[Lieu] La Route du Nord

[Galathée]

" Non, ça m'intéresse pas. Y'avait des endroits comme ça, d'où je viens, et tout le monde sait très bien que c'est des... culs de sac, voilà. On mange pas bien, on s'ennuie à mourir... et puis quand on a quatorze ans, on est jeté dehors et alors on commence à prendre du lotus noir pour que la vie soit moins moche, et du coup, on doit voler ou bien se vendre... "
Son sourire revint, adoucissant son visage juvénile de manière spectaculaire.
" Parfois, dans la vie, faut prendre des risques pour que la situation s'améliore vraiment, voilà."

[Taliesin]

-Ce n'est pas faux. Mais...
Il chercha ses mots.
-Est-ce que tu ne crois pas que si un endroit tel que tu le décris existait vraiment, tout le monde sans exception y foncerait tout droit ? D'autant que les rumeurs que tu as entendues, de même que la chanson, sont largement diffusées...

[Galathée]

" Ah non, dit Marius. C'est uniquement entre orphelins. C'est la chanson secrète, qu'on se transmet entre nous, pour être certains que tout le monde se rend à l'endroit qu'il a choisi. Je l'ai chantée à Victor et Baptiste parce qu'on est de la même caste. Toi, si tu te renseignais à Togoria, personne te dirait rien. T'es un adulte, t'es pas invité."

[Taliesin]

Bon, une chose était certaine : raisonner ce garçon tenait juste de l'absolu impossible. Inutile, donc, d'insister sur cette voie.
-Je ne peux pas la connaître même si j'ai perdu mes parents alors que j'étais tout petit ? Et même si, depuis, j'ai aussi perdu mes parents adoptifs ?
Il doutait que la manœuvre fonctionne. Mais qui sait, peut-être amadouerait-elle Marius un brin, voir le pousserait à lui livrer la fameuse chanson.

[Galathée]

" Je l'ai notée, intervint Baptiste. Tu peux la lire, si tu veux."
Marius parut hésitant, puis haussa les épaules.
" De toute façon, c'est que le départ. Y'a rien de vraiment secret dedans."

[Taliesin]

Il prit une profonde inspiration. Pour une ultime tentative de le raisonner, sans espoir aucun d'y parvenir.
-Marius... Est-ce que tu te rends compte que... tu as failli mourir, hier ? Dans ton état, si loin du premier bourg... Tu te serais fait dévorer par les loups, aussi débrouillard sois-tu, si nous ne t'avions pas pris à notre bord. Si je dis cela, c'est juste parce que j'aimerais que tu te rendes compte que ce que tu fais est extraordinairement risqué. En toute honnêteté, cette chanson si pleine de promesses... On la croirait presque pensée par quelqu'un qui voulait juste voir les orphelins disparaître, histoire que plus personne n'ait à s'embêter à s'occuper d'eux.

[Galathée]

L'expression du gamin se renfrogna brusquement et la couverture lui remonta sur les oreilles.
" Tu dis ça parce que tu veux que j'aille dans un orphelinat. Mais j'irai pas dans un orphelinat ! Même si la vie, elle est compliquée dehors, c'est toujours mieux que d'être enfermé ! Et je trouverai bien cet endroit ! Les gens en parleraient pas si il n'existait pas ! Et tout le monde est pas obligé d'y aller ! C'est seulement pour les plus courageux ! Les plus tenaces ! Moi je le trouverai."

[Taliesin]

-On n'est pas enfermé dans tous les orphelinats, tu sais. Je connais celui du seigneur Artwin, à Luménis : ça n'a rien d'une prison et pour cause, c'est juste la maison familiale du vieux seigneur. Et surtout, souvent, l'orphelinat n'est qu'une étape transitoire : le but est que les enfants soient adoptés.
Il soupira.
-Mais soit, j'arrête de t'embêter avec ça.
De toute façon, ça ne servait absolument à rien : raisonner le gosse était hors de ses moyens.

[Galathée]

" Je vais pas à Luménis, je vais à Togoria." dit Marius.
Il se tourna vers Victor et Baptiste.
" Vous aimeriez être dans des orphelinats, vous ?"
Les deux garçons, pris au dépourvu, ne répondirent pas tout de suite.
" Ce n'est pas exactement la même chose... commença Baptiste.
— Non." l'interrompit Victor, plus franc.
Marius se retourna vers Taliesin.
" Tu vois ?"

[Taliesin]

-Je vois. Mais laisse-moi un instant.
Il se tourna vers ses fils.
-Vous préféreriez être dans un orphelinat ou... être livrés à vous-mêmes en pleine nature, sans avoir de quoi vous vêtir ou vous nourrir décemment, à la merci des bêtes sauvages et de mauvaises rencontres, bref, avec toutes les chances de mourir avant longtemps ?

[Galathée]

" Dans un orphelinat." dit Baptiste, rapidement, mais sans réel enthousiasme.
Victor, par contre, demeura silencieux, puis s'empourpra.
" Heu... Je... Dans un orphelinat, bien sûr."
Mais Taliesin voyait bien qu'il n'en pensait rien et qu'il voulait juste lui faire plaisir.
" On voit bien que vous connaissez pas l'orphelinat de Lunaros, dit Marius avec un rire sec. Ni celui de Bortheias."

[Taliesin]

Fichtre, ce gosse avait déjà fréquenté deux orphelinats ?
Quoi qu'il en soit, Taliesin y vit une ouverture.
-C'était vraiment aussi affreux que ça ? s'enquit-il doucement. On t'y a maltraité ? On n'a même pas essayé de te trouver des parents adoptifs ?

[Galathée]

" Y'a jamais personne qui vient dans les orphelinats, sauf des types qui cherchent de la main d'oeuvre gratuite et qui font semblant d'être des parents. Moi comme je suis pas costaud, j'intéresse personne. Mais les gars, généralement, ils s'enfuient. Puis même de l'orphelinat, c'est pas difficile de s'enfuir. Y'en a qui aiment bien le toit et le gruau, et qui restent, puis y'a ceux qui veulent être libres. Alors la sortie, on se la refile, c'est facile."
Il haussa les épaules d'un air blasé.
" A Bortheias, la bouffe était vraiment dégueulasse, et les grands cherchaient toujours la bagarre. Les petits, on était leurs larbins, et comme les grands, ils maintiennent l'ordre, alors ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent. A Lunaros, c'était pas la même chose, mais c'est l'endroit le plus ennuyeux du monde. Puis on était dix par chambre. Qui voudrait vivre à dix par chambre, hein ?"

[Taliesin]

-Désolé que ton séjour dans ces établissements ait été si pénible, dit-il simplement.
Sans doute la dictature et les déprédations des Rouges avaient-elles grandement empiré la situation... Sachant cela, ce n'est pas de gaieté de cœur qu'il livrerait Marius à un orphelinat. Néanmoins, il ne pouvait pas faire autrement : à poursuivre ses chimères, le gosse connaîtrait presque à coup sûr un funeste destin.

[Galathée]

" Bah, c'est derrière moi." dit Marius, et à nouveau, un sourire illumina son visage.
Baptiste et Victor demeurèrent silencieux, manifestement très embarrassés par le contenu de la conversation. Du coin de l'oeil, Taliesin vit que le cocher entrait dan la pièce, fin prêt. Le départ était probablement imminent, ils ne devraient plus tarder à rassembler leurs affaires.

[Taliesin]

Il suggéra donc aux garçons de se hâter de terminer leur petit déjeuner puis, silencieux, il s'efforça de suivre son propre conseil. Toutefois, comme ils n'avaient pas particulièrement déballé leurs possessions, il ne faudrait que quelques minutes pour récupérer leurs sacs et gagner le coche.
S'ensuivrait une longue journée de voyage au cours de laquelle, il le savait, il appréhenderait ce qu'il devrait faire à l'arrivée. Car s'il ne prévenait pas très vite les autorités de Togoria, Marius se volatiliserait.

[Galathée]

Taliesin s'était trompé sur un point : la journée de voyage fut loin d'être longue. En effet, le temps était désormais au beau fixe et ils avaient atteint les hauts plateaux. Le coche chemina à vive allure pendant toute la matinée — Victor somnolait, Marius guettait et Baptiste lisait — et vers midi, alors que les estomacs commençaient à gargouiller, ils arrivèrent en vue de Togoria.