[Lieu] Une cité perdue

[Taliesin]

Giovanni prit un air catastrophé.
-Nouveau coup de poignard dans le dos, pire encore que le précédent, si tant est que semblable chose soit possible... Hubert, tu m'as causé la plus affreuse fausse joie de toute mon existence. Dire que je croyais ce problème réglé ! Voilà tous mes espoirs, toute ma joie réduits à néant... D'autant que je me disais que si tu les prennais en charge, eux et... tous les autres jusqu'au dernier... que si tu parvenais à leur inculquer la discipline... Il y avait une chance pour que la partie potentiellement la plus cauchemardesque de mon travail sur la fresque se révèle moins horrible que prévu. Car quand je vois comme tu as réussi à discipliner Ruth, je me dis que rien ne t'es impossible...
Soupir théâtral.
-Je te hais.

[Hubert de Maleval]

" Quoi ? Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Ted est un excellent instructeur, même avec les enfants les plus récalcitrants. Tes deux petits psychopathes seront bien dressés, ne t'en fais pas, et vu les horaires qui leur seront imposés, ils seront trop fatigués, à leurs rares heures de liberté, pour venir t'importuner. Il faudra quoi... trois, quatre veilles pour avoir mouché toute ambition artistique chez ces deux petites créatures ? Ensuite, ils seront braves et obéissants, tu ne te souviendras même pas qu'ils ont existé. Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu m'en veux."

[Taliesin]

Il écarquilla les yeux.
-Tu comptes à nouveau sur Ted pour... Oh, grands dieux !
Son expression se fit paniquée.
-Hubert... Il leur apprend très bien à se battre, c'est sûr. En revanche, pour ce qui est de les discipliner... Non, il ne sait pas s'y prendre. Si tu lui confies cette tâche, notre jeune génération sera bientôt aussi intenable et fougueuse que l'étaient... les cannibales, tiens. D'ailleurs, laisse-moi te révéler un secret : avant son arrivée dans la Communauté, ton écuyère était sage commme une image mais elle a changé dès qu'elle a commencé à suivre les exercices de Ted.
Il croisa les bras.
-J'irai droit au but : si tu ne te charges pas toi-même d'absolument tous les enfants de la Communauté, et ce vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nous courrons tous à notre perte.

[Hubert de Maleval]

Hubert croisa les bras.
" Ecoute, Giovanni. Tu n'es la mère d'aucun de ces enfants. Cela ne te concerne plus, désormais. Je m'en occupe, c'est mon problème, et ce n'est plus le tien. Ces enfants ne te dérangeront plus et tu pourras travailler de tout ton saoul. Allez, on passe à autre chose. Je vais d'ailleurs bientôt devoir y aller. Raconte-moi plutôt comment tu as décidé de devenir barde."

[Taliesin]

La question le prit complètement au dépourvu.
-Oh, et bien... Mes parents étaient aisés et ils tenaient à ce que je reçoive une bonne éducation. Une bonne éducation à l'antélucienne, évidemment. Alors j'ai commencé très tôt à étudier les lettres et les arts, à les pratiquer, même, ce qui me plaisait assez. Mais le déclic s'est produit lorsque le peintre qu'ils avaient engagé pour réaliser un portrait de famille est venu nous présenter le résultat de son travail. J'ai été réellement... frappé. Son tableau avait l'air si réel que j'avais l'impression, en fixant mon image, de me contempler dans un miroir... C'était proprement stupéfiant. Et j'ai immédiatement su que je voulais faire pareil. Peut-être qu'il y avait de l'orgueil là-dessous : parvenir à reproduire aussi parfaitement la réalité, cela fait quasiment de celui qui y réussit un démiurge... En tout cas, ce jour-là, ma voie m'est apparue clairement et je ne m'en suis jamais détourné.

[Hubert de Maleval]

" Pourtant tous les peintres ne sont pas bardes... Barde, c'est davantage que ça... D'autres disciplines... Un peu d'art de la guerre, un peu de magie... Tu voulais être portraitiste... Mais tu ne t'es pas arrêté là... dit le paladin en terminant pensivement sa coupe. Etait-ce un choix, là aussi, ou bien tes parents estimaient-ils que la peinture seule était une voie trop risquée ?"

[Taliesin]

-C'était un choix. Mes parents tenaient beaucoup à ce que je trouve une voie qui me convienne et ils ont simplement veillé à me fournir les éléments nécessaires à ce que je décide en toute connaissance de cause. Comme je te le disais l'autre jour... J'ai vraiment eu une jeunesse dorée, j'ai vraiment eu de la chance à tous les niveaux et même si je suis terriblement prétentieux, je n'oublie pas que dans d'autres circonstances, si je n'avais dû par exemple compter que sur moi-même, je n'en serais pas forcément là où j'en suis aujourd'hui. Mais pour en revenir à la naissance de ma vocation... Mon éducation très variée a attisé ma curiosité pour bien des domaines, c'est le moins que l'on puisse dire. Mais, là encore, c'est ce fameux peintre qui a joué un rôle crucial, car il était barde lui-même. Il prenait son temps pour travailler, si bien que les séances de pose étaient très longues. Cependant, il faisait tout pour que ça ne soit pas ennuyeux : il racontait des anecdotes sur sa vie, il narrait des histoires, il nous posait des questions, il usait de magie pour distraire tant nos yeux que nos oreilles... Bref, je lui dois à la fois ma spécialité, mon métier... et ma formation, puisqu'il a fini bon gré mal gré par s'en charger.

[Hubert de Maleval]

" Et il a fait ça bien, indéniablement, dit le paladin. Rien de tel que quelqu'un qui a su trouver sa voie et a ensuite été bien accompagné dans son accomplissement... D'autant que tu n'es qu'au tout début du chemin."
Il sourit doucement et poussa un léger soupir.
" Bon, mais je crois que je vais y aller. Albérich doit se demander où je suis."
Il reposa sa coupe.
" Je me demande s'il est inquiet, tiens. Ou rien qu'un tout petit peu jaloux... Oh que je suis vain ! C'est ce truc que tu mets dans ta bouilloire."
Il se leva.
" Mais merci pour ton accueil, et une nouvelle conversation stimulante. Je te souhaite la bonne nuit."

[Taliesin]

Avec son doux sourire, ses yeux perdus dans le vague, Giovanni était indéniablement plongé dans d'heureux souvenirs. Néanmoins, cela ne l'empêcha pas de revenir instantanément à l'instant présent.
-Je ne sais pas si Albérich est jaloux mais moi je le suis indéniablement. Cela fait à peine une demi-heure que tu es arrivé mais tu te languis déjà tellement de lui que tu n'as qu'une hâte : t'esquiver pour le retrouver... J'arguerais bien qu'il est encore tôt, que j'aurais très envie de savoir comment est née ta propre vocation, que ton aimé ne va pas s'envoler, qu'il n'est peut-être même pas disponible, auquel cas il te faudra faire les cent pas en l'attendant. Mais... Je sais comment sont les amoureux. Alors va, Hubert. Je te souhaite une excellente nuit.

[Hubert de Maleval]

Le paladin grimaça et se rassit. Cela faisait bien plus d'une demi-heure qu'il était là, mais il n'allait pas pinailler avec le barde. D'autant qu'il le plantait après l'avoir lancé sur un sujet qui le rendait manifestement nostalgique.
" Non, tu as raison. Il est probablement toujours avec Thibault et je n'avais rien de prévu pour la soirée. Est-ce que tu veux que j'en profite pour poser à nouveau ? Tu n'as peut-être plus d'énergie pour ça, note, vu que tu as déjà fait deux personnes aujourd'hui."

[Taliesin]

-Accepter ta proposition serait une bonne manière de me venger de tous les coups de poignard dont tu m'as lardé ce soir. Mais non, je ne mélange pas travail et sentiments personnels. De surcroit, je ne souhaite pas te retenir contre ton gré.
Il sourit.
-Ma vengeance attendra mais n'en sera pas moins terrible. Par contre, peut-être est-il possible de rééquilibrer la balance en matière de confidences, puisque je me suis livré tout entier à toi alors que tu ne m'as pas dit un mot te concernant... Pour que les choses soient équitables, il me semble que tu dois me parler de ta vocation. Et me révéler au moins dix anecdotes truculentes sur la vie au sein d'une Commanderie. Et n'essaie pas de me mentir : j'ai eu une amante paladine de Lathandre et je sais donc que non, tout le monde n'y est pas toujours sage.

[Hubert de Maleval]

" Dix ? Misère."
Il passa les paumes sur son visage.
" Je n'ai pas si bonne mémoire. Ça commence à remonter."
Il eut un sourire.
" Ma vocation, c'est facile par contre. Je devais être forgeron. Mais comme j'avais deux frères aînés, déjà, il allait falloir que je parte en apprentissage... loin. Je n'avais pas tellement envie, je dois dire. C'était pendant l'été, je me souviens... et pendant les guerres mélando-luméniennes de 58. Tu devais avoir trois ou quatre ans, tu ne t'en souviens probablement pas. Bref, les Mélandiens attaquaient les côtes avec une certaine... audace, il faut bien le leur reconnaître. Il y avait des troupes luméniennes et anteluciennes partout dans la campagne. A Maleval, ce sont des paladins de l'Aster qui ont monté leur campement. Je ne sais plus combien de temps ils sont restés... Mais il y a quelque chose en moi qui s'est éveillé à leur contact... La lumière que je n'avais encore jamais contemplée... Je pouvais m'imaginer forgeron, ce n'est pas ça, mais... Ce qu'ils dégageaient, c'était autre chose... C'était... stupéfiant."
Ce fut à son tour de glisser dans la nostalgie.
" J'ai fait le charmant et parfait petit hôte en leur rapportant des produits frais du village, en abreuvant leurs chevaux, en les aidant à repriser leurs tentes trouées et puis évidemment, mon père se chargeait de ferrer les bêtes, réparer les armures et affûter les épées. J'étais dans leurs pieds nuit et jour. Je crois que ça les a amusés. Mais leur chef, Sire Leto, a vu autre chose en moi qu'un fils d'artisan émerveillé. Entrer à la commanderie, à l'époque, ce n'était pas évident pour un gosse sans nom et sans la moindre formation, à passé dix ans... Mais il y avait quand même des possibilités. Et voilà. Je me suis retrouvé propulsé novice, d'abord à l'essai quelques mois, pour voir si je pouvais me faire à une transformation radicale de mon horizon et rattraper mon retard... et puis j'ai été officiellement accepté, et voilà."

[Taliesin]

-Mine de rien, il y eu des similitudes entre nos deux carrières naissantes : une rencontre, une illumination et... la bonne vieille technique consistant à être toujours dans les pattes de ceux dont on souhaite recevoir lenseignement. Quoi que tu as été adorable et moi insupportable : ma méthode tenait davantage du harcèlement.
A nouveau ce sourire nostalgique.
-Je regrette presque que tu n'aies pas rencontré en premier lieu des paladins de Sunie : l'ordre aurait ainsi gagné un élément de choix ! Mais peut-être que cela n'aurait pas collé et que tu n'aurais jamais connu ta vocation... Or, l'important, c'est que tu l'aies découverte et que tu aies pu la suivre.
Sa mine se fit espiègle.
-Mais maintenant, l'heure est venue des anecdotes croustillantes !

[Hubert de Maleval]

" Dix, c'est beaucoup. Nos vies ne sont pas si trépidantes. Et je ne suis même pas certain de pouvoir deviner ce que tu trouverais truculent..."
Il prit une profonde inspiration.
" Bon, c'est une vie communautaire, ça tu sais. Les novices dorment en dortoir, ce n'est pas très truculent. Les matins sont rudes, pas très truculent non plus... Heu... Les douches sont communes, mais quand même divisées par sexe... Pas très truculent. La nourriture est préparée par un des paladins et les novices... Ah, là, il y a des trucs pas très ragoûtants qui se passent... Pour moi, c'était rude. Je suis un gamin de la montagne, alors... Quand je suis arrivé à Luménis, genre... les trois-quarts des repas étaient concoctés avec des produits de la mer. Bon, le poisson, je connaissais : nous avons du saumon et de la truite en montagne, et la langouste, c'est pas très différent de l'écrevisse, mais pendant ma première année de noviciat, le chef de cuisine était un paladin du nom de Sire Olivier, une créature de deux mètres de haut, large comme un chêne, qui adorait le poulpe. Le poulpe, Giovanni. Je sais que pour un Antelucien, ce n'est rien, on vous met ça dans vos panades de nourrisson... Mais pour moi, le poulpe...C'était une sorte d'amas visqueux et en même temps incroyablement coriace... couleur gris rosé... Déjà, il fallait réussir à les tuer, et c'était pas toujours évident... Moi et Erwan, on avait une technique qu'on avait appelée le cache-cache-poulpe... Cela consistait à réduire la masse de poulpes à cuisiner et ingurgiter plus tard... par deux... le plus discrètement possible. Olivier en commandait toujours des quantités monstrueuses, parce qu'il imaginait que son appétit était partagé par tous... Heureusement, on avait quelques preux de notre côté, dont Dame Eulalie, qui essayait de faire pression sur le commandant pour que le poulpe soit limité à une fois par mois. Misère. On en retrouvait dans les dortoirs, dans les latrines... Ces poulpes, il y en avait partout. Dans l'écurie... Un jour, le destrier de Sire Harold... Une bête magnifique... Le genre étalon de légende qu'on voit sur les tapisseries... a glissé sur un poulpe et s'est brisé le genou... Bon, pour un cheval de paladin, c'est juste une grosse frayeur, un moment de souffrance, mais... Brrr. Rien que d'y penser, j'ai la nausée, d'ailleurs. Du poulpe. Qui a décidé, un jour, que ça se mangeait, je te jure !"

[Taliesin]

Giovanni s'efforçait de ne pas rire. Sans grand succès.
-On mange bien des cuisses de grenouille ou des escargots... On dit même que dans certaines contrées, les gens raffolent d'araignées, de larves ou de vers bien juteux... Alors les poulpes, en comparaison... Mais d'accord, je l'admets : à moins d'y être habitué très jeune, ça n'est pas très ragoutant.
Tout sourire, il s'envoya une bonne lampée de son breuvage.
-Très bonne anecdote, Hubert. Tellement bonne qu'elle compte pour... deux. Plus que huit, donc. Ou plus que sept si tu acceptes que j'en fasse une chanson.

[Hubert de Maleval]

" Ah non, hein, pas de chanson. Il y en avait déjà une, à Solarcis, maintenant je viens d'apprendre que les deux petits demi-elfes en ont écrit une autre, maintenant tu parles d'une troisième... Non, non. Toi, tu en restes à la peinture. Mais en souvenir de cet épisode, je te mets au défi de peindre, discrètement, un petit poulpe quelque part sur ta fresque. Le grand jeu, pour des générations et des générations à venir, sera de trouver le poulpe. Mais où est donc Poulpy ? Voilà comment les enfants appelleront cela. Nous leur donnerons des heures de bonheur !"

[Taliesin]

Le regard du barde fit plusieurs allers-retours entre le paladin et la coupe vide de ce dernier - qu'il s'empressa bientôt de remplir à ras-bords, l'air ravi.
-Je relève le défi ! Je les relève toujours ! Si celui qui allait devenir mon maître l'avait su, il se serait abstenu de m'en donner : il croyait ainsi se débarrasser de moi mais comme je les ai tous accomplis, du premier jusqu'au dernier, du plus simple au plus compliqué, il n'a eu d'autre choix que de tenir parole et de me prendre sous son aile.
Il croisa les bras.
-Et donc... D'accord, je m'engage à placer un poulpe sur la fresque mais à ne composer aucune chanson à ce sujet. Par contre, j'attends les huit anecdotes suivantes.

[Hubert de Maleval]

" Non, non, c'est mon tour, dit le paladin en croisant les bras. Je veux en savoir plus sur ce maître mystérieux. Je vois qu'il n'était pas très différent de toi, à essayer de se débarrasser des élèves motivés... Mais dis m'en plus. Etait-il d'Antelucas, lui aussi ? Est-il toujours vivant ? Que t'a-t-il fait faire pour essayer de te dégouter ? Un prêté pour un rendu !"

[Taliesin]

-Bon, si l'on s'en tient aux confidences, si on fait abstraction de tes multiples trahisons... Soit, il est équitable que je te révle certaines choses. Apprends donc qu'il était Sunite mais natif de Féérune, que la renommée d'Antelucas était parvenue jusqu'à lui et qu'il avait décidé de s'y installer et qu'il y vit toujours. Apprends encore que s'il en est venu à me lancer des défis, qu'il présentait comme des "étapes incontournables", des "épreuves initiatiques pour tout postulant barde", c'est qu'il n'en pouvait plus de mon harcèlement constant : il faut dire que je ne le laissais pas respirer, que je lui écrivais constamment de très longues lettres en vers pour lui expliquer à quel point je l'admirais, à quel point c'était une bonne idée de me prendre comme apprenti, et que je m'arrangeais pour le suivre partout où il allait. Une fois, alors qu'il réalisait le portrait de famille d'un ami, je me suis même débrouillé pour me glisser discrètement dans le groupe : imagine sa tête quand il m'a remarqué ! Ah, j'étais franchement terrible, au point qu'il me surnommait le Psy... Hum, non, oublie ça.
Il porta les lèvres à sa coupe.
-L'un des défis qu'il m'a lancés consistait à toquer à la porte d'un des plus beaux hôtels particuliers d'Antelucas, à demander crânement à rencontrer la maîtresse de maison, l'une des dames les plus admirées de la cité et, si j'y parvenais, à convaincre celle-ci de poser pour lui, ce qu'elle avait jusqu'alors refusé - mon maître n'était pas assez célèbre pour elle. Je l'ai fait et... j'ai réussi.

[Hubert de Maleval]

" Dis donc, tes méthodes étaient en tout point identiques à celles qu'utilisent aujourd'hui mes nouvelles recrues pour la garde. Les lettres en vers et les embuscades dans les couloirs... En fait, Giovanni... Tu te reconnais dans ces petits. Ils sont exactement ce que tu étais hier : deux gosses qui ont eu la révélation en voyant le maître... Est-ce que... ça veut dire que tu regrettes ? Que tu souhaiterais que quelqu'un... tes parents, ton prestigieux maître, quelqu'un d'autre... se soit opposé à ce qu'il cède et te forme ?"
Hubert était désormais parfaitement sérieux.

[Taliesin]

Son interlocuteur arborait la même expression catastrophée qu'un peu plus tôt. Sauf que cette fois, aucun doute à avoir : elle était sincère.
-Je te livre inocemment de beaux souvenirs et toi, tu t'empresses de les retourner contre moi... Ce n'est ni très gentil, ni très loyal, gémit-il. Et non, bien sûr que non, je n'ai pas le moindre regret. Au contraire. Mais...
Son regard s'illumina.
-Mais la situation actuelle n'a rien à voir avec celle de jadis ! Rien de rien ! D'abord, mon père n'était pas barde alors que le leur, si. Qui sait s'ils ne veulent pas seulement l'imiter ? Ensuite, mon maître était peu connu alors que je suis l'idole de tout Helonna ! Enfin... Je suis un humain et eux, des demi-elfes. Si ça se trouve, ils ne perçoivent pas les couleurs et les formes de la même façon, sans compter que leurs mains présentent peut-être d'infimes différences avec les nôtres, ce qui m'empêcherait de leur apprendre la bonne technique pour tenir un pinceau...

[Hubert de Maleval]

" Enfin, de toute façon, je les ai pris dans la garde, donc ça n'a plus d'importance, dit le paladin en haussant les épaules. Mais ce sont quand même des excuses piteuses. Heureusement que tu es peintre. Tu ne fais pas un très bon... comédien."
Il leva les mains.
" Mais soit. Et comment as-tu convaincu la dame, de poser pour ton maître ?"

[Taliesin]

-Oh... Heu... Et bien...
Il mit quelques instants à s'arracher à ses réflexions précédentes - signe, peut-être, qu'Hubert avait encore marqué des points.
-Quand j'ai été introduit en sa présence, j'ai joué les timides : mains dans le dos, petit sourire gêné, tête baissée... Et j'ai bafouillé les compliments d'usage. Lorsqu'elle a pris un air attendri et s'est exclamée "Quel garçon adorable !", j'ai su que j'étais sur la bonne voie et je lui ai dit la vérité. Ou presque. Ça l'a fait beaucoup rire, elle a loué mon courage, ma tenacité et... l'ingéniosité de mon futur maître, avant de réclamer de quoi écrire afin que je lui transmette sa réponse positive.

[Hubert de Maleval]

Hubert rit.
" Je t'imagine tout à fait faire ça. Et je suis sûr que tu étais effectivement un petit garçon adorable. Ça n'est pas si loin : tu es encore tout jeune. Je trouve ça approprié, pour un barde, que l'audace finisse par payer. Et ton maître a vu en toi ce que tu pouvais être... Il faut l'oeil, mais là encore... Cela fait partie de l'Art. Est-ce que vous êtes restés en contact ? Par delà les mers ? J'imagine que tu dois songer à aller jusque là, un jour... Hélonna a ses Anciens, mais Féérune... Ça doit être assez incontournable, pour quelqu'un de ton acabit."

[Taliesin]

-Je n'exclue pas d'y faire quelques voyages. Mais ça ne presse pas : Helonna est si riche, j'en connais encore si peu à son sujet, j'en ai encore si peu vu... Les sirènes des contrées lointaines ne me feront pas négliger les merveilles qui se trouvent à portée de main. Pour le reste, oui, nous sommes toujours en contact : nous nous écrivons régulièrement. Et nous nous reverrons, ça ne fait pas le moindre doute : il envisage de venir passer ses vieux jours en notre magnifique Antelucas et il est possible que je lui aie rendu visite chez lui avant cela.

[Hubert de Maleval]

" C'est bien, dit Hubert. C'est même une chance. Et il est certain que notre île ne manque pas d'attraits..."
Il s'étira.
" Et donc... Tu avais quel âge quand il a finalement cédé ? Il t'a emmené sur les routes ?"

[Taliesin]

-J'allais avoir onze ans quand mon apprentissage a officiellement débuté. Et il s'est principalement déroulé à Antelucas : malgré le long voyage qui l'y avait amené, mon maître n'était pas vraiment un itinérant. Il lui arrivait cependant de recevoir des commandes de nobles, de temples où d'institutions situées dans la régio ou dans d'autres villes, auquel cas je l'accompagnais. C'était rare, toutefois : j'ai vraiment commencé à voyager quelques années après avoir entamé ma propre carrière.
Son regard se fit lointain.
-Ah, ça me fait drôle de parler du bon vieux temps. De lui, surtout. Il a vraiment beaucoup compté et malgré son fichu caractère, il était formidable.
ll reporta son attention sur Hubert.
-Je sais que les novices apprennent en groupe, chez les paladins. Néanmoins... Y a-t-il eu des personnes qui t'ont particulièrement marqué, parmi tes professeurs ?

[Hubert de Maleval]

" En tant que professeurs, pas vraiment, dit Hubert, avec une grimace. Non, c'était leurs états de paladin qui nous fascinaient, quand nous étions novices... Leur bravoure, leur... Ah. Excuse-moi, Giovanni, je n'ai pas tellement envie d'en parler. C'était une période formidable et... elle m'a complètement échappé. Je sais que je devrais pouvoir l'évoquer pour elle-même, mais... Elle me fait immanquablement penser à la suite... et la suite... Je ne suis pas d'humeur. Attends."
Il se redressa sur son siège, poussa un bref soupir.
" Harold était un chevalier remarquable. Je me souviens qu'il avait une aisance en selle qui nous laissait pantois. Dame Alecto faisait tourner la tête de tous les novices de sexe masculin... et les filles voulaient lui ressembler. Sire Perran... nous faisait peur. Mais je ne me souviens plus complètement pourquoi. Une histoire de prières au petit matin, je pense. A réciter un certain nombre de fois."

[Taliesin]

Giovanni s'était empourpré en comprenant avoir involontairement touché à un sujet sensible. Lorsqu'Hubert s'était malgré tout lancé, il avait paru vouloir l'interrompre avant de renoncer.
-N'empêche, elles sont rudes, les prières lathandrites... souffla-t-il. Et elles doivent l'être encore plus pour des novices : se lever si tôt, réciter des litanies alors qu'on est encore dans le coltard... Argh. Sur ce point comme su tant d'autres, j'ai eu la vie facile : les prières sunites peuvent paraître étranges mais en fait, une fois la surprise passée, c'est plutôt amusént.
Il n'ajouta rien, laissant au paladin la possibilité soit de continuer à évoquer ses souvenirs, soit de saisir la balle au bond pour mener la conversation en des parages moins douloureux.

[Hubert de Maleval]

" Tu sais, on rigole parfois avec ça, mais la capacité à se lever tôt... A être d'attaque de grand matin, en peu de temps, éveillé, concentré, prêt à l'action... A vivre avec peu d'heures de sommeil en été, à récupérer en hiver... C'est un des critères fondamentaux, pour faire un Lathandrite, qu'il soit prêtre ou paladin. Les novices qui remettent leur oreiller sur leur tête, qui se prennent la porte des toilettes parce qu'ils sont dans la brume, qui enfilent la mauvaise botte au mauvais pied, qui maugréent leurs odes matinales, qui se rendorment sur les bancs de cérémonie... Ils tiennent six mois, et puis ils partent. Etre matinal, c'est fondamental. Et d'ailleurs, rares sont les enfants peu matinaux qui entendent l'appel... C'est normal : il faut avoir contemplé l'aube, pour se vouer à Lathandre... L'avoir contemplée, une fois, dix fois, cent fois, et chaque fois, avoir perçu quelque chose d'autre, quelque chose de plus... le ferment de la transfiguration qui vient avec la prière... Et si on a une propension à rester dans son lit, c'est nettement moins facile."