[Quête] Songes dÂ’une nuit éternelle

[Eliaëdel]

Deux ans plus tôt:

Le petit groupe guettait au loin l’entrée de la grotte. Cinq silhouettes, en armes, et habitués aux opérations risquées. La nuit commençait à tomber lentement sur la plaine, et les températures devenaient enfin plus supportables. Ils s’extirpèrent de l’alcôve dans laquelle ils avaient évité les heures les plus chaudes de la journée, et se dispersèrent, en position pour l’embuscade.

Un binôme se trouvait près de l’entrée, et progressait avec lenteur. Bien malin qui aurait pu les détecter dans la nuit désormais noire. Ils avançaient, dans un silence assourdissant. Il était comme impossible de concentrer leur regard sur eux. Comme s’ils faisaient partie des ombres elles-mêmes.

- Tu crois qu’elle sortira? La question était sincère. À peine chuchotée, et impossible à percevoir. De puissantes illusions étaient a l’œuvre.

Une guerrière humaine venait de parler. Le visage sévère, et concentré. Dans le lourd fourreau qui battait contre sa hanche, un cimeterre a deux mains menaçant. Une cotte de mailles sombre, mais impeccablement entretenue. Une broche simple était portée avec une fierté manifeste. Un disque noir, au pourtour pourpre en constituait le fermoir. Ses gestes étaient surs, mais économes. Une sensation de maîtrise, d’une violence froidement et implacablement contrôlée se dégageait de son attitude.

La femme qu’elle avait interrogée hocha la tête. Sa robe et son port suggéraient une habitude au commandement, et a l’obéissance totale de ses subordonnés. Une prêtresse, à n’en point douter.
- Oui. Un ton de certitude absolue, avec un arrière-goût de remontrance. " Il lui reste suffisamment de fierté pour ne pas vouloir mourir ici. "

L’autre se détendit.
- Compris.

Les trois autres étaient prêts. Quelques sentinelles gardaient l’entrée. Sans se soucier de veiller ou de faire montre d’une discrétion particulière.

Des sifflets d’alarme retentirent de l’intérieur de la caverne. Et se rapprochaient de la sortie. Quand les sentinelles orques firent mine de se lever pour bloquer l’accès, tout alla très vite. Deux s’effondrèrent, un empennage sombre dans le dos. En dépit de la nuit, les flèches trouvaient leurs cibles avec une facilite déconcertante.
Le feu vacilla, avant de s’étouffer dans des ténèbres plus grandes et glaciales encore. La guerrière s’élança dans l’obscurité surnaturelle, sans la moindre hésitation. Les coups étaient précis, meurtriers, et ne laissaient aucune ombre d’une chance a leurs adversaires.

« Louée soit la Nuit. » Un ballet de mort si souvent répété, et pourtant, toujours aussi plaisant. C’était un spectacle qu’elle appréciait. Et bientôt, sa récompense arriverait.

Tout fut bientôt fini. L’odeur du sang, acre et emplissait l’air nocturne. Une dizaine de corps gisait devant l’entrée désormais sécurisée. La prêtresse s’avança. Oublieuse du spectacle de désolation. Il aurait été hautement impoli d’être en retard pour accueillir une nouvelle collaboratrice.

L’elfe franchit la sortie de la grotte. Elle entendit à grand peine ses poursuivants glapir, le sifflement d’autres flèches qui les cueillait, pris au dépourvu, lorsque le monde sembla s’arrêter autour d’elle. Les ténèbres l’envahirent, et le maelstrom de voix qui hurlait dans sa tête se tut enfin.

La guerrière contempla la silhouette de leur cible, brisée et vaincue, gisant dans la poussière. L’ombre de doute subsistait dans son regard. La prêtresse surprit son expression, et lui répondit, presqu’avec douceur:

- Ne vois-tu pas, Beatris? Elle a tout perdu. Sa raison. Ses alliés. Ses rares amis. Même sa vie ne lui importe plus guère. Elle porte à grand peine un enfant qu’elle abhorre plus que tout, avant même sa naissance. Un enfant dont elle a massacré le père. La seule chose qu’il lui reste est sa haine. Celle contre son clan comme celle qu’elle voue a tous ceux qu’elle considère comme faibles. Sa soif de vengeance. Et mieux encore. Elle est convaincue que Notre Déesse s’adresse a elle, personnellement.

Beatris sourit, appréciative, une lueur de compréhension nouvelle dans son regard.
- Et il se pourrait que tu n’y sois pas étrangère.

Un sourire froid lui répondit.
- Oh, non. Ses premières prières a la Maîtresse de la Nuit ne datent pas d’hier. Nous pouvons façonner cette haine. Modeler son désespoir a notre avantage. En Son Nom. Son goût pour la violence, la tromperie et la manipulation n’est en rien de mon fait. Des décennies de fuite et de sang la précèdent. Je n’ai fait qu’encourager ce que son cœur désirait plus que tout.

Elle considéra une Eliaëdel inconsciente, a la respiration erratique. Malgré sa faiblesse, la fureur couvait dans ce corps anormalement frêle et épuisé. Un bref frisson de satisfaction la parcourut, mais son regard redevint bien vite froid et analytique.
- Il lui faudra guérir. Et servir. Elle sera méfiante, et n’abandonnera pas de sitôt ses ambitions. Je compte particulièrement sur toi pour la persuader. Nos projets doivent se substituer aux siens. Malgré tout, la violence ne doit être qu’en ultime recours. Je veux qu’elle nous suive. De tout son être.
- Mon obéissance est tienne et totale. Comment pouvait-il en être autrement ?
- Bien entendu, Beatris. Je n’en attends pas moins.

Les autres arrivèrent. Ils s’étaient assurés que les blessés ne voient jamais plus une nouvelle aube. Elle commanda donc.
- Bien. Amenez-la avec nous. Retirez-lui toute arme. Quand elle aura repris connaissance, je veux que vous soyez sur votre garde. Ne laissez aucune de vos armes a portée. Elle essayera probablement de mettre fin a ses jours a mesure que sa grossesse arrivera a son terme. Elle ne doit réussir à aucun prix.

Ils savaient. Et personne ne voulait payer le prix de l’échec.

[Eliaëdel]

L’elfe reprit conscience, graduellement. Et a mesure que ses yeux s’ajustaient a l’obscurité presque totale, son agitation augmentait. Elle gloussa, doucement. N’aurait du t’elle pas être morte ? Des souvenirs, diffus et épars semblaient s’étirer en ses brumes grotesques, sans signification. Manost. Elissa. Des fragments plus anciens de sa mémoire lui revinrent, terriblement confus, mêlés. Sans la moindre cohérence.

Elle tenta de se lever de la couche inconnue ou elle trouvait. Uniquement pour se sentir presque incapable de tenir debout. Elle trébucha, pesta, et au moment où elle allait perdre totalement son équilibre, une main ferme la soutint par l’épaule, sans le moindre effort.

« Je suis Beatris. Nous t’avons trouve au bon moment, étrangère. » Une voix sure, calme, et apaisante. « Je t’ai apporte de quoi manger. Avant de faire quoi que ce soit, tu ferais bien de te restaurer. Et te reposer. Tu auras tout le temps que tu veux plus tard. »

Elle l’aida à s’asseoir sur le lit, et lui tendit une assiette. Eliaëdel ne lutta pas, et mangea, sans un mot, comme dans un rêve. Comme incapable de se concentrer sur ses alentours. Elle s’allongea bientôt, totalement oublieuse de l’étrangère qui la considérait avec un mélange de circonspection et de curiosité, avant de glisser dans une transe sans rêve.

***

La même routine se déroula pendant plusieurs jours. Lentement, trop lentement, ses forces revenaient. Beatris venait, apportait de la nourriture, de l’eau, et des vêtements frais. Parlait peu, et semblait indifférente aux paroles souvent sans cohérence de l’elfe. Souvent, elle hochait la tête, sans poser la moindre question. Puis repartait aussi paisiblement qu’elle était venue.
Le cours du temps lui revint lentement. Elle se trouvait dans complexe probablement souterrain taille dans le roc. Un rai de lumière diffus perçait a travers la roche. Il devait être aux alentours de midi.

Le rideau qui fermait sa chambre s’ouvrit. La même silhouette familière apparut dans la pénombre. Elle se leva. Cette fois sans aide. La femme était grande, brune, et la dominait d’une bonne tête. Elle était vêtue simplement, et fonctionnellement, dans des couleurs impossibles à distinguer avec certitude dans la pénombre ambiante. Un calme impérial se dégageait de son attitude. L’elfe fit un pas dans sa direction.

« Salutations. Je suis Eliaëdel. Je pense. » Avec un effort de volonté certain, elle corrigea. « Je suis Eliaëdel. »

Beatris s’avança, sans la quitter des yeux, et posa le plateau sur la table.

« Bienvenue, Eliaëdel. »

L’elfe rit doucement. Entre le soulagement et la circonspection.
- Je suppose que je dois te remercier. Ou peut-être bien te maudire. Je pense… je sais… que je n’aurais jamais dû survivre. Mais à bien y penser… je pense que les remerciements sont davantage de rigueur.
- Je le pense aussi. Une réponse pince-sans-rire, indubitablement.
- Ce qui me fait venir a mon second point. Pourquoi ?
- Je sais que tu veux des réponses. Et tu les auras. En temps utile.

Le silence retomba un instant.
- Suis-je prisonnière ?
- Ai-je l’air si antipathique ? Si cela ne constituait pas franchement une réponse, au moins la réplique ne manquait pas d’esprit.

La barde sembla l’évaluer avec une attention renouvelée. Elle eut un haussement d’épaule, comme pour l’inviter a se débrouiller avec son opinion – quelle qu’elle soit. Et sans la quitter des yeux, elle poursuivit.
- Les apparences importent rarement.
- Une saine prudence. Ce fut à Beatris de sourire. Elle s’attendait à ce genre de questions, à cette étincelle de défiance. L’elfe se remettait cependant vite de ses blessures. Celles physiques, tout du moins. Pour ce qui étai de son esprit, il était probable que le processus soit beaucoup plus long. Tout de moins, elles avaient pu avoir un échange cohérent, ce qui était déjà une petite victoire.

- Ce n’est pas bien important, quoi qu’il en soit. J’attendrai. Je suppose que les réponses viendront bien assez vite.
- Je peux te le promettre.
- Dans ce cas, je suis satisfaite, geôlier Beatris. Un plaisir de te connaitre. À la limite entre la provocation et l’autodérision.

La guerrière ne laissa rien transparaître. L’entretien était fini.
- À demain, détenue Eliaëdel. Une charmante discussion.

En partant, elle laissa le rideau ouvert. Comme s’il importait peu, au final. La nouvelle venue voulait ses réponses. Elle resterait donc.

[Eliaëdel]

- Une douce nuit, Eliaëdel.

L’elfe fixait le mur, oublieuse de son environnement. Elle communiquait peu. Murée dans une solitude écrasante, qu’elle s’infligeait inconsciemment. Mais la guerrière ne s’en offusquait pas. Et par ailleurs, elle ne semblait guère indisposée par ce traitement. Elle observait en silence, et s’abstenait de tout commentaire ou de tout jugement. Elle avait le temps qui jouait en sa faveur.
- Beatris. Un constat.
- Es-tu capable de marcher?

Une pause. L’elfe était ailleurs. Perdue dans un fil de pensée sans cesse changeant.
- Je suppose. La réponse vint après ce qui semblait une éternité.
- Viens. Tes réponses t'attendent.

Elle la suivit, presque mécaniquement. Sa démarche manquait d’une fluidité évidente, mais ne semblait pas disposée à avancer autrement que seule. Les deux avancèrent dans un couloir qui paraissait comme interminable, et déboucha dans une caverne nettement plus vaste.
Une femme se tenait debout, son visage indiscernable à travers les quasi-ténèbres et la capuche qui couvrait partiellement sa tête. Seule, avec une sensation d’autorité presque palpable, tangible.
- Bienvenue, Eliaëdel.

L’elfe qui progressait à grand-peine se figea.
- Cette voix. Un rire se fraya un chenin à travers ses lèvres. Un mélange d’amertume, d’incrédulité, et d’amusement, et de défiance. « Mes félicitations.» Elle chancela un instant, avant de sentir un bras ferme l’empêcher trébucher. Elle trembla un instant face au contact inattendu, mais ne chercha pas a se défaire de ce qui lui garantissait un minimum de dignité.

- Je t’ai longtemps suivie, toi et tes pensées. Un aveu implicite, sans honte, avec une pointe de jubilation dans la voix. Pragmatisme et manipulation, après tout, étaient encouragés pour ceux qui suivaient Shar.

Ses yeux se fermèrent. Une sensation d’épuisement la submergea un bref instant. Le tumulte dans son crane s’intensifia, urgent, pressant. Menaces, promesses. Et l’ombre d’une panique diffuse. Elle n’était pas en mesure de refuser. Ses genoux la trahirent, un court moment. Elle finit par articuler, à travers le chaos de ses pensées:
- Qu’attendez-vous de moi?
- Rien que tu ne désapprouves, au fond de toi. Nous connaissons tes talents. Mais nous préférions les voir utilisés pour notre avantage mutuel. Nous pourrions cependant te libérer, si tu préfères. La voix était douce, emplie d’une certitude cruelle. « Mais entre ta petite vendetta sanglante, ton échec a Manost, et ta lucidité défaillante, je doute que nous ayons besoin de lever la main contre toi pour causer ta perte. La seule chose que tu as réussi a répandre ces derniers temps n’est que la haine a ton égard. Avec une constance remarquable. Un tel désir de mort, sans pouvoir faire cependant les ultimes pas. La peur de la damnation je suppose, y compris chez toi. »

Le sarcasme et la cruauté étaient maniés avec un plaisir évident. La colère s’illumina dans le visage de l’elfe.
- Ne me regarde pas comme ça. Le ton se fit glacial, cinglant envers la fureur brièvement réveillée. « Tu accepteras cette vérité, qu’importe si personne n’a daigné te parler franchement depuis bien trop longtemps. Nous n’avons aucun espoir a t’offrir. Shar n’offre que l’inéluctabilité, et je ne t’apprendrai rien à son sujet que tu ne saches déjà. »

La prêtresse s’approcha, et s’arrêta a un pas de son oreille. Un murmure inattendu poursuivit:
- Tu penses que tu n’as guère le choix. Je ne te contredirai pas. Mais nous sommes ta meilleure alternative. Par ailleurs… je peux t’offrir du calme, jusqu’à ce que ta grossesse soit finie, et par la suite, de la dignité, et une cause. Nous mourrons tous, un jour. Toi comme moi. L’inévitable est toujours au bout du chemin. Toutefois, Shar sait apprécier la valeur de ceux qui la servent.

Et l’obéissance absolue, évidemment. Elle savait. Comment pouvait-il en être autrement? Elle hocha la tête, douloureusement.
- Je suppose que nous avons un accord.

L’entrevue était terminée, clairement. L’un dans l’autre, confusément, elle savait que les choses auraient du être pires. Elle vivait, en dépit de tout*; ce qui voulait dire que tout n’était pas encore vain. L’offre qui lui avait été faite ne manquait pas d’attraits. Oh, bien sur, il y aurait un prix à payer, et il serait probablement amer. Eliaëdel observa un instant Beatris.
- Rentrons.

La guerrière lui rendit son regard, sans desserrer l’étreinte. L’elfe restait encore trop faible pour tenir trop longtemps debout seule. Sa réaction avait été remarquablement mesurée, malgré les provocations frontales de la prêtresse; les choses délicates commenceraient une fois qu’elle serait davantage remise. Le chemin du retour se fit dans un silence de plomb. Une fois arrivés dans la chambre, Eliaëdel s’éloigna, se dirigeant vers le lit sans un regard. Éteinte.
- Douce nuit, Eliaëdel. Tu as réussi l’entrevue bien mieux que la plupart ayant cette opportunité.

Un gloussement finit par lui répondre.
- La meilleure plaisanterie depuis fort longtemps. Douce nuit, Beatris.

[Eliaëdel]

Les jours et les nuit se suivirent. Sans véritable conscience du temps qui passe, dans une mélasse indistincte. Elle guérissait très notablement; impossible de lui renier cette vitalité obstinée. La grossesse se déroulait normalement. Son ventre s’arrondissait de manière perceptible et caractéristique. Pour ne faire qu’alimenter cette haine brûlante, pour ce que cet enfant représentait.
La surveillance autour d’elle s’accentuait, imperceptiblement. Pas tant pour protéger l’enfant, que pour la protéger contre elle-même. Ou contre toute action irraisonnable. Contre cette violence désormais à fleur de peau, toujours sur le point d’exploser.
Elle avait une dette a payer, et son service n’était définitivement pas négociable. Et les Sharites s’amusaient du tourment qu’elle s’infligeait. Briser sa résistance jusqu’à la résignation. Elle ne sortirait pas sans embrasser sa nouvelle allégeance, et si la mort devait la délivrer, il était hors de question de gâcher son trépas.

Beatris s’était installe de manière plus définitive. Il était probable qu’elle n’appréciait qu’a contrecœur la cohabitation imposée, mais elle faisait bonne figure. Lentement, l’elfe cessait de l’ignorer; non que cela améliore notablement la conversation quotidienne, mais le masque se fissurait, lentement.

***

Eliaëdel se tenait debout, près de l’entrée, les bras croisés, s’appuyant négligemment contre la table simple sur lequel se trouvaient ses rares biens. Elle attendait, en silence. Concentrée, clairement. Elle surprit presque la guerrière qui entrait dans la pièce.
- Beatris?

L’autre la contempla, brièvement en alerte. Puis, voyant que rien d’anormal arrivait, elle se détendit imperceptiblement.
- Je t’écoute.
- Pourquoi perds-tu ton temps à me surveiller?
- Qui suis-je pour discuter mes ordres? Une douce nuance de reproche dans son ton était indéniable.

- Un concept intéressant. Une remontrance qui n’avait clairement aucune chaque d’atteindre son but. Et qui d’ailleurs ne l’avait pas atteint, eu égard au mépris de sa réponse. « Je me dois tout de même te féliciter; passer autant temps auprès d’une barde à moitie folle. On me l’a assez reproché. »

Les mots avaient été prononcés avec douceur.
- A moins que tu ne penses que je suis complètement cintrée. Impossible de méprendre ce ton, entre la lucidité, le déni et la provocation.

L’autre s’avisa de répondre au tac au tac, ouvrit la bouche un instant, mais se ravisa.
- Tes moments de normalité sont rares, mais pas nécessairement déplaisants. fit-elle après un instant.
- Oh. Tant de tranchant sur cette langue austère, mon cœur saigne.
- Voilà qui me surprendrait. Mais, tu vois, ici…
- Ce n’est pas une chose dont les gens sont véritablement pourvus? Elle l’interrompit, la voix joyeuse, presque rieuse.
- Nous savons ce que nous sommes. Tout comme nous savons qui...
La barde chantonna doucement, ignorant la réponse qui lui était fournie. Elle avait mieux a faire. La mélodie était simple, murmurée. La guerrière ne semblait pas s’offusquer de cette interruption, bien au contraire. Son attention semblait au contraire accaparée par l’air. Eliaëdel interrompit son chant, avec une satisfaction mauvaise. Le regard de Beatris se fit brièvement vitreux, avant que la colère ne prenne le dessus.
- Toi. Arrête avec tes tours.

La main a serré sa gorge. Ce qui n’a pas éteint la lueur d’amusement qui brillait dans le regard de l’elfe.
- Qu’est-ce que tu attends?

L’étincelle de fureur dans l’œil de la guerrière. Ah, ainsi, il était possible de briser le masque de calme et de détachement.
- Ne recommence jamais.

Si la menace ne manquait guère de conviction, Eliaëdel savait qu’elle manquait cruellement de réalisme. Et le fit savoir avec une expression encore plus insolente. La main se relâcha, à regret, et elle recula de quelques pas le temps de reprendre le contrôle sur ses émotions.

- Et je suppose que ça t’amuse? Un regard noir.
- Laisse donc une vieille dame excentrique se distraire de temps en temps. Ce n’est pas comme si j’avais grand-chose de mieux à faire. Si ce n’est attendre que ce petit merdeux voie le jour. Ça en rendrait chagrine plus d’une.

Et malgré l’irritation encore présente, l’ombre d’un sourire apparut. Elle tendit un doigt accusateur.
- Ne te flatte pas plus que nécessaire.
- Si personne d’autres que moi ne le fait, je doute que quelqu’un d’autre chante mes elfiques louanges.
- Ha. Je ne vais pas te contredire.

Le sourire se fit plus franc, même si son expression se fit plus inquisitrice. Un rire sincère résonna dans la chambre. Presqu’affectueux.
- Tu devrais pourtant savoir que je ne suis pas digne de confiance, Beatris. D’aucuns prétendent que deux siècles de trahison et de mensonge te contemplent. Je te laisse à ta propre interprétation.
La voix était douce, quasi-enfantine.

Elle s’avança d’un pas.
- La seule fin qui m’attend sera brutale et douloureuse. Je peux peut-être repousser l’échéance, quant à changer ma destinée; je sais que c’est illusoire.
Le ton devint subitement cinglant. Sans doute beaucoup plus proche de l’être qu’elle était.
- Je sais ce que vous attendez de moi. Ne t’inquiète pas. Je n’ai aucun intérêt à vous trahir avant un long moment – et je ne te parlerai pas d’une quelconque loyauté, parce que tu aurais quelques peines a me croire. Ma capacité a haïr est toujours intacte, et j’ai toujours de vieilles rancunes à poursuivre. L’appel du sang est une motivation qui me suffit.

Un pas de plus l’avança près de son oreille, ou elle chuchota, pleine de promesses:
- Et si ton petit jeu à tenter de m’évaluer ne me trompe pas, je doute qu’il nous amuse encore longtemps. Trouve-moi quelque chose à faire qui soit différent de poser mon cul sur ce lit, et qui sait, peut-être serai-je d’une compagnie plus agréable.

Le silence retomba dans la pièce. La barde fit volte face avant de s’asseoir au bord du lit. Sans prêter la moindre attention a la guerrière. Qui laissa échapper un juron peu discret pour toute réponse, avant de quitter l’endroit a grandes enjambées.

[Eliaëdel]

« Charmante, n’est-ce pas ? ».

Un silence exaspéré lui répondit. La guerrière se renfrogna encore davantage, ce qui eu pour seul effet de faire rire la prêtresse.

« Je sais, Beatris. Tu préférerais la voir ailleurs que dans tes quartiers, et tu préférais savoir tes talents utilisés a une tache plus gratifiante, mais je ne doute pas que tu sauras t’en acquitter parfaitement. ».
Elle s’autorisa un sourire, un bref instant. « Et peut-être même souhaiteras-tu qu’elle reste. ». Ce qui n’eut que pour effet d’intensifier la fureur dans le regard de Beatris, et de faire redoubler son rire.

« Mais soit. Fais-la venir. ».

***

La barde l’avait suivie, sans faire d’histoires. On pouvait lui reconnaître une chose ; sa faculté d’adaptation à la nouvelle donne n’était pas totalement défaillante. Et son mutisme était bienvenu, également.

« Ah, Eliaëdel. ». La prêtresse se retourna, faisant face aux deux femmes qui venaient d’entrer dans la pièce principale du temple, avant de s’approcher de la barde.

« Il est admirable que tu recouvres aussi rapidement tes facultés. » Le sourire était avenant, mais le regard semblait la dévisager d’outre tombe. Beatris se recula d’un pas, laissant l’elfe seule face à la Sharite. Sa présence sembla s’effacer, tout en restant à une proximité toute professionnelle ; une longue habitude aux basses œuvres.

« Admirable, oui. Toutefois… ». On pouvait distinguer à grand peine ses traits dans l’obscurité presque totale, et la vision elfique n’était que d’une aide modeste. L’insatisfaction et la remontrance pointaient dans une voix soigneusement maîtrisée. On y sentait l’habitude à la représentation, d’un tout autre genre que les arts bardiques, mais l'art était maitrisé avec un raffinement certain.

« Comprends-moi bien, ma chère. Une fois que tu seras dehors, tu pourras agir tout de ton saoul comme tu le désires, tant que tu agis pour Sa plus grande Gloire et sans mettre stupidement tout le monde en péril. En revanche, ici… ».

Le ton restait léger, trompeusement léger. Elle n’avait pas pour habitude à hausser la voix; elle n’en avait pour ainsi dire jamais eu besoin.

« La qualité de notre accueil ne dépend que de ta bonne volonté. Tu as le privilège de ta survie, et d’un accueil que personne ne t’a donne depuis bien longtemps.Y compris ta précieuse Elissa. Et personne ne peut dire que nous t’étouffons sous un flot de questions futiles. Nous savons déjà tout ce qui a de la valeur à ton sujet. ». Une pause. « Et pour être totalement honnête, pas grand-chose de digne d'intérêt. » Des mots qui ne manqueraient pas de l’égratigner.

« Beatris a compris cette leçon, quand elle nous a rejoint, ici. Observe, apprends, prends les dons qui te seront offerts et sers Sa Volonté. Et ma foi, mis à part son hospitalité du moment, elle n’a pas eu à le regretter. ».

Plus exactement, elle avait eu des dizaines et des dizaines de manières de le regretter, a son arrivée. Shar n’était pas une maîtresse qui dédaignait mettre ses adeptes a l’épreuve. Cependant les fruits qu’elle en avait tirés étaient tangibles. Bien que souvent amers.

« Notre décision à ton encontre n’est pas irrévocable. Deux siècles d’existence. Si peu de sagesse, des souvenirs futiles, un anonymat et une solitude écrasantes. Tu apprendras ou tu mourras en échouant. ». Avec une légèreté et une désinvolture bien évidemment trompeuses; la menace était mortellement sérieuse.

L’elfe se tint très droite ; la situation lui était désagréable. Suprêmement désagréable. Mais elle comprenait. Bien évidemment elle comprenait.

« Oui, Madame. ». Des mots étranges venant de sa bouche. La voix fut maîtrisée, mais la sensation de défaite qui en ressortait n’était que trop cuisante et caractéristique. Et une terreur diffuse qui rodait, prête à mordre au moindre signe de faiblesse. Elle ne pouvait pas se permettre de lutter; Eliaëdel se sentait à nu face à la prêtresse ; et après tout, elle avait observé bien de ses pensées, dans son délire à moitié conscient des derniers mois. Et pour ainsi dire, elle n’avait aucune prise sur les événements. Il lui fallait abandonner ce combat, pour le moment.

« Dans ce cas nous avons fini. J'espère notre prochaine entrevue plus fructueuse, ma chère. ». Plus qu'une espérance, il s'agissait d'une nécessité vitale, mais chacun pouvait voir sans fard a travers ces mots.

***

Quand les deux partirent dans un silence de plomb, la laissant seule dans la nef exiguë et sombre du temple, une expression sereine flottait sur le visage de la Sharite. Une calme satisfaction l'envahit; les choses se présentaient mieux qu'espéré.

[Eliaëdel]

Le silence morose revint dans la chambre qu’elle partageait. Sans déférence, mais plus par incapacité à influencer le cours des choses.
Son ventre s’arrondissait, avec un dégoût qu’elle ne prenait la peine de dissimuler. Beatris s’absentait parfois longtemps, laissant la chambre ouverte sur le reste du complexe. Apparemment, il lui était permis de se mouvoir, et elle semblait profiter de l’opportunité tant que sa mobilité lui permettait. La surveillance semblait minimale, mais elle ne semblait pas disposée à tirer sur la courte longe dont elle profitait. Elle semblait prendre son mal en patience. Il était évident qu’elle ne survivrait pas une tentative d’évasion.
L’été tirait lentement vers sa fin, comme en témoignait l’air devant plus humide, plus frais et les bruits plus étouffés de la nature environnante qu’elle percevait à travers les rares fissures communicant vers l’extérieur.

Elle s’arrêtait parfois dans le temple, durant de longues heures. Son regard s’arrêtait longuement sur l’autel, et le disque pourpre sur le fond noir qui lui semblait étrangement élusif. Comme pour essayer de comprendre ce qui échappait constamment a sa compréhension.
Elle ne ressentait rien, hormis cette haine, hormis ce désespoir. Il ne lui restait que tout aussi peu de choses*; elle respirait, et elle vivait. Sans en comprendre le but*; elle n’avait jamais daigné pense a l’avenir, tout occupée qu’elle était à survivre. Et maintenant elle en avait le loisir, elle se retrouvait face a un mur. Celui de ses échecs. Et celui des conséquences. Hautement déplaisant. Le fil de ses pensées se faisait plus ferme, et ce trouble permanent qui l’avait harcelée si longtemps lâchait lentement prise. Elle redevenait lentement une, telle semblait indiquer cette impression.
Toutefois, la sensation lui était presque insupportable. Cela lui renvoyait sa solitude brutalement au visage. Oh, cela n’était pas sans raison valable. Ses actes parlaient pour elle.

- Quelles réponses espères-tu ici?

Une main s’était posée sur son épaule. Le geste n’était pas dépourvu d’affection. L’elfe, après ce qui paru une éternité, répondit d’un filet de voix a peine audible. La main était ferme, et elle s’y appuya un bref instant, comme pour rassembler un peu de force et d’ordre à travers ses pensées.
- Aucune dont les réponses me conviennent. Sans doute parce qu’elles sont trop honnêtes. Et trop dérangeantes. Mais je pense pouvoir les accepter.

Elle se retourna, lentement, pour faire face à ce visage, et ce regard inquisiteur.
- Il n’y a rien dans mon passé qui ne fasse beaucoup de sens. Dans ce qui remonte à la surface, aussi loin que je me souvienne, un sillon de sang qui suit mes pas*; des victoires inconsistantes, indécises. Des joies éphémères, pour des années de fuite.
Son expression se fit peinée, étrangement accusatrice. « C’est précisément pour ça que je me retrouve ici. Je suis l’outil que tu peux modeler à ta guise. »

La Sharite, mi-sérieuse, mi-amusée, répondit:
- Je n’ai pas pour habitude que mes motivations soient questionnées, Eliaëdel. Mais vu que nous sommes seules, je ferai exception.
- Ne t’inquiète pas. Ce destin me convient. Ce n’est pas comme si j’avais mieux à espérer des cartes que j’ai en main.

[Eliaëdel]

L’automne s’écoula, dans un quotidien à la routine familièrement répétitive. L’elfe devenait de moins en moins mobile, a son suprême déplaisir, à mesure que la grossesse approchait de son terme. Il lui était permis toutefois de lire, et de pratiquer la musique tant que personne ne se trouvait dans les environs.

Lorsque vint le moment, l’hiver était déjà bien entamé. L’air était froid et humide, et le silence de la nature était seulement interrompu par les bruits furtifs de la faune cherchant sa pitance, et par le vent qui sifflait a travers les minces ouvertures du complexe troglodyte.

Le travail fut déplaisant. Terriblement douloureux même, mais elle refusait de laisser échapper le moindre son. Sa conscience vacilla a deux reprises. Le refus de tout son être. Beatris la considérait avec un mélange de curiosité, tout en puis apposant la main sur l’épaule. Oh, pas comme une présence bienveillante, mais elle pouvait comprendre cette fureur. Tout comme elle comprenait les circonstances de cette conception. Elle était glacée, mais elle refusait obstinément de lâcher prise.
Si Eliaëdel en avait conscience, elle n’en fit rien paraître, tout occupée qu’elle était à expulser l’intrus de son corps. Une vie sortait d’elle, et elle considérait l’enfant qui s’échappait de sa prison de chair avec une haine incandescente.

Parasite.

Le bébé laissa s’échapper un cri quand la prêtresse le prit dans ses bras, et ses pleurs résonnèrent dans la chambre ; il fut lavé, et emmailloté dans une couverture de laine chaude.

« Ton fils, Eliaëdel.
- Ne l’approche pas de moi. » La voix avait été grondée, les accents de rage presque bestiaux. Elle était cependant trop faible pour se jeter sur lui, et moins encore de se libérer dans la surveillance de Beatris. La présence qui l’a avait supervisée durant l’effort n’hésiterait pas une seconde à s’interposer.

« Dommage. Il a pourtant le même désir farouche de survie que le tien. Et il te ressemble beaucoup. » Les accents dans la voix de la prêtresse étaient moqueurs certes, mais pas dénués de vérités. Elle contemplait l’enfant elfe, à la peau rougie par l’effort de la naissance, qui hurlait. Elle le berçait doucement et lentement il semblait trouver son calme. L’enfant semblait en bonne santé, et les mèches châtain clair couraient déjà le long de son crane. Il partageait le même regard émeraude que celui de sa mère, et la même volonté semblait y couver.

« Il mourra s'il s’approche de moi. Son père était un porc que j’ai tué avec le plus grand des plaisirs..
- Non Eliaëdel. Je ne te laisserai pas cette joie. »

En revanche, le nouveau-ne saurait satisfaire les désirs de descendance de riches mélandiens. Et servir de bon témoignage de la grandeur de Shar. La prêtresse partit avec l’enfant, laissant l’elfe seule face à ses vaines pensées homicides. L’enfant était une monnaie trop précieuse pour la gâcher bêtement par une seconde d’inattention.

Une fois à distance raisonnable, des tremblements irrépressibles secouèrent l’elfe. Il flottait dans la chambre une odeur entêtante de sueur et de sang mêlés. Et ce silence…

« Reste. » Après une pause. « S’il te plaît. » Le désespoir était immanquable dans sa voix.

La guerrière s’assit précautionneusement au bord de la couche ou elle était allongée. Des larmes coulèrent, sans un bruit. Dans un tourbillon de rage, de douleur, et de solitude.

Maladroitement, elle se pencha vers la barde, sans trop savoir que faire, tandis que deux bras se glissèrent dans son dos. L’étreinte se fit désespérée, avant de perdre graduellement en violence. La respiration se fit plus calme, moins saccadée. Elle essuya d’un revers de la main rageur des larmes qui venaient de ruisseler sur ses joues, comme pour blâmer sa vulnérabilité, avant de déposer un baiser furtif sur sa joue.

« Merci. » D’une absolue sincérité dans la voix. « Tu n’auras pas a revivre ça de sitôt. » Elle libéra l'humaine, qui la considérait en silence, sans trop savoir comment réagir, comme pétrifiée. Eliaëdel secoua la tête, et le charme se dissipa tout doucement.

Beatris se leva avec dignité, sans pouvoir dissimuler une précipitation certaine et un sourire légèrement crispé. Lorsqu’elle fut partie ne régna plus que le silence entrecoupé d’une respiration désormais calme. Le vent soufflait, glacial, dans la nuit hivernale.
Et dépit de la solitude absolue du moment, une douce sensation de paix l’envahit. La barde n’avait pu exercer sa vengeance sur le nouveau-né, et n’en aurait vraisemblablement jamais plus l’opportunité. L’enfant grandirait sans avoir conscience de son existence, et ne connaîtrait que la rancœur de ne jamais pouvoir trouver ses géniteurs. Le fruit incestueux et haï d’un violeur et d’une meurtrière. Elle pourrait s’accommoder de ce sens de l’injustice poétique, avec le temps. Il en souffrirait plus encore qu’elle.

Ce fut en cette nuit qu’elle trouva Shar. Ce fut en cette nuit qu’elle pria pour Elle, pour la première fois, avec une honnêteté et une dévotion absolues, irréversibles. Quand le matin vint, blafard, la paix dominait sur ses traits ; elle était Une, pour la première fois depuis des décennies ; pour le meilleur, et surtout pour le pire.