[Lieu] Une cité perdue

[Taliesin]

-Honnêtement, nous nous interrogeons aussi, fit Renaud.
-Ils nous ont contraints plus d'une fois à remettre sur pied certains de nos compagnons d'infortune. Sans doute pour économiser les sortilèges de leurs clercs. Mais cela ne justifie pas deux coûteuse résurrections, c'est certain.
-Peut-être entendaient-ils nous utiliser comme moyen de pression vis-à-vis de notre ordre... Cependant, il ne nous en ont rien dit.

[Galathée]

Il fallait être complètement fou pour imaginer faire pression sur un ordre de paladins en prenant des otages. C'était les provoquer à la guerre ouverte, même avec les Sunites. Les Oghmans vivaient vraiment repliés sur leur cité, leur dieu, leur dogme. Leur prise sur la réalité était complètement dévoyée.
" Enfin, le principal c'est que vous soyez là. Nous manquons cruellement de textiles, mais pour le reste, nous ne manquons de rien. Mettez-vous à l'aise, mangez quelque chose, visitez les jardins ou les thermes. Vous l'avez bien mérité... et nous aurons sans nul doute besoin de vous dans les jours à venir."
Sans pouvoir s'en empêcher, il jeta un coup d'oeil dans la direction d'où Hubert et Thibault devraient revenir, incessamment. Il sentit ses entrailles se tordre et pendant une seconde, il se demanda s'il n'allait pas avoir un malaise. Il avait besoin de quelque chose de fort, rapidement, aussi salua-t-il les chevaliers puis s'esquiva-t-il en direction de la cuisine.

[Taliesin]

Clovis n'avait pas lambiné, bien au contraire : il avait distribué des consignes et de quoi les accomplir car, déjà, l'on s'activait pour offrir un repas digne de ce nom aux anciens prisonniers. Cette effervescence ne l'empêcha pas de se procurer ce qu'il cherchait : Thibault ou Giovanni avaient pris soin d'extraire une certaine quantité de chacune des boissons contenues dans les fûts et les bouteilles qu'abritait la cave, de la transvaser dans un contenant plus adapté et de l'étiqueter. Ainsi le clerc fut-il en mesure de se servir un verre d'un cordial qui... réchauffait, pour le moins.
Personne ne l'avait suivi. Pas même Marthe. Quoiqu'elle ignorât la nature de la relation qui l'unissait à Hubert, elle savait qu'ils étaient très proche et tenait donc, peut-être, à ne pas l'importuner alors que l'inquiétude le rongeait...

[Galathée]

L'alcool.
Albérich y revenait désormais volontiers quand il était sous pression. C'était une mauvaise habitude qu'il avait prise dans la Vallée du Nirvana, pendant l'été, qu'il avait cultivée à Solarcis, qui revenait le hanter, volontiers, dans ces moments d'angoisse. Après avoir vidé son premier verre, il s'en servit un second et quitta la cuisine en catimini, prenant la direction de la salle où il priait d'ordinaire.
Il faudrait sûrement organiser un conseil, rapidement, mais tant qu'Hubert et Thibault n'étaient pas rentrés, ou que l'heure à laquelle ils auraient dû le faire n'était pas dépassée, ça n'avait pas de sens. Les gens avaient besoin d'un peu de temps pour reprendre leurs marques, anciens captifs et leurs proches, pour assimiler qu'Etienne était libre, pour réaliser que d'autres, par contre, étaient perdus.
Il aurait pu sortir pour faire une scrutation, regarder ce qui se passait aux mines — il avait mémorisé le sortilège, après tout — mais dans son état de tension, il ne tiendrait jamais le coup. La simple mention du fouet réveillait en lui des images noires, qu'il n'était pas certain de pouvoir maîtriser, or il lui restait peu de prise sur lui-même, même sans ça. Il aurait pu contacter Frida, aussi, pour lui dire de hâter le pas, de courir jusqu'à eux avant que les Ithiliens n'aient extirpé les secrets des cadavres dont ils disposaient désormais et leur bloquent définitivement le passage. Mais il ne pouvait pas prendre cette décision seul.
Le paradoxe était que le retour d'Hubert ne changerait rien. Il avait besoin qu'il soit là, et Thibault, mais ils ne l'aideraient en rien à résoudre la situation. Pas plus qu'Etienne qui aurait besoin de jours entiers pour émerger, s'il le faisait seulement, brisé par son échec.
Il restait Marthe et lui. Varamyr, sûrement, pourrait suppléer à Ezéchiel jusqu'au retour de Frida. Il avait été son bras droit dans les Landes. Et ils auraient l'aide des autres Paludiers.
Il s'assit à même le sol, dans l'une des taches de lumière dessinées par les vitraux et posa son verre à côté de lui.
Marthe était restée forte et digne alors même que Robert était tombé, pourquoi n'avait-il pas la même force, à l'heure où Hubert et Thibault étaient tout juste... retardés ?
Mais il n'avait pas craqué, il ne devait pas s'en vouloir, personne n'avait besoin de lui à cet instant précis, il reviendrait au moment opportun et assumerait alors.
Jusque là, le silence... et de quoi tempérer la violence de ses émotions.
Un mal nécessaire.

[Taliesin]

Perdu dans ses pensées, Albérich ne vit pas le temps passer.
Il passa, pourtant. Et quand le clerc finit par regagner l'instant présent, il nota que la luminosité avait baissé.
L'après-midi touchait à la fin, la nuit approchait.
Et personne n'était venu le chercher.
Mais... Était-ce si étonnant ? Il n'avait prévenu personne de l'endroit où il allait, après tout...
Mais si Hubert était rentré, sans doute aurait-il su où le trouver...

[Galathée]

Il se leva. Il ne pouvait pas se permettre d'être absent aussi longtemps, surtout quand il y avait tant à faire et que le futur était aussi incertain. Il devait pouvoir donner l'image dont les colons avaient besoin. Un rempart. Une certitude. N'importe quoi.
Il reprit son verre — vide, bien sûr, et repartit vers les zones habitées. Il refusa de songer à Hubert ou Thibault. Il fallait qu'il voit Marthe, qu'ils avisent. Le temps passait, ils ne pouvaient plus reculer et attendre un retour qui de toute façon n'apporterait rien de neuf. Il fallait s'occuper de Frida et des trois cent malheureux qui étaient venus se jeter dans la gueule du fiélon.

[Taliesin]

Dans la grand salle, l'atmosphère était plutôt bonne : le retour de plusieurs dizaines d'anciens captifs avait mis du baume au cœur des colons et même ceux dont les proches étaient encore prisonniers semblaient plus convaincus que jamais qu'ils finiraient par les retrouver. Le retour d’Étienne n'avait pas été, non plus, sans produire un effet considérable sur le moral des troupes : bien sûr, rares étaient ceux à l'avoir vu et l'on savait qu'il était profondément marqué et qu'il valait mieux qu'il reste tranquille pour l'instant - Marthe avait manifestement fourni cette explication pour éviter les inquiétudes ; toutefois, être parvenu à l'arracher aux Ithiliens apparaissait comme une éclatante victoire qui en annonçait d'autres. Enfin, si l'on avait noté l'absence d'Hubert et de Thibault - difficile de ne pas la remarquer, puisqu'il s'agissait de deux êtres solaires -, on se disait qu'ils ne tarderaient pas à revenir.
Ni Giovanni, ni les écuyers du paladin, ni Marthe n'étaient en vue. On lui indiqua cependant que la magistrate veillait sur le sieur de Fontbrune.

[Galathée]

Albérich prit donc la direction de la petite salle où on avait installé le jeune chevalier. Il s'assurerait qu'il n'y avait pas de bruit à l'intérieur avant d'entrer, cependant. Marthe et Etienne se connaissaient depuis longtemps et si le jeune homme était éveillé, il n'était pas question qu'il s'immisce dans leur intimité. S'il se trouvait dans ce cas de figure, il se mettrait alors en quête de Varamyr, histoire d'avancer sur un autre front.

[Taliesin]

Il ne perçut aucun bruit à travers la porte et lorsqu'il entra, il découvrit le chevalier étendu, paupières closes, sous une couverture. La barbe qui lui mangeait le visage ne suffisait pas à masquer ni ses traits marqués, ni son teint trop pâle, ni son amaigrissement.
-J'imagine qu'il avait... de longues insomnies à rattraper, souffla Marthe.
Elle était assise contre un mur et tenait un livre à la main.

[Galathée]

Albérich s'approcha sans rien dire et regarda un moment le jeune Fontbrune endormi. Il avait l'air d'avoir pris dix ans. Il lui envia un moment ce sommeil : c'était le seul refuge des affligés. Il avait l'air profond, paisible : l'horreur reprendrait ses droits dès qu'il s'éveillerait. Le Luménien avait connu cela autrefois, mais il n'était pas Etienne et les circonstances étaient complètement différentes. Cela ne servait à rien de se projeter, déjà... Il faudrait faire face quand le jeune homme ouvrirait les yeux. D'ici là, autant ne pas imaginer le pire.
" Marthe... Nous devrions... parler de Frida et de cette colonne qui approche. Et du risque que les Ithiliens interrogent nos morts pour obtenir la localisation de notre refuge."

[Taliesin]

-Oui.
Son expression se fit grave.
-Entre le sceau brisé qui va amener des événements dont nous ne savons rien encore et le risque que nous soyons assiégés ici avant longtemps... Je me demande s'il nous ne devrions pas songer... a trouver un autre refuge. Pour nous ainsi que pour Frida et ceux qui l'accompagnent.

[Galathée]

Albérich n'avait pas pensé à cela...
" Je ne sais pas... Nous sommes certains de la protection qu'offre celui-ci... En trouver un qui s'y apparente... Il faudrait l'identifier directement dans les livres, avant de bouger, je suppose... Si cela existe."
Il jeta un regard circulaire sur la pièce.
" Celui-ci est assez grand pour accueillir Frida et la colonne. C'est juste que... il faudrait qu'ils arrivent avant que les Ithiliens ne nous trouvent, sinon ils leur bloqueront le passage... Or... s'ils ramènent les morts et leur arrachent leurs secrets... Cela peut prendre... hum... un certain temps..."
Il toussa dans son poing. Evoquer la probable torture que subiraient leurs alliés, après le traumatisme de la mort, était insupportable.
" Mais s'ils parviennent à obtenir des informations des corps directement... Ils peuvent être ici beaucoup plus vite. Sauf... si nous ne sommes plus qu'un menu détail dans leur programme. A présent qu'ils ont rompu le sceau et sans doute atteint les gemmes... peut-être se moquent-ils de notre existence..."
Il soupira.
" Avais-tu un endroit en tête ?"

[Taliesin]

-Je songeais au fort où nous avons séjourné. Bien sûr, les Ithiliens le connaissent et y ont peut-être laissé une garnison. Je crois néanmoins que nous avons les moyens de nous en emparer puis de le défendre. De surcroit, il présente plusieurs gros avantages : il se trouve hors de la ville qui, à mon avis, sera la première frappée par la catastrophe, il se situe sur la route la plus courte pour quitter les Landes et... nous pourrions, même assiégés, continuer à y communiquer avec l'extérieur et à y mander de l'aide en cas de besoin, contrairement à ici.
Soupir.
-J'ai peur de ce qui se produira si la catastrophe survient pile au moment où Frida et la colonne nous rejoignent. J'ai peur, aussi, que nous soyons privés de tout moyen d'action si les Ithiliens encercent le palais.

[Galathée]

" Le fort..." lâcha Albérich.
Ne serait-ce pas déjà abandonner Clairétoile que de s'y retrancher ? Mais peut-être est-ce la seule chose logique, raisonnable, à faire, après tout...
" Comment imagines-tu cette catastrophe, Marthe ? Tu as l'air d'estimer... qu'elle va encore se produire... Moi je n'arrive pas à m'en faire une... représentation. Je l'imaginais comme une sorte de... maladie... mais si le sceau est rompu, dans ce cas, elle galope déjà dans les couloirs, les gens qui sont à la mine sont infectés et... la catastrophe est en cours... mais tu as l'air d'en avoir une vision tout autre... Peux-tu... juste me dire ce que tu crois qu'il va se passer ? Crois-tu, je ne sais pas, qu'un monstre est tapi sous la ville ?"

[Taliesin]

-Je n'en sais rien. J'essaie simplement... de me baser sur les rares éléments dont nous disposons. D'abord, les habitants de la cité ont dû fuir, mais ils l'ont pu, aussi : j'en déduis que la catastrophe est assez... brutale et impressionnante pour pousser des milliers de personnes à partir sans se retourner et le plus rapidement possible, tout en n'étant pas d'emblée assez radicale pour tous les anéantir. Ensuite, à en croire la lettre que tu as découverte, elle est annoncée par des cauchemars... peut-être est-ce ainsi que cela va commencer. Peut-être, protégés par la magie du palais, n'en serons-nous pas affectés, contrairement à ceux qui demeurent à la forteresse... Pour le reste, aucune idée. Peut-être des monstres vont-ils jaillir des tréfonds de la terre, peut-être est-ce une brume malfaisante qui rampera dans les rues... Comment savoir ?

[Galathée]

" Les gens ne sont pas revenus... et pourtant le sceau était en place, c'est ça que je ne comprends pas." dit le Luménien.
Il soupira.
" Mais je ne suis pas certain que ce soit forcément fondamental... Hum. Si nous quittons la ville, nous risquons de ne plus savoir combattre ce qui s'y trouve... et si cela se déverse dans la campagne... Ha !"
Il secoua la tête.
" Nous ne savons pas ce que c'est. Cela circule peut-être dans l'air... ou de personne à personne... ou c'est invisible, ou c'est monstrueux. Nous ne savons rien, Marthe. On peut cauchemarder de n'importe quoi. Et on ne sait pas quelle proportion de la population de cette ville a survécu."
Il se passa les deux mains sur le visage.
" Je ne peux pas prendre ces décisions basées sur du vent. Autant demander son avis à Ruth. Il sera plus éclairé que le nôtre."

[Taliesin]

-Sans doute faudra-t-il aviser en fonction de ce qui se passe dans les heures ou les jours à venir. Frida n'est pas encore tout à fait là et si les phénomènes se produisant dans la cité sont par trop inquiétants, nous pourrons toujours lui suggérer de se dérouter vers le fort. Ou vers un autre édifice similaire. S'il y en avait le long de la route nord, pourquoi n'y en aurait-il pas, aussi, le long de la route est ? Ou sud ?
Elle referma son livre.
-Je suis d'accord que nous ne pouvons pas prendre de décisions dès à présent. Néanmoins, je crois que nous devons essayer de nous préparer à un maximum d'éventualités. Sinon, nous risquons d'être totalement démunis lorsque nous serons au pied du mur.

[Galathée]

" Tu parles déjà d'envoyer Frida ailleurs alors que mon option aurait été de lui conseiller de se hâter."
Il secoua la tête et se dirigea vers la porte.
" On ne peut pas se prémunir contre des hypothèses qui nécessitent de faire tout et son contraire."
Il se tourna vers elle et lui sourit, contraint.
" Excuse-moi. Je n'aurais pas dû venir te parler. Constater que nous en sommes à ce point... nulle part, me désole. Ça ira mieux plus tard."
Et il sortit. Il avait l'intention de faire un crochet par la cuisine, puis d'aller dans les jardins. Il était temps qu'il se concocte quelque chose de plus radical. Trèfle cornu, herbe sacrée, aubépine. Avec un peu d'eau-de-vie, ce serait d'une efficacité remarquable.

[Taliesin]

Lorsqu'il parvint au jardin où étaient plantés les simples, il faisait déjà fort sombre. Cela ne l'empêcha pas, néanmoins, de procéder à sa cueillette en ces lieux dont la quiétude n'avait pas disparu, dont la douceur demeurait toujours intacte.

***

C'est à peu près au même moment que, chargé de son macabre fardeau, Hubert remonta le tunnel menant aux portes souterraines du palais. L'endroit était aussi désert que silencieux : pas la moindre trace d'ennemis ou de monstres. Pas la moindre trace, non plus, permettant de savoir si ses compagnons étaient parvenus jusqu'ici.

[Hubert de Maleval]

Hubert était fatigué, déboussolé, et il craignait plus que tout ce qu'il allait trouver derrière cette porte. Une partie de lui voulait ouvrir le passage, déposer le corps, et repartir aussitôt, la lame au poing, dans les couloirs. Mais il n'avait plus d'armure, pas d'objectif, ce n'était pas une bonne solution. Il fallait qu'il assume ses manquements, c'était la seule chose digne à faire, même si elle était effrayante.
Avant de franchir les portes, cependant, il rhabilla la dépouille de Thibault, partageant ses vêtements pour qu'ils soient tous deux couverts un minimum. Malgré tout ce que pouvait dire Giovanni, il ne pouvait imaginer ramener le Sunite nu, livide et déformé par sa chute. Il méritait davantage d'égards.
Ensuite, il franchit les derniers mètres qui le séparaient de leur refuge, et en activa les protections, pour retrouver la communauté et, il l'espérait, ceux qui s'étaient enfui de la forteresse occupée.

[Taliesin]

Il trouva le sous sol complètement désert. Personne dans les couloirs, personne dans les caves.
Personne ou presque.
-Ah, enfin ! Je commençais à...
Giovanni venait de jaillir d'une embrasure et... de piler net.
-Oh merde, lâcha-t-il, subitement blanc comme un linge.

[Hubert de Maleval]

Hubert ne trouva rien à répondre, restant figé au milieu du couloir, le Sunite dans les bras. Il réalisa qu'il n'était pas certain qu'il parviendrait à le lâcher. Il grimaça, essaya de trouver quelque chose à dire, mais rien ne vint. Il haussa les épaules, un geste dérisoire.
" Je suis désolé, souffla-t-il finalement, d'une voix rauque. Les choses ne se sont pas déroulées comme prévu."

[Taliesin]

-Tu... Tu n'y peux rien. Tout a mal tourné, aujourd'hui. Du début à la fin, lâcha le barde d'une voix rauque.
Il ne pouvait détacher ses yeux du cadavre.
-Il faut... on doit...
Il se racla la gorge.
-L'installer quelque part... Tu vois... Traverser le palais avec, ce ne serait pas...

[Hubert de Maleval]

" Albérich va le ramener, dit alors Hubert, avec une étrange conviction. Je sais qu'il va le ramener. Même s'il dit le contraire, il le fera, je le sais."
Il eut un sourire.
" C'est juste un mauvais moment... un mauvais moment à passer."
La mort devait paraître si laide, pour un Sunite. Pourtant Hubert trouvait que Thibault n'avait pas perdu de son charme. Pas trop. Ou alors il ne voulait pas le voir.
" Mais tu as raison... On va le déposer quelque part..."

[Taliesin]

Il eut un acquiescement à peine perceptible puis, d'un geste vague de la main, indiqua une direction.
-Il y a... Une petite pièce, là-bas... Juste à côté des... des cavins à vin et à liqueurs. On s'était dit que ça devait être une salle de dégustation et c'est comme ça qu'on l'a utilisée et...
Sa voix se cassa.
-Et merde, lâcha-t-il en se détournant brusquement.
Il fit quelque pas.
-Viens.

[Hubert de Maleval]

Hubert lui emboîta le pas, dans un état second. Il avait le contrecoup des heures passées, à cavaler à travers la ville en compagnie d'un cadavre. Une fois dans la pièce, il déposa délicatement Thibault sur le sol et entreprit, presque instinctivement, de réarranger son corps, de rendre à ses membres une orientation acceptable, lui repliant les bras sur la poitrine. Le Sunite avait les yeux ouverts, un regard complètement vide, l'expression stupéfaite. A sa gorge, la fleur laissée par le carreau était écarlate. Il s'était vidé sur la neige, mais le gel l'avait protégé. Le paladin tomba assis sur les talons et resta immobile, subitement rattrapé par l'affliction, à nouveau. Il avait condamné Ezéchiel, et il n'avait pas su préserver Thibault.
Mais Albérich le ramènerait.
De ça, il ne doutait pas.

[Taliesin]

Une main hésitante se posa sur son épaule.
-Tu devrais... ponter.
La voix du barde, également, était hésitante. Et plus encore mal assurée.
-Albérich et tes écuyers se font un sang d'encre. Ils seront heureux de te revoir. Comme tout le monde, d'ailleurs,.
Il déglutit.
-Après si... Si tu as besoin d'être... seul, je peux aller le leur dire.

[Hubert de Maleval]

" Non." dit le paladin.
Il posa la main sur le visage du Sunite, essaya de lui fermer les yeux.
" Je ne peux pas me dérober."
Il se releva.
" Je suis vivant, je dois assumer ce qui s'est passé aujourd'hui."
Et il se dirigea vers le rez de chaussée, décidé à défaut d'être assuré.

[Taliesin]

L'atmosphère à l'étage était fiévreuse mais... plutôt bonne : les colons en étaient encore à la joie des retrouvailles, lesquelles compensaient, pour l'heure, le contrecoup des pertes subies. Les colons n'y étaient pas indifférents, cependant, comme ils n'étaient pas indifférents à l'absence prolongée d'Hubert : en le revoyant, nombreux furent ceux à paraître sincèrement soulagés, à se réjouir de son retour et à le féliciter pour avoir participer aux libérations. En revanche, il ne vit Albérich nulle part et personne ne semblait savoir où il se trouvait.

[Hubert de Maleval]

Hubert évoluait comme dans un rêve. Il était surpris que personne ne s'étonne de sa mise débraillée et sanglante, plus encore que personne ne pose de questions sur Thibault. Il ne chercha pas Albérich, il était trop embarrassé pour ce faire. Non, il progressa vers la salle commune, à la recherche de... n'importe qui, en fait. Il savait qu'il devrait, tôt ou tard, annoncer la nouvelle au Luménien, mais à présent que c'était imminent, il se sentait de plus en plus honteux par rapport à ce qui s'était passé. Bien sûr, ils n'auraient pas pu anticiper ce carreau tiré de main de maître, mais il lui semblait que si, dès le départ, ils n'avaient pas déserté, lui et le Sunite, les choses auraient probablement tourné tout autrement...