Lothringen]

L'aide de camp sembla trouver la question incongrue, et balbutia quelque chose à propos des bardes qui traînaient ici comme ailleurs. Le petit groupe poursuivit sa marche, et ils explorèrent la longue cave en la traversant dans toute sa longueur. Elle était vaste, et somme toute, la densité humaine y était importante, même si un passage était laissé libre en son milieu. Les visages et les récits défilèrent... En réalité, s'occuper de sa survie quotidienne semblait fournir à tout un chacun l'essentiel de ses activités. Il fallait puiser de l'eau, manger, dormir, s'installer, surveiller les enfants et les voleurs, commenter les nouvelles de la surface. De temps à autre, on croisait un joueur de luth, un jongleur.

La population n'était pas encore désespérée, mais cela venait aussi de ce qu'elle ignorait au juste comment évaluer la situation. Les combats n'avaient commencé que depuis peu, et l'histoire de cette cité ne faisait état que de longs sièges ; jamais Aghoralis n'avait été brisée autrement que par l'usure et la famine. De plus, la nouvelle de la venue des renforts avait fuité, mais que penser de l'immense brèche que l'on défendait sur l'ouest ? Une femme entourée de marmots dont le mari était soldat expliqua sans sourciller au Conseiller que dès que la nouvelle de l'arrivée des mélandiens tomberait, elle tuerait ses enfants et se suiciderait ensuite.

"Et je leur trancherai la gorge, d'un coup sec, comme on égorge un poulet."

Elle avait une telle lueur dans le regard, quand elle lui dit cela... Lothringen ne tenta pas l'en dissuader - tout le monde savait de quoi les mélandiens étaient capables. Il lui suggéra tout de même d'attendre le dernier moment, et de bien choisir son arme.

"Et vous, monsieur l'important, où serez-vous, si cela tourne mal ?"

Le semi-drow hocha la tête. Bonne question, où serait-il ? Sur le front, au milieu des combats ? En train de se téléporter dans l'arrière-pays comme un lâche ? Mais au fond, cela avait-il la moindre importance ? Il ne ferait pas l'histoire à lui tout seul ; il avait depuis longtemps passé le stade des illusions de ce genre...

"J'essaierai de trouver l'endroit où je serai le plus utile, madame."

[Mornagest]

La femme avait un esprit pratique extrêmement développé, pour en arriver à songer à égorger ses enfants si les choses tournaient vraiment au pire. Certes, l'arrivée des mélandiens en ville serait calamiteux, mais de là à imaginer un scénario de secours dans ce cas extrême... et un scénario tout aussi extrême, d'ailleurs. Mornagest se sentit mal à l'aise, et il essaya d'éviter de regarder ses enfants, dont la vie était peut-être en sursis de brève durée. Même s'il pouvait comprendre la réaction de la femme, il n'arriva pas à s'ôter de l'esprit l'image de ces mioches déversant leur sang à grands flots tandis que les mélandiens entraient dans les souterrains...

Sa question formulée à Lothringen était elle aussi dramatiquement terre-à-terre et dénotait d'une amertume ressassée depuis au moins le début du conflit. Elle se justifiait d'autant mieux que les dirigeants, souvent, envoyaient leurs serfs se faire étriper en première ligne tandis qu'ils discutaient tactique en sirotant un verre de vin ou en ripaillant avec obscénité. Du moins, les dirigeants mélandiens. Les manostiens devaient plus probablement se contenter d'eau claire et de pain rassis, si l'on en jugeait par leur attitude bien plus policée. Le guerrier se retint de rire à sa stupide pensée. Il cherchait à se changer les idées, les choses prenant un tour par trop dramatique à son goût.

Où Lothringen serait-il le plus utile ? À des dizaines d'endroits différents, simultanément, très certainement. Il lui faudrait choisir... et, question cruciale : serait-il plus utile en se sacrifiant de façon héroïque, ou en se sauvant pour établir un plan de repli pour opérer une contre-offensive face à l'ennemi en marche ? Nul doute que son compagnon hésiterait longuement, si le dilemme se présentait à lui. Une situation dans laquelle lui-même ne voudrait jamais se trouver.

Une fois encore, Mornagest chercha à songer à autre chose. Il fit mine de s'intéresser à ce que les habitants faisaient. Manger, chercher de l'eau, s'occuper de leurs proches, se reposer, prier... les activités ne changeaient guère parce qu'ils étaient trente mètres sous le sol. Une autre cité en état de siège aurait été dans la même situation. Simplement, les civils auraient été bien plus exposés aux assauts ennemis.

[Lothringen]

La femme esquissa une moue dédaigneuse en entendant cette réponse qui lui laissait présager que le Conseiller ne restera pas forcément jusqu'à l'issue du siège ni ne partagerait le destin de ceux qu'il venait visiter. Lothringen, pour sa part, un peu ému, se hâta de poursuivre sa route. Il haïssait cette guerre, il ne l'avait pas voulue. Elle était l'oeuvre de Ravestha, de l'empereur Swaren... Il n'avait pas voulu cela.

Ils visitèrent encore plusieurs galeries à peu près similaires. Lothringen rattrapa Alycia alors qu'elle jouait à cache-cache avec des enfants du crû. En la voyant s'amuser avec eux, on l'aurait presque pris pour une petite fille normale, sauf que... sauf qu'elle manifestait une insouciance qu'aucun autre n'avait su conserver. En reprenant la main du conseiller, elle lâcha avec un grand sourire :

"J'en étais sûre ! J'ai compté cinq rats ! Des gros, des gras, des citoyens obèses !"

C'est quand ils commenceront à maigrir qu'il faudra s'inquiéter, songea le semi-drow. Tout de même, la rapidité avec laquelle elle avait oublié la vision du cadavre... Bah, tant mieux.

Sylas fut plus difficile à récupérer; il aurait voulu fonder un hôpital de campagne à lui tout seul, et bien entendu ses sorts s'épuisèrent assez vite, alors que le bouche à oreille lui amenait une clientèle qui continuait d'affluer. Le prêtre demanda à pouvoir rester, afin de s'organiser avec d'autres clercs sur les distributions de soins, et il fallut rentrer sans lui. On sentait qu'être précepteur n'était pas vraiment sa vocation initiale.

L'aide de camp les raccompagna à la citadelle, en demeurant dans les sous-sols - ils passèrent par des couloirs déserts plongés dans l’obscurité et fermés par des portes de fer. Sur l'insistance de Lothringen, leur guide promit de faire en sorte que le semi-drow puisse s'entretenir avec le gouverneur dans la soirée. Au terme d'un parcours assez oppressant dans les galeries, ils refirent surface dans la cour intérieure de la citadelle et regagnèrent sans encombres le donjon où ils logeaient.
Peu de temps après, Lothringen reçut le gouverneur dans la chambre qui lui avait été allouée, mais seuls deux gardes étaient demeurés dans la pièce en leur compagnie, et Mornagest n'était pas du nombre. De retour dans la pièce adjacente, qui servait de dortoir, il avait peut-être une heure de repos avant le dîner...

[Mornagest]

La visite l'avait affecté plus qu'il ne l'aurait cru. Il avait décidément bien changé sur la plupart des aspects humains, sans même parfois s'en rendre compte. Dans ce cas-ci, c'était a posteriori... la vision de ces réfugiés le hanterait encore un bon moment, il le savait. Sans parler du corps écrabouillé de l'homme, dans la rue... pourquoi était-il si sensible, désormais, alors qu'avant, il aurait été du côté des agresseurs, souhaitant tuer un maximum de gens ? Le changement opéré avait été aussi brutal qu'efficace, mais il s'interrogeait encore quant à ses origines réelles. Qui, ou qu'est-ce qui avait souhaité ce revirement ? Lui-même ? Il en doutait. Lorsqu'il s'était fait assassiner, il avait certes déjà fait quelques pas dans la bonne direction, mais il ne ressentait pas cette empathie profonde pour les autres, ce besoin d'aider, cet écœurement face à la violence et l'injustice. Et maintenant... il aurait presque pu prétendre entrer dans une commanderie de paladins. C'en était presque drôle... et inquiétant.

Son heure de repos passa donc bien vite, à ressasser ces éternelles pensées. Et, comme toujours, aucune conclusion ne s'imposait à lui, autre que celle de persévérer et d'espérer trouver un jour une réponse à tout ça...

Tout ceci était par ailleurs très égoïste. Il ramenait toujours ses réflexions à lui-même...

[Lothringen]

Le repas du soir se fit dans un réfectoire situé deux étages plus bas dans la tour du donjon. Sa chambre étant plus que sinistre et pas vraiment aménagée pour son usage, Lothringen accompagna ses gardes. On leur avait réservé une grand tablée dans une salle à manger quasiment vide, à l'exception de deux ou trois gardes qui soupaient dans leur coin. Le coq leur fit servir de la purée, des morceaux de poulet en sauce... rien d'extraordinaire mais c'était très correct eu égard aux circonstances.
Sortant de son rendez-vous avec le gouverneur, Lothringen était soucieux. L'homme n'avait aucune sympathie pour lui et ne le cachait guère, mais au-delà, le rapport qu'il lui avait fait sur la situation militaire était inquiétant. La brèche pouvait céder à tout moment, car les mélandiens ne manquaient pas de relève, tandis que les soldats manostiens s'épuisaient. Et il n'était pas interdit de supposer que l'ennemi préparait une offensive décisive pour les jours, voire les heures à venir. Qu'y faire ? Les hommes que l'on pouvait faire venir par téléportation seraient en nombre dérisoire... Il fallait mobiliser les mages et les explosifs pour une contre-offensive ; on avait déjà donné les ordres en ce sens.
Alycia s'était assise aux côtés du semi-drow et ne le laissa pas longtemps à ses pensées. Après quelques minutes d'agaceries et de babillages, Mornagest vit qu'ils étaient en train de jouer à des jeux de main sur le bord de la table : c'était à qui taperait la main de l'autre avant qu'il ne la retire. Dix ans ? A eux deux, oui, peut-être.
Comme il détournait le regard, celui-ci tomba sur sire Rowan qui observait lui aussi la scène avec une moue inquiète. Le capitaine de la garde avait souvent l'air préoccupé, mais dans le contexte, cela pouvait se comprendre. Croisant son regard, son supérieur lui annonça qu'il serait de garde rapprochée avec Aeron pour le premier tiers de la nuit.

[Mornagest]

Le repas, l'ambiance, la situation... tout concourrait pour que les convives se sentissent inquiets, moroses, déprimés... le souper fut donc maussade, malgré les efforts évidents des cuisiniers pour leur fournir ce qu'il pouvait faire de mieux avec le siège qui durait depuis un long moment maintenant. Même Mornagest, avec son appétit pourtant souvent ogresque, n'avait pas mangé grand-chose, car son moral était quelque peu échaudé par ce qu'il avait vu sous la cité. Et par ses propres réflexions, il devait bien se l'admettre. Sans doute sa situation s'améliorerait-elle lorsque les choses prendraient un tour plus optimiste. Quant à celle des habitants d'Aghoralis... restait à espérer que les renforts manostiens pussent arriver à temps. Ce qui n'était pas évident du tout : la marche entre Manost et Aghoralis était longue, et si une partie des troupes mélandiennes allaient à leur rencontre, le délai serait encore rallongé d'autant. Sans parler d'une défaite possible, ce qui signerait la fin de la guerre aussi sûrement qu'un décret de Tempus.

Le guerrier parvint tout de même à se dérider lorsqu'il vit son compagnon jouer avec l'enfant. Tous deux paraissaient bien s'amuser, mais il savait que Lothringen devait avoir bien des soucis en tête... les choses se présentaient mal.

Il se contenta d'opiner du chef lorsque sire Rowan lui annonça son tour de garde. Au moins pourrait-il se réfugier dans la routine pour tenter de songer à autre chose que ce détestable conflit...

[Lothringen]

Le repas s'acheva bientôt, et ils remontèrent sans hâte dans leurs quartiers, au dernier étage du donjon. Dans l'escalier, Mornagest entendit Lothringen et sire Rowan discuter de l'emploi du temps du lendemain. Le semi-drow voulait approfondir sa connaissance des dispositifs de défense et des réserves de munitions de la ville.

"Vous voudrez donc visiter les entrepôts et discuter avec les généraux présents ?"
"En effet."
"Combien de temps pensez-vous encore rester, Conseiller ?"
"Jusqu'à ce que la situation ici s'améliore... Peut-être jusqu'à l'arrivée des renforts ? Partir avant, ce n'aurait aucun sens."
"Avez-vous conscience des risques pris ? Vous n'avez guère d'amis ici... Tant que vous êtes mobile, vous prenez les gens de cours. Si vous demeurez longtemps à un endroit..."
"... Je vous complique la tâche."
"Je dirais plutôt que vous facilitez celle de ceux qui voudraient s'en prendre à vous. Mélandiens ou non..."
Ils étaient parvenus sur le palier de leur étage. Le capitaine reprit avec réticence :
"Pensez-vous participer aux combats ?"
"Qu'en dites-vous ?"
"Que c'est de la folie ! Offrez-vous comme cible, et... enfin... le risque est trop grand pour Manost..."
Lothringen lui jeta un regard de travers.
"Ne surestimez-vous pas mon importance ? Je ne suis que le second du Grand Émissaire... Il y en a eu bien d'autres, et cela se remplace."
"Oui... bien sûr." fit le lieutenant de la Garde Blanche d'une voix sourde, interrompant là la conversation. Il n'avait pas besoin de se faire expliquer plus longuement le rappel à l'ordre, qui brassait pour lui d'assez mauvais souvenirs.

Chacun regagna sa chambre et fit ses préparatifs pour la nuit. Lothringen traita quelques dépêches et révisa ses sorts, les autres, épuisés ou prévoyants, abrégèrent rapidement la veillée. Sylas rentra sur ces entrefaites, satisfait de ses échanges avec les clercs locaux mais visiblement fatigué lui aussi. Mornagest prit bientôt son tour de garde avec Aeron ; ils devaient se placer à l'intérieur de la chambre de Lothringen, près de la porte, tandis que deux de leurs camarades surveillaient l'escalier d'accès. Ces nouvelles dispositions ne laissaient plus guère d'intimité au semi-drow, qu'ils virent lire son courrier, faire sa toilette, se changer - utiliser son pot de chambre. Lothringen était un peu gêné de la situation, même s'il comprenait le point de vue de la Garde Blanche. Il se coucha bientôt, et le silence se fit dans la chambre et alentours. On pouvait entendre ronfler dans la pièce adjacente, on pouvait distinguer le va et vient des autres gardes dans l'entrée de l'étage. Lothringen, lui, avait une respiration trop superficielle pour dormir : il réfléchissait. Une heure ou deux passèrent...

[Mornagest]

La soirée s'écoulait lentement, et Mornagest ne se sentait pas vraiment à l'aise, en train d'observer son compagnon réaliser ses tâches de routine et de toilette - bien qu'Aeron et lui détournaient pudiquement le regard à ce moment. Le guerrier se sentait comme un intrus, malgré la relation étroite qu'il avait avec le conseiller : il n'était pas censé partager officiellement autant d'intimité avec lui, et cela changeait de leurs rapports habituels : hiérarchiques en public, amoureux en privé.

Tandis qu'il surveillait son compagnon en train de chercher en vain le sommeil, Mornagest songea à la conversation qu'il avait eue avec sire Rowan. Lothringen comptait participer au combat. C'était folie, bien sûr, mais... il aurait agi de même. Il comprenait autant qu'il réprouvait cette décision, et ils avaient déjà pu en parler longuement avant leur départ de Graëlon. Se mettre en retrait des hostilités n'était même pas envisageable pour son compagnon. Et il ne souhaitait pas se rendre plus indispensable qu'il ne l'était déjà aux yeux de sire Rowan... Manost devait songer très sérieusement à l'ère qui suivrait ce conflit, car bien des choses étaient en train de changer pour elle, et pas uniquement à cause de la guerre. Ravestha avait disparu, Helm était mort, Lothringen abandonnerait bientôt son poste... tout était à reconstruire. Tant de choses pesaient sur les épaules de son compagnon... Mornagest ne comprenait que mieux son désir de s'enfuir. Lui-même l'avait assouvi, certes dans la douleur, mais il avait fui Melandis. Pour se retrouver tout autant prisonnier de la politique, de l'autre côté... le sort était bien ironique, pour l'amant d'un fidèle de Tymora.

Il réprima un bâillement et s'étira doucement. Le temps était long... il reporta son entière attention sur sa garde. Il était une infime partie d'un dispositif dont l'efficacité ne pouvait se relâcher ne fut-ce qu'un seul instant.

[Lothringen]

Lothringen demeurait immobile, couché sur le côté, et sentait qu'il ne trouverait pas le sommeil de sitôt. Il se repassait les évènements de la journée, tentant de les relier à ceux des derniers jours. Il y avait eu ces trois journées de coma, qu'ils n'avaient toujours pas élucidées ; il y avait cette volonté indiscernable des tymorans et de sa déesse... Il y avait l'entrevue qu'il avait eue avec Mornagest, la veille ; il y avait les visions de l'après-midi d'une cité en guerre, prête au pire... et puis tous ces courriers, tous ces regards de gens qui semblaient attendre de lui quelque chose qu'il ne se sentait pas en mesure de leur donner. Trop d'informations, trop de sentiments, trop de responsabilités pour un seul homme, et tout cela en si peu de temps qu'il n'avait guère l'occasion de les digérer. Il essayait, comme toujours, de faire au mieux. Mais, il en était certain désormais, il n'était pas l'homme de la situation. Au lieu d'élaborer des stratégies géniales, il se surprenait même à rêver d'un jour où Mornagest et lui pourraient vivre une vie plus simple, sans plus avoir besoin de se cacher. Mais cela semblait pour l'heure si chimérique...

Il en était là de ses réflexions quand il entendit s'entrouvrir la porte de sa chambre. Il se redressa aussitôt, pour voir Aeron, l'épée tirée, faire face à Alycia, les pieds nus et en chemise de nuit, qui passait la tête par la porte entrebâillée. La torchère de la rotonde lui dessinait une ombre mouvante dans l'étroit faisceau de lumière.
« Que faites-vous là , » la gronda le garde à voix basse. « J'aurais pu vous blesser ! Retournez tout de suite dans votre chambre.»
« Je ne parviens pas à dormir. Je me suis dit que peut-être, Loth non plus... »
« Avez-vous conscience de... »
« Cela ira, Aeron. Inutile de réveiller tout l'étage. Laissez-la venir », coupa Lothringen.
Tout en regardant Alycia ravie qui venait se glisser sous les couvertures, à l'autre extrémité du lit, il se demanda l'espace d'un instant pourquoi il venait de dire ça. Bah ! La gamine semblait manquer d'amis, et, incapable qu'il était d'échanger avec son compagnon, il était dans le même cas, somme toute...
Tournés l'un vers l'autre, ils commencèrent à discuter à voix basse, si bas que leurs chuchotis n'étaient pas très audibles pour les deux gardes. Lothringen paraissait chercher à aider la fillette à se changer les idées de ce qu'elle avait vu dans l'après-midi. Apparemment, il y parvenait, car de temps en temps, Alycia gloussait.

[Mornagest]

La situation ne manquait pas de piquant. Lothringen paraissait en réalité plus amusé et intéressé par la présence d'Alycia qu'il ne l'avait prétendu à Graëlon. Ce fardeau s'était transformé en complicité un peu déplacée dans ce décor de guerre et de désespoir, mais le semi-drow avait sans doute besoin d'une telle distraction pour se vider l'esprit de ses soucis apparemment insurmontables. Loth... même lui, Mornagest, n'avait jamais songé à l'affubler d'un diminutif, encore moins de celui-là. La gamine ne devait pas prêter attention au protocole, c'était évident en la voyant. Le guerrier se demanda si c'était volontaire ou inconscient. L'esprit de la fille était toujours une énigme, et ce qu'elle pourrait devenir par la suite, une source d'inquiétude. Sans parler du plan plus large des tymorans, dans lesquels son amant et lui étaient impliqués bien plus qu'il ne le souhaitait.

Les heures étaient longues... Mornagest ressentit une forme de solitude, teintée d'une pointe de jalousie à l'égard d'Alycia. Elle, au moins, pouvait se permettre de faire des caprices. Lui n'était cantonné qu'au rôle de garde du conseiller manostien. Même s'il bénéficiait déjà presque trop d'un traitement de faveur, c'était évidemment loin de ce à quoi il aspirait avec son compagnon. A savoir, se trouver à deux mille lieues de là et se ficher éperdument de quoi que ce fût à part la couleur du ciel.

Il faillit soupirer, puis se reprit au dernier moment.

[Lothringen]

La nuit se poursuivait, paisible. On entendait le pas irrégulier des autres gardes du côté des escaliers. Lothringen et Alycia continuaient tranquillement leur discussion à voix basse, tandis qu'Aeron et Mornagest luttaient pour ne pas relâcher leur vigilance. Puis, quelque chose dans leur attitude changea. Les deux gardes ne s'en rendirent pas compte sur le moment, mais le semi-drow se redressa, se raidit, et la parole de la gamine devint plus rare, plus lente et plus calme. Ils s'assirent bientôt côte à côte sur le bord du lit, donnant l'impression que Lothringen voulait montrer à la fillette ses haches posées à son chevet. Mais ils se levèrent, tous deux en chemise, le semi-drow paraissant cette fois suivre Alycia qui l'entraînait vers le mur. Une confidence à garder hors de portée des oreilles indiscrètes ? Ils ne s'en inquiétèrent pas, jusqu'à ce qu'ils voient le conseiller poser la main d'une certaine façon sur le mur ; il y eut un cliquetis indiquant qu'un quelconque mécanisme s’enclenchait, et, avant qu'ils n'aient eu le temps de réagir, Lothringen et Alycia avaient été avalés par le mur et ce dernier s'était remis en place, sans que ni l'un ni l'autre ne leur ait adressé ne serait-ce qu'un regard.

« Bon sang ! Le passage secret ! » gronda Aeron, dont le premier réflexe fut d'aller prévenir les deux autres gardes et son supérieur qui dormait à côté. Ce faisant, il leur garantissait des renforts, mais perdait aussi un temps précieux.

[Mornagest]

L'attention se relâchait inévitablement durant ces longues heures de veille. La fatigue et l'ennui étaient les deux causes principales, et malgré ses tentatives de tromper ces inconvénients, Mornagest devait bien admettre qu'il n'était pas aussi vigilant qu'un garde du conseiller devait l'être... Il ne prêta pas au petit manège de Lothringen et Alycia l'attention qu'il aurait dû, et s'en mordit rapidement les doigts. Pourquoi venaient-ils de disparaître dans un passage secret ? Qu'est-ce qui avait pu les pousser à s'en aller sans mot dire ? Le guerrier songea aussitôt à un ensorcellement ; la gamine était une élue de Tymora et devait disposer de pouvoirs divins... venait-elle de manipuler le semi-drow ?

Tandis qu'Aeron se précipitait pour donner l'alerte, Mornagest s'empressa d'aller sonder le mur, là où son compagnon venait de s'appuyer, quelques secondes à peine auparavant. Il n'avait guère d'espoir de trouver un quelconque mécanisme ni d'aspérité à déceler afin de rouvrir le passage, mais faute d'une meilleure solution, il examina et tâta le mur, en jurant tout bas à plusieurs reprises.

[Lothringen]

Il n'y voyait goutte, dans la pénombre, et ses doigts avaient beau tâtonner, ils ne décelaient pas d'anomalie dans la maçonnerie de la paroi, apparemment pleine. Ses mouvements devenaient fébriles, n'arrangeant rien. Le geste avait paru si simple, quand il venait de Lothringen... Derrière lui, il entendit le remue-ménage ; les deux autres gardes de faction, les jumeaux Haldir et Hadlis pour une fois réunis, rappliquèrent aussitôt vers l'entrée du dortoir, où Aeron expliquait la situation à sire Rowan en phrases entrecoupées.

« Le conseiller et Alycia... ils ont pris le passage secret... sans rien dire. »

Le capitaine de la garde, aussitôt réveillé, jura à son tour, et rejoignit bientôt Mornagest dans la chambre. Il se trouvait lui aussi en chemise, et lui indiqua nerveusement les gestes à reproduire. Mornagest comprit alors pourquoi il n'y arrivait pas : il fallait appuyer en deux endroits à la fois – Alycia avait dû appuyer de son côté, sans qu'ils ne le remarquent, tout à l'heure.

Mais le capitaine de la garde n'alla pas jusqu'au bout de son mouvement.

« Allez-y », fit-il aux quatre gardes après avoir montré comment faire, « retrouvez-les au plus vite - le conseiller n'a aucune protection ! Je vous rejoins avec les autres, dès que je me serai équipé. Haldir, pensez aux signes. »

Mornagest étant le plus près du mur, ce fut à lui de presser le mécanisme en premier. Cela fit pivoter un pan de mur sur un axe invisible, et il se retrouva sur un court palier, dans l'obscurité la plus totale. A tâton, il trouva sous ses pieds un escalier en colimaçon, aux marches étroites, et un mur courbe qui courait sur sa droite. Il devait se trouver dans l'épaisseur même de la muraille du donjon. Il n'y voyait rien, il n'entendait rien, sinon l'agitation de l'autre côté du mur.

[Mornagest]

L'obscurité totale le mettait quelque peu mal à l'aise, car il ne pouvait voir le plus simple obstacle qui le ferait trébucher ou l'assommerait de la plus bête façon qui soit. Et Lothringen pouvait marcher sans encombre dans un tel environnement, lui... mieux, il adorait l'absence de lumière. Et s'il lui était donné l'"ordre" de marcher promptement, ils perdraient un temps précieux à éviter de se cogner aux murs ou de rater une marche...

Songeant qu'il devrait laisser la place aux suivants, Mornagest avança prudemment vers l'escalier, tâtonnant du bout du pied pour trouver la première marche. Il essaya également de trouver une rambarde de la main, sondant le vide tel un aveugle. La sensation, déplaisante, devenait progressivement angoissante. Et nulle arrivée de lumière, même la plus infime, ne semblait se profiler.

Lorsqu'il trouva les marches, il les descendit avec lenteur et raideur, comme s'il s'attendait à rencontrer un piège involontaire. Il sentait son cœur battre furieusement dans sa poitrine. Son inquiétude s’accroissait d'autant.

[Lothringen]

Sous ses mains, il finit par trouver une corde où se raccrocher au besoin. Mais il n'en avait pas réellement besoin – la suivre ne faisait en réalité que le ralentir un peu plus. Il se ressaisit peu à peu, gagnant en assurance à mesure qu'il prenait conscience de la régularité des degrés et de la courbure de l'escalier. C'était un rythme à prendre...

Il entendit bientôt les trois autres gardes qui passaient un à un et le suivaient. Au terme d'une descente qui lui parut interminable, il parvint à ce qui semblait être le terme de l'escalier – un nouveau palier. Une porte entrouverte diffusait un peu de lumière sur le côté, au bout d'un couloir.

Mornagest avança jusqu'à la porte. Il n'avait pas rencontré d'obstacle ; s'il y avait eu des dispositifs de pièges, leurs prédécesseurs les avaient désamorcés. En jetant prudemment un œil par la porte, il vit qu'il était parvenu au rez de chaussée du donjon – la porte donnait sur l'extérieur, où la lune diffusait une appréciable clarté après cette marche à l'aveugle. C'étaient des jardins, cernés par la muraille intérieure de la citadelle. Lothringen et Alycia étaient hors de vue, et il n'y avait guère de moyen de savoir s'ils étaient partis vers la gauche ou vers la droite. La bonne nouvelle, c'est qu'ils n'avaient sans doute pas pu quitter ces jardins.

[Mornagest]

Parvenu à regagner un semblant de calme, Mornagest continua à descendre jusqu'en bas des escaliers, le souffle court et les yeux à la recherche désespérée d'un peu de clarté, qui finit par apparaître lorsqu'il vit la porte entrebâillée donnant sur les jardins. Que diable allaient-ils faire là-bas ? Le guerrier était de plus en plus perplexe, et cela ne s'arrangea pas lorsqu'il fut au dehors, sans trouver trace des deux fugitifs. Où pouvaient-ils être allés, maintenant ? Mornagest n'avait aucun talent pour déceler les traces de passage de qui que ce soit. Combiné à une clarté chiche mais néanmoins bienvenue, ses chances de les retrouver en examinant le sol étaient proche du zéro absolu. Il dut donc se fier à la chance, ou plutôt, la Chance, qui semblait mettre un peu trop souvent son grain de sel dans son existence depuis quelques temps.

Le guerrier se rendit vers la gauche. Ses camarades se disperseraient, il fallait l'espérer.

[Lothringen]

Il entendit en effet ces derniers s’interpeller : les jumeaux partaient à droite, Aeron tentait de le rattraper. Toujours aucune trace de leurs deux fugitifs... Les jardins étaient constitués de petites parcelles ; l'une était un verger, l'autre un jardin de plantes médicinales, l'autre encore un petit potager. Ils étaient clôturés par des murets assez élevés pour parvenir jusqu'à hauteur d'homme, et ces derniers gênaient le regard, empêchant d'embrasser l'ensemble. Rien de plus facile que de disparaître derrière tel ou tel obstacle... Mornagest avisa sur sa droite un escalier qui montait vers les remparts - un endroit qu'ils avaient du reste arpenté dans l'après-midi. Ils pouvaient prendre les poternes en enfilade, en espérant tomber rapidement sur le bon endroit, ou encore chercher à avoir une vue globale des lieux, ce qu'ils obtiendraient s'ils montaient sur le chemin de ronde. Par une nuit si claire, les chemises blanches portées par Lothringen et Alycia devaient bien se détacher sur le fond végétal. En revanche, il n'avait guère de temps pour réfléchir à sa décision.

[Mornagest]

Perdre du temps pour avoir une vision d'ensemble, ou prendre le risque de choisir une mauvaise direction à l'aveuglette... et perdre encore plus de temps. La décision était simple, en apparence. Mornagest se précipita vers les escaliers menant au chemin de ronde. Il songea que Lothringen n'avait qu'à lancer un sortilège pour leur demeurer invisible, mais il n'y penserait peut-être pas s'il était sous l'influence de la gamine. Cette idée lui semblait de plus en plus crédible à mesure que les minutes s'égrenaient et que cette poursuite surréaliste se prolongeait dans les jardins, puis... vers une autre destination ? Tout cela était farfelu. Et inquiétant. Et pas du tout dans les habitudes de son compagnon ; au moins l'aurait-il averti si cela avait été de son fait, pour lui éviter de se ronger les sangs...

Il redoubla d'efforts en grimpant les escaliers quatre à quatre.

[Lothringen]

Une fois parvenu au sommet, Mornagest se retourna, haletant, et parcourut du regard l'espace qui séparait la tour du donjon des remparts de la citadelle. En réalité, il n'y avait que cinq ou six parcelles devant lui ; il aurait pu rapidement les parcourir en enfilade, s'il l'avait su...

Il les repéra tout de suite, deux formes blanches, immobiles, au milieu du verger. Ne cherchant nullement à se cacher, Alycia et Lothringen se faisaient face et paraissaient simplement discuter, comme s'ils n'avaient cherché qu'un endroit où converser tranquillement, loin des oreilles indiscrètes. Mais quelque chose dans leur maintien contredisait cette première impression. Ils se tenaient beaucoup trop droits, beaucoup trop immobiles, surtout Alycia, qui d'ordinaire ne tenait pas en place. Ils ne parlaient pas bien fort, et, de là où il était, on ne distinguait qu'un vague murmure. Que pouvaient-ils se dire ? Depuis la disparition dans la chambre, ils avaient pris deux minutes complètes d'avance, peut-être trois...

Soudain, une vision autrement plus préoccupante dans l'immédiat attira l'attention du guerrier. Il n'était pas le seul à observer le conseiller et l'enfant-prophète depuis le chemin de ronde – à cinquante pas de lui, il pouvait voir un groupe qui venait apparemment d'arriver sur les lieux. Cinq hommes, et aucun d'entre eux ne portait d'uniforme de gardes. Plusieurs visages étaient masqués.

Aeron, qui l'avait rejoint, embrassa d'un coup d’œil tout ce que son camarade venait de voir. S'abstenant de tout commentaire, il siffla – sur trois notes, une longue, deux brèves : c'était un signal pour Haldir et Hadlis. Il redévala aussitôt l'escalier.

Dans le verger, Lothringen venait de donner ses mains à Alycia.

[Mornagest]

Il jura. Intérieurement. Faillit le faire à voix haute. Son compagnon était là, à quelques mètres de lui, en train de parler... ou réciter quelque chose avec Alycia, alors que des individus masqués dont les intentions n'étaient pas claires - et donc très claires - s'approchaient d'eux deux. Il fallait agir vite et bien, chose dont Mornagest n'était pas toujours capable, hélas. En ce moment, il lui semblait qu'il valait mieux rejoindre Lothringen pour le défendre, voire l'empêcher de réaliser quelque chose de déplorable avec la complicité de la petite peste, plutôt que de tenter, seul, d'arrêter les malandrins qui venaient de débarquer.

Il redescendit donc en trombe, jurant tout bas à chaque pas et serrant les dents pour éviter de crier son mécontentement.

[Lothringen]

Il courait, talonnant de près Aeron, en direction du verger. Du coin de l’œil, il vit que le groupe d'allure suspecte avait lui aussi trouvé un escalier, et se précipitait de son côté - dans la même direction. Alycia et Lothringen ne réagissaient à rien de tout cela. Ils se regardaient l'un l'autre, fixement, comme s'ils flottaient au milieu du plan Ethéré, seuls au monde. Enfin les deux gardes parvinrent presque côte à côte dans le verger, juste à temps pour entendre cet échange :

« Je... Je ne puis. » La voix de Lothringen était mal assurée. Il paraissait bouleversé, et n'aurait pas parlé autrement s'il avait été en train de pleurer.
« Est-ce là toute ta réponse ? » Après un bref silence, Alycia reprit : « Aujourd’hui j'ai éprouvé ton obéissance et ta foi, et tu m'as déçue. Crois-tu que je puisse accepter que tu écoutes un mortel plus que moi ? Qu'à présent la roue tourne pour toi ! Tu apprendras à m'obéir... »

Ces paroles auraient pu paraître lourdes de menaces, si elles n’avaient été prononcées d'un ton inexplicablement doux et triste, presque affectueux.

De leurs côtés, les inconnus arrivaient à leur tour ; en vingt pas, peut-être, ils les auraient rejoints.

[Mornagest]

Ce qu'il venait d'entendre lui glaça le sang. Lothringen était donc bien sous l'influence mentale de la "petite", et lui avait peut-être révélé bien des choses à son sujet... à leur sujet. Et les propos d'Alycia n'étaient pas pour le rassurer, au contraire. Qu'est-ce que cela sous-entendait ? Qu'elle ne faisait que commencer son petit jeu et qu'elle entendait faire de son compagnon son serviteur docile et inféodé ?

Derrière, les bruits de pas se rapprochaient. Les malandrins n'allaient pas tarder à arriver, et il faudrait en découdre avec eux, à moins qu'Aeron et lui-même n'arrivassent à interrompre le petit jeu de la gamine et les mettre tous les deux en sécurité, ce qui paraissait quelque peu compromis. D'autant qu'Alycia devait pertinemment savoir que d'autres approchaient. Elle comptait même sans doute là-dessus pour faire diversion, voire... avait provoqué elle-même cette diversion.

Il fallait se décider. Et ne pas trop compter sur Tymora pour l'aider dans son choix... il sentait que c'était mal parti.

"Il faut les dégager d'ici. Ces crétins qui nous suivent vous les mettre en pièces, sinon !" souffla-t-il à Aeron. Joignant le geste à la parole, il s'avança, non sans prudence, en direction du duo de fugueurs.

[Lothringen]

Aeron hocha la tête, partageant son avis. L'idéal aurait été d'entraîner Alycia et Lothringen un peu plus loin et d'éviter le combat juste assez longtemps pour permettre à Haldir et Hadlis de les rejoindre. La partie, alors, aurait été moins inégale... surtout si Lothringen les aidait de ses sorts.
Alors que Mornagest arrivait presque sur le duo, il vit Alycia changer brusquement d'attitude. Elle se secoua, comme si elle s'éveillait d'un sortilège, se mit à regarder en tout sens, à gauche, à droite, derrière, aperçut les deux gardes et leurs poursuivants et, la mine inquiète, secoua frénétiquement le conseiller.

« Loth ! Vite ! Au secours ! »

Elle lâcha néanmoins les mains du semi-drow quand elle avisa le regard très peu amène que lui jetait le guerrier. Lothringen, pourtant, ne réagissait pas. Il avait les yeux bien ouverts, en larmes, et demeurait immobile, comme en transe, concentré sur quelque chose qu'il était seul à voir. Aeron tenta de l'entraîner, mais en vain.

Cependant les mystérieux agresseurs étaient arrivés sur leurs talons. Ils n'étaient plus que quatre, et on les distinguait assez bien au clair de lune. Deux d'entre eux étaient masqués, les épées tirées, l'un en armure complète. Il y avait aussi un mage, reconnaissable à sa longue robe. Le quatrième semblait un guerrier.

« Vous m'aviez dit qu'ils étaient seuls... » commenta d'une voix grave l'homme en armure.
« Trop tard pour reculer, à présent. Allons-y ! »

Deux hommes chargèrent, le mage se mit à incanter. L'homme en armure sembla vouloir se contenter d'observer, du moins pour l'instant, mais il ferait obstacle si l'on s'en prenait au mage.

[Mornagest]

"Chier !" grogna-t-il entre ses dents. Il en avait par-dessus la tête, de ces complots mal ficelés par des incapables venus les empêcher de profiter un minimum du moindre répit entre deux combats... n'avaient-ils rien de mieux à faire que de régler leur compte à ces types dont il ignorait jusqu'à l'obédience ? La cité pouvait craquer d'un instant à l'autre, et des meurtres s'apprêtaient à être commis en son sein, au nom de... d'il ne savait quoi. Mornagest se ferait un plaisir d'interroger les survivants, s'il y en avait. S'il survivait...

L'épée au clair, il fit face aux deux guerriers qui s'élançaient sur lui. Il fallait qu'il laissât du temps à Aeron pour déloger Lothringen de sa position, voire mieux, de le réveiller, car à quatre contre deux, avec l'appui d'un mage, les adversaires ne mettraient pas longtemps à les éliminer...

"À la garde !" hurla-t-il, espérant que Hadlis et Haldir les retrouveraient rapidement, sans quoi, c'en était fait d'eux.

[Lothringen]

Ce fut au tour des inconnus de jurer ; il fallait qu'ils viennent à bout au plus vite de la résistance, sans quoi ils risquaient de se trouver submergés par le nombre. Mornagest se retrouva faire face à deux combattants. Ils étaient loin d'être aussi bien entraînés que lui, mais à un contre deux la partie risquait de ne pas durer bien longtemps. Aeron, qui avait déjà renoncé à secouer Lothringen, profita plutôt du répit pour utiliser un des parchemins que la Garde Blanche conservait pour les cas d'extrême urgence. Celui-ci invoqua une créature translucide qui vint combattre auprès d'eux, obligeant l'homme en armure à rejoindre les combats à son tour. Il semblait plus aguerri que ses acolytes et n'hésita pas à affronter le serviteur aérien. A ce moment-là, brièvement, Mornagest ressentit un certain soulagement ; ils étaient désormais un contre un. Mais c'est alors que le sort du mage aboutit - et accéléra tous leurs adversaires. Le mage se remit aussitôt à incanter.

Les combats se poursuivirent ; chacun attendait. Les uns attendaient l'issue du sort de leur mage, les autres d'éventuels renforts... Le temps paraissait s'étirer inexorablement, et pourtant, tout cela s'était passé en moins d'une minute. Tenir face à des adversaires plus rapides compliquait fortement la tâche, obligeant à se concentrer sur chaque parade. Bientôt, il fallait l'espérer, les jumeaux arriveraient, ou bien Lothringen reprendrait conscience. Bientôt ?

[Mornagest]

Le combat risquait de balancer à nouveau en faveur des assaillants. Pour l'heure, il leur était déjà difficile de suivre les mouvements de leurs adversaires, accélérés par la magie. Et Aeron et lui-même s'essouffleraient vite, à ce train...

Mornagest avait probablement la solution pour ramener Lothringen à la raison, mais cela l'obligerait à cesser de combattre, le temps d'aller lui parler. Et il ne pouvait pas envisager de le faire tout en combattant, car cela reviendrait à en révéler bien trop sur leur relation cachée...

Il fallait qu'il parvienne à repousser son opposant, ou à l'assommer, ou à le déstabiliser... pour lui donner le temps d'agir. Et pourquoi pas de s'en débarrasser définitivement ? Mornagest redoubla d'ardeur pour tenter non plus de subir les coups, mais d'en porter lui-même à son adversaire.

[Lothringen]

Mornagest était peut-être moins rapide, mais il était plus habile et plus fort ; il parvenait à décontenancer son adversaire, presque à le déséquilibrer, et il sentit que si le combat se poursuivait ainsi une ou deux minutes encore, il en viendrait à bout. Mais ce temps, justement, il ne l'avait pas devant lui... Le sort du mage aboutit enfin – en voyant disparaître aussitôt leur allié magique, le guerrier comprit que le mage avait préféré se débarrasser d'abord de ce combattant surnuméraire et dangereux, quitte à courir le risque d'annuler son propre sort de rapidité.

Ils se trouvaient donc de nouveau deux contre trois, mais Aeron eut le réflexe de reculer pour éviter une attaque de flanc ; les deux gardes voyaient leurs collègues qui arrivaient enfin en renfort, et crurent que le pire était passé. Un court instant.

Parce qu'une voix cria dans leur dos :
« STOP ! Jetez vos armes ou je fais un mauvais sort au conseiller. »

C'était le cinquième homme, celui que Mornagest avait compté au tout début, lorsqu'il les avait aperçus sur les remparts, et qui avait disparu ensuite. Utilisant son probable talent de discrétion, le malandrin s'était faufilé jusqu'à Lothringen, et lui tirait présentement la tête en arrière tout en plaquant une lame sur sa gorge.
Les collègues de Mornagest s'immobilisèrent, hésitants. Dans une situation de ce genre, les ordres de leur capitaine étaient clairs : ils ne devaient faire courir aucun risque supplémentaire au conseiller.

Un autre problème sollicitait l'attention du guerrier. Il sentait son corps se tirailler, s'étirer, forcer contre son armure dont plusieurs attaches cédèrent... Ce que Lothringen redoutait depuis le début venait de se produire – le sort du mage avait dissipé sa métamorphose. Pour l'heure, dans l'obscurité et la confusion générale, personne ne le remarqua, car toute l'attention se concentrait sur le preneur d'otage.

[Mornagest]

Le combat cessa brusquement, et pas parce qu'ils l'emportaient. Mornagest enrageait. Il n'avait rien à se reprocher, car la tactique - lâche - de leurs adversaires n'aurait pu être contrée par Aeron et lui seuls. Mais cela ne l'empêchait pas de sentir qu'il devait garder son calme sous peine de commettre l'irréparable, ce qui conduirait à l'exécution très probable de son compagnon. Il se raccrocha à cet élément pour recouvrer ses nerfs et attendre de voir ce qui allait se passer.

Mais, au lieu de voir, il sentit. Ses muscles le tiraient, il se sentait à l'étroit dans sa cotte de mailles. Les sangles cédaient, les mailles se tendaient et s'étiraient pour devenir ovales. Et il souffrait. Mais cela n'était rien face à l'inquiétude qui grandissait aussi rapidement que son corps : il reprenait sa véritable apparence. Il sentit que la panique n'était pas loin, et à nouveau, se concentra pour penser à Lothringen et à son état de santé. Et puis... il faisait noir. Qui connaissait vraiment son visage, lorsqu'il était chancelier ? Il espéra grandement que personne ne ferait vraiment attention à son apparence.

Pour ne pas attirer davantage l'attention, il se tint coi. Les assaillants allaient probablement dicter leurs conditions. Cela donnerait un peu de temps pour... quoi ? Qui pouvait intervenir afin d'occire l'impudent qui tenait son amant en otage ?

[Lothringen]

Après le fracas du combat, le silence avait quelque chose de surréaliste. Chacun restait immobile, attendant... L'homme masqué en armure, qui paraissait leur chef, reprit la parole.

"Maintenant regroupez-vous tous les quatre, et reculez. Prenez la gamine avec vous."

Il parlait évidemment d'Alycia, qui était demeurée auprès de Lothringen durant le court affrontement. Elle avait tenté de mordre l'agresseur quand ce dernier s'en était pris au semi-drow, mais l'homme l'avait écartée d'un coup de pied. Se massant la tempe, elle se rapprocha d'eux en traînant les pieds, tout en dardant sur les inconnus un regard meurtrier.

"Très bien. Jetez vos armes au sol. Toi, ramasse-les."

Un de ses hommes alla les prendre, mais en restant prudemment à bonne distance de leurs pieds. Les assaillants s'étaient eux aussi regroupés, autour de leur chef et de Lothringen. Le mage se remettait à incanter...

"Une téléportation", murmura un des collègues de Mornagest. Ainsi, ce qu'ils avaient pris pour une tentative de meurtre grossière se transformait en enlèvement... Dans quel but ?
L'incantation prenait un peu de temps. L'homme en armure les dévisageait pendant ce temps, comme s'il cherchait à les identifier, ou à savoir s'ils l'identifiaient. Mornagest remarqua qu'il avait les yeux d'un bleu électrique peu commun - le bleu des éclairs d'orage. Où avait-il déjà vu cela ? Son regard dut attirer celui de l'inconnu, car ce dernier reporta son attention sur lui, tressaillit, et donna ordre aux deux guerriers d'aller le chercher.

"Intéressant... Celui-ci. Il vient avec nous."

[Mornagest]

Il frémit. Les choses allaient de mal en pis, et les assaillants avaient savamment orchestré tout ceci en se ménageant une porte de sortie aussi efficace que déconcertante pour les gardes du conseiller. Même s'ils arrivaient maintenant, que pourraient-ils faire ? Lothringen allait disparaître dans un instant, sous ses yeux impuissants et frémissant de rage.

Mais le guerrier, s'il savait qu'il était suicidaire de vouloir tenter quoi que ce fût, cessa subitement de songer à une tentative quelconque et désespérée lorsqu'il croisa le regard de l'homme en armure. Il n'était pas très physionomiste, mais ces yeux pénétrants ne pouvaient laisser quelqu'un de marbre, et étaient suffisamment reconnaissables pour que Mornagest ne s'y trompât pas. Toute cette attaque avait une explication, ou en tout cas, autorisait des hypothèses sinistres mais fondées. Guiguemar d'Aulfray ? Que manigançait-il ? Après la volte-face aussi brève que brutale de Sire Rowan, voilà que c'était le commandant des paladins de Helm qui s'en prenait à son compagnon. Encore une histoire de soi-disant trahison de la part du semi-drow, peut-être, ou d'hérétisme, ou de quelque bigoterie dont seuls les paladins et les prêtres de Manost pouvaient se délecter...

Les choses s'envenimaient. Et il était impuissant, à l'étroit dans sa cotte de mailles qui menaçait de craquer et de le laisser dans des vêtements trop étroits, et avec son véritable visage que le paladin devait malgré tout connaître, même s'ils ne s'étaient jamais rencontrés avant sa métamorphose.

Tymora était finalement une fichue ribaude.

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