[Bâtiment] Le manoir de Corvimande

[Claris de Corvimande]

« Je vois, oui… »

Si Reuel Iram de Corvimande lui-même avait autant d'incertitudes, les secrets de la famille devaient être terriblement bien gardés… mais ce ne serait, d'un autre côté, que d'autant plus intéressant pour Claris de rapporter à son père des informations qu'il n'avait pas réussi à obtenir autrement.

« Qui administre leurs domaines, dans ce cas ? Des parents plus éloignés de la lignée principale, ou des serviteurs ? De même pour leur ancienne demeure en ville, si toutefois ils en ont conservé le contrôle. Où se situait-elle, d'ailleurs ? Et à qui appartenait jusque là la nouvelle ? L'ont-ils cédé de leur plein gré, ou perdu ? »

Cela faisait beaucoup de questions, mais ces détails lui semblaient essentiels – et cela n'était que conforme aux leçons de son maître en la matière, qui serait donc bien loin de s'en offusquer. Chaque point possiblement important pour comprendre les dynamiques familiales et les tensions pouvait également s'avérer fort efficace pour attiser ces dernières et briser ou remettre en cause les premières.

[Taliesin]

-Leur nouvelle résidence appartenait, il y a très peu de temps encore, à une famille qui a commis l'erreur de déplaire à l'empereur et qui, sauf retournement de situation dont l'histoire a parfois le secret, ne jouera plus de rôle sur la scène politique avant très, très longtemps. Leur ancienne résidence, qui était jadis la demeure ancestrale des Noirelande, se trouve dans le Havre bourgeois : ils la possèdent toujours et je doute qu'ils s'en séparent jamais, car elle est le symbole de leur triomphe, de leur ascension, sans compter que c'est un édifice superbe. Enfin, leurs domaines provinciaux sont gérés par des cousins et leurs domaines citadins par des intendants. Il leur arrive parfois d'offrir l'un ou l'autre à des vasseaux méritants mais préfèrent généralement garder l'entièreté de leur patrimoine, dont ils usent pour loger des invités de marque, pour organiser quelques fêtes... Il constitue également une bonne assurance en cas de coup du sort : sa revente même partielle rapporterait gros.

[Claris de Corvimande]

« Ils finiront par s'en séparer… on n'emporte pas sa demeure avec soi au royaume des morts. »

Claris sourit, désignant d'un signe de tête la direction de la chambre confiée à Antin d'un air entendu. Quel que soit les fruits de l'opération qu'ils étaient en train de planifier, il y avait fort à parier, à ses yeux du moins, que le jeune homme ne s'y arrêterait pas et poursuivrait sa vengeance jusqu'à l'anéantissement total de ses adversaires ou jusqu'à sa propre fin. C'est du moins ce qu'un membre de la famille de Corvimande ferait dans la même situation. Et, bien organisé, avec quelques appuis discrets, il était susceptible de réussir…

« Quels âges ont les autres gosses ? Je suppose qu'ils ne sont pas tous des mêmes parents ? »

[Taliesin]

Reuel hocha la tête.
-Effectivement. Adalbert, le premier-né d'Armand de Valombre, a un garçon de dix-sept ans, donc, et une fille de quinze. Sa cadette, Ameline, a deux garçons âgés respectivement de douze et de huit ans. Amory, enfin, son fils cadet, est pour l'heure sans enfants. Mais comme il s'est marié il y a quelques mois, cela pourrait changer avant longtemps.

[Claris de Corvimande]

« Je vois… »

L'arrivée d'un nouveau-né aurait pu être une opportunité intéressante ; mais à moins qu'il n'ait déjà été en route depuis un temps certain, ce qui se serait vraisemblablement su, il y avait peu de chances que cela survienne à temps pour être utile. Du moins, Claris n'avait pas l'intention de faire durer cette mission aussi longtemps qu'une gestation humaine… mieux valait donc considérer ceux qui existaient déjà.
Quatre âges bien distincts, qui pouvaient correspondre à des caractères bien différents. L'un d'entre eux présentait-il un angle d'attaque ? Pour les deux plus jeunes, cela dépendrait sans doute de l'attitude qu'ils manifestaient ordinairement envers leurs aînés. Pousser de petits rebelles à commettre de graves bévues était de l'ordre de l'envisageable ; et une obéissance trop aveugle avait les mêmes résultats. Mais sans doute se situeraient-ils quelque part au milieu…
Pour les deux plus âgés, l'envie de prouver leur valeur, de se montrer digne d'être considérés en adulte, pouvait également être exploitée. La seule demoiselle des quatre pouvait cependant être de ces demoiselles qui s'estiment foncièrement différentes des garçons, et n'aient d'autres ambitions dans la vie que de réussir leur ménage… perspective affligeante aux yeux de Claris, mais qui pourrait elle aussi, peut-être, être utilisée à profit.
Difficile de spéculer avec si peu d'informations : il faudrait voir les choses pour intervenir. Si efficacement que l'on planifie les choses, de toute façon, les choses à faire ne se décideraient sans doute qu'une fois sur place : il était impossible de tout prévoir à l'avance de la vie quotidienne de la famille, à plus forte raison avec les zones d'ombre qui en subsistaient.

« Je suppose que vous avez déjà prévu quelque chose concernant notre infiltration sur place ? »

Sans doute lui répondrait-il qu'une bonne partie de la chose relèverait de sa responsabilité et de celle d'Antin ; néanmoins, il était impensable qu'une personne aussi méticuleuse que Reuel Iram de Corvimande n'ait pas préparé au moins quelques pistes en envisageant la question.

[Taliesin]

-Comme je te le disais tout à l'heure, le seul moyen viable pour mener cette opération est d'être recruté au sein de la domesticité ou de l'entourage plus restreint des membres de la famille. Les Valombre sont de ceux qui considèrent que la puissance d'une maison se mesure aussi au nombre de ses employés... Et les candidats ne manquent pas : les salaires versés sont plutôt intéressants, ce qui fait oublier à beaucoup les disparitions fréquentes au sein du personnel, la rudesse des châtiment infligés en cas de faute et d'autres mesures moins connues dont, à mon avis, l'obligation d'être soumis à un sortilège empêchant de révéler ce qui se trame à l'intérieur de la demeure. Sortilège dont, le cas échéant, nous aurons évidemment les moyens de vous libérer en temps utile. Pour le reste, à vous de voir quel rôle vous voulez jouer, quel poste vous voulez occuper. J'ai pris des mesures pour qu'on vous prépare des faux- papiers sitôt que vous aurez déterminé votre couverture.

[Claris de Corvimande]

Eh bien, le tableau s'annonçait charmant… mais la réponse de Reuel, au moins, correspondait tout à fait à ce que son enfant attendait.

« Je suppose nous en parlerons ensemble demain, dans ce cas… »

Dans l'immédiat, Claris avait l'impression d'avoir fait le tour des points les plus importants. Néanmoins, mieux valait toujours s'en assurer : son père avait une expérience de ce genre de domaines largement plus appréciable que la sienne, aussi fallait-il lui faire confiance. Cela faisait, après tout, partie de la leçon.

« Y a-t-il d'autres informations que je devrais savoir sur eux ? »

[Taliesin]

-Rien que tu ne saches déjà ou que tu ne puisses aisément apprendre par toi-même. Je me contenterai de te redire à quel point cette mission est importante, à quel point la prudence est de rigueur, et de t'enjoindre de te replier si la situation commence sérieusement à mal tourner.
Il jeta un regard à des documents soigneuement empilés sur son bureau, signe que l'entretien était terminé.
-Faites-moi signe dès que vos couvertures seront prêtes : je me chargerai du reste.

[Claris de Corvimande]

Claris acquiesça en silence. Inutile d'en rajouter dans l'immédiat.

L'entretient avait été intéressant, et les nombreuses informations circulaient dans sa tête. Mettre les choses en ordre, choisir le meilleur angle d'attaque, ne serait pas évident. Cela dépendrait d'informations que son père n'aurait sans doute pas pu lui rapporter, car il fallait les observer sur place : les caractères des enfants, les tensions entre les adultes… la disposition des lieux serait d'une certaine importance également.

L'étape suivante serait la discussion avec Antin, le lendemain, pour mettre les choses au point concernant cette fameuse couverture. Il y avait du travail. Mais c'était dans leurs cordes.

[Taliesin]

Le jour suivant, Claris n'eut aucun mal à dénicher le sieur de la Noirelande : il avait retrouvé sa place à la bibliothèque et lisait avec application l'un des livres qu'elle l'avait aidé à choisir. Néanmoins, il le reposa et lui sourit sitôt qu'il l'entendit venir.
-Votre père m'a informé que nous allions effectivement faire équipe, dit-il après l'avoir saluée. J'en suis heureux : je pense que notre collaboration pourrait aboutir à d'intéressants résultats.

[Claris de Corvimande]

« Je le pense également. »

Claris ne montrait pas un enthousiasme excessif : ils allaient travailler ensemble ; quelque heur qu'ils en éprouvent n'y changerait rien. Il était néanmoins manifeste que la perspective n'avait à ses yeux rien de rebutant, au contraire.
Son premier réflexe fut de s'installer en face du jeune homme.

« Bien : vous travaillez sur ce sujet depuis plus longtemps que moi, et des détails qui sont encore trop frais dans mon esprit pour que j'en prenne la pleine mesure ont eu le temps de mûrir dans le vôtre. Je suppose donc que vous avez déjà un projet plus établi que ce que je n'ai pu envisager. Aussi, je vous écoute. »

Qu'il commence par exposer ce qu'il avait prévu, notamment en terme de couvertures ; de Corvimande objecterait ou compléterait s'il en était besoin. Cela semblait être, de loin, la stratégie la plus efficace pour accorder leurs violons.

[Taliesin]

-A franchement parler, je me suis gardé d'adopter des idées par trop arrêtées : après tout, je ne savais pas si vous participeriez ou non à l'expédition et c'était là un élément crucial de l'équation. Par ailleurs, nous en savons trop peu sur ce qui se trame à l'intérieur de cette maison pour élaborer d'emblée des plans : c'est pour cela que je me suis contenté d'explorer des pistes me semblant avoir du potentiel, comme cette histoire de hantise... Mais commençons par le commencement : il nous faut prendre une décision quant à nos identités d'emprunt. À ce niveau, j'ai surtout réfléchi aux différentes possibilités, aux arguments jouant en leur faveur ou en leur défaveur : en discuter nous permettra de trancher.
Il se carra sur son siège, la mine concentrée.
-Premier point : opterons-nous pour la domesticité de base ou pour des places dans l'entourage des Valombre ? Les deux types de postes ont leurs avantages et leurs inconvénients. Être recruté comme simple serviteur est plus facile et une fois dans les murs, on attire moins l'attention des maîtres ; en revanche, on est étroitement surveillé par les responsables de la domesticité, la moindre faute est souvent synonyme de renvoie immédiat et certaines zones du domaine sont hors d'atteinte. L'on a pas ce genre de problèmes si l'on occupe, par exemple, la position d'écuyer ou de dame de compagnie : on a accès à la quasi totalité de la demeure, on peut recevoir des confidences... Contrepartie logique : ces places étant des places de confiance, des places importantes, les obtenir est fort ardu et requiert une longue période de probation...

[Claris de Corvimande]

« Chaque famille a ses propres règles concernant le choix de la domesticité… des lettres de recommandation peuvent parfois ouvrir à une certaine confiance, même envers des nouveaux venus. Si nous options pour les places les plus privilégiées… il pourrait être opportun de choisir postuler pour un emploi dont ils n'ont nulle utilité dans l'immédiat, mais de nous assurer que le besoin survienne en supprimant celui qui le tient actuellement. Le remplacer deviendrait alors une sorte d'urgence, même si nous ne pouvons préjuger des candidatures concurrentes. »

Claris jaugeait Antin du regard. Tous deux étaient de noble ascendance, et habitués à se comporter comme tels : leur aptitude à se comporter en parfaits serviteurs n'était donc pas assurée. Aux vertus exigées d'un domestique, combien de maîtres étaient dignes d'être valets ?

« Une question importante est celle de la façon dont nous répartissons nos forces. Nous sommes deux : devons-nous miser sur deux postes similaires, afin de pouvoir nous concerter aussi fréquemment que possible, ou au contraire viser deux emplois bien distincts, afin de nous ouvrir davantage de portes et de rentre notre connivence moins évidente ? »

[Taliesin]

-De prime abord, le seconde option paraît la plus intéressante, pour les raisons que vous venez d'évoquer mais aussi parce que deux candidats séparés attireraient sans doute moins l'attention qu'un duo de postulants. De surcroit, pour peu que nous choisissions des postes n'étant pas situés aux extrémités opposées de la hiérarchie domestiques, rien ne nous empêcherait de nous rencontrer et de faire semblant de nous apprécier, de tisser des liens amicaux. Cependant, nous devrons jouer la comédie en permanence et ce, très longtemps. Or, comme les meilleures couvertures sont celles qui recèlent une large part de vérité, j'aurais tendance à dire qu'il vaut mieux limiter au maximum les points sur lesquels nous mentirons.

[Claris de Corvimande]

« S'il serait effectivement étrange que nous postulions conjointement, il n'est pas exclu que nous nous connaissions déjà. Nous pourrions avoir servi ensemble chez l'un de nos précédents maîtres… Toutefois, prétendre ne pas nous connaître ne serait pas nécessairement un mensonge particulièrement dur à tenir : après tout, nous ne nous sommes rencontrés pour la première fois qu'il y a quelques jours… »

Claris pesait le pour et le contre des différents arguments.

« L'idéal serait, je pense, que nous postulions séparément pour deux emplois clairement distincts, mais en prétendant avoir servi tous deux au même endroit et au même moment. Ainsi, nous écarterons les soupçons, puisque seul le hasard nous aurait réuni une nouvelle fois au même endroit, et que nos échanges passés se résumeraient à quelques mots épars et une vague connaissance du visage de l'autre ; mais néanmoins, cela suffirait à justifier que nous manifestions rapidement une certaine sympathie mutuelle : un semblant de passé commun, même aussi insignifiant, est souvent préféré à l'inconnu. »

Restait la question de ce que seraient les deux emplois en question.

« À choisir, quel poste vous conviendrait le mieux ? »

[Taliesin]

Antin avait acquiescé à sa suggestion : nul doute, elle lui convenait.
-Nous touchons là à une autre question d'importance : dissimulerons-nous nos compétences, pour que notre cible n'en soupçonne rien, ou les mettrons-nous au contraire en avant, pour ne pas avoir à mentir en ce domaine ? Dans le second cas, rejoindre la garde me conviendrait assez. Je pourrais aussi postuler comme maître d'armes, sachant cependant que pour les élèves les plus âgés, on préfère d'ordinaire des professeurs ayant, ou paraissant avoir, davantage d'expérience. Dans le premier cas... Bah, peu importe : de par mon vécu, je suis adaptable et les tâches subalternes ne me sont point inconnues.

[Claris de Corvimande]

« Il me semble que nos compétences de prédilections sont les mêmes : l'un de nous deux au moins devra de toute façon se montrer discret sur ses capacités. »

La question était de savoir si Claris était en mesure de remplir une fonction ne touchant pas aux armes : s'il lui était bien évidemment possible de pratiquer quelques réparations vestimentaires d'urgence ou de préparer une nourriture de bivouac, de véritables travaux d'aiguille ou de cuisine aussi soignés que ceux que l'on attendait d'un employé dédié à cette tâche, de même que tout ce qui concernait les soins à porter au manoir, étaient loin d'être dans ses attributions quotidienne, la famille de Corvimande ayant pour cela recours à sa propre domesticité.

« J'en reviens à mon idée d'éliminer un gêneur : si confier un poste de maître d'armes à quelqu'un de notre âge est plutôt rare, il est en revanche tout à fait recevable qu'un maître d'armes ait besoin d'un assistant, et nous pourrions tous deux faire amplement l'affaire à ce poste. Et si le maître en titre venait par malheur à être abattu par des brigands… l'assistant, s'il a eu le temps de faire ses preuves, pourrait bien être chargé de le remplacer. »

Cela nécessitait de faire tuer un maître d'armes, soit celui, parmi tous les domestiques inconnus qu'ils allaient côtoyer durant cette mission, dont la vie avait le plus de valeur à ses yeux. Mais après tout, celui des Valombre n'était pas l'un des siens et aurait de toute façon eu peu de chances de le devenir, alors quelle importance ?

HRP : Antin ayant été en partie formé par un druide, il doit pouvoir s'y connaître en entretien des jardins, non ?

[Taliesin]

-C'est une excellente piste, d'autant que nous n'aurons peut-être à éliminer personne. Non seulement les Valombre aiment tant les domesticités fournies qu'ils n'hésitent pas à doubler ou à tripler les postes mais, de surcroit, je me suis laissé dire que les disparitions ou les morts brutales n'étaient pas absolument exceptionnelles dans les rangs de leurs serviteurs.
Il marqua une hésitation.
-Pardonnez-moi cette question mais... elle a son importance. Envisagez-vous de vous faire passer pour un homme au cours de cette mission ?

HRP : Les druites, c'est la nature sauvage, non la nature domestiquée...

[Claris de Corvimande]

Oui, évidemment. C'était malheureusement un détail dont la société mélandienne ne semblait pas sur le point de cesser de se soucier.

« Je ne sais pas quelle tenue les Valombre exigent de leurs domestiques, mais je ne supporterai pas de porter une robe aussi longtemps. Toutefois, je n'ai pas pour habitude de me faire passer pour un homme : il se trouve simplement que, lorsque l'on a les cheveux courts, que l'on porte des chausses et que l'on ne laisse aucun caractère physique trop apparent, les gens n'imaginent même pas ne pas avoir affaire à un homme. Bien sûr, la situation sera ici différente, puisque j'aurai à produire une identité factice… »

HRP : sauvage, domestiquée, si tu t'arrêtes à ces détails, aussi

[Taliesin]

Il acquiesça.
-Au cas où vous opteriez pour un poste martial, je pense qu'il serait préférable que vous vous présentiez telle que vous êtes. Rien n'interdit à une femme d'exercer ces professions et même si, bien sûr, il est possible que vous soyez en butte à des préjugés voire à des... attentions malvenues, je ne doute pas que vous saurez remettre les importuns à leur place. En revanche, si vous vous travestissiez, la chose serait rapidement découverte car, dans les casernements, il n'y a généralement guère de place pour l'intimité. Certes, être démasquée sur ce point ne serait pas forcément rédhibitoire : il n'est pas rare que des représentantes de la gente féminine se fassent passer pour des hommes afin de s'épargner les désagréments que j'ai mentionnés plus tôt. Néanmoins, cela pourrait éveiller la suspicion et cela risquerait de vous attirer des ennuis de la part de vos collègues.

[Claris de Corvimande]

« D'un autre côté, les Valombre sont versés dans les arts magiques. Je ne sais comment ils recrutent leurs personnels, mais s'ils sont dotés d'une certaine paranoïa, ce qui n'est pas rare, il n'est pas impossible que leurs recruteurs aient recours à une détection du mensonge. Or, nous allons de toute façon mentir sur notre identité : que l'on découvre que mon corps ne correspond pas exactement à l'état-civil que je fournirai est également susceptible de détourner les soupçons, plutôt que de les attiser. »

Dans cette optique, peut-être qu'Antin lui-même devrait chercher une vérité à révéler à la place de ses véritables buts si d'aventure il était soupçonné.

« Je pense qu'il faut commencer par le début : nous sommes deux domestiques ayant travaillé au même endroit il y a eu. Jeunes comme nous sommes, il s'agissait vraisemblablement de nos premiers emplois, les tâches que l'on confie aux enfants relevant rarement de métiers d'adultes. Qui étaient ces maîtres, et pour quelle raison ne sommes-nous plus à leur service ? Le reste en découlera. »

[Taliesin]

-Tout d'abord, si vous me permettez... Il n'est pas si rare que cela qu'on confie aux enfants les mêmes tâches qu'aux adultes : par exemple, les jeunes palefreniers et les petites servantes ont souvent des attributions sinon identiques, du moins très proches de celles de leurs aînés. Par ailleurs, dans bien des professions, l'apprentissage débute très tôt : chez les paysans, les artisans, les cuisiniers et même au sein de la chevalerie puisque la première étape sur cette voie, celle de page, est entreprise en général à l'âge de sept ans. Tout cela pour dire que malgré notre jeunesse, nous pouvons prétende à une certaine maîtrise, surtout si nous affirmons avoir bénéficié de l'enseignement de bons maîtres.
Il se frotta le menton, songeur.
-Quant à nos précédents employeurs... A mon avis, le plus simple, c'est d'évoquer une maison disgraciée et rayée de la carte : cela arrive relativement fréquemment, en notre cité, et bien des serviteurs doivent alors s'empresser de retrouver du travail.

[Claris de Corvimande]

« Certes, mais les métiers qui demandent un tel apprentissage sont, pour la plupart, soit de ceux dont on n'a guère besoin dans un manoir de ville, soit des métiers assez importants pour que l'on porte une attention particulière à ceux qui les emploient. Or, ces métiers sont également plus durs à contrefaire pour quelqu'un n'ayant précisément pas reçu cette formation depuis son plus jeune âge. »

Ce qui, assurément, n'aidait pas.

« Mais il faut également choisir une maison dont d'autres domestiques ont peu de chance d'être issus, faute de quoi certains pourraient s'étonner de ne nous avoir jamais rencontré, à plus forte raison si nous-mêmes, nous nous reconnaissons mutuellement. À votre avis, vaut-il mieux préférer une famille ayant les mêmes activités que les Valombre, ou au contraire viser une famille éloignée de la magie ? Doivent-ils avoir été dans leur cercle de connaissance, en froid, ou sans relation ? »

[Taliesin]

-Je disrais sans rapports : certes, avoir travaillé pour une famille en relation avec la leur pourrait nous faire bénéficier d'un apriori positif mais les Valombre comme leurs serviteurs risqueraient de vouloir partager des souvenirs les concernant et dont nous ignorons tout, ou de nous poser des questions à leur sujet sans que nous soyons en mesure d'apporter de réponse... Hum, et il me paraît préférable que nos anciens employeurs n'aient eu aucun intérêt pour la magie : les nouveaux prendront ainsi moins de précautions pour dissimuler certaines pratiques, gageant que nous ignorons tout des arcanes.

[Claris de Corvimande]

« Oui, c'est également mon avis. Une famille peu présente en ville diminue les risques de rencontres. Quant au domaine d'activité de nos anciens maîtres… la magie écartée, il nous reste encore l'embarras du choix. Une famille de guerriers et de combattants justifierait la présence de plusieurs personnes d'arme, et leur fournirait même d'assez bonnes références. Les défaites mélandiennes ont été peu nombreuses, mais la victoire a été suffisamment mitigée pour que certaines d'entre elles en aient pâti… »

Tout en parlant, Claris réfléchissait aux informations venues à ses oreilles concernant les changements géopolitiques. Son oncle ne lui avait-il pas parlé, au cours de leurs conversations, de nobles tombés en disgrâce au cours de la lutte ? S'il y avait bien eu une telle famille dont le prestige s'était envolé au profit de celui de la famille de Corvimande et de son valeureux Chevalier Noir, cela aurait certainement un intérêt symbolique certain. Une manière de signature suffisamment discrète pour ne pas risquer d'attirer l'attention des Valombre sur l'origine de l'attaque…

[Taliesin]

-J'ai pris quelques notes sur les différentes familles pouvant éventuellement convenir... fit Antin.
Tandis qu'il récupérait plusieurs feuilles dans la pile posée à sa gauche et les examinait, Claris eut tout loisir de fouiller sa mémoire. Un seul nom correspondait à ce qu'elle cherchait : celui du jeune baron d'Archelieu qui, ayant mis en déroute un parti manostien, avait préféré piller la région plutôt que de rattraper et d'éradiquer les fuyards. Sa décision avait permis de récolter des richesses et des vivres, certes, mais elle avait surtout laissé aux ennemis de l'empire le temps de reformer les rangs, de recevoir des renforts et de repartir à l'assaut. Il avait alors incombé à son oncle de les vaincre, tandis qu'Archelieu était relevé de son commandement. Quant à savoir si sa famille toute entière était tombée en disgrâce, c'était une autre histoire : surtout implantée en province, elle ne possédait à Melandis qu'un hôtel particulier et n'y faisait guère parler d'elle.

[Claris de Corvimande]

« Avez-vous des informations concernant la famille d'Archelieu ? Il m'a semblé entendre parler d'eux, récemment. »

Même s'il n'était pas tombé en disgrâce, son attitude, et le fait qu'elle ait, vraisemblablement, entraînée des pertes mélandiennes, pouvait suffire à ce que quelques hommes aillent chercher une meilleure place. Et si besoin en était, les conspirateurs pourraient vraisemblablement obtenir des détails suffisants auprès d'Antel-Cregon et de ses hommes pour pouvoir même prétendre avoir participé aux opérations qui avaient valu à leur “ex-employeur” d'être relevé de ses fonctions…

[Taliesin]

-Archelieu ? Cela me dit quelque chose. Attendez...
Il replongea dans ses notes, passa à une autre page...
-Ah, voilà. La maison d'Archelieu s'est récemment séparée d'une grande partie du personnel qu'elle entretenait dans l'hôtel particulier qu'elle possède en ville. Comme elle ne paraît pas avoir de problèmes financiers, comme elle n'a pas été disgraciée, le plus probable est qu'elle préfère se faire temporairement oublier suite aux errements militaires de son héritier.

[Claris de Corvimande]

« Cela pourrait faire l'affaire, qu'en dites-vous ? »

Bien sûr, il y avait un risque que de véritables membres dudit personnel aient été ou soient sur le point d'être recrutés par les Valombre, mais ce risque serait toujours présent, quelle que soit la couverture choisie. Et, étant donné la situation, les chances n'étaient pas minces que ceux-ci aient choisi pour l'essentiel des maisons plus proches de celle qui les employait jusque là.

« Une famille comme celle-ci devait avoir un personnel assez entraîné. Il ne me semblerait pas inconcevable que l'un de nous deux se présente comme maître d'arme, et l'autre, par exemple comme garde. »

Il y avait de nombreux inconvénients à cette dernière proposition, mais il y en aurait après tout quel que soit le métier choisi.

[Taliesin]

-Prétendre avoir travaillé pour la maison d'Archelieu me paraît tout indiqué. En revanche, que l'un d'entre nous affirme avoir été maître d'armes en son sein est à mon sens trop risqué. Plus encore que les autres familles, celles très impliquées dans le domaine militaire emploient à ce poste des soldats chevronnés ayant à leur actif quelques campagnes, au bas mot. Bref, nous sommes trop jeunes pour correspondre à ce profil. En revanche, être garde ou sous-officier chez de tels gens constitue une excellente référence et peut valoir, ailleurs, une position plus élevée. Car, comme vous le disiez, ils ont à leur service un personnel bien entraîné.