[Lieu] Le Domaine d'Averlande

[Galathée]

" C'est beaucoup de choses, pour moi. C'est difficile à comprendre, je suppose."
Il soupira.
" Comment il était, ton père à toi ? Je sais que tu as été adopté... Tu savais ce qui était advenu de ton vrai père ?"

[Taliesin]

-Non. Mais j'ai toujours présumé qu'il était mort, surtout avec ce que mon maître m'a raconté de la chute de notre cité. Ce n'est que très récemment que j'ai appris que je m'étais trompé et qu'il s'en était fallu de quelques années seulement que nous puissions nous rencontrer. Cela m'attriste car... j'aurais aimé le connaître. Car j'aurais aimé, aussi, lui dire que ma mère avait survécu suffisamment longtemps pour me mettre en lieu sûr et que ses dernières heures avaient été adoucies par ce qu'elle avait réussi à accomplir, par la présence, également, des gens bienveillants qui m'ont ensuite élevé comme leur propre enfant.

[Galathée]

Baptiste acquiesça sans rien ajouter, lorgna la porte de la chambre où l'attendait Victor, puis esquissa un sourire.
" Après, d'Averlande, ça en jette, dit-il d'un ton faussement dégagé. Et j'ai hâte de voir les cuisines."
Il se leva.
" Je vais aller me coucher. Désolé pour toutes ces... interrogations. Je sais que c'est normal mais ça n'en est pas pour autant plus amusant..."

[Taliesin]

-Je sais bien. Mais tu ne dois vraiment pas être désolé.
Il lui sourit puis... s'inclina.
-Je vous souhaite bonne nuit, monseigneur. En cas de besoin, n'hésitez pas à venir trouver votre humble serviteur. Et soyez assuré que demain, à votre réveil, vous serez accueilli par un délicieux petit déjeuner en provenance des cuisines qui attisent tant votre curiosité.

[Galathée]

Baptiste lui retourna une grimace goguenarde, qui s'adoucit en sourire, avant qu'il ne disparaisse dans sa chambre. Taliesin demeura seul dans la pièce de séjour, avec le feu mourant. Au dehors, le vent soufflait moins fort, la pluie semblait s'être calmée, crépitant avec moins d'ardeur au-dessus de leurs têtes. Il était incontestablement très tard, peut-être plus tard même que ne l'imaginait le barde. L'alcool qu'il avait ingurgité au repas ne l'aiderait pas à rester en transe elfique, mais sans doute parviendrait-il à se reposer convenablement avant l'aube... A moins qu'il n'ait l'intention, lui aussi, de faire nuit blanche.

[Taliesin]

Grands dieux, non ! Il avait bien l'intention de dormir et ce, le plus rapidement possible.
Il prit cependant le temps de ranimer le feu et d'y placer une bûche qui, lui semblait-il, durerait une bonne partie de ce qu'il restait de la nuit. Puis il gagna sa chambre, se changea et se mit au lit. Transe elfique ou pas, peu lui importait : il voulait se reposer. Quant au réveil... Bah, les enfants y pourvoieraient si, d'aventure, il demeurait trop longtemps dans le slimbes du sommeil.

[Galathée]

C'est Baptiste qui le réveilla le lendemain. Il faisait toujours sombre au dehors, mais c'était le résultat d'un ciel plombé et d'un impressionnant brouillard, qui venait lécher la fenêtre : on ne voyait rien à un pas de la maisonnette.
Le petit déjeuner était servi : plantureux comme dans la meilleure auberge, et Ginevra s'était retirée sans les déranger : Baptiste expliqua qu'il avait entendu la porte se refermer, ce qui l'avait tiré du lit. Victor, de son côté, dormait aussi profondément que d'ordinaire : il n'avait jamais été matinal, ne le serait sans doute jamais, il fallait se faire une raison.

[Taliesin]

Il n'allait pas le blâmer pour cela : il était du même genre, quoique l'évolution de sa vie l'empêchât la plupart du temps de satisfaire cette inclination naturelle.
Malheureusement, en l'occurrence, il allait devoir le réveiller pour lui demander ce qu'il voulait faire de sa matinée. S'il préférait rester au lit et trouver un moyen de rejoindre Baptiste plus tard, libre à lui ; en revanche, s'il avait envie de le suivre d'emblée et, de surcroit, de profiter d'un petit déjeuner bien chaud, le gosse n'aurait d'autre choix que de s'arracher sans tarder à ses couvertures.

[Galathée]

Victor ouvrit un oeil.
" Je vois pas pourquoi je devrais me lever... Où il va, Baptiste, d'abord ? Il fait toujours aussi mauvais... et puis vous pouvez quand même me laisser ma part, non ? C'est les vacances !"
Baptiste était resté à table, trop impatient de commencer à goûter les mets matinaux pour attendre son loir de frère.

[Taliesin]

-En effet, et cela ne me dérange pas du tout que tu fasses la gasse matinée. Simplement, comme Baptiste ne devrait pas trop tarder à partir, je voulais te laisser la possibilité de l'accompagner si tu le souhaitais. Il devrait rejoindre Trévor, le garçon dont son père nous a parlé hier : il lui montrera à coup sûr les ruches, puisqu'il s'en occupe, mais je suis prêt à parier qu'il lui fera aussi découvrir d'autres parties du domaine qu'il doit évidemment connaître comme sa poche.

[Galathée]

" Par ce temps ? Grand bien leur fasse !" s'exclama Victor en désignant l'épais brouillard qui couvrait le domaine.
Sur ces entrefaites, il se retourna sous ses couvertures, rabattit son oreiller sur son crâne, et poussa le profond soupir de celui qui entend bien retourner dans les limbes sans plus être dérangé.

[Taliesin]

Taliesin n'insista pas, se contentant de lui souhaiter bonne fin de nuit, de quitter la chambre et de refermer doucement la porte derrière lui.
-Je suis surpris : j'aurais pensé qu'explorer une antique demeure par un temps digne d'un récit d'horreur l'enthousiasmerait davantage, dit-il à Baptiste. D'un autre côté, je dois reconnaître que moi-même, il y a fort peu de choses qui m'enthousiasment, si tôt le matin.

[Galathée]

" Je peux l'attendre, dit Baptiste avec un haussement d'épaules. J'ai de la lecture, et ce n'est pas comme si j'avais un rendez-vous avec ce Trévor."
Il humait un fromage, l'air indécis.
" Je dois dire que... j'aimerais autant l'attendre, en fait. Il a plus facile avec... avec les gens."

[Taliesin]

-Je comprends. Et rien ne s'oppose à ce que tu attendes son réveil. Peut-être Trévor viendra-t-il toquer à la porte mais tu pourras lui demander de repasser plus tard. Ou aller secouer Victor à ce moment-là.
Il sourit.
-Mais si on me demande si tu es prêt, je dirai que ce n'est pas encore le cas : comme ça, aucun souci.

[Galathée]

" Parfait." dit Baptiste, rebaissant les yeux sur leur pitance.
Taliesin savait qu'il risquait de rester silencieux un moment, à présent, trop absorbé par la fine analyse de leur petit déjeuner, de ses ramequins à confiture et autres marmelades, de ses fromages et de ses charcuteries, de ses trois sortes de pain, de ses oeufs cuits à point, de son miel — un seul, sans doute celui de la maison, de son thé fumant, de son lait onctueux, de son beurre à l'avenant. Il paraissait aussi concentré qu'un juge, les yeux plissés, le nez froncé, et la dégustation pensive commença, à mille lieues de la manière dont Victor aurait dévasté la table sans arrière pensée.

[Taliesin]

La manière dont il déjeuna fut à mi-chemin entre celles familières aux deux garçons : il n'engloutit pas, prenant plutôt son temps pour savourer mais sans aller jusque analyser le moindre met, la moindre composition. En revanche, il ne parla pas, pour ne pas déranger Baptiste. Sans doute, en cet instant, ses doutes, ses hésitations, ses tourments s'étaient-ils quelque peu éloignés ; or, il avait bien mérité de profiter de ce moment... Et quand lui-même aurait terminé de manger - bien avant le gamin, assurément -, il sortirait sur le pas de la porte pour fumer la pipe, histoire de se préparer à ce qui l'attendait sans d'emblée lui fausser compagnie.

[Galathée]

Il faisait froid, humide et la brume était tellement dense qu'il était impossible de voir le manoir. Sans doute serait-il possible de le rallier sans trop de mal, cependant : le chemin allait tout droit, ce n'était pas bien compliqué. Taliesin pouvait opter pour le souterrain, bien sûr, mais ce serait sans doute un peu bizarre d'arriver chez son hôte par les caves. Il ne pleuvait pas, c'était déjà une chose, et le vent était tombé. En fait, il régnait un tel silence qu'on aurait pu croire que le petit cottage avait été arraché au temps et posé dans un coin de néant oublié.

[Taliesin]

Voilà qui ne donnait guère envie de quitter les lieux.
Mais, de toute façon, il n'avait pas prévu de s'en éloigner dans l'immédiat, voulant souhaiter bonne journée à Baptiste avant de partir pour son rendez-vous. En attendant, il fumait tranquillement tout en songeant à ce dernier, non sans une certaine appréhension. Il espérait vraiment que ses bonnes impressions de la veille se confirmeraient, que le sieur d'Averlande se montrerait compréhensif et prêt à des concessions.
Mais cela... il ne le saurait qu'une fois dans son bureau.

[Galathée]

Il était peu probable que le brouillard se lève dans l'heure, mais Taliesin avait effectivement le temps de saluer le garçon avant de partir vers le manoir. Ce dernier était toujours installé à table, loin d'avoir fini son petit déjeuner. Sans doute faudrait-il, plus tard, qu'il modifie ses habitudes alimentaires sous peine de prendre beaucoup de poids... Les humains n'avaient pas la physiologie des elfes.
" Tu penses que tu en as pour combien de temps ? Vous n'allez pas prendre de grandes décisions sans moi, si ?"

[Taliesin]

Malheureusement, il n'avait aucune certitude en la matière...
-Je ne pense pas, répondit-il néanmoins. A mon avis, nous nous contenterons d'évoquer nos attentes respectives et, peut-être, d'esquisser un arrangement. Mais je nous vois mal conclure quoi que ce soit sans que tu aies pu t'exprimer. D'ailleurs, si tu en es d'accord, j'éviterai autant que possible de parler en ton nom : je ne voudrais pas que ton père ait l'impression que j'essaie de t'influencer ou d'influencer notre dialogue.

[Galathée]

" D'accord, répondit-il. Mais tu me raconteras tout de même ce que vous vous êtes dit ? Enfin, si c'est possible... Je ne veux pas te forcer à me servir d'espion."
Il poussa un bref soupir.
" Mais je te fais confiance, de toute façon."

[Taliesin]

-Bah, je ne vois pas pour quelle raison je ne pourrais pas te résumer notre conversation. Sauf si ton père tient à te dire certaines choses de vive voix, auquel cas je respecterai son souhait.
Il eut un sourire encourageant.
-Allez, j'y vais. A tout à l'heure, Baptiste !
Et, à moins que le garçon ne veuille ajouter quelque chose, il allait affronter la brume pour rallier le manoir.

[Galathée]

Baptiste n'ajouta rien et Taliesin put s'élancer dans la brume pour rallier le manoir. Pendant un moment, il marcha dans le rien, pas à pas, sur le chemin de terre qui, il s'en souvenait, arrivait le long de la façade latérale du manoir. Il n'aperçut bientôt plus le cottage et pas davantage sa destination. Un corbeau croassa quelque part dans les hauteurs. Un chien lui répondit en écho, loin sur la droite, mais même les sons paraissaient étouffés. Il marcha encore un moment et une lumière finit par se matérialiser dans les hauteurs. Quelques pas encore et la silhouette massive du manoir surgit, accidentée : le cottage était du côté abandonné du bâtiment et dans le brouillard, il avait un aspect franchement sinistre, lézardé, les fenêtres barrées de planches, et les briques sur le point de dégringoler. Il atteignit heureusement le porche, en gravit les quelques marches et se présenta devant la porte. Il ne fallut que quelques secondes à Cormack, le majordome, pour venir lui ouvrir.
" Bien le bonjour, messire, dit-il en s'effaçant pour le laisser entrer. J'espère que la nuit fut agréable, et le petit déjeuner à votre goût."

[Taliesin]

Bigre : il n'était pas mécontent d'avoir atteint son objectif. L'atmosphère des lieux, surtout par ce temps, était fort peu agréable - surtout quand on pensait que Baptiste risquait fort de devoir l'endurer des années durant...
-Bonjour, répondit-il, amical. Et le gîte comme le couvert étaient parfaits, merci beaucoup.
C'était sincère : il n'y avait vraiment rien à redire sur la manière dont ils étaient reçus.

[Galathée]

" Vous êtes attendu dans le bureau. C'est la porte au fond, à droite. Je vais aller vous chercher du thé."
Il jeta un oeil vers le fond du hall.
" A mon avis, vous pouvez entrer sans frapper. Messire d'Averlande est descendu très tôt et il n'est pas rare qu'il se rendorme dans son fauteuil..."

[Taliesin]

-Très bien. Merci du conseil.
Sans doute frapperait-il malgré tout, par acquis de conscience. Mais s'il n'obtenait aucune réponse, il entrerait bel et bien. En revanche, tenterait-il de réveiller le maître des lieux ? Pas sûr du tour, hormis, peut-être, en se fendant d'un raclement de gorge poli. Mais sans doute vaudrait-il mieux laisser faire le majordome...

[Galathée]

Comme l'avait prévu Cormack, personne ne répondit quand Taliesin frappa et ce dernier dut se décider à entrer.
Le bureau du sire d’Averlande était une vaste pièce, au haut plafond, éclairé de grandes fenêtres qui donnaient directement sur le parc. Bien sûr, vu le brouillard, il faisait sombre. Un feu, presque éteint, crépitait dans l'âtre, à gauche, et de grandes bibliothèques chargées de livres, mais aussi d’objets divers, couvraient les autres murs. Il n’était pas difficile de deviner que quelqu’un, dans la famille, avait été féru de voyages exotiques, car la décoration reflétait des origines lointaines, depuis la carte encadrée au dessus de la cheminée, jusqu’à l’oiseau multicolore empaillé suspendu au plafond, en passant par des dizaines de bibelots, ossements, pierres et autres papillons épinglés dans des cadres. Une odeur un peu désagréable flottait dans l'air, sans doute l'humidité, mêlée à tous ces vestiges.
L'imposante table de travail occupait une place de choix devant les fenêtres, mais face à la porte. Le fauteuil, par contre, était tourné vers l'extérieur, comme si son occupant avait décidé d'observer la brume. Quand Taliesin entra, et malgré son raclement de gorge, son hôte ne réagit pas, comme s'il ne l'avait pas entendu.

[Taliesin]

Rechignant toujours à réveiller le sieur d'Averlande, jugeant que s'assoir sans y avoir été invité face à quelqu'un qui dormait aurait été quelque peu familier, il décida d'attendre l'arrivée du majordome en observant les divers éléments de ce bureau aux allures de petit musée. Ces objets devaient avoir été rapportés ici par les aïeux de l'actuel propriétaire, des aïeux apparemment fort aventureux ; de l'un d'entre eux provenait, sans doute, ses liens avec le mystérieux continent de Maztica...

[Galathée]

Il y avait des crânes de créatures diverses, des peaux et des plumes, de petites statuettes, des pierres dont certaines paraissaient précieuses, d'étranges empreintes d'animaux et de plantes entiers figés dans la roche, des armes ornées — ici un poignard au manche d'os, là une lance à la garde brodée, de nombreux masques aussi, très expressifs, représentant divers monstres et bestioles, quelques statues de plus grande taille, des tablettes gravées, une urne en bois sculpté, des parures dorées. L'oeil pouvait sans doute s'occuper dans ce bureau pendant des heures... des jours entiers. Et peut-être la rumeur de trésor caché dans le domaine se basait-elle sur une certaine réalité bien mal dissimulée...

Cormack frappa à la porte puis entra, portant son plateau sur lequel trônait une théière et deux tasses, ainsi qu'un assortiment de biscuits. Il adressa un sourire indulgent à Taliesin.
" Vous pouviez le réveiller, messire."
Il alla jusqu'au bureau, posa son plateau sur la table, puis la contourna. Son expression changea alors du tout au tout, son masque de politesse tranquille tombant pour révéler une franche terreur. Portant la main à sa bouche, il fit un pas en arrière et heurta la fenêtre.

[Taliesin]

Sa mine dut se décomposer tout autant.
-Qu-y a-t-il ?
Déjà, il se déplaçait pour voir à son tour.
Quel terrible coup du sort avait encore frappé ?
Quel drame sa présence avait-elle encore provoqué ?