[Lieu] La ferme Desmoulins

[Taliesin]

-Je me disais que des messagers partaient peut-être plus régulièrement depuis la capitale... Mais de toute façon, l'auberge fera très bien l'affaire. On en profitera aussi pour envoyer la missive destinée à Mathilde.
Il soupira.
-Et alors, les dés seront jetés. Mais l'avantage des moissons, c'est que nous aurons trop de travail pour vraiment y songer.

[Galathée]

" Dis, en parlant de cette missive à Mathilde... Tu sais que je n'ai absolument aucune certitude... et que si elle est réellement liée à Kerun d'une manière ou d'une autre, elle va être immensément embarrassée d'avoir été... repérée de la sorte. Tu ne crois pas que ce serait mieux de lui adresser directement un courrier aux services secrets, de manière générale ? Ou alors tu as peur que ce soit lu par quelqu'un d'autre ? J'avoue que je suis un peu... hésitante. Je n'aurais pas dû te parler de mes soupçons."

[Taliesin]

-C'est juste que cette solution-là me semblait plus... discrète. Mais soit, tu as raison : oublions, et faisons les choses de manière plus officielle. Sans doute la lettre sera-t-elle lue, oui, mais bon, je ne crois pas que vouloir savoir qui réclame la garde de l'enfant que nous avons sauvé puis recueilli paraîtra scandaleux. Et ce qui est certain, c'est que nous devons impérativement savoir de qui il s'agit, si c'est un homme bon, respectable...

[Galathée]

" Nous ferions bien de compter sur d'autres sources de renseignement, si tu veux mon avis... Même en imaginant que Kerun ait le droit d'enquêter sur un quidam à compte purement privé, ce qui me semble déjà un peu discutable, nous n'avons aucune idée de où il est... et imaginons qu'il soit... je ne sais pas... en Dorrandin... et bien ce ne sera pas demain qu'il recevra ton courrier... Hum. Si nous allons jusque là pour interroger les voisins, ça va se voir, bien sûr, mais... on peut peut-être réfléchir à nos autres relations..."

[Taliesin]

-Les seules personnes que nous connaissons dans cette région, ce sont nos amis clercs du temple de Moandre. Sauf que dans sa dernière lettre, Tim laissait entendre qu'il allait sous peu repartir pour Dorrandin ; sans doute sera-ce aussi le cas des autres, vu leur dévouement. Et s'ils ne sont plus là, eh bien... Je ne vois pas sur qui nous pourrions compter.
Haussement d'épaule.
-Enfin, nous y réfléchirons.

[Galathée]

" Oui, tu as raison."
Les choses se déroulèrent comme planifié : au petit matin, au moment de partir pour sa tournée habituelle, Galathée emporta le pli de Taliesin jusqu'à la route. Elle disparut ensuite dans les fermes avoisinantes pour la matinée, laissant le soin à Guillhem et sa fine équipe de préparer tout le nécessaire pour les moissons. Le terrain était loin d'être immense et c'était l'affaire de trois ou quatre jours de travail intense, mais il fallait avoir tout réglé avant la pluie, idéalement, et les températures invitaient l'orage, ce qui conférait une certaine urgence à leur labeur.
Taliesin et Guillhem se chargèrent de la préparation des outils, les enfants de celle de la grange. Ensuite, il faudrait manger puis... attaquer les hostilités.

[Taliesin]

Cela ne le dérangeait pas le moins du monde. C'était même plutôt le contraire.
Comme il l'avait dit à Galathée, le dur labeur laissait peu de place aux noires pensées. Mais il n'y avait pas que cela.
Durant les moissons, on récoltait de concert ce que l'on avait semé, on recueillait le fruit du travail de toute une année. Et la satisfaction du devoir accompli rendait l'humeur festive.
Certes, cela ne se passerait pas tout à fait comme l'année précédente, notamment parce que Baptiste, à cause de son bras, ne serait pas vraiment en mesure de les aider. Mais nul doute qu'il se surpasserait en cuisine, sans compter qu'il pourrait garder un œil sur Marius et Titus. Lesquels, s'ils seraient encouragés à donner un coup de main, ne seraient forcés à rien, eut égard à leur récente arrivée et à leur jeune âge. Mathieu, le benjamin des Merlus, étant également concerné par ce dernier point, ils pourraient se distraire ensemble.
Quant au reste des enfants, il s'efforcerait de remiser ses soucis, de se faire moins distant et de trouver un moyen de les récompenser de leurs efforts. Certes, il était normal qu'ils aident ; mais il était normal, aussi, de les en remercier.

[Galathée]

Durant cette période, Galathée suspendit ses tournées vétérinaires mais Flore demeura présente à la ferme : fille de bergers, elle n'avait pas de tâche familiale particulière en cette saison : les moutons avaient été tondus plus tôt dans l'année. Antoine revint de Luménis, mais pas Mathilde ni Robin. Mathieu et Marius donnèrent un coup de main classique, Titus beaucoup moins : il arpenta les champs avant la moisson pour prévenir leurs habitants qu'il était temps de changer d'air. Cela n'avait l'air de rien mais les autres enfants, stupéfaits, virent rats des champs, lièvres, cailles et criquets s'enfuir en grand nombre, ce qui était un spectacle fascinant.
Une surprise de taille les attendait le premier soir : l'oncle Matthieu reparut, sur son cheval gris, juste à temps pour le souper. Depuis la rupture de ses fiançailles avec Valaellyn, il s'était fait rare, mais il semblait bien décidé à rester le temps des moissons, et peut-être un peu plus, pour le grand bonheur de ses neveux et de son frère.

[Taliesin]

Mais pas seulement, car le rôdeur était aussi apprécié de l'autre tribu résidant en ces lieux, du moins par ses membres en faisant partie depuis suffisamment longtemps pour l'avoir connu.
Taliesin lui fit donc bon accueil et ne se priva pas pour bavarder avec lui lorsque l'occasion s'en présenta. Toutefois, il prit grand soin de laisser la priorité à Guilhem et à ses enfants, que ces retrouvailles réjouissaient grandement et qui devaient pouvoir en profiter en premier lieu.
Lesquelles retrouvailles conféraient à l'ambiance de ces circonstances bien particulières.

[Galathée]

Les trois jours suivants se déroulèrent au rythme du travail. Il faisait beau, par moments trop chaud, et la récolte était belle, même un peu trop peut-être...
" C'est quand même curieux... Je n'aurais jamais imaginé pareil rendement, dit Guillhem le dernier soir. Il n'y a pratiquement aucune perte et pourtant il y avait des criquets partout...
— C'est peut-être grâce au petit faune, intervint Matthieu. Il cause avec les bestioles, c'est drôlement pratique. Un auxiliaire de choc pour n'importe quel agriculteur.
— Il est arrivé trop récemment. A mon avis, c'est cette vague entropique, qui nous a bénis.
— Ou alors je prends le pli !"

[Taliesin]

-Peut-être cela tient-il à ces trois facteurs à la fois... avança le barde. En tout cas, c'est une bonne nouvelle. Et même le temps nous a été favorable.
Pas d'orage venant sinon tout gâcher, au moins tout compliquer.
Oui, en ce qui concernait les moissons, ils n'avaient vraiment pas à se plaindre.

[Galathée]

Il leur restait encore une journée pour tout terminer le lendemain — ce qui ne prendrait probablement que la matinée — puis ils pourraient préparer la fête de la soirée. Il y avait aussi un grand festival des Moissons au village, comme chaque année, mais il n'avait lieu qu'en fin de veille, quand tous les fermiers des alentours, y compris ceux qui avaient dix fois la surface de terrain de leur propre domaine, avaient terminé leurs travaux.
" Qu'avez-vous prévu pour ensuite ? demanda Guillhem en s'adressant surtout à Taliesin. J'ai comme l'impression que la route te démange déjà... A en juger par ton humeur ces derniers temps..."

[Taliesin]

Il secoua la tête.
-Oh non, mon humeur n'a rien à voir avec cela. Au contraire, je suis très content d'être rentré et je n'ai pas spécialement envie de repartir dans l'immédiat. Cependant, il est probable que nous partions quelques temps pour essayer de trouver une solution pour le bras de Baptiste.
Il ne comptait toujours pas en dire davantage tant que Galathée n'aurait pas informé ce dernier de ce qui se passait.

[Galathée]

" C'est curieux comme il a l'air de peu s'en soucier, dit Matthieu, embrayant sur le changement de sujet. Mais il est drôlement tyrannique, comme si l'absence de ce bras justifiait pleinement que les autres soient à son service.
— Nous sommes bien d'accord qu'il n'est plus tout à fait le même. Tu l'as peu connu, mais ce n'était pas du tout son genre, acquiesça Galathée.
— Il fait toujours drôlement bien la cuisine, en tout cas."

[Taliesin]

-On va essayer de remédier à la situation. Pas à ses qualités de cuisinier, bien sûr. Mais... Au reste.
Sans doute avait-il sous-estimé les conséquences du traitement de choc qu'il avait utilisé pour le guérir. Sans doute avait-il sous-estimé l'avertissement... Mais aurait-il agi autrement, s'il avait su ?
Un prêtre l'aurait pu, sans doute : il aurait eu le détachement professionnel nécessaire en pareille situation.
Mais lui, en tant que parent, s'en serait dans tous les cas avéré incapable : le tableau avait été par trop effroyable.

[Galathée]

" Et vous allez faire quoi ? Vous êtes déjà à Luménis, et sans succès, de ce que m'a dit Galathée...
— Oui, c'est un cas compliqué. Taliesin va sans doute aller jusqu'à Eredhun avec Baptiste.
— Vous ne devriez pas trop tarder, intervint Mathieu. Il va encore faire chaud une bonne semaine, puis ça va devenir plutôt agréable... Mais si vous attendez Marpenoth, vous allez vous retrouver dans la gadoue."

[Taliesin]

Il jeta un regard en coin à sa compagne. Après tout, ils n'avaient pas encore clairement décidé qui accompagnerait Baptiste, et il n'était toujours pas convaincu d'être le plus indiqué pour cette démarche.
-Pour le voyage, il faudra voir ce qui, du coche ou du bateau, est le plus rapide. Mais de toute façon, compte tenu d'autres... obligations, cela se fera assez rapidement, oui.

[Galathée]

Galathée ouvrit de grands yeux à la mention des autres "obligations", sans doute peu ravie de la manière dont le barde avait décidé d'en dire un peu sans en dire trop : Guillhem n'était pas complètement stupide et il finirait par s'offusquer de tous ces non-dits.
" C'est vrai qu'il y a moyen d'aller jusqu'à Eredhun en bateau, depuis Luménis, dit Matthieu. Mais je pense que ça prend quand même une dizaine de jours : ce n'est pas beaucoup plus rapide que le coche."

[Taliesin]

En même temps, puisque la réponse du père de Baptiste pouvait désormais arriver n'importe quand, mieux valait commencer à préparer les esprits à ce qui allait arriver. D'ailleurs, de son point de vue, il devenait urgent d'informer le principal intéressé, sans quoi il n'aurait pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait que, déjà, on le mettrait dans un coche. Ou dans un bateau.
-Le plus rapide, hormis certains moyens magiques hors de prix, ce serait d'y aller à cheval. Mais vu les réticences de Baptiste... Il vaut mieux oublier.

[Galathée]

" Avec son bras, monter à cheval est moins aisé, dit Galathée, surtout quand on n'est pas très bon cavalier. Mais c'est le genre de choses qu'il nous faudra trancher dans les jours à venir.
— Après la fête de demain soir ! s'exclama Guillhem. Les enfants ont besoin d'une soirée de relâche jusqu'aux petites heures... et nous aussi. Mais cela dit, je vais aller me coucher, moi. J'ai le dos... en compote.
— Et un vilain coup de soleil sur la nuque, ajouta Matthieu.
— Gnagnagna. Je n'ai pas les cheveux longs d'un romanichel, moi."

[Taliesin]

-Avoir les cheveux longs est le nec plus ultra de l'élégance, intervint Taliesin d'un ton docte. Et aux vertus esthétiques s'ajoutent des avantages pratiques. Bref, avoir les cheveux courts devrait tout bonnement être interdit.
Il lui sourit.
-Mais bonne nuit, Guilhem. Et à demain.
Lui-même irait sans doute s'exercer. Et il ne tarderait plus à retourner auprès du Prince. Car, mine de rien, il progressait.

[Galathée]

Guillhem les salua puis disparut vers les étages. Matthieu avait élu domicile dans la grange, désormais bien pourvue en ballots de paille, comme le faisaient généralement leurs invités un peu rustiques. La maison n'était pas si grande et elle était absolument, complètement, pleine, désormais. Le cadet des frères Merlu pris donc congé à son tour et les laissa en tête à tête au coin du feu.
Galathée poussa un bref soupir.
" Tu devrais parler à Guillhem. Il sent qu'on lui cache quelque chose. Et c'est notre ami."

[Taliesin]

-Bien sûr. Mais je me disais que ce serait mieux d'avoir, au préalable, informé le principal intéressé.
Il soupira.
-Mais plus encore... Je n'ai pas envie d'en parler. Parce que ça ne sert à rien, hormis à se faire du mal. D'autant qu'on ne peut absolument rien faire, sinon espérer que le père de Baptiste soit quelqu'un de bien et qu'il acceptera que nous gardions un minimum contact. Mais en dehors de ça... Alors, à quoi bon en parler ?
Haussement d'épaules.
-Après, c'est sûr, il faut informer Guilhem de ce qui se passe. Et de toute façon, nous ne pourrons plus garder ça secret bien longtemps.

[Galathée]

" On en parle parce que c'est notre vie et Guillhem est notre ami, et il voit bien que quelque chose ne tourne pas rond, répondit Galathée. On s'en fiche que c'est utile ou pas, que c'est efficace ou pas. Bien sûr que ça ne va rien changer. Mais c'est quelque chose qui fait partie du principe même d'avoir des amis. D'autant plus si on vit avec eux et que chaque jour, ils doivent contempler nos mines, et savoir qu'on leur ment. Baptiste est un enfant. Il fera face. Mais Guillhem, il faut le lui dire. C'est tout. Mais je peux lui dire moi, si tu veux, ça ne me gêne pas. Je vois bien que toi, ça t'est impossible. Et j'en parlerai avec Baptiste après-demain. Qu'il profite de la fête de fin de moisson sans troubles. "

[Taliesin]

-Alors j'en parlerai à Guilhem après-demain aussi.
Il eut un demi-sourire.
-Et nous, il faudra qu'on parle de qui ira à Eredhun. Mais on n'est pas obligés de le faire dès maintenant.
Il était sans doute un peu tard pour pareille discussion.

[Galathée]

" Taliesin, nous n'avons pas réellement besoin de discuter... C'est toi qui vas y aller. C'est toi qui as travaillé pour Tim... et c'est toi qui sais exactement ce qui s'est passé avec le bras de Baptiste... et c'est aussi toi qui as besoin de voir et de jauger son père. Moi, d'abord, je ne suis pas taillée pour la route. Ensuite, quoi que je raconte, ce ne sera pas assez... vivant pour toi. Je te connais. Tu n'auras foi qu'en ce que tu auras vu et expérimenté toi-même."

[Taliesin]

-Tu te trompes : je te ferais entière confiance. Par ailleurs, je n'ai rendu aucun service à Tim : non seulement je n'ai pas eu l'opportunité de beaucoup étudier les ruines mais, de surcroit, je ne lui ai même pas encore transmis mes quelques notes. Et cela, tu pourrais très bien le faire à ma place. Comme tu pourrais très bien expliquer aux clercs ce qui s'est passé, si je te donne tous les détails. Enfin... Je pense que tu réussirais à discuter posément avec le père de Baptiste. Moi... Même si je découvre que c'est quelqu'un de bien qui a eu de vraies raisons de demeurer si longtemps invisible, même si je suis convaincu, en mon for intérieur, que tout cela est une chance formidable pour Baptiste... Il n'est pas certain que j'arrive à masquer mon ambivalence. Et ça n'aidera pas.

[Galathée]

" Mais qu'est-ce que tu vas faire si tu ne viens pas, Taliesin ? Te ronger les sangs pendant des jours et des jours en faisant semblant de t'intéresser aux jumeaux ? Raconter des histoires de la langue pendant que ton esprit imagine des scénarios catastrophes ? De plus... Tu dois penser à Baptiste. Il aura besoin de toi, là-bas. Sinon, je peux déjà te dire ce qui va se passer : il va se sentir abandonné. Comme s'il était un objet qu'on jette : puisqu'il n'est plus à toi, tu te fiches bien de savoir à qui on le refile. Je sais que ce n'est pas vrai, mais Baptiste est un gosse, et un gosse anxieux de surcroît. Tu dois prendre sur toi. A plus de cent ans, ça devrait être possible, quand même, non ?"

[Taliesin]

Bigre, c'est qu'elle y allait fort.
Il fut tenté de ne pas relever mais, une fois n'est pas coutume, il décida de ne pas se laisser faire.
[color=#FFF66]-D'abord, je ne fais pas semblant de m'intéresser aux jumeaux, et prétendre pareille chose est profondément injuste. Ensuite, contrairement à ce que tu penses, je n'imagine pas le pire : je pense simplement que ce type, jusqu'ici, à privilégié les conventions sociales au détriment des intérêts de son fils. Enfin, soit rassurée : je vais, comme toujours, penser aux intérêts d'autrui plutôt qu'aux miens et donc, comme toujours, prendre sur moi.[/color]

[Galathée]

" Et tu fais bien, dit la rôdeuse en croisant les bras, peu prête, elle aussi, à céder du terrain. C'est difficile pour tout le monde, figure-toi."
Elle poussa un bref soupir.
" Mais si tu veux que j'y aille, j'irai. Ça ne me gêne pas. Victor, de toute façon, ne verra pas d'un bon oeil que tu t'éclipses avec son frère, donc... C'est sans doute tout aussi bien. Et je profiterai sûrement de quelques veilles sans les jumeaux. Il ne faudra juste pas m'en vouloir si je reviens sans Baptiste. Mais tu pourras aller le rechercher. C'est sans doute, finalement, la meilleure chose à faire : un va le déposer, l'autre le reprendre."