[Lieu] Entre Helonna et Dorrandin

[Echo]

À cette question, Ulysse jeta instinctivement un regard vers la tieffeline.

- Ça va mais...

Bien qu'un peu hésitant, il ne fallut pas longtemps pour le convaincre de dire ce qu'il avait sur le cœur, un simple regard insistant y suffit.

- Est-ce que Chance est fâchée contre moi ?

[Elzen]

Pauvre gosse. Oui, ça devait être comme ça qu'il le prenait…

« Bien sûr que non. »

Son sourire s'efforçait d'être rassurant ; il prit d'ailleurs doucement l'enfant dans ses bras.

« Je crois surtout qu'elle est fâchée contre elle-même. Tu sais, certaines personnes réagissent bizarrement, parfois. Mais on va réussir à lui faire retrouver le sourire, ne t'en fait pas. »

Même si, pour ça, il n'était pas sûr de savoir quoi faire. Mais peut-être quelqu'un d'autre aurait-il une meilleure idée : n'y avait-il pas ce fameux fantôme ? Elle était seule à pouvoir lui parler directement, sans doute ; mais il y avait vraisemblablement des moyens détournés. Il y aurait sans doute besoin de son concours… et s'il était barde, comme elle le lui avait dit, ils trouveraient très probablement moyen de s'entendre.

Autour d'eux, le navire continuait son existence habituelle. Contrairement à ce que semblait craindre Chance, l'équipage était loin d'être sur le point de les mettre à fond de cale ou de les jeter par dessus bord. Non pas qu'ils soient très habitués à avoir des visiteurs – surtout de la nature de ceux qu'ils avaient là –, mais ils semblaient faire comme si de rien n'était. Ce qui était une bonne chose dans l'immédiat.

[Echo]

Après plusieurs jours teintés de cette même morosité, c'est finalement le ciel qui vint en aide au barde. Malgré les tentatives de l'équipage pour contourner les nuages menaçants qui semblaient poindre à l'horizon, un vent défavorable les emmena tout droit au beau milieu d'une tempête. Le capitaine proposa gracieusement l'hospitalité de sa cabine à ses invités indésirables qu'il préférait éloigner de l'effervescence régnant sur le pont.

- Avec cette tempête, vous pourriez passer par dessus bord sans que personne ne le remarque, surtout le petit. Restez un peu là, ça vaut mieux, marmonna t-il avant de refermer la porte derrière lui.

Pendant un moment, seul le cliquetis sinistre de la lanterne fixée au plafond vint troubler le silence de la cabine. Ulysse fixait ses chausses et Chance avait l'air absorbé par la contemplation d'une carte négligemment posée sur le bureau du capitaine.

- Je suis désolé...

La tieffeline leva les yeux vers l'enfant dont le regard restait résolument baissé.

- Je ne vois vraiment pas pourquoi, répondit-elle finalement.

- Je suis désolé, répéta t-il en se frottant les yeux. Les larmes étaient juste là, sous ses paupières et il luttait pour ne pas en laisser échapper une seule. Sois pas en colère après moi.

- Je ne suis pas en colère après toi !

Alors pourquoi venait-elle tout juste de donner l'impression inverse en haussant la voix ? Oui, elle était en colère, mais certainement pas après lui. Pourquoi les enfants se pensaient-ils toujours responsables de tout ? Après une hésitation, elle franchit la distance qui la séparait d'Ulysse, s'accroupit en face de lui et prit ses mains dans les siennes.

- Je ne suis pas en colère après toi. Voilà, c'était nettement plus convaincant dit comme ça. Tu n'es pas responsable de ce qui s'est passé à Manost.

- C'est pour me protéger qu'on est partis, alors que toi, tu voulais rester là-bas, tu voulais aider les paladins.

Cette phrase aurait pu la faire rire en d'autres circonstances. Oui, c'est vrai, elle avait abandonné des gens qu'elle avait promis d'aider là-bas. Il fallait ajouter cela à la longue liste des choses pour lesquelles elle n'avait pas assuré. Pour une fois qu'elle s'était mis en tête de faire quelque chose de bien et de totalement désintéressé... Elle passerait probablement pour quelqu'un de peu fiable, quelqu'un qui prend la fuite à la moindre contrariété. Et c'était loin d'être totalement faux, même si pour une fois, elle aurait aimé que les choses se passent différemment.

- On est partis parce qu'on n'avait pas le choix. Et je ferai n'importe quoi pour te protéger.

Doucement, elle le força à la regarder dans les yeux puis le prit dans ses bras. Comme s'il avait attendu ce moment depuis très longtemps, Ulysse se laissa à aller à une grosse crise de larmes tout en se blottissant contre la tieffeline.

- Mon père me manque, articula t-il entre deux sanglots.
- Je sais, murmura t-elle tristement. Je suis là pour toi.
- Pour toujours ?
- ... Pour toujours.

Les promesses d'éternité étaient faites pour être brisées. Mais là, à cet instant, elle était prête à lui dire tout ce qu'il avait besoin d'entendre pour aller mieux.

Dans un coin de la pièce, Augustin souriait. Il vous en aura fallu du temps...

[Elzen]

Ah, oui, ces paladins… bah, tant pis. À l'heure actuelle, ils étaient le cadet de ses soucis.

Elzen avait silencieusement observé la scène. Il avait toujours été certain qu'il suffisait de les faire se reparler l'un à l'autre pour que les choses s'arrangent – c'était simplement tellement plus facile à organiser sans risquer de les fâcher quand on avait une tempête pour s'aider…

La fin de la conversation lui fit toutefois prendre conscience de quelque chose : quand il envisageait l'avenir, jusque là, il y avait retrouver les siens et leur présenter Chance. La présence supplémentaire d'un gamin, humain qui plus est, changerait sans doute quelque peu la situation… mais, on ferait avec. Après tout, pourquoi pas ?


Il hésitait tout de même quelque peu sur la conduite à tenir. Ces deux-là avaient besoin de se retrouver, c'était ce qui primait. Il choisit néanmoins de venir poser sa main sur l'épaule de Chance, doucement, s'efforçant de montrer par son attitude qu'il les soutenait. Pour le reste, il attendrait vraisemblablement la fin d'un câlin bien mérité.

Entre les secousses du bâteau et une certaine tension qui retombait, il aurait vraisemblablement de quoi s'occuper avant peu.

[Echo]

De longues minutes plus tard, une fois les larmes taries, Chance souleva Ulyssa dans ses bras et le porta jusqu'à la couche du capitaine où il s'allongea sans faire d'histoires. Rien n'épuisait plus un enfant que de pleurer à chaudes larmes comme il l'avait fait, ses yeux déjà à moitié clos alors qu'il se laissait doucement gagner par le sommeil en témoignaient. Elle resta près de lui un moment, caressant ses cheveux comme l'aurait probablement fait sa mère dans les mêmes circonstances, un geste qui lui paraissait tellement naturel à présent...

- Ça fait du bien de pleurer de temps en temps, tu ne devrais pas te retenir. C'est pas bon de tout garder à l'intérieur.

Et elle savait qu'il s'était constamment retenu depuis qu'ils avaient quitté Manost. La mort de son père, son enlèvement, n'importe quel enfant de son âge aurait pleuré pour des choses beaucoup plus triviales, mais lui, il préférait jouer les durs.

- Fais ce que je dis, mais pas ce que je fais, hein ?

Son fantôme touchait juste, comme d'habitude. Toujours plus facile de donner des conseils que de les appliquer soi-même...

- Tu peux te reposer un peu, on reste près de toi, promis.

Même si elle mourrait d'envie de sortir de ce clapier à lapin et de prendre un peu l'air, avant de craquer à son tour.

[Elzen]

Les mouvements du navire laissant cependant à supposer que la tempête ne s'était pas calmée, loin de là, sortir semblait de toute façon une mauvaise idée.

Elzen était demeuré silencieux un bon moment, restant simplement debout derrière Chance, souriant au jeune enfant. Pleurer, il en avait effectivement besoin. Dormir également. Et qu'il finisse enfin par s'y mettre était assurément une bonne chose.

Une fois que l'enfant fut endormi, cependant, il passa doucement ses bras autour de sa compagne, la serrant doucement contre lui, et déposa un baiser dans son cou.

« Bonjour, toi. »

Il y avait, dans le ton qu'il employait, quelque chose disant « ravi de te retrouver. »

[Echo]

Ces derniers jours, Chance n'avait pas été particulièrement réceptive aux attentions du tieffelin ; elle se raidissait de façon très perceptible à son approche et évitait toujours que leurs regards se croisent, comme pour le dissuader de rechercher trop souvent sa compagnie. Pourtant, cette fois-ci, elle se laissa approcher sans aucun mouvement de recul et ferma même les yeux de plaisir lorsqu'elle sentit ses lèvres dans son cou.

- Toi aussi tu as besoin d'un câlin ?

Le ton était mutin, comme naguère. Brève accalmie ou réelle amélioration ?

- Ne me dis pas que tu vas pleurer sur mon épaule ; elle est déjà trempée...

[Elzen]

« Ce n'est pas exactement ce que j'avais en tête… »

Ses mains se glissèrent lentement jusqu'auxdites épaules, qu'il entreprit de masser doucement. La tâche était cependant quelque peu délicate, compte tenu du roulis ; incitant bientôt le tieffelin à attirer sa compagne un peu plus loin du lit, afin de pouvoir prendre appui et pouvoir se concentrer sur sa tâche plutôt que sur leur équilibre.

« Tu sais, il n'est pas le seul à avoir quelqu'un pour s'occuper de lui… »

Et la tieffeline avait sans doute sérieusement besoin qu'on prenne un peu soin d'elle, quoiqu'elle ait repoussé jusque là ses tentatives.

[Echo]

Chance ouvrit à nouveau les yeux mais ne répondit rien. La lanterne se balançait toujours aussi frénétiquement au dessus de leurs têtes et ils percevaient toujours l'agitation qui régnait sur le pont.

Elle avait bien conscience d'avoir été particulièrement difficile à vivre ces derniers temps, et elle avait espéré que le tieffelin lui ferait payer d'une façon ou d'une autre son comportement avec lui, pour qu'elle n'ait pas besoin de s'excuser. Mais non, c'était comme s'il ne lui tenait rigueur de rien, d'absolument rien...
C'était troublant, et tellement culpabilisant. Voilà qu'elle avait envie de lui demander pardon, tout en sachant qu'elle serait incapable de le faire. À quoi bon demander pardon une fois que le mal était fait ?

- Et qui s'occupe de toi pendant ce temps-là ?

Pas elle en tout cas, et, même si Elzen était un grand garçon, elle ne pouvait pas s'empêcher de s'en vouloir.

[Elzen]

« Bonne question… j'ai l'air d'avoir besoin qu'on s'occupe de moi ? »

Il était venu murmurer à son oreille, et dès qu'il eût terminé, il fit jouer ses mains sur les épaules de la voleuse pour l'inciter à se retourner… certes pas pour le contempler, car, dès qu'elle lui fit face, il entreprit de l'embrasser.

[Echo]

La tieffeline répondit au baiser avec beaucoup d'enthousiasme, trahissant le fait que cette proximité lui avait manqué à elle aussi. Ce n'est que dans un souci d'éviter l'asphyxie que ledit baiser finit par être rompu. Chance était restée si proche de lui que leurs nez se frôlaient presque, comme si elle avait l'intention de récidiver dans l'instant. Mais elle restait là, sans bouger, attendant visiblement quelque chose qui ne venait pas.

- Normalement, murmura t-elle, quelque chose ou quelqu'un est censé venir nous interrompre. Cette fois, je mise sur une attaque de serpent de mer géant.

[Elzen]

Elzen sourit.

« Et si – pour une fois – tout se passait bien ? »

Et, semblant plein de confiance en ces propos, il posa de nouveau ses lèvres sur celles de Chance…

…c'est alors qu'une violente secousse les envoya tous deux rouler au sol.

Le serpent de mer en question ? Sans doute pas : le bateau continua ensuite à rouler de manière tout à fait ordinaire et, sitôt ce choc-ci passé, aucun cri, qu'il soit attribuable à la créature ou aux humains, ne se fit entendre. Comme Augustin, dont la nature particulière faisait qu'il craignait peu les intempéries, pouvait se rendre compte d'une simple visite sur le pont, la tempête dans laquelle était prise leur navire était simplement devenue suffisamment forte pour qu'une vague ait séparé, quelques instants, la coque de la surface de la mer. Séparation qui déplaisait suffisamment à la gravité pour qu'elle provoque immédiatement des retrouvailles fracassantes.

Fort heureusement, le mouvement s'était principalement fait de bas en haut, et Ulysse, bien enroulé dans ses couvertures, n'avait pas jailli de son lit – et il était suffisamment épuisé pour avoir le sommeil bien lourd.

Quelque peu décontenancé, mais aussi indemne que sa compagne, le barde mit un instant à se remettre sur pied.

« D'accord. »

Il lança vers le haut un sourire provocateur.

« Je relève le défi. »

Et il tendit alors la main à la demoiselle, pour l'aider à se relever. Ce n'était pas une simple vague, fut-elle immense, qui allait les arrêter, après tout : si les dieux avaient des projets plus sévères que de simplement rendre les choses plus amusantes, il faudrait qu'ils trouvent une autre façon d'intervenir.

[Echo]

Bien qu'ils étaient tout deux plus amusés qu'autre chose par leur chute inattendue, la magie du moment s'était estompé malgré tout.

- Je t'avais prévenu, dit-elle en se redressant sur ses deux jambes.

Chance n'avait d'ordinaire aucune difficulté à garder son équilibre, même dans ce genre de situation ; mais encore fallait-il éviter de la distraire, et c'était précisément ce que faisait Elzen.

- Moi, je m'incline. Du moins tant qu'on n'aura pas rejoint la terre ferme.

[Elzen]

Le tieffelin regarda sa compagne se remettre debout, l'air amusé.

« Oh, tu renoncerais aussi facilement ? »

Un geste rapide fit alors retomber la tieffeline dans ses bras, et il entreprit de prodiguer quelques chatouilles et caresses ciblées.

« Tu es vraiment sûre ? »

La maintenant serrée contre lui, il souffla doucement dans son cou avant de revenir murmurer à son oreille.

« Je te croyais plus persévérante… »

Une dernière caresse plus tard, il la libéra totalement son emprise. C'était, après tout, à elle de décider…

[Echo]

- Je...

Chance paraissait extrêmement troublée. Son regard glissa furtivement sur ses lèvres, avant de descendre encore plus bas... Puis elle se gifla mentalement. Non, oublie ça, tout de suite. Ce n'était ni le lieu, ni le moment.

Ç'aurait été certes agréable de faire autre chose que de ruminer de sombres pensées, au moins pendant une heure ou deux. D'autant qu'elle constatait avec dépit que l'aura du tieffelin avait toujours ce même effet sur elle : elle était irrésistiblement attirée vers elle, comme l'aurait été un papillon de nuit vers la flamme d'une bougie. Mais... non.

Il fallait maintenant mettre un terme à tout ceci très vite. Et elle savait exactement quoi dire pour refroidir l'atmosphère instantanément.

- Pour tout dire, je trouve que tout ça a perdu de son intérêt depuis qu'il n'y a plus de manostiens à choquer.

Et elle lui adressa un sourire aussi piquant que sa réplique. Ce n'était peut-être pas très convaincant, mais elle savait qu'il n'insisterait pas davantage.

[Elzen]

« Tu es sûre ? »

Elzen adressa un sourire mutin à sa camarade et désigna l'extérieur d'un signe de tête : au moins une partie de l'équipage était manostien. Il y avait certainement moyen de les choquer bien plus qu'ils ne l'avaient fait jusque là, si vraiment c'était ce qui l'intéressait le plus. En commençant par profiter agréablement de ce qui était tout de même la cabine du capitaine, après tout.

« Vraiment, ça m'étonne de toi… »

Sa main passa doucement sur les épaules de la demoiselle, dans une esquisse de caresse… mais il se détourna peu après pour aller observer Ulysse.

« C'est beau, de dormir comme ça. On pourrait faire n'importe quoi à côté qu'il ne se réveillerait pas. Vraiment n'importe quoi. »

Même s'il ne la regardait pas, il y avait tout du clin d'œil dans le ton de ses derniers mots.

[Echo]

Lorsqu'il posa à nouveau les yeux sur Chance, celle-ci ne souriait plus du tout et son visage s'était fermé.

- Tu me provoques mais tu pourrais ne pas en apprécier les conséquences, dit-elle à mi-voix.

Il faisait le malin et elle était bien décidée à effacer ce sourire mutin de son visage, au moins pendant un instant. Cette conversation aurait pu attendre un meilleur moment, et un meilleur endroit, mais puisqu'il s'était mis en tête de jouer avec le feu, il était de son devoir de lui montrer que le feu, ça brûle. Non ?

- Tu es un tieffelin, comme moi, et je me suis toujours demandé... est-ce que tu as déjà ressenti l'appel de ton sang ? J'ai toujours pensé qu'un sang comme le nôtre ne pouvait être ignoré, qu'il avait un réel impact sur nos vies, mais je n'ai jamais pu savoir si c'était réellement le cas pour tous les représentants de notre race puisque j'ai toujours été mon propre et mon seul modèle de référence. Est-ce que toi aussi tu éprouves parfois des émotions qui ne t'appartiennent pas complètement ? Des choses que tu sais intimement liées à ton ascendance ?

[Elzen]

Hum. Voilà qui était une curieuse entrée en matière.

« Tu sais… »

Le barde s'était fait plus sérieux. Après tout, ils ne se connaissaient que très peu, et il pouvait être nécessaire d'en passer par les mots avant de passer à autre chose. Si elle désirait parler, cela lui convenait aussi bien – ou presque.

« J'ai grandi au milieu d'êtres semblables à moi. Semblables à nous deux. Et dans un environnement dans lequel ce sang dont tu parles était tout à fait à sa place. Je me doute que les tieffelins qui ont grandi dans ce monde ressentent les choses différemment, mais… un appel étranger, qui trancherait avec tout ce qu'il y a autour, ça n'a pas grand sens, pour moi. Mes deux ascendances sont trop intimement liées l'une à l'autre. »

Il espérait sincèrement que ceci ne créerait pas une nouvelle barrière entre la voleuse et lui. Comment pouvait-il être si différents alors qu'ils étaient si semblables ? Si seulement elle avait grandi parmi les siens… mais le fait est que ce n'était pas le cas, et qu'il faudrait faire avec.

« J'ai bien peur qu'il ne te faille être plus explicite. »

Son sourire était désolé, mais encourageant.

[Echo]

La tieffeline eut du mal à cacher sa déception mais elle hocha pensivement la tête.

- J'imagine qu'à l'instar des humains, tous les tieffelins sont différents les uns des autres.

Une explication plus rassurante que les conclusions hâtives qu'elle était tentée de faire après une réponse pareille. Peut-être que le fait d'avoir grandi parmi d'autres tieffelins avait joué un rôle ; peut-être ressentait-il lui aussi ce qu'elle essayait -maladroitement- de décrire mais qu'il avait accepté cela comme faisant partie intégrante de lui.

Elle ignorait jusqu'à quel point son sang avait pu avoir une influence sur elle, sur ses choix, sur son comportement. Elle aimait à croire que toutes les pires décisions qu'elle avait prises dans sa vie auraient été les mêmes si elle était née humaine. Elle n'avait jamais blâmé son ascendance pour toutes les mauvaises choses qu'elle avait faites. Mais ce n'était pas de ces questions dont il s'agissait, et être plus explicite s'avérer beaucoup plus difficile qu'elle ne l'aurait cru.

- Il m'arrive de ne plus être vraiment moi-même parfois et... et cette conversation devient très gênante. Il existe bien un moment pendant lequel il m'est impossible d'ignorer le sang qui coule en moi, pendant lequel je ne suis que peu consciente de mes actes. Ce que je veux dire c'est que... ça risque d'être assez désagréable pour toi si on... voire carrément effrayant... et je n'ai envie que...

Elzen n'avait peut-être pas réussi à obtenir une réponse plus claire, mais il avait obtenu la non moins précieuse vision d'une Chance piquant un très gros fard.

- Je crois que je vais aller mourir de honte dans un coin maintenant, si tu veux bien m'excuser...

[Elzen]

« Chance… »

Il s'approcha doucement, posa délicatement une main sur la sienne.

« Tu n'as pas à avoir honte. Et si ça peut être si terrible que ça, il vaut mieux que tu me le dises avant, non ? Ne t'en fais pas. »

Il la regardait dans les yeux, prêt à l'embrasser, à la serrer contre lui, ou à quoi que ce soit d'autre qui serait nécessaire pour l'encourager.

[Echo]

- C'est bien ce que j'essaie de faire, non ?

Elle était sur la défensive, cela ne faisait aucun doute. Mais puisqu'elle était lancée, autant en finir avec cette histoire.

- Disons que je ne suis pas connue pour ma... tendresse.

" Il est possible que j'essaie de te tuer " faisait partie des choses qu'il valait mieux éviter de dire de but en blanc, et Chance se creusa la tête pour trouver une façon détournée de lui annoncer la chose. C'était loin d'être une partie de plaisir.

- Je n'ai encore tué personne, rassure-toi... enfin pas que je me souvienne. Oui, voilà, c'était beaucoup plus rassurant dit comme ça. Ce n'est pas forcément une expérience agréable, sauf si on aime être malmené. J'ai aussi pris la mauvaise habitude de... Elle ferma les yeux, comme horrifiée à l'idée de le dire tout en le regardant dans les yeux. De boire le sang de mes amants. À ce propos, je dois t'avouer que rien que l'idée de boire le sang d'un autre tieffelin est tellement excitant que j'arrive à peine à me contenir.

Elle se prit la tête dans les mains.

- Je ne peux pas m'en empêcher. Je suis comme ça.

[Elzen]

« T'as de la chance, mon sang a plutôt bon goût. Enfin, j'en ai déjà goûté du meilleur, quand même. »

L'autre tieffelin en question avait écouté calmement ; et n'avait, à aucun moment, semblé particulièrement choqué. Son sourire n'avait en fait vacillé qu'au profit d'une attitude plus pensive.

« Je comprend mieux ta question sur l'ascendance, maintenant… Je n'avais pas pensé à quelque chose de ce genre-là, parce que… Mais je suppose que si tu n'as jamais connu d'autres tieffelins, ça doit être normal. »

Il s'interrompit un instant pour la dévisager.

« J'aurais dû y penser plus tôt. »

Son ton était celui d'une excuse ; et il vint de nouveau poser ses mains sur celles de sa compagne, dans une attitude qui s'efforçait d'être rassurante.

« Ce que tu me décris là, c'est… comment dire… une phase normale, du moins, il me semble. On est tous passés par quelque chose de ce goût-là – pas toujours à propos du sexe, mais ça arrivait. Tu aurais vu la tête du premier petit copain de Lynn après… bref, je m'égare. Ça fait partie des choses par lesquelles il est, je crois, nécessaire de passer pour prendre conscience de notre nature. Normalement, ça ne dure pas trop. Quand tu arrives à comprendre et à accepter ce que tu es… disons que c'est, au minimum, beaucoup moins risqué pour ton partenaire. Je pense que tu aurais besoin de parler de ça avec d'autres tieffelins – d'autres tieffelines, surtout. Et je te promet que ça viendra, un jour. En attendant, on va faire ce qu'on peut pour ça ensemble… »

Il s'interrompit. Difficile de trouver les mots : ce n'était pas exactement le genre de propos qu'il s'était attendu à tenir à l'élue de son cœur. Et pour cause : il l'aimait comme une adulte ; mais de son côté, elle semblait ne pas avoir dépassé, du moins sur ce point, ce qui, de son point de vue à lui, correspondait à l'adolescence.

[Echo]

Il était étrange de s'entendre dire que tout était normal lorsqu'on venait d'avouer... ce qu'elle venait d'avouer. Elle aurait pu trouver ça rassurant, certes, mais, à ce moment précis, elle avait surtout l'impression qu'un immense fossé la séparait d'Elzen. Comment arriverait-elle à gérer le fait qu'elle et lui étaient si différents, en fin de compte ? Ce qui était normal pour lui ne l'était absolument pas pour elle, et probablement inversement. Et elle prenait conscience qu'elle n'avait pas particulièrement envie de s'adapter.

- Oui, tu as raison, je suis sûre que tout ira beaucoup mieux lorsque j'aurais parlé de ça à plein d'autres tieffelins.

Le ton n'était pas particulièrement sarcastique, mais il était évident qu'en parler à qui que ce soit était hors de question. Il était même peu probable qu'elle en reparle un jour.

[Elzen]

« Pas plein, mais… »

Il lui tenait toujours les mains, tâchant de garder son contact. Il avait conscience d'être horriblement maladroit – mais il ne voyait rien qu'il puisse faire pour arranger les choses.

« Des amies. Une famille. Des gens qui connaissent ce que tu ressens, avec qui parler de ce qui ne va pas… À qui tu pourras te plaindre de tout, moi compris. »

Il souriait faiblement.

« Je sais que ça n'a pas été très fort de ce côté-là, mais je te promet que ça peut changer, si tu veux. On va aller retrouver mon clan ensemble, et ensuite… eux aussi seront là pour toi, chaque fois que tu en auras besoin. »

Pourquoi avait-il la désagréable impression que ce qu'il disait ne ferait qu'accentuer le malaise qui venait de naître entre eux ?

[Echo]

Chance s'efforça de sourire tout en se demandant si mon manque d'enthousiasme à l'idée de se retrouver entourée de gens de son espèce du jour au lendemain était normal ou non. Plus qu'un manque d'enthousiasme, c'était presque une source d'angoisse. Et si les choses ne se passaient pas aussi bien que voulait le croire Elzen ? Et si elle n'arrivait jamais à se sentir à sa place aux côtés des siens ? Et si... Vis l'instant et ne t'occupe pas du reste. Voilà, elle arrivait à se donner de bons conseils parfois. Penser et préparer l'avenir, ça n'avait jamais été son fort de toute façon.

[Elzen]

Entre temps, la tempête s'était calmée et ce moment étrange fut bientôt interrompu par l'arrivée d'un capitaine exténué et qui espérait bien profiter du confort de sa cabine.

Le sujet ne fut pas réabordé dans les jours qui suivirent, la présence d'un Ulysse visiblement ragaillardi jouant pour beaucoup dans le fait que des sujets plus légers furent favorisés. Si les inquiétudes que Chance avait pu nourrir vis-à-vis des soupçons que leur portaient l'équipage avaient été fondées, ceux-ci n'auraient pas manqué d'être dissipés par l'attitude de l'enfant, qui avait retrouvé tout son naturel.

Quelques jours s'écoulèrent ainsi, le bateau se rapprochant lentement, mais sûrement, des côtes hélonniennes. Une chose était sûre : la montagne d'ennuis qu'ils avaient réussi à accumuler sur Dorrandin était désormais derrière eux. Restait à voir ce que ces deux spécialistes du genre allaient bien pouvoir provoquer sur un nouveau continent…