[Quête] Escapade en Féérie

[Galathée]

La brume avait gagné les abords de la cascade, de plus en plus dense, formant comme un tapis presque neigeux autour de l'eau noire où dansaient paresseusement les nénuphars. La lune se reflétait directement dans l'eau, ajoutant une tache claire au ballet des fleurs. Le souffle des enfants, celui de Taliesin, se mit à blanchir. La flèche de Victor, entre ses doigts, paraissait subitement de glace, légèrement lumineuse. De la même manière, le barde vit la corde invisible se révéler peu à peu, comme un serpent fantomatique, hésitant entre la réalité et le néant. Puis, doucement, il se mit à neiger. Des flocons timides descendirent lentement du ciel. La silhouette de Titus était toujours près de l'eau, immobile. Baptiste retenait son souffle. Victor ne bougeait pas. Même Marius semblait figé.

[Taliesin]

Soit dame Mahaut, tout en participant au bal, était parvenue à ensorceler la cascade et ses abords pour quelque obscure raison, soit, et cela lui semblait beaucoup plus probable, le chamois était en approche. Il se remémorait, en effet, le récit que leur avait fait le prince...
Et il croisait les doigts pour que les loups ne soient pas de l'aventure.
Tentant de faire abstraction tant du froid que de la visibilité possiblement problématique de la corde, il se tint donc plus que jamais aux aguets, plus que jamais prêt à intervenir.

[Galathée]

Peut-être une heure plus tard, ou peut-être moins ou davantage, il sembla à Taliesin qu'il distinguait une vague lueur au sommet de l'amas rocheux dont surgissait la cascade. La paroi était presque à pic, de pierre luisante et de cristaux, tandis que la neige continuait de tomber sans pour autant tenir sur le sol ou les branches des arbres. Titus avait perçu quelque chose, lui aussi, car il leva les yeux dans la pénombre argentée. Une silhouette blanche, menue, qui paraissait presque translucide, comme un esprit davantage qu'un être de chair, descendit le long des rochers, par bonds précis, prudents, s'arrêtant de temps en temps pendant quelques secondes, comme pour scruter les lieux. Il était à mi-hauteur lorsque Taliesin le discerna mieux et sut qu'il était ce qu'il attendait. C'était en apparence un chamois ordinaire, mince et gracieux, aux petites cornes recourbées et aux pattes graciles. Son poil était immaculé, ses sabots et cornes couleur nacre, seuls ses yeux étaient parfaitement noirs.

[Taliesin]

Après avoir passé quelques instants à l'observer, sinon à l'admirer, Taliesin se reprit.
Il devait penser pratique, il devait penser efficace. Et tant pis si ce n'était guère en accord avec la magie de l'instant : il n'avait pas le choix.
Ni le droit à l'erreur.
L'itinéraire choisi par le chamois l'ennuyait : si les chasseurs étaient toujours là, il leur offrait une cible parfaite. Sans compter qu'il ne fallait pas compter l'acculer contre la paroi, eut égard à son agilité.
Il devrait donc lui lancer la corde, corde dont il s'efforça de nouer l'extrémité pour la transformer en manière de lasso.
Peut-être était-elle magique, peut-être s'enroulerait-elle d'elle-même mais, dans le doute, il ne pouvait pas prendre le risque.
Comme il ne pouvait pas prendre le risque, malheureusement, d'une approche douce et d'une tentative d'apprivoisement, ce qui aurait pourtant eu sa préférence.

[Galathée]

Le chamois avait atteint le bord du bassin où il demeura un instant immobile, observant Titus. Ce dernier l'observa en retour, sans bouger. L'animal agita les oreilles, les naseaux frémissants. Il était nerveux, ses flancs battaient au rythme de sa respiration. Il aurait sans doute constitué une cible parfaite, en effet, mais aucune flèche ne vint : sans doute Lola avait-elle rempli sa mission avec succès. Mais le chamois était encore un peu loin de Taliesin pour qu'il puisse aisément l'atteindre. Il lui fallait espérer qu'il s'approche... ou s'approcher lui-même. Pour l'heure, il était figé, hésitant, frémissant au moindre bruit, et suffisamment près de la paroi rocheuse pour pouvoir y regrimper à la moindre alerte.

[Taliesin]

Taliesin demeura où il était.
S'il fallait bondir en avant, il le ferait. Mais il se disait que Titus serait peut-être en mesure sinon d'amadouer, au moins d'apaiser quelque peu le chamois, au point qu'il s'autorise à boire.
Dès lors, il tenterait de s'approcher discrètement, prêt à utiliser la corde si nécessaire mais... seulement si nécessaire.

[Galathée]

Titus se pencha à nouveau sur le bassin pour boire, à genoux, la bouche directement à l'eau. Le chamois resta en arrêt, l'observant de ses yeux noirs, toujours parcouru de frissons. Puis il fit un pas en avant, un second, et se pencha pour boire à son tour. Ils se trouvaient l'un et l'autre en miroir, séparés par l'eau noire et ses fleurs vagabondes.

[Taliesin]

Il aurait bien attendu encore, au cas où Titus, qui avait déjà fort bien réussi, puisse amadouer encore davantage l'animal.
Mais cela lui sembla trop risqué : un rien paraissait susceptible de le faire détaler.
Alors, avec d'infinies précautions, s'efforçant d'être aussi discret que silencieux, il commença à avancer.
Si le chamois le remarquait, il s'immobiliserait et tenterait de lui parler doucement, de lui dire qu'il était là pour l'aider.
Mais il se tiendrait prêt à user de la corde...

[Galathée]

Taliesin n'avait pas fait un pas que le chamois avait levé la tête, brusquement, et reculé vers la paroi rocheuse. Titus s'était redressé, lui aussi, et leva la main comme pour demander au barde de s'arrêter. Le faune se mit en mouvement, lentement, pas à pas, pour contourner le bassin. Le chamois ne regardait pas dans sa direction, il surveillait le barde, manifestement aux abois, dansant sur ses pattes comme s'il allait bondir dans l'instant.

[Taliesin]

Le barde s'immobilisa complètement, gardant les mains bien en évidence.
Puis, après une hésitation, il parla, de sa voix la plus douce, la plus bienveillante, la plus apaisante.
-Je ne vous veux aucun mal. Je suis ici pour vous aider.
Il doutait que le chamois, quoiqu'il ait pu être autrefois, soit en mesure de le comprendre. Mais peut-être serait-il sensible aux intonations...

[Galathée]

Le chamois recula puis fit volte-face et se dirigea en deux bonds vers la paroi rocheuse, prêt à reprendre son ascension. Il ne lui faudrait sans doute que quelques secondes pour grimper et disparaître. A cet instant, la brume se teinta d'orangé, comme si le feu couvait soudain sur le sol invisible, et les flocons de neige s'entremêlèrent de feuilles mortes, rousses, jaunes, écarlates, brunes, de formes diverses, qui tombaient d'arbres inexistants. Titus s'interposa entre le chamois et la roche. Les feuilles se mirent à tourner sur elles-mêmes, en un tourbillon de plus en plus rapide, tandis que la neige s'évanouissait et qu'une odeur d'humus humide s'élevait tout autour d'eux...

[Taliesin]

Que se passait-il ?
Étaient-ils en train de revenir dans leur monde... après des mois d'absence ?
Fallait-il y voir l’œuvre de dame Mahaut, qui incarnait le changement ?
Pas moyen de le savoir.
Pas le temps de s'interroger.
Il bondit donc en avant, brandissant la corde, prêt à la lancer sitôt qu'il serait à portée...

[Galathée]

Le chamois était à présent tout entier tourné vers Titus, paniqué. Il cabra, fit un bond en arrière, et se retrouva face à Taliesin. Sa terreur explosa, il se ramassa sur lui-même et bondit au-dessus du faune pour atterrir sur une anfractuosité de la paroi rocheuse. Il parvint à y maintenir son équilibre, mais le tourbillon de feuilles mortes, désormais beaucoup plus ramassé, se dirigea droit sur lui, prêt à l'engloutir. En désespoir de cause, le chamois sauta de son perchoir, droit dans le bassin. Pendant une seconde, il parut capable de rester à la surface, les pattes écartées sur les feuilles ouvertes des nénuphars, mais cela ne dura qu'un instant : le plancher végétal céda et l'animal tomba à l'eau.

[Taliesin]

Au moins, il n'y avait pas à hésiter sur la suite des opérations.
Ainsi sauta-t-il dans le bassin pour tenter d'attraper l'animal.
Peut-être que le fait de simplement le tenir suffirait...
Parce que le ramener à la surface et plus encore lui passer la corde, cela semblait purement et simplement impossible.
Sans parler de ce tourbillon dont il connaissait désormais l'origine...

[Galathée]

L'eau était glaciale et les racines des multiples nénuphars rendirent la progression du barde hasardeuse. Le tourbillon de feuilles mortes tournoyait à présent à la surface aussi l'elfe fut-il obligé de plonger pour l'éviter. Malgré les ténèbres, provoquées par toutes ces feuilles flottantes, Taliesin réussit à distinguer sa proie : le chamois parvenait tout juste à maintenir sa tête hors de l'eau mais lui aussi s'emberlificotait peu à peu les pattes dans les tiges et les algues. L'elfe eut alors l'impression que les plantes se mouvaient pour emprisonner l'animal, il vit clairement une sorte de liane s'enrouler autour de son ventre et le tirer vers le fond. L'air commençait à lui manquer, par ailleurs, même s'il pourrait sans doute tenir encore un peu sans remonter...

[Taliesin]

De toute façon, il n'avait pas le choix : s'il remontait à la surface, tout serait perdu. Du moins, il y avait de fortes chances.
Alors, il chercha à nager plus vite. Il espérait que seulement toucher l'animal, le tenir un minimum suffirait.
Mais sinon, il tenterait de trancher la liane avec son épée.

[Galathée]

Au prix d'un effort difficile, et en dépit de ses poumons en feu, Taliesin parvint à se propulser jusqu'au chamois. Il le toucha à la croupe, le sentit frémir sous ses doigts, mais rien ne se produisit. En désespoir de cause, il usa alors de l'épée rouillée pour trancher la liane. Il entendit alors un son tonitruant, un cri guttural, une odeur de sous-bois, musquée, de sang et sueur lui emplit les narines, et tout explosa autour de lui.
Il fit sombre, plus lumineux, il eut l'impression de voir, autour de lui, ou en lui, galoper un animal énorme, un cerf peut-être, ou un buffle sauvage, et puis il fit à nouveau nuit.
Mais il n'était plus sous l'eau, ni même au bord d'un bassin, il était ailleurs...