[Lieu] Le Delta de la Sereine

[Taliesin]

Thibault eut un geste d'agacement.
-Mais, bons dieux, quand te départiras-tu de cette fichue manie de te sentir coupable, pour tout, tout le temps, et pour n'importe quoi ? Es-tu responsable de ce qui m'arrive ? Est-tu pour quelque chose dans la réaction des autres ? As-tu pris ma décision à ma place ? Non ! Tu n'es pou RIEN dans cette putain d'affaire. Mieux encore : tu es le seul à être resté à mes côtés ! Alors, dans le genre culpabilité mal placée, tu fais fort...
A nouveau, il chassa ses mèches éparses de devant ses yeux brillants.
-Et les autres, oui, que ça te plaise ou non, trouveront le moyen d'utiliser ma mort à leur avantage. Toute la ville se satisfaisait de ma culpabilité, m'érigeait déjà en unique responsable, se servait de moi, sans scrupules, comme d'un bouc émissaire... Pourquoi, dès lors, seraient-ilos plus réticents à me dépeindre en martyre ? Ah, ça a aussi ses avantages fédérateurs, un martyr...

[Galathée]

Albérich ne put s'empêcher de jeter un regard effrayé derrière son épaule, espérant à moitié que la mère du Sunite allait surgir soudain, remise de sa fatigue, pour venir sauver son fils. Car il avait la sensation de n'avoir aucune prise sur Thibault. Rien de ce qu'il n'avait dit jusque là n'avait servi à quoi que ce soit. Son interlocuteur semblait de plus en plus déterminé, de plus en plus furieux. Il avait réfléchi son acte comme l'aboutissement d'une suite logique de certitudes, sans aucune place pour l'imprécision inhérente à la vie, pour la nuance, le possible.
Ils étaient si dissemblables. Le Luménien ne comprenait pas comment le Sunite avait pu tirer des conclusions aussi graves des événements passés. Mais il le connaissait mal. Etait-il possible qu'il soit si seul, si isolé, que la seule personne qui tienne réellement à lui soit sa mère ? Comment le savoir ? Raisonner avec Thibault n'avait aucun sens.
" N'as-tu... plus aucune envie de vivre pour toi-même ?" murmura finalement Albérich, aveuglé par la pluie.

[Taliesin]

Thibault sourit, amer.
-Si je devais vivre pour moi-même, j'irai dans l'instant réduire en pièces détachées une pourriture de la pire espèce. Mais je ne le peux pas sans te détruire, toi, ce dont je n'ai certainement pas envie. Je pourrais y renoncer, peut-être, avec beaucoup d'efforts, mais seulement en redirigeant ma haine sur d'autres personnes, comme un certain clerc de Tyr... Ce qui ne serait pas très judicieux, tu l'admettras. En dehors de ça... Hum... Non, je ne vois vraiment pas ce qui pourrait me retenir..

[Galathée]

Parlementer pour rien. Evidemment, inviter Thibault à mettre sa vengeance à exécution l’éloignerait du gouffre. Il serait toujours temps de le faire changer d’avis ensuite. Mais il ne croirait pas au revirement du Luménien, Albérich le savait. Et entendre que seule la haine pouvait le maintenir en vie n’était pas des plus réjouissants. A quoi bon, dans ce cas ?
L’existence était pleine d’imprévus. Rien n’était déterminé, tout pouvait évoluer. Mais comment le faire entrer dans le crâne de cet imbécile ? Surtout quand on n’en était pas persuadé soi-même ?
Albérich se sentit brusquement désoeuvré. Thibault avait peut-être raison. Peut-être était-il mieux qu’il meure, s’il ne pouvait envisager que le sang.
« Nous trouverons bien quelque chose. » souffla-t-il. « Je ne sais pas non plus ce qui peut me retenir. Viens avec moi. Nous trouverons quelque chose. »

[Taliesin]

Le sourire du Sunite se fit plus franc, un instant.
-Tu es un optimiste, Albérich. Tu t'en défends, tu protestes, mais dans le fond, tu l'es toujours. Et c'est sans doute la bonne attitude. D'autant qu'au regard de ta vie passée, tournée vers les autres, tu mérites de meilleurs lendemains. Mais moi... Je ne vois pas ce que pourraient être ces lendemains. Ma vie durant, j'ai saisi toutes les opportunités qui s'offraient à moi : j'ai bu tout ce qui pouvait être bu, mangé tout ce qui pouvait être mangé, couché avec tout ce que tu peux imaginer. J'ai dansé, joué de la musique, je me suis drogué, j'ai eu des conversations des plus superficielles jusqu'aux petites heures... J'ai tout fait. Sans retenue. Et ce tout, en fait... ce n'était rien. Juste... Des expédients. Je m'en rends compte, aujourd'hui. D'exquis expédients... mais vides, creux. Des faux semblants. Au milieu de gens tout aussi vides, creux, enclins à tourner leur veste à la moindre occasion, à tomber le masque, à en arborer un nouveau. Même celui qui m'avait fait découvrir, ou redécouvrir... Fiasco. Trahison. Je refuse de vivre avec cette peur constante d'être trompé. Or, elle m'accompagnera où que j'aille...

[Galathée]

" Le monde entier n'est pas peuplé d'ordures et de gens superficiels." dit Albérich, frissonnant.
Il leva une main tremblante à son front et le trouva anormalement chaud. Cela ne le surprit guère car c'était la suite logique des événements.
" Mais il faut te donner le temps de les rencontrer, d'apprendre à les connaître... Tu dis toi-même que tu as vécu dans l'artifice... que tu t'es satisfait d'expédients... As-tu laissé leur chance aux relations authentiques ? Aux personnes autour de toi qui ne pouvaient s'épanouir dans les apparences et la jouissance immédiate ? Ça ne signifie pas que ces gens n'existent pas, qu'ils ne sont pas prêts à t'accueillir et à te donner plus, plus longtemps et plus fort... Nous n'avançons pas tous masqués."
Mais nous sommes tous fragiles, songea Albérich.
Même sans être trompé on pouvait perdre et souffrir.

[Taliesin]

Thibault grimaça.
-Mais crois-tu que je ne les ai pas cherchés, ces gens ? Que je n'ai pas espéré les trouver ? Ah ! Tu me connais bien mal... Aussi mal que me connaissent tous les autres, il faut croire... Vanité, superficialité, égoïsme, voilà ce à quoi on m'a toujours réduit, ce que m'ont toujours renvoyé ceux à qui je me suis réellement intéressés... Quand il ne m'ont pas simplement trahi. Comment ne pas se cantonner dans le plaisir immédiat, dans ces conditions ?
Sa carcasse fut parcourue d'un violent frisson.
-Ces gens existent peut-être. Mais ils ne doivent pas être très nombreux. En tout cas, pas à Erhedun, vu la vitesse à laquelle tous ceux qui m'entouraient ont tourné leur veste... Et ceux qui semblent en faire partie... Ah, comme Aubin semblait en faire partie... Il avait une telle flamme... Mais s'il a su si bien me tromper, les autres me tromperont aussi... Je ne veux jamais revivre ça...

[Galathée]

Thibault avait raison, Albérich le connaissait mal. A peine, en fait. Il avait connu l'adolescent crâneur, intrépide et prompt à la moquerie. Mais il n'avait manifestement pas la même personne en face de lui. Un étranger. Comment sauverait-il un étranger déterminé à sauter dans le vide ? Il n'en avait aucune idée. Thibault semblait n'avoir commis aucune erreur et pourtant il récoltait les fruits amers de l'échec. Il avait raison : cela se produirait encore. Le monde était imparfait. Les hommes étaient imparfaits. S'il ne pouvait vivre avec des compromis, avec la douleur de se tromper, d'être trompé, s'il lui fallait des absolus, alors il était tragiquement mal équipé pour survivre. Mais le Luménien ne pouvait le lui dire sous peine de le voir sauter. Fallait-il pour autant lui mentir ?
" Nul n'est parfait." murmura finalement Albérich. " Je suis désolé que le monde ne soit pas à la hauteur de tes espérances."
Que dire d'autre ? Albérich sentait qu'il ne le sauverait pas. L'univers dans lequel Thibault voulait évoluer n'existait pas.

[Taliesin]

-Sois pas désolé : t'y es pour rien. Et de toute façon, s'il fallait être désolé pour quelque chose, vaudrait mieux l'être pour ce saligaud qui a réveillé de vieilles aspirations depuis longtemps oubliées... Pour mieux les briser ensuite. Et me briser aussi. L'a pas fait les choses à moitié...
Il jeta un regard à la mer tumultueuse, loin en dessous.
-Bon, et si tu t'en retournais, maintenant ? reprit-il. Se jeter dans le vide quand on est tout seul, c'est déjà pas évident, alors imagine en public... Je suis pas sûr d'y arriver si quelqu'un me regarde. C'est... un peu intime, tout de même.

[Galathée]

Albérich sentit un vent de panique le balayer comme l'inexorable se rapprochait. Il était trop loin pour empêcher Thibault de se jeter dans le vide, et vu son habituelle maladresse, ne réussirait sans doute qu'à les y précipiter tous les deux.
" Thibault, je t'en supplie, ne fais pas ça." balbutia-t-il. " Ça n'en vaut pas la peine. Aubin n'en vaut pas la peine. Tu t'es trompé sur son compte, mais je suis certain que tu ne t'es pas toujours trompé sur les gens. Il te reste tant de possibles... Ne le laisse pas gagner."

[Taliesin]

Les épaules de Thibault s'affaissèrent comme sous le poids d'une charge aussi invisible qu'écrasante.
-Je ne suis même pas certain qu'il voulait ma parte... murmura-t-il. Ou alors, accessoirement, comme... la cerise sur le gâteau. J'ai la vague impression qu'il voulait surtout semer le désordre, briser l'harmonie, instiller la haine... Que je n'étais qu'un outil, là-dedans. Un outil puissant, bien positionné, et avec ça aimant, prêt à le défendre jusqu'au bout... L'outil parfait, quoi. Dont on use, dont on abuse pour mener à bien ses projets, avant de le jeter, inutile, lorsqu'ils ont été réalisés... Que je saute ou non, il s'en fiche. Quoi que... Si je meurs et qu'on m'érige en martyr, ses plans seraientt doublement déjoués... Ce serait un chouette baroud d'honneur, non ?

[Galathée]

" Non." répondit Albérich. " Ce ne sera que du gâchis, rien d'autre. Tu n'es pas un symbole, tu es quelqu'un. Tu devrais vivre et mourir pour toi-même, pas pour ce que tu crois représenter."
Le tonnerre grondait toujours autour d'eux, des éclairs illuminaient par intermittence les nuages sombres que chassait le vent. Ils étaient trempés.
" C'est bête, tu sais. Je commençais tout juste à aller mieux. Il y avait les prémisses de quelque chose... Rien de tangible, mais des indices... des pistes... Et voilà où nous en sommes, sur le bord d'une falaise."
Il haussa les épaules.
" Je devrais sauter avec toi."

[Taliesin]

Thibault fronça les sourcils.
-Hey, Alby, c'est pas le pont des plongeons, ici. Et si l'on admet qu'il puisse s'agir d'une réédition modernisée de la Chute Fatale du Petit Chauntéen, il est bon de rappeler que dans l'épisode original, le malheureux était seul, et non accompagné.
A nouveau, il chancela à cause du vent, mais se redressa, décidé, encore un instant, à combattre la tempête.
-Et tu parlerais d'un gâchis... Tu ne peux pas faire une telle ânerie, Alby. Tu veux tuer ton père ? Tu veux que Graham traque mon cadavre, me ressuscite et me torture pour me faire expier ? Tu veux priver les anciens clercs dont il t'a parlé d'une occasion de faire le bien, à nouveau ? Allons, sois raisonnable...

[Galathée]

" J'en ai un peu ras le bol de vivre pour faire plaisir à autrui." lâcha-t-il. " Je suis tout le temps en train de me demander si ce que je fais va soulager les uns ou protéger les autres. J'ai peut-être le droit, une fois, de prendre mes propres besoins en considération en premier lieu, qu'en penses-tu ? Et j'en ai assez, sincèrement, de devoir aller de l'avant tout seul. Assez de constater qu'où que je me rende, tout dégénère toujours immanquablement. Je sais que ce n'est pas forcément moi qui cause les désastres. Je sais que le monde est comme ça, voué au chaos. Mais je n'ai plus la force..."
Il s'interrompit.
" Autrefois Lathandre me soutenait..."
Il fit un pas vers le Sunite.
" Je pensais aller jusqu'à Combeloup pour arranger le portrait d'Aubin, avant de prendre mes dispositions. Mais si tu es mort, ça ne servira à rien, n'est-ce pas ? Alors pourquoi tergiverser ? Je tergiverse depuis des mois."

[Taliesin]

Un instant, Thibault parut paniquer. Mais il se reprit et fit un pas en direction d'Albérich.
Il avait l'air furieux.
-Ah non, hein ! glapit-il. Tu m'as déjà privé de mon expédition vengeresse, tu ne vas pas, en plus, gâcher mon suicide ! Tout y était, tout ! L'orage, la tempête, la mer déchaînée... On n'aurait pas pu faire plus tragique, plus déchirant ! Au moins, j'aurais eu l'impression de réussir un truc, dans ma vie !

[Galathée]

" Vas-tu arrêter de te soucier des apparences une seconde ? Crever n'a rien de romantique ! On retrouvera ton cadavre bouffé par les crabes dans une semaine. Tu seras méconnaissable. Personne ne saura même que c'est toi. Ta mère va rendre l'âme au bas de cette falaise, transie et épuisée, achevée par mon échec à te ramener à la raison, il n'y aura aucun témoin de ta grande sortie ! Gâcher ton suicide... Je voudrais vraiment gâcher ton suicide. Mais je n'y parviens pas. Par contre, toi, tu me facilites les choses. Merci."
Il fit un pas de plus vers le gouffre, luttant contre le vent qui remontait de la mer pour hurler dans leurs oreilles.

[Taliesin]

Cette fois, Thibault demeura pétrifié.
-Q... Quoi ? balbutia-t-il.
Il secoua la tête, comme pour s'éclaircir les idées.
-Tu as... Tu as ammené ma mère ici ? A son âge ? Avec ce temps ? J'ai dû mal entendre. Dis-moi que j'ai mal entendu...

[Galathée]

" Non, je ne l'ai pas amenée ici." dit Albérich avec humeur. " C'est elle qui m'a amené ici. Et j'ai eu de la chance qu'elle accepte que je l'accompagne, car elle avait l'intention de venir seule, au départ."
Il dévisagea Thibault avec incrédulité.
" Que pensais-tu qu'elle allait faire ? Rester bien au chaud chez elle pendant que tu t'essayais à la voltige ? Ta propre mère ? La rangeais-tu parmi les personnes superficielles qui ont retourné leur veste ?"

[Taliesin]

Du poing, le Sunite se frappa la cuisse.
-J'avais tour prévu ! Tout ! Elle ne devait rien savoir. Elle devait penser que j'étais parti en vadrouille pour me ressourcer ! Avec toi, d'abord, puis tout seul. J'avais même payé un mioche pour qu'il lui transmette une lettre en ce sens, dans un mois... Et tu as tout foutu en l'air. Tout !
Il le foudroya du regard.
-Tu imagines que ça veut dire ? Ce que tu as fait ? Si elle survit à cette escapade, elle ne me lâchera plus d'une semelle ! Elle va me dorloter comme si j'avais encore dix ans ! Je ne serai plus libre de mes mouvements avant qu'elle soit sûre que j'aille mieux !

[Galathée]

Albérich lui rendit un regard tout aussi furieux.
" Excuse-moi de ne pas avoir pensé très rationnellement lorsqu'on m'a servi une lettre de suicide au petit déjeuner ! J'aurais apparemment dû l'emporter à la fosse d'aisance plutôt que de me précipiter chez toi !"
Puis soudain, sa colère retomba brusquement. Thibault avait parlé d'être dorloté. Comme s'il n'avait plus la moindre intention de sauter. Il parlait du futur. Avec hargne, mais du futur quand même. Albérich hésita. Il fallait qu'il pousse son avantage, mais sans le braquer. Il eut du mal à réprimer un sourire.
" Et vu les stupidités que tu projettes, ta mère fera bien de te surveiller."

[Taliesin]

-Dans le mot, je t'ai dit que je partais ! Pas que j'allais me jeter d'une falaise ! Tu aurais pu imaginer n'importe quoi, mais il a fallu que tu imagines la vérité...
Il secoua la tête.
-Des mois et des mois à être traité comme un morveux... ou à pleurer ma mère, si elle ne survit pas à cette expédition. Des mois et des mois à supporter l'humiliation d'avoir manqué mon... départ, celle d'être incapable de lancer le moindre sort, celle d'avoir été trahi par l'homme que j'aimais... Voilà à quoi tu me condamnes. Merci, Albérich, merci mille fois. Je te revaudrai ça
Et, sans lui jeter un regard, il se détourna de la falaise et entreprit de suivre le sentier en direction des bois.

[Galathée]

La virulence de la dernière tirade du Sunite laissa le Luménien un peu assommé et il lui fallut plusieurs secondes avant de reprendre ses esprits pour emboîter le pas à son ami. Qui n'était peut-être plus son ami, tant la liste de ses récriminations était longue. Mais Thibault s'était détourné du gouffre et repartait vivant. C'était le principal. Albérich aurait aimé se sentir léger, mais le contrecoup de la tension le frappa aussitôt et il se sentit perclus, misérable, bouffé par la fièvre et l'épuisement. Il se recroquevilla pour avancer contre la pluie plié en deux, espérant conserver un petit peu de chaleur et suffisamment d'énergie pour regagner le bosquet où se trouvait la vieille dame. Il n'avait aucune idée de l'heure qu'il était, le ciel était toujours sombre, mais il avait l'impression qu'ils ne pourraient jamais repartir le jour même. Lui, en tout cas, ne s'en sentait pas la force. Mourir dans un fossé lui semblait un destin probable, et presque enviable, vu les tourments que lui promettaient sa carcasse. Et il ne fallait pas compter sur Thibault pour avoir pitié de lui et ralentir. De toute façon, il connaissait le chemin. Et si ça se trouvait, ils déguerpiraient à cheval avant même qu'il ne les ai rejoints. Autant pour le sauveur du précipice.
Il délirait, il s'en rendit compte. Il était au bout du rouleau, à la fois désespéré et légèrement euphorique.
Il se demanda comment il aurait réagi si on l'avait empêché de se suicider. A la dernière seconde. Il avait eu des pensées morbides, plus d'une fois, mais il ne s'était jamais retrouvé au bord du gouffre. Personne n'avait dû le retenir, couper la corde, retenir son geste. Comment aurait-il réagi ? Aurait-il détesté celui qui se serait permis de prétendre mieux savoir ce qui était bon pour lui ? L'aurait-il remercié ? Impossible de savoir. Il se serait probablement débattu. Puis aurait été reconnaissant. Immanquablement. Mais c'était son tempérament. Ce n'était pas du tout celui de Thibault.
Soupirant à l'idée de ce qu'il allait sans nul doute devoir affronter, il serra les dents et continua à descendre vers le petit bois.

[Taliesin]

Il retrouva la vieille femme et les chevaux à l'endroit exact où il les avait laissés, sous le couvert relatif des arbres encore largement dépouillés de feuilles. Thibault se tenait un peu à l'écart, les épaules basses, l'air penaud. Sa mère, elle, semblait tout à fait remise de son coup de fatigue, et s'approcha d'Albérich sitôt qu'elle l'aperçut, lui tendant sa flasque d'eau-de-vie.
-Tenez, ça vous fera du bien... dit-elle souriante. Il y a un petit village de pêcheurs, pas très loin. Avec une auberge. Je me disais que nous pourrions nous y rendre. Mais... Vous préférez peut-être que nous repartions à l'instant pour Erhedun, au grand galop ?

[Galathée]

Albérich lui rendit son sourire, soulagé de la voir en apparente bonne santé. S'ils avaient retrouvé la vieille femme mal en point, nul doute que ses relations avec Thibault auraient viré au rouge sang.
" Même si tel était mon souhait, je ne pense pas que je tiendrais plus d'une minute en selle..." murmura-t-il. " Votre auberge ressemble au paradis auquel j'aspire."
Il prit une lampée d'eau-de-vie et soupira d'aise, un peu vacillant. Le mélange promettait d'être détonnant et il espérait tenir éveillé jusqu'au village en question.

[Taliesin]

-Alors en route, mauvaise troupe ! lança-t-elle, légère.
Et de partir sans tarder, les rênes des chevaux à la main, descendant prudemment le chemin boueux, suivie d'un Thibault bien décidé à n'accorder aucun regard à l'ancien aubemestre. Ni à sa mère, d'ailleurs.
Quelques minutes plus tard, ils avaient rejoint la route, la suivaient en direction de la côte, sous un orage toujours aussi tonitruant, ballotés par un vent qui entravait incontestablement leur progression. Celle-ci se révéla lente, pénible, sembla ne jamais devoir se terminer.
Pourtant, des lumières finirent par apparaître dans le lointain, alors qu'ils longeaient la plage battue par les flots déchaînés depuis quelques minutes. Le village en question n'était guère plus qu'un hameau, se rendit bientôt compte Albérich. Quelques maisons serrées les unes contre les autres, sillonnées de ruelles sablonneuses. La vieille dame s'y aventura sans hésitation, les mena jusqu'à la plus grande des bâtisses où elle pénétra, après avoir attaché leurs montures à un poteau prévu à cet effet.
-Elsbeth ? s'exclama, incrédule, un vieillard chenu installé derrière son comptoir.
-Aidan... Ça faisait un bail, n'est-ce pas ?
-Et comment... Hum, je te demanderais bien ce qui vous amène par un temps pareil, mais je crois qu'il y a plus urgent...
-Je crois aussi... Trois chambres, deux places à l'écurie, un grog bien corsé pour commencer, puis un repas bien chaud... ça te paraît réalisable ?
-Bien sûr. Tout de suite, votre majesté...
Il fila sans tarder, laissant ses clients au milieu de la petite salle commune déserte, avec, pour seule compagnie, le grand feu ronflant dans la cheminée.

[Galathée]

Quête : Au nom du père

Quittant le bord du Redoutable (qui s'était surtout avéré paisible), Taliesin, Victor et Baptiste, chargés de leur paquetage, gagnèrent la terre ferme et le village de Marécage. C'était vraiment un hameau minuscule, tourné vers la mer, au sud du delta. La Sereine était distante, mais on devinait une route menant vers ses berges, serpentant en caillebotis dans les roseaux des marais voisins. Il faisait chaud mais l'eau stagnante résistait au soleil, déployant des odeurs peu agréables. Mais sans doute ne fallait-il pas faire le douillet : le village s’appelait Marécage, il annonçait la couleur. Composé d'une vingtaine de maisons modestes, il comptait au moins une auberge, et ce qui ressemblait à un comptoir commercial. Il ne semblait pas y avoir de plages, juste le mélange de la mer et des terres en bourbiers couverts de roseaux. Le port devait être un hasard heureux de la géographie.

[Taliesin]

Les garçons ayant l'air très au fait de la manière dont les choses se déroulaient ici, Taliesin se laissa guider. L'idée était de commencer par se renseigner sur les barges en partance pour Eredhun, histoire de ne pas se faire avoir si un départ était prévu dans les heurs à venir. Ensuite, ils iraient manger un morceau à l'auberge et, le cas échéant, réserver une chambre. Il espérait toutefois que ce ne serait pas nécessaire et qu'ils pourraient poursuivre leur périple dès l'après-midi.

[Galathée]

" Tu peux nous attendre à l'auberge, si tu veux, dit Victor en voyant le barde leur laisser les rênes. Il faut aller sur la Sereine, mais y'a plein de gens qui y vont, de toute façon."
Il désigna un groupe de voyageurs qui devisaient non loin. D'autres se répandaient déjà dans les rues de la bourgade, certains avaient déjà atteint l'auberge ou le comptoir.
" Il parait que la bière blanche de Crapaud-Bis est très bonne. Et qu'elle se marie particulièrement bien avec le lapin." ajouta Baptiste, songeur.

[Taliesin]

-Si cela se met, je ne manquerai pas de tester, répondit-il.
Puis, à Victor :
-Mais je vais d'abord vous accompagner à l'embarcadaire. Il est tout de même plus indiqué que ce soit moi qui me charge de réserver nos places.

[Galathée]

" Comme tu préfères." dit Victor en se dirigeant vers le petit groupe qui, manifestement, les attendait.
Baptiste jeta un oeil en arrière.
" Une seconde."
Il fila, au pas de course, vers les trois hommes aux allures d'aventuriers qui avaient partagé leur bateau. Ils bavardèrent un moment tandis que Victor s'immisçait dans l'autre groupe.
" Allez, en route, dit un des prêtres, qui avait troqué son aube bleue pour des vêtements de la même couleur, mais plus fonctionnels. Il est déjà tard mais on trouvera peut-être quelque chose..."