[Lieu] Vers les sommets au nord des Pics des Orcs

[Galathée]

Reynald rit joyeusement.
" Diantre, les druides... Au fait du vent, des arbres et de la pluie, mais ignorant tout des choses humaines... Oui, il y a des tensions, on peut dire ça. C'est impossible d'aller consulter leurs données... et je pense d'ailleurs qu'eux-mêmes n'y touchent jamais. Ce peuple, qui vivait ici... Il n'est pas vraiment repris dans la théologie, vois-tu. Pour le reste, ce n'est pas si surprenant : il y a des ruines de cette nature partout sur l'île, pas seulement dans la Vallée, et Ithilion est une cité oghmanne : le savoir, c'est leur créneau."

[Voyageuse]

Astrée rougit, et rétorqua, avec une grimace.
" Hey, tu m'excuseras pour mon ignorance, je ne suis sur l'île que depuis deux ans et je vis loin des villes... et les gens des villages montagnards causent rarement politique, tu vois. Mais donc, géopolitique à part, tu dis qu'il y a des ruines bizarre sur Hélonna, et qu'elles sont plus ou moins uniques au monde ? Ça doit être drôlement intéressant à étudier, une civilisation disparue, surtout non humaine. Et je suis sûre que les Oghmans n'ont pas pu tout découvrir, ils sont loin d'ici, il y a fatalement plein d'indices qui leur ont échappé !"
Elle devait bien admettre que la chose l'intriguait.
" Tu crois qu'il s'agit d'une race simplement disparue, supplantée par les autres ? Ou alors... Venue d'un autre plan peut-être, et repartie, puisque tu dis qu'il y aurait des passages ?"

[Galathée]

Reynald rit.
" Tu es druide, ce n'est pas ton problème ! Laisse donc ces questions aux Milites, aux mages et aux chasseurs de trésors !"
Il haussa les épaules.
" Pour le reste, comme je te l'ai dit, je n'en sais absolument rien. Les possibilités sont multiples et les indices peu nombreux. Tout cela est très ancien."

[Voyageuse]

" Et pourquoi est-ce que ça devrait être réservé aux milites ?, répliqua-t-elle d'un air faussement vexé. L'étude des races passées et de leurs relations, ou des causes de leurs disparitions, pourrait aussi intéresser les druides ! Même si la Nature invente toujours de nouveaux équilibres... connaître ceux du passé reste instructif, je suppose."
Elle haussa les épaules.
" Mais j'admets que dans ce cas précis, c'est sûrement bien trop ancien pour avoir une incidence sur le présent. Et puis, la magie... Je n'aime pas trop. Ou plutôt, j'ai tendance à me méfier des motivations des mages qui jouent avec des puissances qui les dépassent. Mais je suppose que toi, qui es proche des bardes, tu n'as pas cette défiance..."

[Galathée]

" Moi je suis humain, Astrée. Pur jus. Fier de l'être. Je pense que ça ne sert à rien de se refuser des possibles parce qu'ils pourraient tendre au mal. Ils peuvent tout aussi bien tendre au bien. Et je crois au progrès. Je pense que les choses évoluent. Je suis clerc, de surcroît, avec une divinité tutélaire... Ce qui signifie que je ne pense pas les valeurs interchangeables... Le relativisme va très mal aux religieux."
Il sourit.
" Toutes des choses très scandaleuses pour un druide, je sais."

[Voyageuse]

Elle réprima une grimace en entendant le début de sa tirade. Elle n'était pas très fière d'être humaine, ayant trop conscience des dommages causés par sa race aux autres, et par conséquent de la piètre opinion qu'on pouvait avoir d'eux. Mais elle ne releva pas la remarque, préférant sourire à sa dernière phrase.
" Scandaleuses n'est pas le mot, en réalité. Un druide défend la diversité... la diversité des races mais aussi celles des cultures et des idées. Donc je soutiens ton droit à avoir les valeurs que tu as, tout comme je soutiendrais le droit de quiconque d'avoir ses propres valeurs... tant qu'il ne s'agit pas d'une volonté d'éradiquer les autres races. Ce que tu dis ne serait scandaleux que si c'était dit par quelqu'un se prétendant druide !"
Elle secoua la tête.
" Et puis, cette recherche de neutralité, c'est un peu de la théorie. En réalité, la neutralité n'est jamais complète. D'abord parce que dans les faits, les cultures d'inspiration maléfique sont généralement nettement plus nuisibles à l'équilibre naturel que les cultures axées sur la défense du Bien... donc un druide doit plus souvent combattre le mal, et certainement davantage certaines races que d'autres. Enfin... je suppose. Mais bon, je débute juste ma formation, j'espère que je ne dis pas trop de bêtises ! Et je t'accorde que l'idée de progrès... bah... ça reste à définir je pense. "

[Galathée]

" Alors je reviendrai dans quinze ans, quand tu seras une druidesse expérimentée, avec des feuilles mortes plein les cheveux et des morceaux d'os de mulot en guise de collier, et nous bavarderons."
Il sourit.
" Evidemment, j'aurai moi aussi quinze ans de bouteille de plus, mais... je commencerai à blanchir. Je serai moins rapide pour réfléchir."

[Voyageuse]

" Et moi je serai plus vieille que tu ne l'es... Hum...je préfère ne pas y penser. Je ne sais pas à partir de quel âge on sent l'humidité dans les articulations, mais je ne suis pas pressée d'y être ! Quoique... Il parait que les druides expérimentés restent éternellement jeunes. Enfin, je suppose que c'est juste une façon de dire qu'ils arrêtent de vieillir, mais comme ils sont sûrement déjà âgés quand ça arrive..."
Elle secoua la tête et ajouta, plus sérieusement.
" Et puis, j'espère bien ne pas attendre quinze ans pour te revoir, c'est long ! Je sais que le temps passe vite, et qu'on ne fréquente pas les mêmes lieux... Mais on se croisera peut-être en rendant visite aux centaures après tout !"
Le chemin longeait à distance le lit du torrent, lequel n'était en cette saison qu'un minuscule cours d'eau, mais qui devait se muer au printemps en une rivière mugissante. Un pont de bois aux dimensions impressionnantes -comparé au maigre débit du ruisseau- en témoignait. Astrée y entraîna Reynald : le village se trouvait juste de l'autre côté, ses maisons de pierre blotties à flanc de coteau.

[Galathée]

Le clerc traversa à sa suite.
" N'étant pas Tymorans, ni toi, ni moi, il faudra nous donner rendez-vous. Mais dix ans de plus t'iront bien. Tu n'es encore qu'une jeunette. Tu verras que la quarantaine, c'est le bon moment, l'apogée. Pour un homme, en tout cas... Mais si en plus, tu ne vieillis pas, ma foi.. Tu peux choisir la date qui te convient pour bloquer ton sablier intérieur."

[Voyageuse]

Elle secoua la tête.
" Je préfère mon âge actuel, où j'ai la sensation que tous les possibles s'ouvrent devant moi. Quarante ans... Beaucoup de choses doivent être fixées, définitives. Et puis tu sais, pour une femme, la quarantaine, c'est aussi le moment où on renonce à la maternité...", répondit-elle d'un ton subitement plus grave.
L'idée lui était venue sans réfléchir, sans doute causée par tous les questionnements qui avaient suivi la perte du bébé espéré. Le sujet restait sensible pour elle.
Elle ralentit le pas, soudain désireuse de retarder le moment où leur discussion s'arrêterait pour laisser place aux mondanités.
" Ca ne te manque pas, toi, de ne pas avoir eu d'enfant?" osa-t-elle questionner dune voix timide, presque à voix basse. Enfin, je sais bien que tu peux en avoir encore, techniquement...
La question était indiscrète, et peut-être ne répondrait-il pas. Mais lorsqu'elle était enceinte, elle avait imaginé toutes les réactions possibles...

[Galathée]

" Non, ça ne me manque pas, répondit-il sans embarras. Des enfants, il y en a au Temple, si j'ai envie d'en côtoyer. Et je ne me suis jamais imaginé ayant famille, non. C'est rare, dans le clergé, d'avoir le temps pour ce genre de choses... Nos vies de service sont exigeantes... Enfin, sans doute les prêtres de campagne, avec leur petit temple, leur petit village, sédentarisés dans une communauté, connaissent-ils davantage ce genre de vie... Mais en tant que Milite... et clerc itinérant... Non, ça ne m'a jamais tenté. La notion de m'établir quelque part... La notion d'un foyer... Tout ça m'est étranger. Sans doute est-ce aussi lié à mon histoire... Je n'en sais rien."

[Voyageuse]

" C'est vrai que tu as surtout connu la vie en collectivité... Donc ça se comprend bien. Si le bébé était né, je t'imaginais bien lui rendre simplement visite de temps en temps entre deux expéditions. Je ne te voyais pas du tout sédentaire !"
Elle sourit puis reprit, plus gravement.
" C'est un peu plus difficile pour moi. J'ai sans doute la nostalgie du foyer que j'avais fondé autrefois, ou peut-être qu'il y a derrière ça la peur de la solitude... Et pourtant une part de moi aime la solitude, l'absence de contrainte, ce sentiment de liberté absolue qui va avec. Mais l'autre reste dans l'attente d'une famille, j'imagine. Je suis un peu tiraillée... Mais bon, dans l'immédiat, je profite au maximum de cette liberté au jour le jour, je suis à fond dans mon apprentissage, et je réussis très bien à oublier cette envie d'enfant. Je me rends compte que ça ne me manque pas en réalité... et puis je verrai bien ce que l'avenir me réserve."
C'était de toute façon la chose la plus sage à faire, dans ces circonstances.
Elle chercha des yeux la maison aux volets bleus que lui avait décrit le vieux berger. Elle se sentait un peu mal à l'aise d'aller frapper comme ça chez un inconnu à la tombée du jour. Sa timidité reprenait le dessus.

[Galathée]

Reynald ne la relança pas sur le sujet douloureux et complexe qu'elle avait abordé. Sans doute estimait-il que ces choses n'étaient plus de son ressort et qu'il était malavisé de s'en mêler.
" Peux-tu me rappeler, exactement, pourquoi nous allons chez ces gens ? Je devrais peut-être te laisser. Je n'avais pas l'intention de rester."

[Voyageuse]

Parce que j'ai envie de profiter de ta présence le plus longtemps possible, que je n'ai pas envie que tu partes déjà...
Ça aurait été la vérité, mais elle ne pouvait pas le dire. Et puis, elle était consciente que c'était une réaction absurde. Mais elle détestait les adieux, depuis toujours.
Elle cacha de son mieux son serrement de coeur, se contentant d'une partie de la vérité.
" Je sais... C'est juste que le vieux berger, quand j'ai dit que tu étais clerc de Milil, semblait très intéressé... Mais je comprends bien que ta copine ne va pas t'attendre indéfiniment."

[Galathée]

" Ce n'est pas ma copine, dit Reynald avec un demi-sourire. Aleka est mon mentor. C'est elle qui m'a chaperonné quand j'étais novice puis un tout jeune clerc. Et à présent que je suis en convalescence, c'est à nouveau elle qui veille sur moi."
Il regarda la petite maison aux volets bleus.
" Mais si le vieil homme avait vraiment envie de voir un clerc de Milil, j'imagine que je peux encore rester une heure..."

[Voyageuse]

Astrée haussa les épaules.
" Il ne m'a pas dit pourquoi. Juste... que ta visite était une bonne nouvelle. Il avait l'air vraiment ravi."
La jeune femme se sentait le coeur plus léger, et réalisa que ses lèvres s'étaient étirées en un sourire. Peut-être parce que Reynald lui avait précisé qui était Aneka, ou peut-être aussi parce qu'il pouvait éventuellement rester un peu. La seconde raison était absurde : repousser les adieux ne les rendrait pas moins difficiles, elle le savait bien.

Ils prirent conscience qu'un air de flûte, ténu, s'échappait depuis les volets fermés à l'étage. Ils reconnurent une berceuse traditionnelle, chantée sans doute depuis des décennies à tous les enfants d'Hélonna et de Dorrandin. Il s'agissait cependant d'une variante locale, avec un rythme un peu plus lent et quelques envolées mélodiques qu'ils ne connaissaient pas. Et le flûtiste la jouait à la perfection.
Astrée posa sa main sur le bras du Sorlyn.
" Mais tu n'es pas forcément obligé de rester une heure. Ils peuvent comprendre qu'on t'attend ailleurs et que tu veux partir avant qu'il fasse trop sombre... Donc vraiment, c'est comme tu veux ! Mais à en juger par l'odeur, une tarte aux fruits nous attend..."

[Galathée]

" Testons la tarte aux fruits. Et moi je veux rencontrer le flûtiste. Comment s'appelle ce village, déjà ? A se téléporter, on ne sait pas trop où on tombe... Il faudrait que tu me montres sur une carte, quelque chose comme ça."
Il frappa quelques coups à la porte, de la main gauche, manifestement plus enthousiaste que quelques secondes auparavant.

[Voyageuse]

Astrée le regarda faire avec un sourire amusé. Un air de flûte, et voilà qu'il était transformé. Elle le préférait ainsi.
" Roquebrune. Le village. Il s'appelle Roquebrune. Mais je n'ai pas de carte pour te le montrer... Il est à deux jours du lac Tigo, vers l'est... Et à moins d'une demi-veille de la Lorien.
- Et à trois jours de la mine des frères Labalme", compléta une voix rocailleuse.
La porte venait de s'ouvrir sur le vieux berger, affichant un sourire édenté.
" Mais entrez donc, je vous prie ! Ma fille Léna a fait une tarte aux myrtilles, on vous attendait pour la goûter. Ah, mais je ne me suis pas présenté. Lucien," fit-il en tendant une main affable au Sorlyn.
L'intérieur était sobre : une grande table et deux bancs de bois massif, un buffet contre un mur, quelques étagères fixées aux murs de pierre. La pièce était déserte, mais on entendait des bruits de vaisselle dans la pièce voisine. Et le flûtiste, bien sûr, qui jouait à l'étage supérieur.

[Galathée]

La main tendue constitua un début de crispation chez Reynald, qui fut forcé de la serrer de la main gauche. Ce petit détail surpassé, il entra dans l'intérieur et complimenta leur hôte sur le caractère chaleureux de son intérieur — sans la moindre ironie. Il se réjouit également de la tarte aux myrtilles, vanta son odeur déjà délicieuse, puis prit place là où on l'y invita. Il parvint — pour l'heure — à ne poser aucune question sur le flûtiste, espérant sans doute le voir apparaître de lui-même.

[Voyageuse]

Le berger, serrant la main gauche du sorlyn, parut lui aussi embarrassé, mais ne fit pas de commentaire. Sa fille Léna et son gendre Matthieu ne tardèrent pas à émerger de la cuisine, la fameuse tarte à la main, et s'assirent en face d'eux en remerciant Astrée pour son intervention -ce qui, bien sûr, la fit rougir, embarrassée.
- Marine va mieux, elle a dû s'endormir...
- La flûte de Joshua a toujours un effet spectaculaire sur les enfants. Il ne devrait pas tarder à nous rejoindre, d'ailleurs.
- Joshua, c'est not'voisin, précisa le berger. Il donne des coups d'main de temps en temps... Et puis, il a pas son pareil pour raconter les histoires, c'est pour ça que je l'ai convaincu de venir. Il parait que les milites, ça collectionne les légendes locales... Mais vous avez dû faire un long voyage et vous êtes peut-être trop fatigués pour veiller...
- Hum... En fait..."
Astrée jeta un coup d'oeil à Reynald, embarrassée, préférant le laisser s'expliquer. Évidemment, les apparences étaient trompeuses et on devait les prendre pour un couple voyageant de concert.

[Galathée]

" Je ne vais pas rester, dit Reynald avec un sourire. En réalité, je faisais un rapide saut dans la région pour saluer Astrée, mais je serai parti dans une heure... non sans avoir fait honneur à votre tarte, bien sûr."
Il leva les yeux vers le plafond.
" Ce Joshua est bien doué... C'est un peu la mémoire du village, alors ?"

[Voyageuse]

Un éclat de rire joyeux salua sa remarque.
" Non, il est trop jeune !
- En fait, la mémoire du village, ce serait plutôt Lucien !, répondit Matthieu en désignant son beau-père du menton.
- Rho, dis tout de suite que je suis vieux !
- Non, je dis juste que vous connaissez toutes les légendes ! Et vous aussi, vous savez très bien les raconter...
- Bah, il n'y en a pas tant que ça, et à force, Joshua les connaît bientôt toutes aussi bien que moi. Et surtout... il a un don pour les dire. Il est presque aussi bon qu'un barde, je dirais. Mais je ne suis pas spécialiste..."
Des pas dans l'escalier mirent fin à la discussion. Ceux d'un jeune homme svelte d'environ vingt-cinq ans, aux traits fins et aux longs cheveux blonds noués en queue derrière la nuque. D'une démarche un peu hésitante, il rejoignit la tablée et s'assit à la place restée libre, en bout de table, tandis que Léna déposait dans chaque assiette une énorme part de tarte. Il posa sur Astrée et Reynald un regard flou, comme s'il les distinguait mal, mais leur adressa un franc sourire.
" Lucien m'a parlé de deux voyageurs assez inconscients pour vouloir dormir dans la grotte d'Aurië... C'est vous, je présume ?
- Hum... Oui... Enfin, surtout moi... Reynald est plus... raisonnable, faut croire."
Le monde à l'envers. Depuis quand est-ce que le sorlyn savait se montrer sage et raisonnable ?

[Galathée]

" J'ai des souvenirs assez agités de ma dernière nuit dans une grotte, remarqua le clerc avec un léger sourire. Mais j'imagine qu'il y a une légende autour de la vôtre, sinon vous ne craindriez pas d'y passer à la nuit. A moins qu'elle ne soit simplement infestée d'ours, de rats et d'araignées velues, auquel cas je pense qu'Astrée s'en sortira sans heurts."

[Voyageuse]

Astrée voyait très bien à quelle nuit Reynald faisait allusion, et n'était pas pressée de croiser à nouveau des ettercaps. Mais la fin de sa tirade valut au Sorlyn une belle grimace, impulsive, avant que la jeune druidesse se mette à rougir, un peu embarrassée de l'avoir fait en public.
Leurs hôtes ne relevèrent pas, heureusement.
" Non, elle n'est pas infestée d'animaux... Elle serait plutôt du genre maudite...", expliqua le vieux Lucien.
Matthieu leva les yeux au ciel, l'air guère convaincu.
" Mais Joshua raconte ça mieux que moi ! Allez, p'tit, je vais te chercher ta mandoline...
- Heu... tu crois que c'est nécessaire ? Pour une fois qu'on a des visiteurs, tu as envie que je me ridiculise ? Surtout vu l'état de l'instrument..."
La mandoline en question, que Lucien alla quérir dans la pièce voisine sans attendre l'accord du jeune homme, accusait en effet les années : cordes dix fois trop usées, bois patiné et même tâché. Et pourtant, le bloc d'érable dont elle était constituée, et son manche recouvert d'ébène, laissaient deviner un instrument d'excellente facture. Et lorsque Joshua en effleura les cordes, le son qu'il en tira était bien meilleur que ce que laissait présager leur état.
" Mais vraiment... je ne veux pas vous imposer d'entendre ça. Vous êtes sûrement habitués à beaucoup mieux si vous fréquentez les auberges..."
Son regard flou avait mis quelques instants à croiser les leurs. Un oeil observateur devinait un léger voile blanchâtre dans ses yeux.

[Galathée]

" Je suis très impatient de vous entendre, au contraire, dit Reynald en se carrant dans son siège. C'est le piment de l'existence, découvrir des trésors en dehors des sentiers battus. Alors, maître Joshua, ne vous laissez pas prier. Même les habitués de vos récitals semblent espérer que vous pinciez ces cordes... Au travail !"

[Voyageuse]

Le jeune homme s'empourpra légèrement, et retrouva sa contenance en détournant le regard pour le fixer sur son instrument. Il avait une oreille sûre et il ne lui fallut que quelques instants pour l'accorder.
" Aurië, à l'origine, c'était le nom d'une elfe, expliqua-t-il ensuite. Qui vécut il y a très longtemps de cela. Plusieurs générations elfiques...
- Mais c'est juste une légende, hein ! Ça veut plutôt dire "riche en or", pour ce que j'en sais..., rétorqua Matthieu.
- Ce qui attire quelques chercheurs d'or parfois, c'est vrai. Mais je ne pense pas qu'ils en aient trouvé, même si on dit que les galeries peuvent remonter jusqu'aux mines...
- Et donc... je vais vous conter son histoire", poursuivit le jeune homme, imperturbable, en jouant négligemment quelques accords à la sonorité parfaite.

Il sourit, un peu timidement, et se lança.
" C'est juste une histoire, comme il y en a des centaines,
L'histoire d'une vie, tôt et tristement finie.
Ils étaient six frères, entourant leur soeur, leur reine,
La belle Aurië, partie de Loch Imarhil..."

Il avait un timbre grave, légèrement rauque, et déclamait son texte comme un poème rythmé plutôt qu'une chanson, en s'accompagnant cependant du luth. Sa voix était envoûtante, presque hypnotique, et il savait insuffler le suspense par une hésitation savamment dosée, un changement dans le rythme ou dans le ton, des accords plus durs. Lucien avait raison : il contait son histoire, mi parlée, mi chantée, aussi bien que l'aurait fait un bon barde.
Il raconta la traversée des montagnes par les elfes, la rencontre malheureuse avec des orques exploitant les filons d'or, l'attaque et la fuite, les six frères luttant pour protéger leur soeur, la fuite de celle-ci dans un labyrinthe de galeries, ses larmes en comprenant que ses frères n'étaient plus, l'impossibilité de revenir en arrière où l'attendaient les orques, et, croyant trouver une sortie, la découverte du vide devant elle.

" On dit que ce sont ses larmes, celles d'Aurië l'amère,
qui coulent aujourd'hui, cascadant des profondeurs.
On dit qu'elle est toujours là, tristesse et colère,
pleurant ses frères qui tous périrent pour son honneur.

Mais d'aucuns disent aussi qu'elle sauta dans les airs,
qu'elle se fit aigle puis renaquit en Arvandor.
D'autres encore content qu'elle devint eau vive et rivière
pour fuir ces orques immondes, avides de chair et d'or.

Quelle est la vérité?
Au fond nul ne le sait.
Mais si tu tends l'oreille, ton âme et puis ton coeur,
tu entendras ses pleurs, sa plainte et sa douleur.
Et si tu oses entrer dans cette sombre caverne,
alors... gare à ne pas réveiller sa colère !"

Il se tut, et la fin de l'histoire fut accueillie par un silence total, presque recueilli. Astrée, complètement sous le charme, avait bien failli verser une larme. Ce jeune homme racontait... et bien... presque aussi bien que Reynald ! Bon, pas tout à fait tout de même, et puis, il n'avait pas le charme fou du Sorlyn... mais il avait un don, c'était certain.

[Galathée]

" C'était une superbe histoire, contée avec brio..." dit Reynald, sincèrement impressionné.
Il parut hésiter, comme s'il était en proie à un dilemme.
" C'est vous qui l'avez composée ?"

[Voyageuse]

Le jeune homme rougit sous le compliment mais secoua la tête.
" Non, pas vraiment. C'est Lucien qui me l'a racontée.
- Oui mais c'est quand même toi qui l'a composée ! Sois pas si modeste... T'en a fais un beau poème.
- C'était déjà poétique quand tu la racontais !
- Oui mais c'est toi qui l'as... mise en rythme, si tu veux. T'as changé pas mal de mots pour que ça sonne mieux, que ça percute quant il faut. Et t'as trouvé les notes qui vont bien avec.
- Mais tu m'avais tout de même donné une bonne base de départ, reconnais-le.
- Non, non, et non. Moi je ne faisais que répéter l'histoire telle qu'on me l'avait dite, presque mot pour mot. Toi... tu as créé quelque chose de neuf ! Et de très beau, comme toujours ! Et puis d'abord, qu'est-ce que c'est que ces manières de contredire un ancien ?"
Le ton était faussement colérique, le vieux berger souriait. Joshua leva une main en signe d'apaisement, souriant à son tour.

" Mais ça reste une histoire, lança Matthieu, peut-être pour détourner la conversation.
- Une histoire... si tu avais vu les colères de la rivière d'Aurië, tu ne douterais pas une seule minute qu'il y a un fond de vrai là-dedans !
- Bah, il y a sûrement une explication naturelle... Mais d'accord, je n'insiste pas, je vois qu'il ne faut pas vous contredire aujourd'hui !
- Il ne faut jamais me contredire, tu veux dire...
- Oh, papa... Bon, mais on est au moins tous d'accord sur le talent de Joshua !"
Laissant ses aînés débattre, le jeune homme rangeait sa mandoline dans un étui de cuir grossier, avec des gestes presque tendres.

[Galathée]

Reynald les regarda se chamailler avec un sourire tranquille, sans plus revenir sur le récital dont ils avaient été gratifiés. Il se tourna cependant vers Astrée.
" Alors, tu vas tenter la nuit dans la grotte de la vierge elfe éplorée ? Je ne crois pas que son fantôme pourrait te confondre avec un orque... Mais à mon avis, si tu te fais inviter au village, ta couche sera nettement plus confortable."

[Voyageuse]

" Mhhh... Je crois que c'est un bon argument, reconnut Astrée avec un sourire amusé. Et puis, maintenant que j'ai descendu toutes mes affaires, ce serait idiot de les remonter... Mais ça va me faire tout drôle de retrouver un peu de confort. Si ça se trouve, je ne sais plus dormir sur un matelas, après toutes ces veilles...
- Vous ne dormez pas sur un matelas d'habitude?, s'étonna leur hôtesse.
- En fait... je dors souvent dans mon hamac... ou par terre parfois, si l'herbe est confortable.
- C'est une druidesse, expliqua Lucien. Une collègue de Sohel, qui est venu l'an passé...
- Ah, oui, je me souviens..."
La mention de sa nouvelle profession valut à Astrée des regards un peu perplexes, qui la mirent légèrement mal à l'aise.

" Mais vous serez quand même mieux dans une chambre que dans la grotte, trancha Léna. Et puis j'ai de la place...
- Et vraiment, légende à part... Il y a des gens qui ont disparu dans ces galeries. On n'y va jamais. Ce ne serait pas prudent.
- Bah, le seul vrai risque, si vous voulez mon avis, ce sont les colères soudaines de la rivière. Et elles sont rares...
- Mais personne ne sait les expliquer... Sauf la légende."

Joshua ne se mêlait pas à la discussion. Son regard flou posé dans le vide, il avait sorti sa flûte et jouait, tout doucement, une petite musique d'ambiance.
" Et nous voilà transformés en auberge, avec le barde de service... mais je fais une piètre aubergiste : j'ai oublié de vous servir à boire. Matt, va nous chercher la poire !"