[Bâtiment] Le Palais de Justice

[Galathée]

Quête : Les Squelettes du Placard
Epilogue : Exorcisme

Arrivant de la prison, le chariot s'immobilisa dans la cour du palais de justice. Taliesin y retrouva son escorte, les mêmes visages concentrés que d'ordinaire, qu'il avait vus sans les voir chaque jour du procès. L'assistant d'Henri l'accueillit : ce dernier était encore en train de répéter sa plaidoirie et il était — confidence de couloir — passablement insupportable avant d'entrer en scène. Autant dire qu'il valait mieux ne pas l'approcher. Par contre, Galathée était déjà dans la salle quand le barde y pénétra et elle vint s'asseoir derrière lui. Aucun garde ne s'interposa et ils purent s'embrasser chastement tandis qu'ils attendaient les autres acteurs de ce dernier acte avant la conclusion...

[Taliesin]

La voir ici était étrange et quelque peu déstabilisant. Mais au moins n'avait-il plus ses fers, sans compter qu'il avait mine de rien commencé à prendre ses marques. Plus important encore, sa position avait radicalement changé... Il n'était plus, comme au début, l'ignoble meurtrier, l'abominable tortionnaire à qui son avocat tenterait tant bien que mal de trouver des circonstances atténuantes : il était désormais un homme qui avait probablement agi sous le coup de la folie et plus vraisemblablement encore sous l'emprise d'une possession, une victime, en somme, sur laquelle un procureur à la mauvaise foi éhontée allait injustement s'acharner... Certes, la situation était sans doute moins tranchée que cela - de même que son ressenti. Toutefois, y penser en ses termes lui donnait du courage. Or, du courage, il en aurait besoin pour supporter le réquisitoire et patienter jusqu'au verdict...
S'il ne se priva pas pour discuter avec la rôdeuse, pour prendre de ses nouvelles et de celles des enfants, il ne tarderait pas à retrouver le silence et son attitude coutumière. Il ne voulait surtout pas donner l'impression d'être trop détendu. D'abord parce que ce n'était pas le cas, ensuite parce qu'il craignait que cela le desserve.

[Voyageuse]

Le procureur arriva quelques minutes plus tard, son éternel dossier sous le bras. Il accorda au barde un regard un peu plus appuyé que d'ordinaire avant de rejoindre le banc de l'accusation. Son visage était aussi indéchiffrable qu'à l'accoutumée, et ils s'affaira à relire une dernière fois ses documents avant l'arrivée du juge.

[Galathée]

Henri arriva ensuite, pressé, souriant, nerveux. Il se glissa entre Taliesin et son assistant, salua Galathée d'un signe de tête, puis ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Il n'avait emporté aucun texte, mais le barde nota que ses lèvres remuaient légèrement. Soit il priait, soit il répétait son discours...

[Kasumi]

Le Juge fit son entrée assez rapidement, interrompant ainsi la conversation entre les deux époux. Il jeta un regard vers Galathée mais il ne lui demanda pas de quitter le box ordinairement réservé aux accusés : inutile de priver le prévenu de son soutien moral ce qui pouvait tout signifier et son contraire :

- Est-ce que les deux parties sont prêtes à faire leur réquisitoire ?

La question était rituelle et de pure forme mais il convenait au procureur et à l'avocat de répondre et d'entamer leur argumentaire dans ce même ordre.

[Voyageuse]

Le procureur se leva, le visage grave.
" Oui, votre honneur, l'accusation est prête à prononcer son réquisitoire. A un petit détail près, toutefois. Avant cela, j'aurais souhaité poser une petite question à l'accusé. Si toutefois j'y suis autorisé."

[Galathée]

" Je suis prêt." dit Henri, tout en dévisageant Duchesne avec une méfiance non dissimulée.
Il se pencha vers Taliesin.
" Vous pouvez refuser. Je peux en informer le juge. Duchesne ne peut pas vous forcer à comparaître. Et je peux objecter en cours de témoignage, aussi."

[Taliesin]

Il hésita quelques secondes.
-Je vais lui répondre, finit-il par murmurer. Et ne craignez rien, je ne causerai aucun éclat. Dites-moi juste si je peux... me défendre un peu activement, dans l'hypothèse où sa question soit aussi malveillante qu'on peut le craindre. Dans le cas contraire, je m'abstiendrai de tout semblant de riposte et si vraiment il dépasse les bornes... Faites objection.
Il se serait fait l'effêt d'être un lâche s'il avait d'emblée refusé la demande. Et l'idée de pouvoir s'exprimer au moins une fois au cours du procès, surtout face à cet homme qui semblait le haïr pour quelque obscure raison... Cette idée lui plaisait assez.
Et peut-être la présence de sa compagne n'était-elle pas étrangère à se regain de combativité.

[Galathée]

Henri paraissait hésitant mais il finit par soupirer.
" C'est votre procès. Vous décidez."
Il se leva.
" L'accusé est d'accord de répondre à la question de Maître Duchesne, si cela vous agrée, Votre Honneur."

[Kasumi]

Le juge interrompit les messes basses entre l'accusé et son avocat pour répondre directement au procureur d'un ton neutre mais peut-être légèrement impatient tout de même :

- Je l'autorise, maître Duchesnes. Mais j'autorise de même l'accusé à refuser de répondre à votre question s'il le souhaite et sans que cela puisse être pris en compte à son encontre.

[Voyageuse]

Le procureur haussa les épaules.
" Bien entendu."
Il se tourna vers Taliesin, le regard neutre.
" Je n'aime pas conclure un procès, prononcer un réquisitoire, sans avoir interrogé une fois l'accusé sur son sentiment personnel sur l'affaire. En l'occurrence, au début de ce procès, vous avez reconnu être l'auteur de ce crime abominable. Vous avez évoqué votre sentiment de culpabilité, et votre désir que justice soit rendue pour pouvoir tourner la page. Ce ne sont peut-être pas vos mots exacts, mais je ne pense pas trahir votre pensée. A ce moment-là, vous sembliez vous considérer coupable. Votre avocat, maître de l'Atalante, a apporté des éléments qui laissent à penser que vous auriez agi sous l'emprise de la démence, c'est en tout cas ce que juge un expert réputé compétent. Ce qui vous dédouanerait, peut-être, de cette culpabilité. Mais hier, il a fait état d'éléments nouveaux, qui étaient apparemment tout aussi nouveaux pour vous que pour nous. Ils ne sont peut-être qu'une coïncidence, mais ils peuvent effectivement, dans le cas contraire, apporter un tout autre éclairage sur toute l'affaire. Et j'aimerais tout simplement avoir votre avis sur cette éventualité d'avoir été victime d'une possession. Parce qu'il me semble que rien dans votre dossier, dans vos déclarations initiale, ne semble aller dans ce sens. Donc à la lumière de ces nouvelles informations, y a-t-il des choses, des souvenirs, des sensations par exemple, qui vous semblent aller dans le sens de cette possession ? Ou est-ce que vous jugez cette idée improbable et que vous privilégiez plutôt, pour votre part, la thèse de la démence ?"

[Taliesin]

Moins agressif que de coutume, voilà que le procureur semblait considérer comme envisageables des hypothèses que, jusqu'ici, il balayait d'un revers de main dédaigneux. Bref, cela sentait le piège à plein nez. Toutefois, Taliesin choisit de répondre avec honnêteté : après tout, ce n'était pas le sieur Duchesne qui allait décider de son sort. Pour autant, il n'allait pas s'étendre : ce n'était pas le moment de commettre une erreur, de tout gâcher.
-Je ne sais pas, avoua-t-il. Oui, je me sens coupable et je pense que je ne pourrai jamais totalement cesser de me reprocher ce qui s'est produit. Mais je suis convaincu de n'avoir pas été alors dans mon état normal : ce que j'ai fait est trop... étranger à ce que j'étais avant et à ce que je suis aujourd'hui pour que je puisse concilier cette partie de ma vie avec le reste. Concernant la nature de cet état anormal... La folie me paraissait et me paraît toujours crédible. Néanmoins, après ce que j'ai entendu hier, après y avoir beaucoup réfléchi... Je me dis que cette folie n'était peut-être pas mienne. Certes, je n'ai eu aucune résurgence particulière, aucun souvenir supplémentaire ne m'est revenu. Mais je regarde aujourd'hui certains d'entre eux d'un œil différent.

[Voyageuse]

Le procureur acquiesça -à peine. Puis insista, d'un ton toujours neutre.
" Pourriez-vous être plus précis ? Quels sont ces souvenirs qui vous paraissent pouvoir s'expliquer comme le signe d'un état de possession ? Voyez-vous, il me semble qu'il est important, pour la cour, d'aller au fond des choses, pour pouvoir trancher entre les différentes possibilités. Bien sûr, vous avez aussi le droit de décider de ne rien souhaiter dire..."
Le ton sous-entendait qu'un silence pourrait être mal interprété.

[Taliesin]

Taliesin ne se laissa pas démonter : la menace à peine voilée était inopérante, vu ce que venait de dire le juge. Pour autant, il avait bien l'intention de répondre.
-Je n'ai rien à cacher, d'autant que j'ai envie... que j'ai besoin de connaître la vérité, fit-il simplement, sans la moindre agressivité.
Puis il se concentra, tenta de mettre de l'ordre dans ses pensées, chercha ses mots.
-D'abord, lorsque je me suis éveillé parmi les corps du charnier, je n'ai pas un instant songé à ceux de mes amis qui avaient pu survivre, à ceux pour lesquels je n'avais cessé de m'inquiéter au cours de ces longs mois dans les geôles de Nwalk et que j'étais peut-être désormais en mesure d'aider. Non, il n'y a eu qu'une haine dévorante et une inextinguible soif de vengeance, choses que je n'avais jamais connu auparavant et qui ont pris alors toute la place, à l'exclusion de quoi que ce soit d'autre. Jusqu'à hier, j'envisageais cela comme une manifestation de ma folie. Mais depuis que j'ai entendu parler de ce spectre, de ce Vengeur qui hantait les lieux et qui était justement consumé par ces sentiments délétères, je me pose des questions.
Il s'interrompit quelques instants. Avant le procès, Henri lui avait déconseillé de mentionner ses hésitations alors qu'il était le Monstre. Toutefois, à présent qu'il était question de possession, elles prenaient un tout nouveau sens.
-Ensuite... je ne peux être sûr de ce que j'avance, peut-être s'agit-il de souvenirs reconstruits, mais il me semble qu'en quelques occasion, en une notamment lors de cette nuit affreuse, une partie de moi-même s'est insurgée contre ce qu'il se passait, hurlait pour que cela cesse. Cependant, elle a très vite été étouffée. Alors je me demande si ce n'était pas le reflet d'une lutte inégale entre mon esprit et... ce qui a pu prendre possession de moi.
Dernière pause : il cherchait coment formuler son ultime tirade.
-Enfin, lorsque le Monstre a disparu, lorsque je me suis éveillé... Je me souviens m'être dit que j'étais redevenu moi-même. Ou, plutôt, que je n'étais plus cet être ignoble. S'il restait de la haine en moi, elle n'était plus dirigée vers l'extérieur mais bien tournée contre moi-même, à cause des crimes perpétrés et qui, brusquement, m'apparaissaient dans toute leur ampleur, dans toute leur horreur. C'est la brutalité de cette prise de conscience qui me donne à réfléchir, car si on l'attribue au départ du fantôme, à la fin de la possession... Elle fait sens.
Voilà, il avait répondu avec sincérité. Le procureur pouvait bien faire ce qu'il en voulait, pouvait bien tenter de retourner cela contre lui : il s'en fichait. Car il n'avait pas menti au début de sa réponse : il voulait connaître la vérité, c'était nécessaire pour qu'il puisse aller de l'avant.

[Voyageuse]

Le procureur, qui avait écouté de toutes ses oreilles, resta silencieux quelques instant.
" C'est intéressant, finit-il par lâcher. Et cela donne effectivement du relief à la thèse de la possession. Bien entendu, il peut aussi s'agir de souvenirs reconstruits. De simples interprétations qui ne vous étaient pas venues à l'esprit jusqu'alors, et qui ne seraient qu'une déformation inconsciente de la vérité. Il pourrait même s'agir d'inventions pures. Rien ne peut être exclu complètement, puisque rien n'est vérifiable. C'est toute la complexité de ce genre d'affaire."
Il secoua la tête, comme s'il sortait d'une réflexion intense.
" Je n'ai pas d'autres questions à poser à l'accusé. Je suis prêt à formuler mon réquisitoire, sauf si maître de l'Atalante souhaite ajouter quelque chose ?"

[Galathée]

" Non. Je n'ai rien à ajouter." dit Henri.
Il décocha un sourire bienveillant à Taliesin, signe*— sans doute — qu'il était satisfait de l'échange. Il paraissait un peu moins nerveux que quelques minutes auparavant.

[Voyageuse]

Le procureur acquiesça, reprit ses papiers en main et y jeta un dernier coup d'oeil, avant de s'approcher de la table centrale, face au juge, et de se lancer.

" Monsieur le juge, nous sommes ici face à une affaire grave, un crime parmi les pires qu'il nous ait été donné de juger. Des actes de torture, des assassinats d'une barbarie atroce. Et ces actes, les témoignages le prouvent et il l'a lui-même admis, ces actes ont été commis sous les ordres d'un seul homme : l'accusé, qui a dirigé toute l'opération, sous couvert d'action de résistance, avec un sang-froid à toute épreuve. Le même sang-froid dont il a fait preuve tout au long de son procès, d'ailleurs, si vous l'avez observé attentivement. Mais même si l'identité du coupable ne fait aucun doute, il s'agit pourtant d'une affaire complexe, et je dois avouer que je suis bien aise de ne pas être celui qui va devoir rendre un jugement. Monsieur le juge, aujourd'hui, je préfère ma place à la vôtre," ajouta-t-il avec un mince sourire.
Il prit une profonde inspiration, saisit son deuxième parchemin mais n'y jeta qu'un vague coup d'oeil.
" Cette affaire est complexe, en effet, car il nous faut non pas déterminer si l'accusé a commis les actes, mais s'il en était responsable. Nous quittons donc le domaine des faits pour entrer dans celui de la spéculation, de l'interprétation. Avec, hélas, toutes les incertitudes qui y sont liées. Et dans cette affaire, trois thèses sont en concurrence. La première, celle que mon confrère de la défense présentait sur la majeure partie de ce procès, est que l'accusé n'était pas responsable de ses actes car il se trouvait dans un état de démence. Thèse accréditée par un expert en la matière, certes, mais avec tous les doutes qui peuvent subsister compte tenu du peu de temps dont il a disposé, et du caractère toujours un peu subjectif de ce genre d'analyse. Oui, la démence est probable. Mais elle n'est pas certaine."
Il tourna un instant son regard vers l'avocat, peut-être pour estimer l'effet de ses paroles, puis poursuivit.
" La seconde, celle que j'ai moi-même présenté au cours de ce procès, est que l'accusé est un homme froid, intelligent, déterminé, qui a agi en connaissance de cause, dans un objectif probable de vengeance personnelle. C'est ce que les témoignages des personnes présentes ce jour-là tendent à prouver. La troisième thèse, présentée de façon inattendue hier, est qu'il était possédé par un esprit au moment des faits. En temps ordinaire, ça ferait presque rire, d'entendre une telle explication au cours d'un procès, tant il s'agit de quelque chose de délicat et de difficile à prouver. Il faut admettre que c'est bien pratique, l'idée de la possession, pour dédouaner complètement quelqu'un de ses actes ! Une étrange coïncidence veut qu'un esprit vengeur se trouvait dans les parages et ait pu prendre possession du corps agonisant de l'accusé... C'est formidable, il se trouve du coup innocenté ! Mais pourtant, rien ne dit que cet esprit ne s'est pas envolé dans le corps d'un corbeau ! "
Il jeta un coup d'oeil au banc de la défense, conscient que ces paroles devait déplaire, et poursuivit.
" Oui, le doute est ici permis, et je dirais même qu'il est nécessaire compte tenu de la mission qui est nôtre aujourd'hui. Toutes les pistes doivent être explorées, certes, mais toutes doivent également être mises en doute. Mais je dois reconnaître qu'ici, compte tenu des éléments qui nous ont été présentés par maître de l'Atalante, et surtout des explications que nous a données l'accusé lui-même tout à l'heure, cette thèse de la possession prend une contenance inattendue. Ce qui ne veut pas dire qu'elle est nécessairement la vérité, je le maintiens. Seulement... je songe aujourd'hui aux familles et aux proches des victimes de ce sauvage assassinat. Ils réclament justice, ils veulent que le responsable de cette tuerie soit puni pour ces actes. L'incident de l'autre jour le prouve amplement. Alors, si le coupable a agi de sang-froid, la sanction est toute trouvée, il faut une peine de prison lourde. S'il a agi sous l'emprise de la démence, comme l'expert l'atteste, c'est une circonstance grandement atténuante, mais comme on ne peut totalement exclure une fragilité ou un risque de récidive, il me semble qu'une peine légère, une forme quelconque de réparation des dommages causés, conviendrait parfaitement, et satisferait le besoin de justice des proches des victimes. Mais s'il a agi sous l'emprise d'un esprit... là, effectivement, il est totalement innocenté. Seulement, les familles des victimes, lorsqu'elles demanderont des comptes, se satisferont-elles d'un non lieu ? Accepteront-elles cette explication ? Il faut bien peser tout cela. Vous-mêmes, Monsieur le Juge, estimez-vous disposer d'assez d'éléments pour passer d'une possession probable à une possession certaine ?"
Il laissa planer un instant de silence.
" Une fois n'est pas coutume, je me garderai de trancher entre les différentes explications évoquées. Ma fonction se borne à relever les éléments à charge, à explorer toutes les pistes, à chercher autant que possible des preuves, des certitudes.Ici, hélas, il n'y a que des faisceaux de présomptions. C'est désormais votre rôle de trancher entre toutes."

[Taliesin]

Contrairement à ses bonnes résolutions, Taliesin n'avait pu s'empêcher d'écouter le réquisitoire - peut-être parce qu'il voulait boire le calice jusqu'à la lie, peut-être parce qu'il jugeait important de ne rien manquer de ce moment pour lui si crucial. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que quand le procureur se tut, il était décontenancé. Se basant sur l'attitude de l'homme tout au long du procès, il s'était attendu au pire, à d'horribles descriptions de lui-même, à la demande de peines atrocement lourdes... Au lieu de cela, le sieur Duchesne avait retrouvé une position relativement neutre, presque impartiale. Et même s'il insistait trop sur les doutes au goût du barde, ce dernier devait reconnaître que ç'aurait pu être beaucoup plus rude à entendre.

[Kasumi]

Le Juge avait pris de nombreuses notes - et marqua plus d'une fois sa surprise devant la nature et le ton du réquisitoire - mais il ne jugea pas utile de répondre aux questions rhétoriques émises par le procureur au cours de son réquisitoire. Et puisque ce dernier en avait fini, le magistrat se tourna vers l'avocat de la défense pour lui donner la parole, se gardant évidemment le droit d'intervenir plus directement ensuite même si l'heure du jugement était par nature un moment de solitude et de conscience personnelle pour le juge chargé de conclure les longs débats et de remettre l'audience avant de prendre ses décisions.

[Galathée]

Henri se leva.
« Votre Honneur, cher Confrère, lorsqu’il y a quelques mois, on m’a demandé de défendre messire Taliesin, je m’attendais à devoir batailler pour atténuer une peine bien méritée, suite à un meurtre atroce, mais tempéré de circonstances atténuantes. Je me trompais lourdement. En effet, l’homme que je défends est innocent. Son corps, certes, fut le vecteur d’un acte monstrueux, mais lui, l’être, celui que nous jugeons derrière la carcasse, n’est en rien responsable des crimes perpétrés.

Il y a bientôt deux ans, maintenant, la famille du juge Kanter, ainsi que ses serviteurs, furent massacrés de terrible façon par le Monstre et ses sbires. Le Monstre porte un nom, que nous connaissons aujourd’hui : le Vengeur. Un esprit constitué de l’âme de suppliciés des Rouges, de Morféa, du Juge Kanter lui-même. Des âmes blessées, torturées, privées de repos tant la violence de leur trépas fut intense, tant l’injustice de leur disparition fut extrême. Nous pourrions nous astreindre à retrouver l’identité de chacun des individus qui constituaient cette entité, mais c’est inutile, ils sont morts, et quelque part, ils n’ont pas plus de responsabilité que mon client dans ce qu’il s’est produit.

Taliesin est un homme bon. Ses amis, et même d’obscures connaissances croisées sur la route autrefois, en attestent. D’aucun suggèrent qu’il s’agit d’une façade. Mais quand une façade dure vingt ans, qu’est-ce que cela signifie ? Les seuls témoins qui parlent de cruauté, de fanatisme, sont ceux qui l’ont connu pendant sa période de démence.

Car démence il y a probablement eu. Induite par la vilénie du tyran, la souffrance, l’épuisement, les espoirs déçus aussi... Tant d’idéalisme, tant de bienveillance, fauchés par la malfaisance brute et la trahison... Plusieurs en ont attesté : la dictature était une période traumatisante et le traumatisme a mené plus d’une fois à la folie. Surtout pour des êtres esseulés, abandonnés, comme l’était Taliesin dans sa geôle, privé de tout soutien, de tout contact humain sauf avec ses bourreaux.

Et puis Morféa l’a tué. Ou presque. Nous n’en saurons sans doute jamais rien. Son corps a été jeté dans un charnier hanté, que des exorcistes tentaient d’assainir dans la clandestinité. Taliesin était faible, offert, et le Vengeur guettait son heure. Si mon client était mort ce jour-là, nul doute que son âme aurait simplement rejoint l’entité revancharde qui l’avait possédé. Mais il a vécu, et son esprit tourmenté s’est mêlée à la volonté de destruction du fantôme. Le Monstre était né. Hybride dans son essence, reconstruction autour d’un noyau de désespoir extrême, et il a commencé à tuer.

Conjectures, coïncidences, diront certains. Non. Certitudes. Si j’abandonne un magnifique fromage dans ma cave infestée de souris et que je reviens le lendemain pour ne plus l’y trouver, je n’aurai aucune preuve qu’elles l’ont mangé. Si j’attrape la Soufflante après embrassé mon fils qui en souffre, je n’aurai aucune preuve qu’il me l’a transmis. Si je retrouve le cadavre d’un marin sur la plage, deux jours après le naufrage de son navire, je n’aurai aucune preuve qu’il s’est noyé. Et pourtant. Pourtant, dans chacun de ces cas, je sais ce qu’il s’est produit. Parce que c’est l’explication la plus logique, la plus sensée, c’est l’expression de la vérité.

Un homme bon massacre une famille au coeur d’une période troublée de notre histoire. Il n’agit pas sous le coup de la colère, de l’émotion, la rage au ventre... Non. Il planifie son crime, l’exécute avec brutalité, cruauté, d’une manière complètement étrangère à lui-même. Tellement extrême que l’expert en maladies mentales se dit surpris du hiatus entre la personnalité d’origine et le comportement observé. Penser que cet homme, Taliesin, qu’on devrait connaître et reconnaître pour une tentative admirable de libérer les esclaves mélandiens, un acte désintéressé, dangereux, formidable, penser, donc, que cet homme aurait pu commettre ces crimes en toute connaissance de cause, maître de lui-même, avec l’intention consciente de nuire... C’est ça qui est illogique et irrationnel. C’est là qu’est l’invraisemblance, le raisonnement tiré par les cheveux. On voudrait une preuve irréfutable de son innocence, mais on n’a en réalité pas l’ombre d’une preuve de sa culpabilité. Oui, il l’a fait. Son corps. Ce n’est pas assez pour faire d’un homme un Monstre.

Nous demandons l’acquittement. »

[Kasumi]

Le Juge avait cette fois - à une ou deux reprises - hoché la tête pour ponctuer certaines des déclarations de l'avocat mais il reprit son ton neutre et une expression figée pour reprendre la parole à la fin de cette déclaration pleine de verve livrée par maître de l'Atalante :

- Maître Duchesnes, Maître de l'Atalante, la cour vous remercie tous deux pour vos déclarations finales. La séance est maintenant levée jusqu'à la prononciation du jugement prévue après-demain matin.

A nouveau il ferma officiellement l'audience d'un coup frappé de son marteau, laissant tout à chacun quitter le tribunal tandis qu'il rassemblait ses notes.

[Taliesin]

La plaidoirie le toucha beaucoup. Certes, il avait su d'avance ce qu'elle contiendrait, mais la théorie - la vérité, sans doute - qu'elle présentait, ne datant que de la veille, était encore toute neuve pour lui. Plus encore, il savait que l'avocat était convaincu, profondément convaincu de ce qu'il déclarait, ce qui ne donnait que plus de force à ses dires et ne rendait que plus communicative sa conviction.
L'annonce du délai avant le verdict le ramena sur terre. Un jour et demi à attendre, à tourner en rond dans l'espace réduit de sa cellule, avant d'être fixé sur son sort... Ce serait terrible. Néanmoins, il s'était préparé, il avait de bonnes raisons d'être optimiste et, comparé à toutes les épreuves déjà traversées, celle-ci faisait bien pâle figure. Alors il allait serrer les dents...

[Galathée]

Dès que le juge se fut retiré, Henri poussa un soupir et sourit.
" Et voilà. Le sort en est jeté, il ne nous reste plus qu'à attendre. Mais vu le faisceau de preuves, comme dirait mon collègue, je peux affirmer que vous ne serez pas condamné. Maintenant, il faudra voir si le juge estime nécessaire que vous vous soumettiez à une sorte de contrôle thérapeutique, comme une rencontre avec un clerc une fois par mois, ou quelque chose comme ça. Pour le reste, la question des proches ne se pose qu'à moitié. Duchesne se trompe s'il croit que les gens refuseront la vérité. Une possession, ce n'est pas très étonnant, dans le monde qui est le nôtre."
Il rassembla ses papiers.
" Vous vous êtes bien défendu, quand Duchesne vous a interrogé."

[Taliesin]

L'elfe haussa les épaules.
-Je n'ai guère de mérite : il était plus neutre, plus mesuré que de coutume. Et pour les réponses... Il me suffisait d'être franc.
Il sourit.
-Sinon... Bravo pour votre plaidoirie. C'était très convainquant. Même pour quelqu'un qui, comme moi, est toujours tenaillé par le doute.

[Galathée]

" Merci. Mais je n'espérais pas vous convaincre d'un discours, Taliesin, dit l'avocat. Vous vivez avec ces événements depuis si longtemps... Il vous faudra du temps pour accepter que ce que vous avez toujours pensé était en réalité en deçà de la vérité. Mais pourtant vous avez des exemples autour de vous, nombreux, de ce que la possession, qu'elle soit le fruit d'un esprit ou d'un sortilège, peut faire comme ravages... Vous avez rencontré le capitaine Valtameri, alors qu'il était le jouet d'un avatar d'Umberlie. Vous avez manqué vous faire tuer par Kerun. Vous m'avez parlé, aussi, des choses que je ne puis révéler sur Nwalk. Vous savez mieux que quiconque que le corps peut être un malheureux instrument, que notre âme n'est pas toujours assez forte pour prendre le dessus dans certaines circonstances... Comme d'autres, vous vous direz : si j'avais eu la force ! Mais dans le même temps, votre esprit lui-même était confus, à l'époque. Vous en viendrez à assimiler tout ça, j'en suis persuadé."
Il sourit.
" Malheureusement, il nous faut nous en retourner à la prison... Vous êtes toujours certain que rien ne peut alléger ces heures ?"

[Taliesin]

-Et bien, s'il vous était possible de me procurer assez de plantes pour dormir jusqu'à après-demain...
Il sourit, pour bien montrer qu'il plaisantait.
-Plus sérieusement... J'imagine qu'il y a des gens assez calmes pour trouver à s'occuper avant une échéance aussi importante. Malheureusement, j'en suis bien incapable : trop anxieux pour cela. Alors je ferai les cent pas, voilà tout. Une journée et demi, ce n'est somme toute pas grand chose.

[Galathée]

" Effectivement. Surtout pour un elfe, je suppose."
Il sourit et lui indiqua la sortie. Les gardes l'y attendaient et l'encadrèrent pour le ramener vers le chariot. Galathée s'introduisit dans le dispositif, sans que personne ne l'en empêche, et attrapa la main du barde. Elle ne lui dit rien mais se contenta de lui sourire et se serra contre son épaule. Henri les suivait de quelques pas, et lorsqu'ils atteignirent la cour, la rôdeuse gratifia le barde d'un baiser furtif, avant de reculer.

[Taliesin]

L'elfe lui sourit.
-On se voit plus tard, fit-il d'un ton tranquille.
Encore sous le coup de ses déclarations devant la cour et de la plaidoirie de son avocat, presque convaincu par la théorie de la possession, il trouvait quelque peu injuste qu'on continue à le garder incarcéré. D'un autre côté, c'était la procédure et, sans le procès, il n'aurait sans doute jamais connu la vérité. Bref, c'était un mal pour un bien.

[Galathée]

HRP : je commence à être sérieusement à sec pour ces fichus trajets

L'avocat et son épouse le saluèrent, tandis qu'il disparaissait dans le chariot. Une seconde plus tard, les chevaux se mettaient en marche aux cris de leur cocher, et il repartit pour la prison. C'était sans doute la toute dernière fois qu'il passait devant ces boutiques, au travers de ses marchés, dans ces ruelles, sans en voir l'extérieur, en en devinant la vie via les bruits et les odeurs. Peut-être la dernière fois aussi qu'il était solitaire avec ses angoisses...

[Galathée]

Quête : Les Squelettes du Placard
Epilogue : Exorcisme

Quand Taliesin débarqua dans la cour du palais de justice, il fut accueilli par Henri, son assistant et Galathée. Tous paraissaient nerveux, mais pas forcément inquiets. L'avocat demanda au barde s'il avait bien dormi, mais Taliesin eut l'impression qu'il était trop tendu pour vraiment écouter sa réponse. Il paraissait manquer de sommeil, de son côté. Ils se dirigèrent en petit cortège pressé jusqu'à la salle d'audience, où le juge et le procureur ne tarderaient pas à paraître, assurément.