[Lieu] Une cité perdue

[Taliesin]

Le barde avait esquissé une légère grimace.
-Toutes mes excuses, Hubert. J'ai tendance à être trop badin avec ces sujets, en oubliant qu'abordés aussi directement, ils sont susceptibles d'embarrasser certains interlocuteurs...
Il but une gorgée de son étrange boisson, se fendit d'un sourire malicieux.
-Mais en tout cas... Offre est faite et tu sais désormais qu'il existe cette possibilité !

[Hubert de Maleval]

Hubert leva sa coupe à sa santé puis lui sourit.
" Je ne l'oublierai pas."
Il se fit plus sérieux.
" Cela dit, si je peux jamais te rendre semblable service... Ou quelque chose qui est davantage dans mes cordes... Je veux dire... Je ne suis pas venu vers toi parce que tu étais sunite... Enfin, peut-être que si. Je suis surtout venu vers toi parce que tu m'as démasqué en deux temps trois mouvements. Mais je veux pouvoir être ton ami comme tu as été le mien. Sauf si cela pose problème avec... tes autres relations. Tu m'as déjà beaucoup aidé et Thibault aura sans doute besoin de quelqu'un qui peut... accueillir aussi sa fureur, désormais."

[Taliesin]

-S'il manifestait de la fureur, ça me rassurerait, quelque part... lâcha-t-il spontanément. Hum, mais... Peu importe : je m'occupe de ce dossier. Pour le reste, souviens-toi qu'il m'a demandé d'intervenir. Et laisse moi te dire qu'il ne te hait pas le moins du monde. Alors franchement, vous voir tous les deux, ça ne pose absolument aucun problème. Oh, et... Tu sais, ce que j'ai fait, je l'ai fait sans rien attendre en retour et si un jour je fais appel à toi, ce sera simplement parce que nous sommes amis, parce que je sais pouvoir compter sur ton soutien, et non parce que je t'ai rendu un petit service et en attends compensation.

[Hubert de Maleval]

La première phrase du barde n'avait pas échappé à Hubert, mais il était la dernière personne à pouvoir intervenir dans cette histoire, désormais. Il aurait trouvé sain que le Sunite lui en veuille, mais voilà... Ce n'était pas seulement son rival, c'était aussi un clerc de l'Amour. Cela rendait les choses obscures, et incompréhensibles à son niveau.
Il demeura silencieux un moment, puis soupira.
" Giovanni, je ne veux pas gâcher ta soirée, mais... j'ai parlé avec les instituteurs, et ils m'ont fait une requête... te concernant."

[Taliesin]

Giovanni haussa un sourcil puis éclata de rire.
-Oh, c'est donc ça qui te préoccupait ? Mon pauvre, il ne fallait pas te mettre martel en tête pour si peu, d'autant que je suis déjà au courant. Nos sémillants maîtres d'école n'ont pas eu le courage de m'en parler mais ta vaillante écuyère, elle, a osé. Et elle a su trouver les mots pour me convaincre.
Il vida sa coupe avec délices.
-Certes, je l'admets, j'avais repoussé les précédentes demandes : il faut admettre que ça n'est pas rien, ce qu'on attend de moi ! Mais puisqu'un convoi arrivera bientôt de Grands Estuaires, et puisque j'ai été prévoyant... Soit ! J'accepte de prêter mes couleurs et certains de mes pinceaux pour que soit organisé, en classe, un atelier peinture.

[Hubert de Maleval]

Pendant une seconde, Hubert pensa la victoire acquise. La seconde suivante, il déchantait douloureusement.
" Non, Giovanni, ce n'est pas du tout ça. Je n'étais même pas au courant. Non, c'est à propos des deux gamins. Les petits demi-elfes qui te poursuivent pour devenir tes apprentis. Agathe, Rebecca et Philibert pensent que c'est une bonne idée. J'ai promis que je t'en parlerais."

[Taliesin]

Le sourire du barde s'était figé, ses yeux s'étaient écarquillés... Manifestement, il ne s'était pas attendu à cela, il n'avait pas vu venir le coup et... il avait du mal à t'en remettre.
-Toi aussi, mon ami ? finit-il par lâcher d'une voix atone. A ton tour, tu me poignardes dans le dos ? J'avoue... .J'avoue que d'entre tous, c'était toi que j'imaginais le moins susceptible de me trahir ainsi...

[Hubert de Maleval]

" Je ne te poignarde pas dans le dos : je suis en face de toi, et je n'aborde pas le sujet par la bande. Ensuite, je ne te trahis pas. Je veux juste en parler. Je leur ai dit mon sentiment que ce n'était pas une chose anodine et que je comprenais tes réticences. Mais ils ont l'air persuadés que les raisons que tu invoques pour refuser sont factices, qu'en réalité, tu en as envie mais que tu ne t'en sens pas les épaules... et moi je suis juste venu te dire que tu en as mille fois les épaules, si c'est réellement ce qui te fait hésiter..."

[Taliesin]

-Ces maudits instituteurs sont aussi vils que malins : m'envoyer, pour parvenir à leurs fins, le membre de la Communauté à qui il est le plus difficile de dire non, c'est... C'est diabolique, il n'y a pas d'autre mot, maugréa le Sunite.
Il poussa un profond soupir, lorgna sa coupe vide.
-Je ne suis pas certain d'avoir envie qu'on discute de ça. Parce que si on en discute, je sais très bien comment ça va terminer : tu réussiras là où tous les autres ont échoué.

[Hubert de Maleval]

Hubert écarquilla des yeux surpris.
" Moi ? Mais je suis loin d'être un débattant ! Pourquoi aurais-je un tel ascendant sur toi ? Déjà, je n'ai aucun moyen de pression, et en tant que paladin, je n'en userais pas. De surcroît, je suis le dernier à penser qu'on peut prendre un gamin sous son aile pour tenter le coup... Malgré ce que j'ai fait moi-même, c'est vrai. Et enfin... Je n'ai vraiment, mais alors vraiment pas envie que tu m'en veuilles !" dit le paladin

[Taliesin]

-Comme s'il était vraiment possible de t'en vouloir... soupira le barde. Honnêtement, si quelqu'un d'autre m'avait tendu un piège pareil, je l'aurais envoyé promener de belle manière, tu peux me croire. Alors que là, depuis que tu as dit que j'avais les épaules pour cette tâche, j'ai juste envie de me montrer à la hauteur pour être digne de ta confiance... Ah, mon vieux, n'as-tu donc aucune conscience de... de ton charisme ?
Nouveau soupir.
-La seule chose qui me rassure, c'est que tu n'as pas vraiment les éléments pour juger si oui ou non je saurais capable de réussir, de relever dignement un tel défi...

[Hubert de Maleval]

Hubert était décontenancé.
" Je suis sûr que tu seras capable de relever un tel défi. J'ai vu l'influence que tu as sur Ruth. Et je me souviens des merveilles que tu as réalisées pendant le trajet dans les Landes... Ces deux-là sont motivés, si j'entends bien. Tu feras ça magnifiquement bien. Mais je crois que tu ne dois surtout pas te mettre la pression... Tu as déjà tendance à avoir des humeurs... parfois tempétueuses. Je ne voudrais pas que cela te rende colérique ou chagrin... Et je ne veux pas non plus te convaincre sur des histoires fallacieuses de... de charisme. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Tu ne m'as jamais sorti ce genre de discours auparavant... Ce n'est pas dans cette boisson, quand même..."
Il la goûta à nouveau.
" Giovanni, rassure-moi. Tu n'es pas amoureux de moi, n'est-ce pas ?"

[Taliesin]

-En d'autres circonstances, je n'aurais rien eu contre partager avec toi quelques étreintes. Mais amoureux... Non. Être amoureux, c'est trop de responsabilités et les responsabilités me font un peu peur. Mais pour en revenir à toi... Tu n'as jamais remarqué comme tes troupes te suivaient comme un seul homme ? Comme les femmes... et certains représentants de la gente masculine te dévorent des yeux ? Ah, j'ai du mal à le croire...
Le sourire du barde et sa volubilité semblaient indiquer qu'il était ravi du changement de sujet.

[Hubert de Maleval]

" Non, je n'ai jamais remarqué ça... ici, du moins. A Solarcis, avec les femmes, misère, c'était autre chose... Ici, les gens sont plutôt très réservés. Ce qui m'arrange parfaitement. Bon, que j'ai de l'ascendant sur mes hommes, par contre, ça je le sais bien... Mais je suis paladin, et je suis officier depuis bientôt sept ans... Ce sont des choses qui font partie de la charge... Je ne nie pas que j'ai du charisme, et je ne sais plus ce qui est naturel de ce que j'ai appris... mais de là à te faire, à toi, accepter n'importe quoi ? Tu es barde, Giovanni. C'est toi qui es supposé me faire accepter n'importe quoi. Tu as au moins autant de charisme que moi ! Regarde, tu as obtenu de la communauté entière qu'elle se mette... nue ! Et tu as obtenu de moi que j'aille me déclarer alors que j'aurais juré que jamais une chose pareille ne se produirait ! Alors honnêtement, tu pourrais sans problèmes me faire accepter que je n'ai aucune chance de te faire accepter que ce serait une bonne chose que tu prennes deux enfants très prometteurs et dont tu révélerais certainement les talents avec brio... en apprentissage."

[Taliesin]

-Mais voilà, c'est ça le problème ! Quand tu dis des trucs pareils, on a envie de te croire et de te donner raison ! Et puis, qu'est-ce qui empêche un individu charismatique d'en convaincre un autre, surtout s'il dégaine en premier ? Et surtout s'il est plus roublard qu'on ne le supposerait de prime abord ?
Il remplit de nouveau leurs coupes.
-Ce que je ne comprends pas, c'est que tu sois persuadé que je m'en tirerais bien avec ces mômes. Qu'est-ce qui peut te faire dire ça ? Ce que j'ai fait durant le trajet ? Donner un spectacle et prodiguer un enseignement, ce sont deux choses très différentes. Ma collaboration avec Ruth ? Allons, tu en as fait une petite fille presque modèle et nous nous contentons de bavarder au cours des fouilles... Tu ne peux pas déduire de ça que je parviendrai à aider deux bardes en herbe terriblement prometteurs à développer tout leur potentiel, que je ne serai pas, au contraire, un maître désastreux qui gâchera tout !

[Hubert de Maleval]

" Mais je le sais, c'est tout ! s'exclama Hubert. Je ne suis pas un théoricien, Giovanni. Et je ne suis pas du genre à décortiquer tous tes comportements, ou ceux de Ruth d'ailleurs, pour dire : depuis que tu la suis, elle fait ceci, ou elle fait cela. Enfin... Je peux dire qu'elle développe un savoir et une curiosité à l'égard de choses qui ne m'ont jamais donné l'impression de l'intéresser auparavant, peut-être, et que ça vient fatalement de toi, parce que je ne les partage pas... Je suis sûr que tu parviendrais à m'y intéresser, cela dit, mais ce n'est pas la question. Bref, qu'est-ce que je disais ? Heu... Ah oui. Je ne suis pas un homme de mots, et je ne sais pas pourquoi je sais que tu feras un bon professeur. Mais je le sais, c'est tout. Dans mon métier, on fonctionne beaucoup à l'instinct, au sentiment... et parfois on se trompe, c'est sûr, mais souvent non, sinon on changerait de technique. Quand je recrutais des hommes, pour le Rayon de Solarcis, il me fallait très peu de temps pour savoir si j'avais un candidat valable en face de moi. Il y avait des signes, qu'un autre aurait sûrement pu analyser, mais moi c'était surtout une question de feeling... Bon, tu ferais un très mauvais candidat garde, ça je peux te le dire... Mais ta capacité à transmettre quelque chose... J'en doute peu. Ce dont je doute davantage, c'est de ta capacité à te coltiner deux gamins à longueur de journée. Ce n'est pas un défi, d'ailleurs, c'est juste mon impression... C'est pourquoi je pense que tu pourrais te contenter de leur proposer deux heures de tutorat par jour, avec un jour ou deux de relâche par veille, et voir comment ça se passe à partir de là... Sans engagement. Cela relâcherait la pression qu'ils te mettent, et ça te donnerait la possibilité juste de... d'expérimenter, je suppose. Ils ont l'air très prometteurs, mais honnêtement, l'air ne fait pas la chanson. Peut-être pour les bardes, si, mais j'ai des doutes... Je sais que sous l'esbroufe, il faut quand même de la substance, sinon on est juste un troubadour médiocre, et ta profession, c'est beaucoup plus que ça."

[Taliesin]

-Les concernant, je t'assure qu'il n'y a guère de doutes : ils feraient d'excellents bardes. D'abord, ils ont une imagination sans limites et une détermination à toute épreuve, deux qualités indispensable dans ma profession : la première pour nourrir le processus créatif, la deuxième pour le mener jusqu'à son terme. Oh, et ils sont curieux, aussi, à tel point que les instituteurs n'en peuvent plus de leurs sempiternelles questions, ce qui explique qu'ils tiennent tant à me les refiler... Ensuite, ils écrivent déjà des poèmes et des chansons bien tournés et pas piqués des hannetons - tu devrais entendre celle qui te concerne -, ils ont manifestement l'oreille musicale, ils sont loin d'être manchots avec un crayon dans les mains... Bref, ils sont plus que prometteurs et c'est bien là le problème : si je ne suis pas un bon professeur, je provoquerai un lamentable gâchis sur le plan artistique, ce que ni mes confrères, ni ma déesse ne me pardonneront. Or...
Il grimaça.
-Tu veux que je te raconte les multiples fiascos qui se sont produits quand il m'a fallu tirer le portrait de petits aristocrates dont les parents souhaitaient immortaliser l'image ? Je devrais le faire même si tu n'en as pas envie, tiens. Ça t'ouvrirait peut-être les yeux sur cette indubitable vérité, sur cet indéniable constat : hormis pour les faire rire, et hormis avec Ruth, peut-être, je ne sais pas m'y prendre avec les mômes.

[Hubert de Maleval]

" Giovanni, si tu as envie de me raconter des anecdotes, raconte-moi des anecdotes, mais ça n'a rien à voir avec ce qui nous occupe, dit Hubert. Arriver à faire tenir un gosse pourri gâté sur un tabouret pendant cinq minutes, c'est déjà un défi, et tout le monde y peine : je le sais, j'ai été appelé en renforts plus d'une fois par Béranger de Solarcis quand il voulait faire poser sa progéniture. Et c'étaient tous des adolescents, déjà. Ici, on parle de transmettre un art à des enfants qui le veulent ! Ils vont boire tes paroles ! Oui, ils vont peut-être te bousculer de temps à autre, mais voilà, c'est le propre de la jeunesse, je suppose. Il me semble, dans le cas présent, que tu dois réfléchir au fait que si tu ne t'en occupes pas, tu vas laisser ces talents flétrir en terrain... aride. Alors que tu as tant à leur apprendre !"
Il secoua la tête.
" La seule chose qui m'inquiète, c'est que tu sembles déjà beaucoup les admirer. Ce n'est pas sain. Ce sont des gosses. Ils ont du potentiel, mais ce ne sont pas des petits génies innés. Ça n'existe pas ce genre de choses."

[Taliesin]

-Je ne les admire pas : ils m'épouvantent. Et de même que tu as l’œil pour déceler de bons candidats au poste de garde, j'ai l’œil pour détecter de bons candidats pour la carrière de barde.
Il reposa sa coupe, déjà vidée.
-Ce qui me déconcerte, c'est que tu ne sourcilles même pas à l'idée que je puisse les prendre comme apprentis. Je veux dire... Souviens-toi comme mon projet de fresque ne te convainquait pas, au début ! Souviens-toi de nos débats ! Je suis un barde antelucien et sunite, avec une spécialité déjà bien affirmée. N'as-tu pas peur qu'ils pâtissent de ma réputation, qu'ils ne soient bien vus que dans les milieux où je suis apprécié et mal vus ailleurs ? N'as-tu pas l'impression qu'il faudrait leur trouver un maître moins connoté, voire les envoyer à Luménis ?

[Hubert de Maleval]

Cette fois, Hubert resta littéralement sans voix.
" Quoi ? finit-il par dire. Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu as peur que..."
Il ouvrit des yeux ronds.
" Tu te fiches de moi, Giovanni, non ? Tous les bons bardes ont des admirateurs et des détracteurs. Ceux qui font... consensus... Tu ne voudrais pas être un barde... consensuel, si ? Si ces gamins sont prometteurs... Autant qu'ils soient formés par quelqu'un qui a du talent."

[Taliesin]

-Je ne me fiche pas de toi, Hubert : je me suis simplement mal exprimé.
Il s'interrompit, cherchant visiblement ses mots.
-Je n'ai aucune envie d'être un artiste consensuel : ma situation, mon créneau, tout ça me convient merveilleusement bien. Mais un maître doit songer à l'avenir de ses élèves et... Je commence à être connu sur Helonna et bien que j'aie plusieurs cordes à mon arc, on me connaît surtout pour ma spécialité. Je ne voudrais donc pas qu'ils en souffrent, que ça leur ferme des portes, que cela leur attire mépris ou réprobation... Or, ce risque existe, surtout qu'ils n'exerceront pas forcément leur art seulement au sein de la Communauté ou en des lieux comme Antelucas... Et je n'ai vraiment pas envie que le fait d'avoir été mes apprentis leur porte préjudice.

[Hubert de Maleval]

" Tu veux dire parce que tu es spécialisé dans le nu, en fait." dit le paladin.
Il pinça les lèvres.
" Tu sais, j'ai l'impression que... Nous ne parlons pas encore de ça. Nous parlons de toi, pendant les mois qui viennent, offrant des bribes de ton savoir à deux enfants curieux. Tu imagines d'office qu'ils vont te suivre sur les dix prochaines années. On n'en est pas là. On te demande juste de les former quelques heures par jour. Ensuite, on verra bien où ça va. Et sans doute, oui, que si tu les prends sous ton aile à long terme, les gens vont jaser, critiquer, supposer que ce sont tes mignons, et... Nous savons ce qu'il en est. Ils deviendront de grands bardes et ils seront capables de se défendre contre ces accusations mensongères. Mais pour moi, si les instituteurs, qui ont à coeur le bien-être de chaque gosse de cette communauté, pensent que tu ferais merveille... ça me suffit amplement. Je les crois. J'ai foi en toi. Et le monde extérieur... Il nous rattrapera quand il nous rattrape. Et nous lui ferons face."

[Taliesin]

-Mais eux, auront-ils la force de lui faire face ?
Il martela la table du bout des doigts, nerveux.
-Je sais que je donne l'impression de me projeter trop loin dans l'avenir. Pourtant, je t'assure que c'est nécessaire. Dans les milieux artistiques, il n'y a pas que les œuvres qu'on décortique : on examine aussi les biographies, les parcours... Parfois, ça va même si loin qu'on tire de grandes conclusions d'événements anodins : "Tel musicien a, dans son jeune temps, croisé tel maestro un soir dans la salle commune d'une auberge, ce qui explique beaucoup de choses"... Bon, de ce point de vue, le simple fait de s'être trouvés en même temps que moi au sein de la Communauté risque déjà de jouer, pour eux, d'être analysé... Mais il y a un pas entre ça et avoir reçu ne serait-ce que quelques heures d'enseignements... Et je n'ai vraiment pas envie qu'à cause de moi, ils viennent à connaître des situations humiliantes telles que celles qu'il m'a fallu affronter en une ou deux occasions, alors même que je n'avais encore aucune réputation personnelle. Mais voilà : je venais d'Antelucas.

[Hubert de Maleval]

" C'est trop compliqué pour moi, cette histoire, dit Hubert avec une grimace. Oui, je crois que tu te poses beaucoup trop de questions. Mais bon, si tu te les poses, c'est qu'elles ont sans doute du sens..."
Il haussa les épaules et se resservit dans la bouilloire.
" Tu sais, s'ils ne suivent pas ton enseignement, ils suivront celui d'Ariel ou de Roxane. Et les gens tireront aussi des conclusions. Moi je croyais que les Sunites vivaient l'instant présent. Tu devrais faire ça. Vivre l'instant présent."

[Taliesin]

-Pour commencer... Ariel et Roxane sont moins... catégorisés que moi, disons. Sois franc : si tu avais entendu parler de nous avant de nous rencontrer, sur qui aurais-tu eu des aprioris ? Qui aurais tu considéré comme... le plus vain ? Ou le moins fréquentable ? Je ne peux pas répondre à ta place, évidemment, mais je peux répondre pour d'autres : c'est sur le Sunite d'Antelucas que pèsent d'ordinaire les aprioris, c'est lui qu'on juge d'ordinaire sulfureux. En tout cas, c'est comme tel que m'ont jugé les responsables des premiers temples où je me suis présenté pour répondre à des concours lancés pour refaire leur décoration. Ce n'était pas des temples sunites, ils n'étaient pas situés à Antelucas : j'avais envie de faire mes preuves dans de nouveaux genres, de connaitre d'autres milieux... Et bien, ces responsables n'ont même pas regardé mes desseins alors que sur l'un, les seules parties dénudées étaient des mains et des visages et que, sur l'autre, ne figurait pas le moindre personnage. Non, ils ont juste dit "Merci de vous être déplacé mais on ne veut pas de ça chez nous. Au suivant !". J'en ai été malade des semaines entières.

[Hubert de Maleval]

" Je peux imaginer... et je peux comprendre que ça n'ait pas été agréable. Mais regarde où tu es, Giovanni. Enfin... Hum. Non, je veux dire... dans ta carrière. Tu as fait ton chemin. Tu as persévéré. Tu t'es fait un nom. Ça a été difficile, mais... tu y es arrivé. Et ces gamins, ils ont aussi du caractère. Tu les appelles les psychopathes ! Ils survivront bien à quelques racontars... Déjà, tu pourras les soutenir et les introduire ici et là... Et puis petit à petit, ils se feront un nom. S'ils sont doués. Je veux dire... Beaucoup de bardes doivent subir des rejets, non ? Je trouve ça noble de vouloir protéger ces petits, très noble, même... Mais je crois que tu sous-estimes les influences... Je veux dire, imagine un barde qui viendrait de Rohan. Les gens imagineraient d'office qu'il pue le cheval mouillé et que son répertoire est constitué de chansons à boire composées de cent mots différents maximum. Je ne suis pas certain qu'il serait mieux loti en essayant de se trouver des clients dans le beau monde..."

[Taliesin]

-Ça me fait mal de le reconnaître mais... Tu marques un point. D'un autre côté, je pense que le barde que tu décris n'aura jamais une réputation aussi sulfureuse que la mienne ou celle de mes compatriotes ou de mes coreligionnaires. Par conséquent, si je prends ces gosses comme apprentis, ils risquent, comme nous, de ne pouvoir exercer que dans notre cité, dans les temples sunites, auprès d'aristocrates amateurs d'art... Pour eux, point de bibliothèque à décorer, point de fresques à exécuter, par exemple, dans des sanctuaires helmites, tormites, tyrites... Bref : d'emblée, certaines portes leur seront fermées.
Il grimaça.
-Et d'autres d'emblée ouvertes, d'accord. Sans compter qu'effectivement, ils ont un sacré caractère et savent se trouver des alliés : honnêtement, hormis Albérich et toi, jusqu'ici, tout le monde militait en leur faveur.

[Hubert de Maleval]

Hubert rit doucement.
" Je vois à peine de qui il s'agit, je dois bien l'avouer. Les deux petits demi-elfes... Drôlement utiles pour le guet. Tout bien réfléchi, je vais me les garder et les faire entrer dans l'armée. Ils croient qu'ils peuvent devenir bardes ? Pffff... Balivernes de gosses ! Un peu de discipline, ça leur fera beaucoup de bien, et ils oublieront ces idées frivoles. Un casque, une cotte de mailles, je les sépare parce que les jumeaux ensemble, c'est toujours le bordel. Et je vais t'en faire de bons soldats. Comme ça ils arrêteront de t'ennuyer, et moi, j'y gagne des yeux dans le noir. L'affaire est réglée !"

[Taliesin]

L'instant suivant, leurs coupes étaient à nouveau pleines et Giovanni brandissait la sienne.
-Trinquons à notre accord et à la gratitude éternelle que je te voue désormais ! Laquelle me pousse d'ailleurs à te prévenir : la discipline, il faudra que tu leur l'apprennes comme tu devras leur apprendre le sens du mot. Hum, et mets l'accent sur le respect, aussi. Pour ta gouverne, leur dernière trouvaille est de te surnommer "Son excellence" et d'apeler Albérich "Monseigneur". J'imagine que c'est pour taquiner Alban, parce qu'il n'arrête pas de donner des titres ou du "messire" à tout le monde, et j'espère qu'il n'est pas trop vexé de leurs plaisanteries. Mais il faut admettre que c'est bien trouvé.

[Hubert de Maleval]

Hubert sourit.
" Je trouve que ça me va très bien, votre excellence, et que je mérite au moins ça. Bon, Albérich, monseigneur... Ça lui donne un air un peu sévère, et il a déjà l'air un peu trop sévère, pour un Lathandrite... Mais bon. Ça a une certaine prestance."
Il huma sa coupe.
" Maintenant, honnêtement, Giovanni... Je ne vais pas m'en charger moi-même. J'ai des instructeurs, pour le menu fretin. Quand ils auront seize ou dix-sept ans et qu'ils sauront tenir leur épée comme des hommes... Je me pencherai peut-être sur leur cas. Mais d'ici là... Ils feront leurs armes comme tout le monde."