[Lieu] Une cité perdue

[Taliesin]

Le barde s'empourpra légèrement.
-Tu as sans doute raison et, pour être franc, ça me met assez mal à l'aise. Certes, j'ai toujours eu conscience d'avoir eu une jeunesse dorée, d'avoir été et de demeurer un privilégié. Néanmoins, quand je suis confronté à des gens qui en ont vraiment bavé... Je mesure vraiment quelle a été ma chance et je la trouve presque... indécente.

[Hubert de Maleval]

" En même temps, ce sont des choses sur lesquelles nous n'avons aucun contrôle. Et il n'y a pas une once d'arrogance en toi, donc... Tu n'as vraiment aucune raison de t'en vouloir. D'autant que tu es ici, que tu leur consacres du temps, que même si les conditions laissent à désirer, tu gardes le moral..."
Il s'étira lentement.
" Je pense que c'est bien, finalement, qu'ils puissent constater que tu es un être humain comme eux... Enfin, à moitié, pour tes blondinets."

[Taliesin]

-Je pense quand même que pour ces deux-là, il aurait mieux vallu qu'ils retrouvent leur père. C'est pour ça que leur mère les a fait venir sur Helonna depuis Féérune : elle espérait qu'il pourrait prendre en charge leur formation. S'ils l'avaient trouvé, non seulement ils ne seraient pas dans cette galère mais, de surcroit... Je pense que c'était quelqu'un de moins sulfureux que moi.
Il secoua la tête.
-Ceci dit, sois rassuré : les sujets sulfureux, je les élude. Concernant Antelucas, je me contente de démentir les fausses rumeurs et... de décrire les choses décentes pour lesquelles la cité est connue y compris au-delà des mers : ses plages de sable fin, sa splendeur, sa souceur de vivre...

[Hubert de Maleval]

Hubert lorgna les flammes, songeur.
" Avoir quitté une telle cité pour se lancer dans l'aventure des Landes... Etienne devait vraiment se sentir coupable des crimes de son aîné, pour entreprendre pareille aventure, dans une région aussi hostile. Même si la cité devient le havre qu'il espère... On a peu de prise sur le climat, et les champs ne redeviendront certainement pas verdoyants de notre vivant."
Il croisa les bras.
" Je me demande comment il a pu convaincre Louis que c'était une bonne idée. Fonder cette cité, c'était renoncer à tous leurs privilèges."

[Taliesin]

-Louis est aussi un chevalier et, pour autant que je sache, il aimait les expéditions hors d'Antelucas... Alors rejoindre la Communauté, c'était se lancer dans une aventure épique propre à enflammer l'imagination et à satisfaire la fougue de la jeunesse...
Il eut un sourire pensif.
-Je n'ai pas été insensible à cet aspect, personnellement. Ce n'était pas ma seule motivation, loin s'en faut, mais ça a aussi compté...

[Hubert de Maleval]

" Oui mais... Tu t'es engagé à suivre le groupe, espérant réaliser cette fresque, découvrir des merveilles... et reprendre ta route. Louis, lui, vu son lien avec Etienne, était parti pour un changement radical d'existence. Même si la caste des chevaliers devait se perpétuer, ce qui ne semble pas complètement certain, compte tenu de la volonté d'égalité qui a présidé à l'établissement des statuts et qui sera centrale dans la constitution, elle ne jouira pas des mêmes droits et des mêmes privilèges que dans le reste de l'île... Ce n'est pas anodin, à mon sens, quand on a eu une jeunesse dorée. Mais peut-être que Louis ne s'en rendait pas compte... et qu'il en a pris conscience au fil du temps..."

[Taliesin]

-Alors tu penses toujours qu'il a pu sciemment nous trahir ?
Le barde paraissait perplexe.
-Je ne le connais pas assez pour savoir s'il est ou non capable d'une chose pareille. Mais je préfère ne pas m'interroger sur cette question : je préfère me concentrer sur les moyens de remédier à ce qui s'est produit. Penser au reste, j'ai l'impression que ça ne servirait qu'à me miner le moral.

[Hubert de Maleval]

" Non, je n'en suis pas convaincu, pour Louis. Gaspard a l'air de penser que c'est inimaginable. Toi aussi, apparemment. Et vous le connaissez tous les deux bien mieux que moi."
Il haussa les épaules.
" Comme tu le dis, ça n'a pas d'importance. Nous serons fixés tôt ou tard. S'il est innocent, il aura toute ma commisération. S'il est coupable... Ce sera un premier test de notre justice, je suppose."
Un test crucial, compte tenu des convoitises qu'une telle cité ne manquerait pas d'attiser...
" Mais soit. Giovanni... Est-ce que tu te sens d'aller espionner nos ennemis ? Dès demain ? Je veux être sûr que tu mesures les risques... et que tu as de quoi t'en prémunir."

[Taliesin]

-Honnêtement, je flippe rien que d'y penser. Belle preuve que je mesure les risques encourus...
Il se tut, observant à son tour les flemmes.
-En même temps, dans notre situation, chacun doit s'efforcer d'aider au mieux le groupe. Or, Ruth exceptée, qu'on ne va évidemment pas envoyer là-bas, je suis le mieux placé pour accomplir cette mission. Alors... Je l'accomplirai. Quant aux moyens de me prémunir des dangers... Je peux me rendre invisible, déjà.

[Hubert de Maleval]

" Je peux peut-être t'adjoindre quelqu'un... Ce serait plus prudent, en réalité... Un bon soldat ou un des mages... Qu'est-ce que tu en penses ?"
Il pinça les lèvres.
" Mais en fait, il est sans doute prématuré d'aller jusque là. Nous sommes encore loin d'envisager une intervention dans leur nid. Peut-être devrions-nous réserver cet atout au moment où il est crucial de le jouer..."

[Taliesin]

-Albérich semblait penser qu'ils auraient des moyens de trouver les passages secrets. Si tel est le cas, plus le temps passera, plus il y aura de chances pour que nous ne puissions même plus jouer cet atout. Et puis...
Il se tourna vers Hubert.
-Est-ce que ce n'est pas mieux si nous avons une idée de la manière dont nos compagnons sont traités ?

[Hubert de Maleval]

" Je l'ignore, dit le paladin. Sans doute que oui... Mais j'ai peur de ce qui se passera si nous réalisons que la situation est grave. Nos possibilités d'intervention resteront très limitées..."
Il secoua la tête.
" Non, tu as raison. Il faut savoir. Comme Albérich, j'aimerais pouvoir minimiser les pertes... Mais ce n'est sans doute pas toujours possible."

[Taliesin]

-Je pense que tout le monde souhaite les minimiser. Je doute qu'il y ait beaucoup d'insensibles dans nos rangs, et même sans ça... Bien sûr, nous ne nous connaissons pas tous personnellement mais nous sommes tous embarqués sur le même bateau, nous formons... une communauté. Quand un des nôtres tombe, tout le monde en est impacté. Souviens-toi ce qui s'est produit après l'assaut des cannibales.
Il soupira.
-Mais nous aviserons en fonction de ce que je découvrirai. S'ils sont traités humainement, nous aurons plus de temps pour nous préparer. Dans le cas contraire...
Il n'acheva pas sa phrase.

[Hubert de Maleval]

Mais Hubert ne savait pas exactement ce qui se produirait dans le cas contraire. Ils n'étaient pas mieux équipés pour attaquer la forteresse aujourd'hui qu'hier. Et les méthodes plus indirectes, comme les aurait proposées Guillermo s'il avait été des leurs, n'étaient pas acceptables pour lui. Il avait fermé les yeux, pourtant, lorsque les cannibales avaient attaqué le fort... Sans doute devrait-il se résoudre à en faire de même...
Guillermo et Ezéchiel. Où diable étaient-ils ? Il se demanda si Albérich pourrait tenter de les contacter, le lendemain. S'ils avaient fui la forteresse, ils étaient peut-être en dehors du champ d'action des protections placées par les Ithiliens. L'un et l'autre auraient été des atouts formidables dans leur situation...
" N'imaginons pas le pire. Nous aviserons en fonction de ce que tu nous ramènes. Mais ton ordre de mission sera probablement très strict... et tu ne pourras pas intervenir, quoi que tu observes."

[Taliesin]

-Je sais, et c'est ce qui m'effraie le plus.
Le barde garda le silence quelques instants avant de soupirer.
-Tout voir et ne rien pouvoir faire, ça mromet d'être rude. Moins rude que d'être entre les sales pattes de ces types, évidemment. Et puis... Chacun doit se rendre utile de son mieux, comme je le disais. Simplement, essayez de tirer un peu d'alcool des fûts avant mon retour, d'accord ? Je pense que j'aurai besoin d'un petit remontant...

[Hubert de Maleval]

Hubert pinça les lèvres.
" Je ne devrais pas t'envoyer seul. Je vais demander à un éclaireur d'aller avec toi, ne fut-ce que jusqu'à la forteresse... Tu auras peut-être besoin de soutien. D'une forme ou d'une autre."
Il soupira.
" Pour le reste, oui. Le danger serait immense, si tu étais pris. Immense pour toi et pour nous. Mais je sais que tu en es parfaitement conscient."

[Taliesin]

-Je pense sincèrement qu'il est préférable que j'y aille seul. Une personne est plus discrète que deux. Et si ça tourne mal, ça ne fera qu'une perte à la Communauté.
Nerveux, il fit à nouveau face au foyer, sembla se perdre dans la contemplation des flammes dansantes.
-Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux prévoir... quelque chose qui m'éviterait d'être capturé ? reprit-il finalement d'un ton neutre.

[Hubert de Maleval]

" Non, dit Hubert. Parce que ça n'arrivera pas. Mais nous allons mettre toutes les chances de notre côté."
Il posa une main amicale sur l'épaule du barde.
" Tu prendras le passe-murailles et le phylactère d'Albérich. De cette manière, rien ne pourra se produire. Plus tes propres ressources... Il suffit que tu t'engages solennellement à ne prendre aucun risque. Et rien n'arrivera."
Son expression se fit plus sérieuse.
" De surcroît, Giovanni, s'ils te prennent... Nous viendrons te chercher. Et ils n'entreront pas ici : je suis le seul à pouvoir le faire."

[Taliesin]

-Je sais. Mais tu sais quel est le sort réservé aux espions : on leur arrache leurs secrets soit par magie, soit par la torture. Dans le second cas, je me connais : malgré toute ma bonne volonté, je ne pourrai guère résister plus de quelques secondes, tellement je suis douillet. Et surtout, dans un cas comme dans l'autre, vous vous retrouveriez assiégés, sans plus de possibilité de communiquer avec l'extérieur... Et on ne peut permettre qu'une telle chose se produire.

[Hubert de Maleval]

" Je t'autorise à y aller seulement si tu me fais la courtoisie d'adopter deux grammes de foi lathandrite. Aie foi. Sans cela, nous ne sommes nulle part."
Il sourit.
" Et nous voilà à imaginer le pire... Ah misère..."

[Taliesin]

-En même temps, tu ne discutes pas avec la personne la plus courageuse qui soit, donc il n'est pas étonnant que la conversation en arrive là.
Il sourit.
-D'un autre côté, si j'y réfléchis bien, les Ithiliens ne peuvent pas être pires que les psychopathes. Et si j'emporte effectivement les objets dont tu parles, il faudrait vraiment que je le fasse exprès pour être pris...
Son sourire s'élargit.
-Est-ce une déclaration suffisamment lathandrite à ton goût ?

[Hubert de Maleval]

" C'était absolument parfait, dit le paladin. Et tu es beaucoup plus courageux que tu ne veux bien l'admettre. Imagine toutes les histoires incroyables que tu pourras raconter dans les salons en regagnant la civilisation ! Ah... Ça me fait penser que j'avais une autre tâche à te confier... Mais ça pourra attendre après-demain."

[Taliesin]

-De un, on ne m'admettra plus jamais dans les salons : m'être compromis dans pareille aventure me vaudra d'être rejeté par toutes les personnes distinguées estimant que traverser des marais et visiter des ruines sont choses uniquement bonne pour les aventuriers infréquentables. De deux, dis-moi tout de suite ce que tu comptes me demander. Je suis sûr que ça m'aidera beaucoup, au cas où je sois capturé : il me suffira de songer à quoi j'ai échappé pour retrouver le moral.

[Hubert de Maleval]

" Je voudrais que tu examines les fresques des étages... et que tu voies si tu peux en déduire quelque chose d'utile... Peut-être des éléments techniques ou la localisation précise de certaines structures... Les murs en sont couverts, tu l'as vu par toi-même... Mais je me dis que les peintres ont pu vouloir placer des symboles ou des messages cachés dans un langage que toi seul maîtrise."

[Taliesin]

-Zut : je m'attendais à une tâche horrible et voilà que se profile une mission intéressante. Du coup, voilà ma magnifique stratégie réduite à néant...
Sa mine se fit plus sérieuse.
-Je ferai mon possible pour tirer quelque chose de ces fresques. Mais même si le symbolisme ne m'est pas totalement étranger, je demeure un spécialiste de la peinture figurative. Il ne faut donc pas t'attendre à des découvertes ébouriffantes...

[Hubert de Maleval]

" De ta part, pourtant, je ne pourrais pas m'attendre à autre chose. Mais je t'adjoindrai Ruth, si tu veux. Histoire que ta réputation reste intacte."
Il sourit.
" Mais nous devrions peut-être aller nous coucher... Je ne voudrais pas que la fatigue soit cause de maladresses, demain."

[Taliesin]

-Je ne suis jamais maladroit, Hubert. Jamais. Même après une nuit blanche, je garde toute ma dextérité. Mais peut-être parlais-tu davantage de lucidité, de prise de décision...
Il sourit.
-Mieux vaut essayer de dormir, effectivement. Pour toi comme pour toi.

[Hubert de Maleval]

" En tout cas, je ne cherchais pas à te vexer." dit le paladin en se levant.
L'âtre dégageait une agréable chaleur, s'arracher à son rayonnement n'était pas facile, mais Hubert s'y força. En regagnant la salle principale, il se sentit un peu vide, mais pas complètement mécontent d'avoir réussi à éviter le sujet qui le préoccupait. En parler ne lui aurait fait aucun bien, car il savait qu'il y avait la raison et qu'il y avait le coeur, et que la compréhension et les bons conseils d'autrui, aussi sincères soient-ils, ne l'auraient pas vraiment apaisé. Il lorgna un moment le couloir, espérant à demi qu'Albérich reviendrait plus vite, ravisé. Mais il n'en fut évidemment rien et il gagna l'endroit où reposaient généralement les écuyers.

[Taliesin]

-On ne peut pas me vexer, Hubert. Du moins, pas mes amis, lui avait soufflé Giovanni.
La salle était presque obscure, à présent. Presque obscure et quasiment silencieuse : seuls subsistaient quelques murmures épars et à peine perceptibles.
Du coin que le paladin et son groupe s'étaient attribués, nuls murmures ne provenaient : les enfants semblaient dormir.

[Hubert de Maleval]

Hubert retira sa tunique en silence puis se glissa sous le manteau d'Albérich, sur le sol dur. Il avait mal aux dos et la tension l'habitait tout entier, l'inquiétude revenant en force. Sa vision dans le noir était particulièrement agaçante dans ces instants, car l'environnement autour d'eux lui apparaissait alors dans tous ses détails, comme en pleine journée. Il ne parviendrait jamais à dormir. Mais il s'empêcha de bouger et lorgna le plafond, tentant de contrôler sa respiration. La nuit serait longue.

***

De son côté, Albérich s'était rendu dans la pièce où il avait prié le matin même. Dès qu’il y fut, il s’agenouilla sur le sol, joignit les mains et ferma les yeux, dans une position très différente de celle qu'il prenait d'ordinaire pour louer l'aube.
Au début, les pensées s’entrechoquèrent dans son esprit, incapables de se poser, de s'arrêter sur quelque chose. Il se sentait reconnaissant, honteux, effrayé, émerveillé, tout à la fois et plus encore. Il était convaincu d’avoir eu une vision, induite par la fatigue, mais il était tout aussi convaincu d’avoir été en présence d’une entité formidable. Il était gêné de penser l’un et l’autre, ne voulant pêcher ni par orgueil, ni par .
Mais le message était limpide.
Il pria avec abandon, demandant pardon pour ses errements, ses hésitations, ses demi-mesures. Il demanda pardon pour ses doutes, ses pensées blasphématoires, son manque de foi, ses moments de désoeuvrement.
Pour le désespoir qui l’avait envahi autrefois dans la Tour des Sharites, et puis encore, ici et là, au gré des écueils qui s’étaient dressés sur sa route.
Il remercia Lathandre de ne pas l’avoir abandonné en dépit de toutes ses trahisons.
Il renouvela les serments qu’il avait fait autrefois, la promesse de servir, partout, toujours, quelle que soit la couleur du ciel, les gens autour de lui, sa situation personnelle.
Il promit d'essayer de se montrer à la hauteur, puis promit d'être à la hauteur, simplement, car il n'y avait pas d'espace pour l'échec.
Il jura de bouter les Ithiliens hors de Clairétoile et de donner aux colons l'opportunité de réaliser leurs rêves.
Il chassa la peur de la chute hors de lui-même, elle n'y avait pas droit de cité.

Et puis l'aube était là et l'énergie déferla en lui comme un torrent irrépressible. Il était l'heure d'aller célébrer le lever du soleil avec ceux dont l'âme avait besoin de lumière.