[Lieu] La Route de la Lorien

[Voyageuse]

Astrée suivit son injonction et se commanda un dessert, une tarte aux fruits tout simplement : ça faisait partie des petits plaisirs qui lui manquaient quand elle était en vadrouille loin de la civilisation. Elle termina le repas par une infusion, par habitude.
Mais elle était fatiguée, elle aussi, et ne comptait pas s'éterniser davantage dans la salle : l'effet de l'infusion se faisait déjà sentir et elle se sentait somnolente. Ou peut-être était-ce dû au petit pétillant de l'apéritif. Ou à la bonne chère. En tout cas, il était largement temps de monter dormir. Elle était certaine que le bruit ne la gênerait pas le moins du monde.

[Galathée]

La pluie l'accompagna en tout début de nuit puis se tut et la jeune femme put dormir dans un lit confortable, dans une tranquillité parfaite. Le soleil se leva évidemment très tôt, toujours généreux au mois d'Eléasis, et les oiseaux se mirent à chanter au dehors, mais rien n'obligeait Astrée à se lever, d'autant que les rideaux étaient suffisamment épais pour garder la lumière au dehors. Elle entendit vaguement du bruit dans le couloir, mais ses voisins étaient discrets, à moins qu'il n'y en eut que très peu, vu le nombre de marches à gravir...

[Voyageuse]

Elle savoura un moment le plaisir d'être dans un lit confortable, dans une chambre parfaitement calme et silencieuse. Elle bailla, resta un moment à écouter le silence -et les chants d'oiseaux. Dehors, la luminosité augmentait, elle le devinait à travers les rideaux. Elle savait qu'elle était sensée ne pas trop traîner : elle devait déjeuner, aller visiter le mémorial, peut-être méditer quelque part au pied d'un arbre... quoique, non, le lieu ne s'y prêtait pas, trop fréquenté. Elle profiterait d'une pause durant la journée.
Le soleil l'appelait, tout de même, et puis le site devait être magnifique sous cette lumière. Elle finit donc par se décider à se lever, et se mit en quête d'un peu d'eau pour un brin de toilette avant de descendre déjeuner.

[Galathée]

Astrée trouva de l'eau sans mal dans le broc qu'on avait laissé sur une petite table, près de la porte. Elle était fraîche, mais ce n'était peut-être pas plus mal en prévision de la nouvelle journée torride qui s'annonçait.
Une fois dans la salle à manger, elle fut prise en charge par une nouvelle serveuse, Babette, qui lui demanda si elle avait l'intention de petit-déjeuner seule ou si elle voulait à nouveau se joindre au gentilhomme qui avait partagé sa table la veille, voire à quelqu'un d'autre, bien sûr, si tel était son désir.

[Voyageuse]

Astrée haussa les épaules. Cela lui était égal, au fond. Mais elle ne voulait pas vexer le jeune homme en l'ignorant.
" Et bien... S'il est dans la salle, je veux bien partager sa table. Enfin, sauf s'il préfère être seul bien sûr. Je comprendrai très bien : il y a des gens qui sont trop vaseux pour parler à quiconque le matin, je ne veux pas m'imposer. Mais s'il dort encore -ce lui qui semblait assez probable-, je déjeunerai sans l'attendre."

[Galathée]

Astrée ne s'était pas trompée : le désormais célèbre cavalier sans cheval n'était pas encore levé. On la guida donc vers une table près de la fenêtre, d'où elle put observer le site de la Bataille du Vain Serment sous les premiers rayons du soleil. Le sol était encore mouillé, la pluie avait ravivé le vert des arbres, mais il paraissait clair que toute cette humidité ne serait plus qu'un souvenir avant midi. En contrebas de la fenêtre, Astrée découvrit une esplanade de pierre rose et grise, sur laquelle se dressaient deux statues côte à côte : un elfe en armure à droite, côté Lorien, un humain en armure à gauche, côté Togoria. L'un et l'autre étaient tournés vers le site, leurs visages invisibles depuis l'auberge, et leurs armes de pierre gisaient à leurs pieds, un arc pour l'un, ce qui devait être un hache, pour l'autre.
On lui servit un porridge et une salade de fruits de saison, un peu de pain encore chaud, du beurre, de la confiture, quelques tranches de jambon, puis on laissa la jeune femme à son petit déjeuner tranquille.

[Voyageuse]

Elle prit le temps de goûter à tout, profitant de la nourriture plus raffinée, même pour un petit déjeuner, que ce qu'elle cuisinait elle-même. Et puis, il fallait un petit déjeuner consistant pour le voyage.
Elle guetta tout de même l'apparition de Mathieu, si toutefois il finissait par émerger, histoire de ne pas oublier de le saluer avant de quitter la salle. Il ne s'intéresserait sûrement pas à la visite du site, or elle avait l'intention de se rendre sur l'esplanade sitôt son déjeuner avalé.
Elle avait descendu son sac, pour ne pas avoir à remonter les quatre-vingt treize marches. Les tenanciers accepteraient sûrement qu'elle le laisse quelque part pendant la visite.

[Galathée]

Astrée s'était trompée. Lorsqu'elle sortit sur l'esplanade, après avoir confié son sac au comptoir d'accueil, elle y découvrit Mathieu, une tasse à la main, en train d'inspecter les statues qui regardaient vers le site. Deux des guides discutaient ensemble, un peu plus loin, avec animation. Il n'y avait encore personne entre les arbres et les rochers, mais le sol avait déjà séché. Ni le premier ni les autres ne l'avaient vue, pour l'heure, et elle pouvait elle aussi musarder en solitaire, ou bien se faire remarquer...

[Voyageuse]

Elle observa d'abord le site depuis l'esplanade, appréciant le contraste entre le vert soutenu des arbres, tous différents, et la couleur des rochers. Le calme du petit matin était idéal pour une visite.
Mais avant d'aborder des guides, elle souhaitait prendre le temps d'examiner par elle-même les deux statues, aussi se dirigea-t-elle vers celles-ci.
" Bonjour, dit-elle simplement à Mathieu. Vous comptez visiter le site, vous aussi ?"
Étant en mission commerciale, il n'avait sans doute pas le temps de s'attarder.

[Galathée]

Il se tourna vers la jeune femme, s'éclaircit la gorge et lui sourit difficilement. Il avait les larmes aux yeux, et Astrée comprit rapidement pourquoi. Les deux statues, un petit peu plus grandes que nature, fixaient le site de la bataille avec des expressions de douleur poignantes. Même si elles n'étaient pas parfaitement réalistes, plutôt sublimées, il se dégageait de leur visage, de leur attitude, la courbe de l'épaule, le relâché d'une main, une émotion qui vous prenait aux tripes, sans que vous puissiez y résister. L'elfe et l'humain de pierre reflétaient stupéfaction, souffrance, choc devant l'étendue d'un désastre invisible. Ils ne partageaient pas exactement les mêmes expressions, l'humain était plus explicite dans son désarroi, l'elfe plus gardé, mais l'un et l'autre provoquaient le même sentiment chez l'observateur.
" Je ne crois pas... qu'on puisse venir ici... et puis continuer sa route comme ça... dit-il en se détournant du spectacle pour reporter son regard sur la plaine aux arbres et aux rochers. Je n'avais pas idée... que pareille chose... s'était produite ici. Je pensais que... cela n'arrivait que de l'autre côté de la mer."

[Voyageuse]

Astrée ne répondit pas tout de suite. Elle avait les yeux fixés sur les statues et se laissait à son tour subjuguer par leur expression, si réaliste, si poignante. Le sculpteur était vraiment doué pour avoir su représenter si bien toute l'horreur de la guerre. Elle se sentit frissonner, malgré la température clémente, et reporta son regard vers le champ de bataille. Tant de morts... pour quoi ? C'était une telle absurdité de recourir aux armes.
" Des guerres, il y en a eu partout. De tout temps", finit-elle par répondre gravement, se tournant à nouveau vers les statues.
Voilà qu'elle se mettait à parler comme Sohel, son mentor. Quand il parlait ainsi, elle se demandait si c'était son côté druide ou son côté elfe qui s'exprimait.
" Mais là... il y a un siècle seulement.... C'est presque hier, je suppose..."
Pour les elfes en tout cas.

[Galathée]

" Oui. Il parait que les blessures sont encore très vives, dans la Lorien... que c'est pour ça qu'il faut être très vigilant... très respectueux, aussi. Ce n'est pas très confortable, évidemment, de faire partie d'une espèce meurtrière... Après, de ce que j'en sais, les atrocités ont été nombreuses des deux côtés... mais il ne faut pas le dire trop fort..."
Il eut un léger sourire.
" Vous avez déjà fréquenté des elfes ? Ce sont des gens stupéfiants. Je n'en connais pas beaucoup mais... ceux que je connais... C'est difficile d'imaginer qu'on ait pu vouloir anéantir leur civilisation, comme ça, parce qu'ils occupaient déjà les lieux quand les humains sont arrivés... Bon, ils n'étaient pas très partageurs, c'est sûr mais... c'est le cas de n'importe qui qui est installé quelque part et qui voit venir un envahisseur, je suppose. Ça marche pour les fourmis, pour les loups, pour les elfes. Vous êtes bien placée pour le savoir, évidemment. Mais les elfes... J'imagine que c'est la différence qu'on ressent entre la destruction d'un magnifique papillon ou d'une limace, quand on n'y connait rien, comme moi. Les elfes, c'est comme les papillons. Ça vous brise le coeur."

[Voyageuse]

Astrée sourit.
" Je trouve que la comparaison est bien choisie. Les elfes sont un peu des papillons... "
Elle n'irait pas jusqu'à dire que les humains étaient des limaces, et ce n'était pas ce qu'il avait sous-entendu.
" C'est terrible quand deux races veulent s'anéantir au lieu de chercher comment coexister. Mais là, c'était les humains qui étaient les envahisseurs, donc on a le mauvais rôle, même s'il y a eu ensuite des actes répréhensibles des deux côtés. C'était leur territoire... Donc normal qu'ils le défendent. Et il doit y avoir en Lorien des elfes qui ont vécu cela, alors que pour nous c'est du passé. On peut comprendre, dans ces conditions, qu'il y ait des règles drastiques et qu'ils aient du mal à nous tolérer."

[Galathée]

" Bien sûr. Il ne me viendrait pas à l'idée de remettre ce genre de choses en question." dit Mathieu en regardant vers l'horizon.
Il se retourna ensuite vers Astrée, leva le nez vers les statues, et esquissa une grimace.
" Accessoirement, je suis censé négocier quatre blocs de marbre pour Soren, le sculpteur. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de lui, c'est l'auteur de ces statues, un clerc de Sunie. Et c'est un emmerdeur patenté. Je vous jure ! Il m'a dessiné le grain du marbre que je dois lui dégoter avec une précision telle que ça va me prendre six mois pour le trouver. Et avec ma chance, il est encore fichu d'estimer que la teinte n'est pas exactement comme il la désire et me remballer mes blocs. Mais bon, les Sunites sont de bons clients, alors voilà... On essaie de faire ce qu'on peut pour les satisfaire. Et j'admets qu'il est doué."

[Voyageuse]

Astrée acquiesça.
"Oui, vraiment très doué. Ses statues sont toujours incroyablement réalistes. Enfin, ce n'est pas le mot : elles sont trop belles pour êtres réelles. Mais elles semblent presque vivantes, c'est incroyable. Comme si elles parlaient à notre âme. Et j'ai eu l'occasion de le rencontrer à Luménis. Il a même sculpté le buste d'un ami à moi, au printemps dernier. Un centaure. Donc l'ayant rencontré, j'imagine très bien à quel point il doit être d'une exigence infernale dans le choix de ses matériaux, ajouta-t-elle avec un petit rire. Je vous souhaite bien du courage pour trouver la perle rare ! Il doit être insupportable, dans ce domaine..."

[Galathée]

" Vous n'avez pas idée."
Il se tut une seconde, un léger sourire aux lèvres, comme il revisitait un souvenir, puis revint dans l'instant présent.
" Après, satisfaire les Temples, surtout ceux qui ont des aspirations esthétiques très claires, comme les Sunites, c'est toujours un casse-tête. Mais mon patron, Maître Ondo, vous dirait que plus le client est exigeant, plus cela signifie qu'il est sensible à la beauté du travail. Ceux qui s'en fichent... c'est un peu comme s'ils méprisaient notre savoir-faire. Enfin le leur. Moi je suis juste... le négociant."
Il secoua la tête.
" Mais je parle de cailloux en pareil endroit, mes excuses. Tout ça est trivial."

[Voyageuse]

Astrée haussa les épaules.
" Sans doute. Mais après tout, il s'agit de sculpture et de beauté, pas de vulgaires cailloux... Et puis, la pierre, elle est omniprésente dans ce site, elle symbolise bien des choses. Mais je pense que les guides sauront expliquer cela. Je vais voir s'il est possible d'avoir une visite guidée, ajouta-t-elle en désignant les deux guides du menton. Je ne sais pas si vous en avez le temps ? Après tout, vous êtes en mission pour votre patron, vous avez peut-être des délais à respecter...."

[Galathée]

" Non, mon timing est relativement souple, dit-il. Je vais peut-être rester presque un an de l'autre côté de la forêt alors je ne suis franchement pas à un jour ou deux."
Il la suivit alors qu'elle approchait des guides. Les deux jeunes gens, dans leur livrée grise et verte, les accueillirent d'un sourire. C'est la jeune femme qui les invita à descendre vers le site.
" Bienvenue sur le site de la Bataille du Vain Serment, annonça-t-elle, la dernière grande bataille que se sont livrés les elfes et les humains dans la Vallée, il y a maintenant près d'un siècle. Avez-vous déjà quelques notions de cette période ?"

[Voyageuse]

" Et bien... Non, pas vraiment, avoua Astrée. En fin, rien de précis. Je ne suis pas d'Hélonna. Mais j'ai entendu dire qu'il y a eu des tensions à l'arrivée des humains sur l'île, je sais qu'il y a eu des conflits..."
Elle en avait vaguement entendu parler au printemps, un peu par Reynald, et davantage par Dymphéa et Neffen. Auparavant elle ne soupçonnait rien. Son compagnon en savait peut-être davantage, lui.

[Galathée]

" Des tensions, oui, dit la jeune femme. La guerre, en réalité. Une vraie guerre avec tout ce qu'elle peut avoir de terrible."
Elle s'était tournée vers Mathieu.
" Heu... Je sais que c'est un sujet très sensible... que les elfes de la Lorien sont, pour la plupart, encore très... marqués par la question... et puis que la Vallée, avant, était largement boisée, c'est ça ?
— C'est plus ou moins ça. En réalité, le conflit ne s'est pas déroulé de manière identique partout... La zone dans laquelle nous nous trouvons a été la plus durement disputée. Elle était effectivement boisée d'Eredhun, environ, à Haradhar. La zone au sud, délimitée par les montagnes, était telle que nous la connaissons encore aujourd'hui. La zone au nord d'Haradhar était plus sauvage mais déjà plus dégagée. Tout le parcours de la Sylvestre, par contre, était dans la forêt. Et c'est toute cette partie qui a été défrichée au cours d'un siècle d'affrontements plus ou moins soutenus. La Bataille du Vain Serment, qui a eu lieu ici, est la dernière grande bataille qui a été livrée avant les accords de paix. Les elfes l'ont remportée, cette bataille, grâce à la mort, au deuxième jour des combats, du général humain, le Duc Gunther de Malvern."
Elle leur fit signe de descendre les marches qui menaient de l'esplanade au site en tant que tel.

[Voyageuse]

Astrée écoutait avec attention, s'efforçant de se souvenir de la carte de l'île, qu'elle avait souvent examinée. La zone concernée était vaste. La guerre avait dû être longue et terrible. Un siècle... Et toute cette nature envahie et transformée par les humains. Elle comprenait que le ressentiment des elfes puisse être très grand.

Elle se demanda pourquoi on l'appelait la bataille du Vain Serment, mais tôt ou tard, le guide y viendrait, ce n'était donc pas nécessaire de poser la question.
Sagement, elle descendit les marches, regardant avec attention autour d'elle pour s'imprégner de la solennité des lieux.

[Galathée]

" Cette victoire est ce qui a permis aux elfes d'arriver à la table des négociations avec la tête haute. En réalité, comme vous pouvez l'imaginer, ils avaient perdu la guerre, chaque nouvelle bataille les faisait reculer, et la forêt avec eux. Mais la mort de Gunther de Malvern était nécessaire pour que toute option diplomatique puisse être envisagée. Malvern qui était, vous le savez peut-être, un Bainite, avait l'intention de rayer les elfes de la carte hélonienne. Il était opposé à toute négociation. Pour les elfes, il n'était pas possible d'imaginer engager des pourparlers avec un homme de cette engeance. Les humains plus modérés étaient écrasés par la puissance de Malvern, à l'époque, qui jouissait d'une réputation formidable d'invulnérabilité.
— Excusez-moi de vous interrompre, mais... vous avez dit un Bainite ? Ici, sur Hélonna ?
— La religion lathandrite ne s'est imposée sur Hélonna que progressivement... Les premiers vrais groupements lathandrites sont arrivés sur l'île vers les années 1280... mais c'était déjà la fin de la guerre, à cette période... et c'est une influence qui a permis, sans doute, que ces accords de paix deviennent possibles. Mais les premiers colons sont arrivés en Hélonna dans les années 1150. Soit plus d'un siècle plus tôt. Parmi eux, il y avait de tout, mais surtout des gens rudes. Et quand les elfes ont commencé à s'inquiéter des premiers défrichages, ce sont les plus rudes d'entre eux qui ont répliqué."

[Voyageuse]

Forcément. C'était toujours les plus violents qui recouraient aux solutions violentes.
Astrée avait tiqué, elle aussi, à la mention du bainite. Elle n'avait pas de connaissance de l'histoire d'Hélonna, et, inconsciemment, avait imaginé que l'île avait été peuplée par des humains fuyant l'influence Mélandienne. Un peu comme son histoire à elle, finalement. C'était un peu idiot.
" Et pourquoi ce nom pour cette bataille ? Le Vain Serment ?"

[Galathée]

" Et bien... Il y a au moins deux explications. La première tient au nom d'un petit ruisseau qui coulait ici autrefois, un affluent de la Sylvestre, qui se serait appelé la Vesta, ce qui signifie la promesse, en elfique. Mais ce ruisseau a complètement disparu, on pense à cause des bouleversements imposés au paysage par le défrichement. Il était sacré pour une des tribus qui vivaient ici, d'où leur désir de bouter les humains hors de la zone... en vain. L'autre explication est plus floue... On dit que de nombreux serments ont été fait avant cette bataille, du côté elfique, mais notamment celui de ne cesser la lutte que lorsque les humains auraient tous été rejetés à la mer. On dit aussi qu'ils avaient fait le serment de libérer certains otages qu'avaient pris les humains, des dignitaires de leur peuple dont les humains se servaient pour démoraliser leurs troupes en les exposant ou les utilisant comme boucliers avant les batailles... Rien de tout ça n'a été possible. Les elfes ont accepté des termes qui les ont renvoyés dans ce qui restait de la Lorien, mais à l'abri de déprédations supplémentaires. Les humains ne sont jamais retournés à la mer. Et les prisonniers de guerre, ma foi... beaucoup ont péri dans la débandade qui a suivi la défaite humaine."
Ils étaient désormais entre les arbres et les rochers. Ces derniers, déjà couverts de mousses et de lichens, avaient tous la hauteur moyenne d'une toise, parfois un peu plus, parfois un peu moins. Les arbres, de leur côté, avaient des tailles diverses, selon les essences, mais Astrée devinait qu'ils avaient tous le même âge, datant du moment où le site avait été inauguré.
" Les accords de paix ont été formellement signés deux ans après la Bataille. Ça peut sembler beaucoup mais pour les elfes, c'était très peu. Leur structure peu centralisée nécessitait de nombreux échanges entre des tribus disséminées partout dans la forêt. Heureusement, pendant toute cette période, une trêve s'est maintenue. Il y a eu des échauffourées, bien sûr, des escarmouches, un ou deux massacres, des meurtres dans la nuit, un incendie, des sabotages. Mais rien d'aussi violent que tout ce qui avait eu lieu avant."

[Voyageuse]

Astrée resta silencieuse un moment, assimilant toutes ces informations. Sans cette bataille, le bainite aurait poussé à poursuivre la guerre et qui sait où il se serait arrêté ? Cette victoire des elfes, et la trêve qui avait suivi, avait permis d'épargner de nombreuses vies elfes -et bien sûr humaines-, et surtout de leur laisser la souveraineté sur une partie de l'île.
Elle contempla un moment le site, résistant à l'envie de toucher les arbres et les rochers. Elle songea que certains arbres grandiraient encore, grossiraient, et gagneraient ainsi du terrain, symboliquement, sur les rochers. A l'inverse de ce qui se passait dans la réalité, où les sociétés humaines tendaient à croître davantage que celles des elfes.
" C'est une bonne chose que ce site ait été construit. Surtout si c'est par les deux peuples. Et seulement.... une trentaine d'années après la guerre, c'est ça ? Pour les elfes, c'est si peu... Les rancunes devaient encore être très fortes."

[Galathée]

" C'est le cas, surtout dans cette zone, effectivement. Mais il faut vous rappeler que le conflit en lui-même a duré plus d'un siècle et que, des deux côtés, les mentalités ont évolué en parallèle. Quand les accords de paix ont été signés, certaines tribus elfes poussaient pour une résolution diplomatique depuis près de cinquante ans, déjà. Les tribus côtières s'étaient montrées intransigeantes, parfois extrêmement violentes, envers les communautés humaines. Vous connaissez les mécanismes de la guerre, il y a rapidement eu des envies de vengeance. Les elfes ont, parfois, un sentiment de supériorité envers les autres espèces intelligentes qui les rendent absolument imperméables à toute idée de cohabitation. Certaines offres anciennes ont été rejetées, alors qu'elles auraient permis, peut-être, d'éviter une partie du désastre. Les humains ont aussi eu la sensation que les elfes les extermineraient. Leur arrivée sur ces côtés était au départ, rappelons-le, liée à une épidémie qui ravageait la Côte des Epées, en Féérune. Ils fuyaient la mort et la maladie, et l'incroyable richesse d'Hélonna leur était refusée par un peuple peu partageur."
La jeune femme sourit.
" Tout ça était très complexe. Mais vous avez raison. Beaucoup d'elfes saignent encore de ce qui s'est passé, contrairement aux humains qui, même s'ils ont tous perdu l'un ou l'autre membre de leur famille dans le conflit, ne les ont pas connus personnellement et sont donc relativement oublieux. Cela tient aussi à l'essence de la Rêverie elfe, qui mélange et ravive les souvenirs de toute la communauté. Cela n'aide pas à aller de l'avant. C'est quelque chose qui est très difficile à comprendre pour les humains, surtout les Lathandrites, qui vivent tournés vers l'avenir et préféreraient qu'on passe à autre chose."

[Voyageuse]

Astrée ne parvenait pas à comprendre ce qu'était la Rêverie elfe, et n'y parviendrait sans doute jamais. Cela lui était trop étranger. Mais cela les rendait sans doute plus tourné vers le respect des traditions et de l'ordre établi, plus conscients de l'histoire plus ou moins récente, et peut-être plus méfiants envers les nouveautés. Et c'était assez peu compatible avec les mentalités humaines, finalement. Mais les deux peuples pouvaient être complémentaires, si chacun savait respecter la place de l'autre. Tout cela était complexe...
Elle n'ajouta rien, laissant Mathieu réagir s'il le voulait. Elle restait songeuse. La guerre aurait-elle pu être évitée ? Sans doute pas. Aucun peuple n'accueille à bras ouvert un envahisseur. C'était comme dans la nature : il faut du temps -et des conflits- pour qu'une nouvelle espèce trouve sa place dans un ordre naturel établi.

[Galathée]

Mathieu paraissait songeur, lui aussi, peut-être un peu mal à l'aise.
" Cette histoire signifie-t-elle que nous serons en danger dans la forêt ? demanda-t-il soudain.
— Non, dit la jeune femme. Pas plus que sur une route qui traverserait une forêt non elfique. Il y a toujours des bandits, je suppose, mais cela ne change rien que la zone soit elfe ou humaine. Si vous respectez les règles, bien sûr... et vous, en tant qu'homme, devez absolument éviter de courtiser les femmes elfes, si vous en croisez dans les auberges ou sur la route.
— Quoi ?
— Le mélange des sangs a été utilisé comme manière de conquête, en certains endroits. Les femmes elfes sont très peu fertiles, comparées aux femmes humaines. Un demi-sang de mère elfe est considéré comme une perte, pour de nombreuses tribus de la Lorien, au contraire d'un demi-sang d'une mère humaine.
— Diable, voilà qui est sordide. Heureusement que je n'avais aucune intention de ce genre." murmura Mathieu.

[Voyageuse]

Astrée grimaça intérieurement. C'était encore un peuple qui privilégiait les lignées masculines. Mais cela éclairait d'un autre jour la remarque que lui avait fait le trafiquant qu'elle avait croisé, concernant le rapport des elfes aux femmes humaines. Un enfant d'une femme humaine pouvait être une conquête, en somme. Même maintenant que la guerre était finie. Pourtant, elle trouvait les femmes elfes tellement plus belles que les humaines... pourquoi des elfes songeraient-ils à faire des avances à une humaine ?

" Et ces règles, pour traverser la Lorien.... quelles sont-elles ?, questionna-t-elle, revenant à une question purement pragmatique. Uniquement de ne pas quitter la route ? Est-ce qu'il y a autre chose.... je ne sais pas.... comme ne pas galoper, ne pas faire de bruit ?"
Ils étaient encore loin, et elle en saurait plus en approchant de la forêt, mais la guide devait être au courant.

[Galathée]

" Non, vous verrez, la route est bien délimitée. Et c'est une route. On y fait ce qu'on y fait, rien de plus ni de moins. Vous ne devez pas craindre de vous prendre des flèches baladeuses ou d'être foudroyés par un ensorceleur mécontent de vos chansons. Dans les lieux de contact, les comptoirs, les auberges, il vaut mieux ne pas insulter les elfes ou leur chercher des noises, mais là, à nouveau... c'est comme dans n'importe quelle auberge. On n'insulte pas son voisin de table. Et puis la route de la Lorien s'écarte quand même rapidement de la lisière, et donc des zones où le sang a coulé. Le ressentiment est plus distant, même s'il peut exister. Et puis, comme je vous l'ai dit, certains elfes ont fait du chemin. Certains se sentent gênés de ce qui a été fait aux humains et d'autres savent que vous n'êtes pas les humains d'hier. Vous êtes leurs arrière-petits-enfants, quand vous ne venez pas d'arriver en nos terres.
— C'est quand même difficile de ne pas avoir l'impression d'être un intrus." dit Mathieu.