La Couronne de Cuivre

La créature n’avait peut-être pas l’intention immédiate de les occire, mais ses exigences le feraient à sa place. Ils n’avaient aucune chance de survivre sans vêtements dans la tempête. Cependant, Albérich se doutait qu’ils n’avaient aucune marge de manœuvre, et l’idée de retourner à la terre aussi nu qu’au jour de sa naissance, était plutôt cocasse. Mais il était inquiet pour César. Le vieillard semblait plus fatigué qu’il ne l’avait cru, ayant peut-être, lui aussi, poussé son organisme trop loin. Il était âgé, il faisait froid, et ils avaient avancé à un rythme soutenu sans se ménager de repos. Il n’était pas surpris que son compagnon soit prêt à sacrifier sa vie pour le village. Recrus et gelés. Belle fin.
Il posa Bastien dans la neige, le plus délicatement possible, et se déshabilla sans tergiverser davantage. Il songea avec ironie à sa dernière tenue, qu’il abandonna dans la neige. La morsure du froid lui coupa le souffle et il demeura paralysé quelques instants, se demandant s’il allait seulement réussir à faire un pas dans ce blizzard avant de tomber raide. A ses côtés, César peinait à l’imiter, et l’ancien clerc comprit qu’ils devaient se hâter s’ils voulaient seulement parvenir à échanger un mot avec celui ou celle qui les attendait. Lui adressant des excuses muettes, il se pencha tant bien que mal sur l’enfant, qu’il débarrassa de sa couverture puis de ses vêtements. Son dos était déjà transi, ses doigts gourds et il sentait à peine ses orteils. Il se félicita cependant d’avoir toujours les joues hirsutes : au moins, il s’agissait là de ses poils personnels, dont on ne pourrait le priver. Il souleva à nouveau Bastien et le garda contre sa poitrine, même s’ils n’échangèrent plus que la glace qui se saisissait peu à peu de leur corps. Il repensa aux moments, quelques jours plus tôt, où il l’avait sauvé du gel. La boucle était bouclée. Tout ça pour ça.
Il remonta à la hauteur de César, lui offrant son bras pour qu’il puisse terminer de se débarrasser. Enfin ils furent tous les trois tels que l’avait exigé la bête. Peut-être voulait-elle les ramener à leur état animal. Peut-être voulait-elle les humilier ou leur infliger une mort lente. Albérich n’en avait cure. Il avait juste froid.

-Vous voilà déjà plus humbles, n'est-ce pas ? lâcha le satyre, goguenard; Plus humbles, mais pas encore assez à mon goût. Mais guide je suis : ni juge, ni bourreau. A mon grand désespoir.
Sans plus accorder un seul regard aux humains, il se détourna.
-Suivez-moi.
Transis, grelottants, ne sentant presque plus leurs corps gelés, ils lui emboîtèrent le pas, tant bien que mal. Autour d'eux, la tempête parut croitre en intensité, les giflant de rafales aussi froides que des lames d'acier.
Le vent hurla.
Les loups hurlèrent.
Puis... Plus rien.
Plus un souffle de vent. Plus une bourrasque de neige. L'air était limpide, porteur d'une douceur presque printanière. Autour d'eux se dressaient de grands arbres, couverts de givre, nimbés par la lueur argentée d'une lune gironde. Sous leur pieds, l'épais tapis de neige était parsemé de fleurs aux reflets irisés, bleus, verts, immaculés, de ceux que prend parfois la glace, sous le soleil d'hiver.
Et, de partout, des silhouettes. Fugaces, fugitives, quasiment invisibles entre les troncs. Ils avaient troqué leur escorte de loups pour un cortège de fées, semblait-il.
-Ne traînez pas ! tonna la créature, les ramenant à la réalité.

Le changement brutal de décor n’était pas pour rassurer le clerc. Il savait les créatures magiques bien plus redoutables et retorses que les animaux sauvages. Elles avaient souvent la prétention, ou la conscience, d’être supérieures aux humains et ne se privaient jamais de le leur renvoyer au visage. Ils étaient de toute façon impuissants et à leur merci. C’était trop tard pour reculer. Restait à espérer qu’Ada avait vu juste, donc. Halfeline, elle partageait probablement bien des traits avec l’engeance qui les escortait et devait savoir ce dont les fées étaient capables. A la faveur de la lumière, Albérich jeta un œil inquiet sur César, puis, balançant Bastien sur son épaule, glissa le bras sous celui du vieil homme, d’autorité. Le souffle printanier était presque agréable, mais Albérich sentait qu’il pourrait se dissiper à tout instant, les rejetant dans la tourmente. Il continua ensuite d’avancer derrière le satyre. La lune les observait et malgré lui, il songea à Euryale. Euryale. Des larmes lui embuèrent les yeux avant qu’il n’ait pu s’en prémunir et le bois fleuri lui apparut soudain trouble. Heureusement, malgré sa faiblesse, César pouvait toujours guider. Il se contenterait de lui apporter sa force.

Le silence de la forêt était peuplé des murmures innombrables de ses résidents, de leurs rires, de leur paroles incompréhensibles. S'y mêla bientôt le chant de l'eau vive, et les trois voyageurs ne tardèrent pas à en découvrir l'origine. Ils pénétrèrent dans une vaste clairière ; en son centre jaillissait une source, ses eaux limpides s'écoulant dans un petit étang aux reflets cristallins. Sur la berge, une femme se tenait assise, qui se leva à leur approche, leur fit face.
Une elfe, songea d'abord Albérich. Du moins était-ce ce dont on pouvait la rapprocher le plus : nue, ses longs cheveux couleur des feuilles d'automne cascadant sur ses épaules graciles, elle était d'une beauté si grande, si surnaturelle, qu'il en fut presque aveuglé.
-Je vois l'enfant... dit-elle d'une voix claire. Mais où est la vielle femme ?
César fit un pas en avant. S'inclina.
-Elle est au château, madame... murmura-t-il. Arrêtée, ou pis encore. Lorsqu'elle a été informée du destin qu'on allait lui réserver, elle a fait en sorte que nous puissions vous rejoindre, restant ensuite en arrière afin de retarder ceux qui ne manqueraient pas de se lancer à nos trousses.

Albérich avait eu du mal à détacher son regard de l’apparition, envoûté malgré lui par une force surnaturelle contre laquelle il ne pouvait se défendre. Il avait cependant ensuite baissé les yeux, conscient qu’il était probablement malvenu de dévisager ainsi celle qui devait être la reine des lieux. Lorsque César s’inclina, il l’imita de manière instinctive, à la fois mal à l’aise et vaguement perdu, avec l’impression d’être dans une sorte de songe éveillé, qui disparaîtrait avec la lune, tôt ou tard. Mais les paroles de César le glacèrent. Il réalisa qu’une fois de plus, il ignorait ce qui se tramait, ballotté par les événements, les décisions des autres, sans qu’il puisse intervenir en rien. Pourquoi Eudes s’était-il retourné contre Ada ? Pourquoi n’avait-elle pas fui avec eux ? Il frémit mais ne dit rien. Tout lui avait échappé, de toute façon. La mort, toujours la mort, partout où il passait, immanquablement.

-Le prêtre. A présent la sorcière. Et l'enfant, s'ils avaient pu.
Grave, la créature s'avança. Le satyre manqua protester : elle le fit taire d'un geste.
-Il était le don... murmura-t-elle en observant Bastien, sur l'épaule d'Albérich. Voilà ce qu'ils en ont fait...
Elle tendit les mains.
-Remettez-le moi.

Sans lever les yeux, le Luménien fit un pas en avant pour s’approcher de la créature et lui tendit l’enfant nu qui respirait lentement contre lui. Il le fit sans peur particulière pour Bastien, mais lui-même craignait de frôler la fée. On racontait mille choses terribles sur les hommes qui se perdaient avec ces êtres... Privés de raison, de souvenirs, ils abandonnaient leurs pairs pour frayer à jamais dans des mondes étranges. D'autre part, vu le mépris que les esprits de la nature avaient pour sa race, il se doutait que son contact ne manquerait pas de souiller son interlocutrice. Il s'arrangea donc pour qu'elle puisse saisir l'enfant sans qu'ils n'aient à se toucher.

Peut-être se serait-elle offusquée de son contact. Peut-être pas. En tout cas, elle ne lui prêta pas la moindre attention, alors qu'avec une infinie douceur, elle accueillait Bastien dans ses bras repliés. Elle l'y garda un long moment, ses yeux vert d'eau fixés sur ceux, vides, du petit garçon. Puis elle passa une main sur son front, sur son cœur, avec aux lèvres une mélopée dont ils ne purent rien saisir.
-Il va s'éveiller, dit-elle enfin. Avec un vide sans fond en lui. Avec une peur sans nom. Mais ce sera à vous d'y faire face. C'est la peur des hommes qui l'habite, et contre celle-là, je ne puis rien.
Elle se tourna vers une petite créature humanoïde apparue à quelques pas.
-Qu'on leur apporte de quoi boire. dit-elle.
Elle hésita un instant, dévisagea César qui peinait à tenir debout, puis rendit Bastien à Albérich, comme trois fées survenaient, portant des coupes d'écorce remplies d'un liquide vert aux puissantes fragrances de sève.
-Faites-le boire aussi. Et veillez.

L’ancien clerc avait fortement envie de déposer l’enfant pour aller soutenir son père, mais il devinait que la fée et ses comparses n’apprécieraient pas son sens des priorités. Il prit donc soin de faire boire Bastien le premier. Même si le gosse était toujours inconscient, ce n’était pas une tâche bien difficile : il avait conservé son réflexe de déglutition et en dépit de son épuisement, Albérich avait l’habitude de ce genre de choses. Il fallait espérer que les fées étaient bienveillantes. Lui-même n’avait aucune envie de goûter à leur breuvage, craignant des effets imprévisibles et malvenus. Mais là encore, il ne pouvait que plier devant la situation. Il sentit un fond de colère sursauter en lui, infime, comme un poisson argenté bondissant hors de l’onde avant de retomber dans les profondeurs de son renoncement. César s’en était tiré, tant bien que mal, et il l’imita en silence, les yeux toujours fixés sur les fleurs. Il détestait ce sentiment d’être observé par des créatures qui sans être hostiles, n’étaient pas franchement accueillantes. La sève était sucrée, épaisse, et elle répandit rapidement sa chaleur dans son organisme éprouvé. Un nouveau condensé d’énergie pour forcer artificiellement son corps à tenir. Ne savaient-ils donc pas à quel point ces potions étaient traîtres ? Il soupira doucement, entre ses dents, et attendit docilement la suite des événements.

Cette potion là était différente de la préparation que lui avait fait boire Ada. différente, aussi, de toutes celles qu'il avait pu consommer, préparer, voir au cours de son existence. Sa substance, d'abord, paraissait davantage extraite, telle qu'elle, d'une improbable plante miraculeuse, plutôt que préparée par des mains expertes. Ses effets, ensuite : lentement, d'abord, plus de plus en plus vite, la sève se répandait en lui, diffusant une chaleur intense dans ses membres, chassant le froid, la fatigue, tendant ses muscles. Électrisant bientôt sa carcasse à un tel point qu'il eut l'impression que les poils de sa barbe se hérissaient, que les petits cheveux de sa nuque en faisaient de même, tandis que le sol, sous ses pieds, semblait soudain mouvant.
Dans ses bras, Bastien ne semblait pas non plus insensible à l'élixir : il se raidit tout entier, sa peau se couvrit de chair de poule, puis de sueur.
Ses yeux s'ouvrirent, brillants, croisèrent le regard de l'ancien aubemestre.
Il demeura pantois, un instant. Pantois et perdu.
Puis, tout à coup, il se mit à hurler. A se débattre avec une énergie incroyable, manquant lui échapper, à le marteler de coups, comme dément.

Le brusque réveil de Bastien faillit prendre Albérich au dépourvu et il manqua le lâcher. Mais il n’en fit rien. Au contraire, il resserra son étreinte autour de l’enfant terrorisé, et la force que lui avait rendu l’élixir féérique lui permit de contenir la fureur du petit garçon qui se débattait. Il savait que dans ces mouvements de panique, la dernière chose à faire était de libérer le forcené. Il risquait de détaler et de se faire mal. Petit à petit, la calme bienveillance de ses bras sécuriseraient l’enfant, même s’il s’épuiserait probablement au passage. Attendre sans vraiment bouger. Il espérait que César ne tarderait pas à venir à sa rescousse. Si Bastien devait reprendre pied dans le réel, ce ne serait pas grâce à lui. Son grand-père était probablement l’humain le plus bienveillant qu’il ait connu : s’il ne pouvait le ramener, personne ne le pourrait. En attendant, il se campa fermement sur ses deux jambes et attendit que l’orage passe, murmurant quelques mots d’apaisement à voix basse, sans imaginer qu’ils auraient un réel effet.

César s'était approché, bien sûr. Essayait de parler à Bastien, d'accrocher son attention, son regard. Lorsque leurs gestes, leurs mots, ou simplement la fatigue l'eurent un peu calmé, le vieil homme adressa un sourire contrit à l'ancien clerc, puis lui prit doucement l'enfant des bras. Celui-ci recommença à s'agiter, quoi que plus mollement. A balbutier des paroles incohérentes sur un cavalier dans la nuit, une lame, une grotte où il ne voulait pas se réfugier, sa chienne, le froid...
Un nom, aussi, prononcé avec autant de surprise que de terreur : celui du sénéchal.
Enfin, à bout de souffle, à bout de nerfs, il se recroquevilla contre la poitrine de son grand-père, misérable, le pouce fourré dans la bouche. A le regarder, on aurait cru voir un tout petit enfant, bien plus jeune qu'il ne l'était en réalité.
-A présent, nous savons, fit la créature, qui n'avait rien manqué de la scène.

Et Albérich se maudit de n’avoir pas creusé d’emblée ses premiers soupçons. Il y avait toujours eu quelque chose d’étrange à propos d’Hugues, et le jeune homme n’avait jamais dissimulé son opposition à la nature autour d’eux. Alors qu’avait-il cherché ? A supplanter Eudes ? Ou simplement à révoquer un pacte qui lui semblait inutile ? Sans doute l’un et l’autre. Il s’était en tout cas rendu coupable d’actes terribles et il était toujours au cœur du donjon, bras droit sur lequel s’appuyait sa victime désignée.
L’ancien clerc ne dit cependant rien. Il ne savait pas ce que la Nature avait l’intention de faire de cette révélation, laquelle n’était amère que pour ceux qui, un temps, avaient accordé leur confiance au sénéchal. Il se contenta de poser une main tranquille sur l’épaule de César et de lui sourire. Bastien se remettrait. Il était sous le choc, perdu, fragile. Mais il se remettrait.

Il était difficile de déchiffrer l'expression du vieillard, maelström mouvant et à demi contenu de colère, de chagrin, d'inquiétude et d'amour pour l'enfant qu'il tenait serré contre lui. Il ne pipa mot, ne dit absolument rien, ne parut pas même voir le sourire d'Albérich, ne pas sentir sa main.
En revanche, la nouvelle fit réagir le satyre, qui ne s'était pas non plus éloigné.
-Lui où un autre, que cela change-t-il ? Si lui ne l'avait fait, l'un de ses semblables s'en serait chargé, tôt ou tard. On ne peut faire confiance aux humains. Donnez leur un doigt, ils vous prennent le bras. Gardons ceux-là, où laissons-les partir, si cela leur chante. Et écrasons ceux du château, pour en finir une bonne foi pour toute avec cette mascarade. Je l'avais dit dès le début...
-Et vous vous êtes trompé, pendant cent de leurs années, trois de leurs générations.
-Cela n'en est pas moins advenu.
-Certes.
Estimant avoir marqué un point, le satyre fit un pas en avant.
-Agissons maintenant, ma dame. Les renforts qu'ils ont mandés sont en route. Ils arriveront avant que le soleil n'ait atteint son zénith. Vingt cavaliers, trente hommes d'armes. Rien que nous ne puissions éliminer... Mais s'ils rassemblent leurs forces, nous perdront beaucoup des nautres. Les hommes ne valent pas un tel sacrifice.

Au début, l’ancien clerc ne prêta qu’une attention distraite aux échanges entre les créatures des bois. Ils avaient récupéré Bastien, c’était la seule chose qui lui avait semblé importante. Puis il avait vu le désarroi sur les traits de César et réalisé qu’il n’y avait pas de réelle victoire possible. Hughes et ses sbires, quels qu’ils soient, avaient déjà fait trop de mal, brisé des existences, perverti un mode de vie. Même s’ils étaient arrêtés avant qu’il ne soit trop tard, les morts le resteraient et les plaies saigneraient longtemps, cauchemars au creux des nuits, méfiance et regrets, rancune envers ceux qui avaient failli, remords pour ceux qui avaient commis des erreurs irréparables. Ils avaient perdu Eloi, vraisemblablement Ada, et les deux fils du baron. Ils avaient peut-être perdu Combeloup. Et ils perdraient peut-être le reste.
Albérich s’en rendit compte en réalisant que le satyre professait désormais leur anéantissement total. Raser le château. Massacrer ses habitants. Il hésita. Il était peu probable que les créatures des bois le laissent s’exprimer. Après tout, il n’était qu’un être humain, son parti pris était manifeste, et il était de la race pervertie qui détruit tout sur son passage.
Comme tant d’autres, songea-t-il.
De quel droit les arbres estimaient-ils que la terre étaient à eux ? Ou les orques, les dragons, les fourmis ? La nature pensait-elle que l’humain n’en faisait pas intimement partie ?
Il repoussa ces pensées. Il ne parviendrait à rien en s’opposant à eux, il fallait qu’il accepte leurs présupposés, qu’ils étaient les intrus profanateurs de leurs terres, s’il voulait changer quoi que ce soit à la situation. En réalité, il n’y croyait pas. Il se demanda même pourquoi il y songeait. Le satyre lui intimerait de se taire et la fée était certainement plus sage et intelligente que lui. De plus, immanquablement, ils n’avaient rien à gagner dans l’existence de Combeloup. Il aurait aimé que César prenne la parole : après tout, c’était sa vie, son foyer, qui étaient en jeu. Il devait savoir ce qui valait la peine d’être défendu. Mais le vieil homme n’était pas en état, il était tourné tout entier vers son trouble. Albérich ferma les yeux. Il se fichait bien de disparaître. Mais tous ces gens qui attendaient derrière les murs du donjon… Ils avaient juste suivi le mauvais guide, écouté le mauvais discours. Ils ne méritaient pas d’être éliminés.
« Madame… » intervint-il.
Il eut du mal à croire qu’il avait parlé. Il ne savait même pas ce qu’il s’apprêtait à dire.
« La plupart des Combelupins n’ont jamais enfreint le pacte qui les liait à vous. S’ils se sont réfugiés au donjon, c’est parce qu’ils ont été trompés, manipulés, par quelqu’un dont les intentions étaient mauvaises, envers vous comme envers eux. Ne les condamnez pas tous sur les torts de quelques uns. Je ne sais pas quels sont les avantages que vous retiriez de votre cohabitation, si vous ne l’avez tolérée que par magnanimité, mais cent autres années d’harmonie sont possibles, et cent autres encore. Cependant, si les actes de quelques uns vous sont trop insupportables, s’ils doivent vous inciter à rayer Combeloup de la carte et à bannir à jamais les humains de vos contrées… Laissez-les au moins partir. En vous engageant dans une voie sanglante, vous ne ferez qu’attiser les tensions entre votre monde et le mien, à encourager d’autres à venir revendiquer ces terres. La violence nourrit la violence, et il est nécessaire qu’à un moment, l’un des belligérants mette fin aux hostilités. Vous savez que ma race n’aura pas cette sagesse. Mais vous l’avez. »

Le satyre lui jeta un regard noir. Sitôt qu'Albérich avait pris la parole, il avait voulu l'interrompre. La Dame lui avait cependant intimé le silence, d'un geste impérieux, mais comme elle paraissait à présent disposée à le laisser s'exprimer, il ne s'en priva pas.
-Partir ? Ils ne voudront jamais partir. Jamais ! Ils refuseront d'abandonner ce qu'ils considèrent comme leur terre, refuseront d'abandonner les tas de pierres dans lesquels ils se terrent. Et quand bien même le voudraient-ils : ce serait un faux semblant. Ils manderaient de l'aide, nous maudiraient à tort et à travers. Monteraient une croisade, qui sait. Pour se venger... Et pour convaincre des humains de leur porter secours, ils évoqueraient les filons dont regorgent les montagnes, attisant ainsi la cupidité chevillé aux cœur de tous les hommes. Non, il faut les éliminer, jusqu'au dernier. C'est par la peur que nous avons tenu leur espèce à l'écart des Mont Brumeux. C'est par la peur que nous continueront à le faire.
-La peur peut susciter la haine. La haine susciter, aussi, la vengeance. La disparition du village, aussi isolé fût-il, ne passerait pas inaperçue. Des marchands viendront, tôt ou tard, se rendront compte du massacre.
-Il suffirait de les éliminer, eux aussi.
-Alors, d'autres viendront. Leurs mandataires, leurs parentèle, pour savoir ce qu'il est advenu d'eux.
-Nous les tuerons de même.
-Et ce sera bientôt des armées, qu'on nous enverra. Les autorités des hommes voudront éradiquer ce mal dont, partout, on parlera.
Le satyre demeura silencieux, maussade. La Dame se tourna alors vers Albérich.
-Vous vous demandiez quels étaient les avantages que nous retirions de cette cohabitation. Il s'agissait d'une certaine tranquillité. En acceptant que des hommes dignes de confiance s'installent à nos portes, nous évitions que d'autres, mal intentionnés, ne le fassent. Ils occupaient le terrain, en quelque sorte, servaient de barrière entre la civilisation humaine et notre monde. J'avais confiance en l'homme qui mena ici les siens. Confiance en la sorcière qui, déjà, était là. Elle a veillé à ce que le pacte soit respecté, toujours. Maintenant qu'elle n'est plus, maintenant que l'actuel seigneur, suivant des conseils mal avisés, je veux bien le croir, l'a éliminée, qu'il s'apprête à nous faire la guerre, à rompre ce qui ne l'avait pas encore été... Qui interrompra cette fuite en avant ? Qui pourra le raisonner ? Quoi, sinon la force, la mort ?

Albérich ne sut que répondre. Il ne savait pas quel tort avait été causé à la Nature et pourquoi elle avait massé ses loups aux frontières du village, pourquoi ceux-ci avaient été jusqu’à attaquer Ada, apparemment garante du pacte, entre les pierres du cercle consacré. L’agression de Bastien, un être humain, ne semblait pas suffisante. Sans doute avait-ce été Belle, le déclencheur… Il lui semblait que quelqu’un avait dit quelque chose en ce sens, mais il ne se souvenait plus bien. Quant à ce qui retiendrait la main vengeresse d’Eudes… La vérité, sans doute. Eudes devait apprendre que la Nature ne l’avait nullement agressé, qu’Hugues était seul responsable. Mais comment le lui faire comprendre ? Qui croirait-il ?
« J’imagine que la fille d’Eudes pourrait le raisonner, si elle avait la possibilité d’apprendre la vérité. » murmura-t-il.
Un grand froid soufflait en lui. Ada était morte, la fée l’avait senti et confirmé. Que son trépas l’affecte n’était pas une grande surprise, il s’était reposé sur elle depuis le premier jour, elle ne lui avait jamais failli. Il sentit les larmes le prendre à nouveau d’assaut, mais demeura stoïque. Il serait temps de pleurer sur les morts plus tard. D’aller les rejoindre, sans doute.
« Ensuite Bastien reprendra la place qui lui est dévolue, et votre arrangement sera rétabli. »

Le satyre grogna. La Dame demeura silencieuse. César redressa la tête, une grimace déformant ses traits.
-Elisa nous a déjà aidés autant qu'elle a pu... murmura-t-il. Après l'annonce de la mort de Bastien, après votre arrestation, le baron a... basculé. Persuadé d'avoir été trompé, il s'en est entièrement remis à l'avis de Hugues. Qui l'a peu à peu convaincu qu'Ada, également, œuvrait contre lui, avec votre aide, avec celle de la Nature. Elisa;.. Elle n'y a pas cru, elle. Elle vous a vu, vous et Ada, vous occuper de Bastien. Elle... Elle a compris, je crois, ce que tramait Hugues, lorsque celui-ci lui a annoncé qu'elle lui était désormais promise, qu'ils se marieraient une fois la victoire acquise. Elle a protesté, à tenté de convaincre son père... Qui l'a renvoyée dans ses quartiers. Elle essaiera encore, si on le lui demande. Mais, sans preuves, elle n'arrivera à rien. Ils sont tous sur le pied de guerre, au château. Ils n'attendent que les renforts pour attaquer.

Cette fois, Albérich se tourna vers César. Il n’avait pas imaginé que le vieil homme suivait leur conversation, mais le renfort était bienvenu, même si ses nouvelles étaient sinistres. Son regard alla à Bastien qui était toujours recroquevillé contre son grand-père. L’enfant était-il en état de parler à nouveau, de répéter ses accusations ? Sans doute pas. Lui infliger un tel calvaire, le retour jusqu’au donjon, s’arranger pour qu’Eudes le rencontre sans qu’Hugues n’en soit informé… Ils allaient tous se jeter dans la gueule du monstre qui les avait piégés. En même temps, quelles autres possibilités avaient-ils ? Il resta silencieux quelques secondes. Eliminer Hugues et Eudes aurait été la voie la plus efficace et la plus cynique de régler le problème, mais ils n’avaient pas les moyens de s’improviser assassins. Ce n’était pas non plus la voie souhaitable. Albérich n’était pas surpris que la mort de Bastien ait pu affecter le baron au point de le rendre fou : c’était son dernier fils, il avait déjà dû supporter tant de deuils, c’était un miracle qu’il soit resté sain d’esprit si longtemps.
Il soupira.
« Nous n’avons que le témoignage de Bastien. S’il ne peut le répéter devant son père, j’imagine que la confrontation est inévitable. »
A moins que les morts ne se lèvent et n’accusent. Mais ce n’était pas lui qui les invoquerait.

La Dame porta son regard sur César. Le satyre, lui, grogna à nouveau.
-Le retrouver... et risquer de le perdre aussitôt... murmura le vieillard, les yeux baissés sur l'enfant.
Il frissonna, ses traits se contractèrent. Puis il soupira.
-Ainsi soit-il... Nous vous avons bien tiré de votre geôle pour, l'instant d'après, vous engager dans une ambassade périlleuse. Chacun doit faire sa part, et s'il est possible de sauver tant de vies...
Il secoua la tête.
-Nous irons. Bastien et moi, en tout cas. Et s'il devait lui arriver malheur... Alors il ne partira pas seul. Je sais encore manier une lame.

Albérich sourit au vieil homme, désolé.
« Je viendrai avec vous. Je ne vous serai probablement pas très utile, mais peut-être pourrai-je attirer Hugues quelque part pendant que vous trouvez Eudes. »
Il secoua la tête et haussa les épaules.
« Nous improviserons. Nous n’avons pas le choix. »
Il aurait voulu proposer à César d'y aller à sa place, mais ça n’aurait pas eu de sens. Bastien avait besoin de l’étreinte aimante de son grand-père et sans lui, Albérich n’avait aucune chance ni de retrouver la route du château, ni de s’orienter dans les conduits qui couraient dans son ventre. Il restait à espérer que la sève féérique avait suffisamment de pouvoirs pour le soutenir jusque là. Par pudeur, il s’était interdit de regarder le corps maigre de son compagnon, marqué par les ravages de l’âge, mais il avait conscience du prix de leurs pérégrinations nocturnes et hivernales.
Restait à espérer, désormais, que la Dame se satisfasse de leur proposition et les laisse partir.

Si c'était le satyre qui avait dû décider, nul doute qu'il aurait refusé sur le champ et couru sans tarder sus à Combeloup. Mais il n'osait apparemment pas défier l'autorité de la Dame - du moins, en sa présence - et se contenta donc de ruminer, de mauvaise grâce, tandis que celle-ci acquiesçait.
-Très bien... dit-elle. Nous vous laisserons agir ainsi. Nous nous garderons d'attaquer.
-Et les renforts ? grogna l'autre.
-Nous les laisserons passer, s'ils doivent arriver avant qu'ils n'en aient terminé, afin d'éviter que le sang ne coule, que le pacte ne soit définitivement rompu, ne puisse être entièrement rétabli. Sans doute les soldats iront-ils directement au château, sans doute y aura-t-il... une réunion entre les chefs. Mais je ne peux pas promettre davantage. Si leurs forces se rassemblent, s'ils marchent contre nous, franchissent la frontière... Nous les éliminerons Jusqu'au dernier.
Réjoui par cette perspective, le satyre marqua bruyamment son assentiment.

« Merci. Nous ferons vite. » dit simplement Albérich, en s’inclinant devant elle.
Ils ne pouvaient en attendre davantage. Comme la fée l’avait dit, c’était une affaire à régler entre humains, rapidement. Il espérait juste que le satyre contrôlerait ses ardeurs et obéirait à sa maîtresse. Il ne leur restait plus qu’à retourner vers le donjon. Il grimaça en songeant à la couche de neige qui devait s’être amoncelée sur leurs vêtements restés dans la tourmente. Peut-être périraient-ils gelés avant même d’avoir parcouru plus de quelques mètres… C’était sans doute préférable, cependant, à faire iruption au château dans le plus simple appareil.

Sur un signe de la Dame, une petite créature indistincte, presque invisible, frôla le trio d'humains puis partit dans la direction d'où ils étaient venus. On leur offrait à nouveau un guide... mais on avait préféré ne pas recourir au même que lors de leur arrivée.
Ils quittèrent donc la clairière, sans qu'on ne leur adresse à nouveau la parole, et marchèrent d'un bon pas entre les rangées d'arbres, parmi les fleurs d'hiver qui abondaient. Enfin, ils atteignirent les limites de la tempête : un mur de brume et de neige tourbillonnante dont émanaient des hurlements sinistres et des embruns glacés. Ils n'eurent cependant pas à y pénétrer pour trouver leurs affaires : elles étaient posées au pied d'un tronc, en bon ordre.
Et sèches, de surcroît.

Bien qu'il ne soit pas inutilement pudique, Albérich se détendit lorsqu'il eut à nouveau des vêtements sur le dos. Sa nudité forcée lui avait immanquablement rappelé son séjour aux mains des Sharites, même s'il était surpris du détachement qu'il était parvenu à conserver dans la clairière féérique. Sans doute y avait-il quelque chose dans l'air, comme un parfum de naturel, qui rendait le corps nu souhaitable plutôt qu'indécent ou humiliant. Après s’être rhabillé, il prêta main forte à César pour en faire de même avec Bastien. L’enfant était toujours tendu, replié dans son état régressif, moins manipulable qu’il ne l’avait été lorsqu’il était inconscient. Ils parvinrent cependant à lui mettre ses vêtements, puis préparèrent la couverture. L’ancien clerc s’immobilisa cependant avant de regagner la tempête.
« Je pense que nous devrions convenir d'un semblant de stratégie avant de replonger dans la nuit. Qui sait quand nous aurons la possibilité de communiquer clairement à nouveau. »

César soupira.
-Je crains que nous n'ayons pas beaucoup de possibilités... Nous ne courrons aucun risque jusqu'aux frontières du village. Ensuite, il faudra faire attention aux éventuelles patrouilles, parvenir à gagner le sousterrain sans nous faire prendre. Et espérer qu'il ne soit pas gardé.
Son regard se fit dur.
-L'espérer pour les gardes, en tout cas. Ensuite... Et bien, il faudra tenter de trouver Eudes avant qu'on ne nous trouve, nous. Eventuellement passer par Elisa, mais il sera à peine plus aisé de la localiser...

Albérich acquiesça, songeur.
« Ecoutez. Si nous faisons une mauvaise rencontre, je tâcherai de retarder nos poursuivants. Ne m’attendez pas, vous devez arriver jusqu’à Eudes. Même s’il est en présence d’Hugues, il sera forcé de vous écouter lorsqu’il réalisera que Bastien est vivant. »
Il esquissa un sourire.
« Je le porterai jusqu’aux limites du village, s’il me tolère. Une fois franchies les frontières, vous le reprendrez et je passerai devant. Je pense que c’est le plus raisonnable. »
César pourrait économiser ses forces jusqu’à l’instant où le séparer de son petit-fils deviendrait impossible.

César opina du chef sans rien dire et lui tendit l'enfant. Celui-ci émit une plainte sourde, tenta de se cramponner au vieil homme. Mais lorsqu'ils eurent réussi à procéder à l'échange, il se pelotonna contre la poitrine de l'ancien aubemestre, trop tétanisé pour lutter. Peut-être, aussi, gardait-il un souvenir inconscient de la manière dont Albérich s'était occupé de lui. En tout cas, il ne chercha plus à lui échapper, se contentant de sucer son pouce, le visage enfoui dans les replis de son manteau.
Alors, sans plus tarder, ils pénétrèrent dans la tourmente, retrouvant en un seul coup l'air glacé, tourbillonnant, l'âpre baiser du vent.
Mais les éléments leur parurent un peu moins déchaînés. Et puis, de la lumière filtrait, grise, au travers des nuées. De surcroît, ils n'étaient plus pressés par la meute de loups : elle n'avait pas disparu, non, mais semblait plus leur ouvrir la voie qu'autre chose. De fait, tâtonnant toujours avec son bâton, par précaution, César leur emboîta le pas.
Montées. Descentes. Glissades, parfois. Neige qui se tasse brutalement sous les bottes, qui s'effrite. Le tout dans une brume opaque qui limitait leur horizon aux ombres des fauves, devant eux.
Montées, descentes. Terrain plat, parfois. Des heures durant, aurait-on dit.
Et, après une ultime ascension...
-Nous sommes à la frontière... murmura César.
Les loups s'étaient arrêtés. Ils les avaient dépassés, même, sans presque s'en rendre compte.

La sève les avait soutenus jusque là, malgré leur longue marche dans des conditions difficiles. Même s’il faisait moins rude, il faisait toujours glacial et traître, et la piste qu’ouvraient les loups était bienvenue. Ils étaient néanmoins plus légers et plus assurés, et à chaque pas supplémentaire, Albérich maudissait la maladresse de son propre corps. Ils étaient cependant indemnes et relativement frais, compte tenu des circonstances, lorsqu’il leur fallut franchir les frontières de Combeloup. Le ciel voilé leur offrait toujours une certaine protection mais le manque de lumière était une menace pour leurs yeux humains incapables de voir bien loin. Seul le château jetait ses lueurs, comme un brasier dans les ténèbres. Albérich pensait cependant avoir une image relativement exacte des alentours. Suffisante, en tout cas, pour les guider. Il n’était pas certain de pouvoir replacer l’entrée du souterrain, cependant, et comptait sur César pour le lui indiquer. Tout en rendant Bastien à César, Albérich eut l’impression que c’était l’instant des dernières déclarations, qu’ils seraient sans doute trop acaparés par la suite pour échanger quoi que ce soit. Il sourit donc au vieil homme, hésita une seconde, puis posa une main sur son épaule, à nouveau.
« Bonne chance. Trouvez Eudes. »
Puis il prit le bâton de marche et traversa.

Le vieillard lui avait adressé un pâle sourire, puis emboîté le pas. A nouveau, ils étaient à Combeloup, dans ce havre de paix devenu lieu d'intrigues, de complots, de meurtres. Promis à être, bientôt, un champ de bataille.
Sauf s'ils réussissaient, bien sûr. Mais c'était loin d'être encore le cas...
Autour d'eux, la tempête faiblissait de plus en plus, et leur champ de vision s'élargissait comme diminuait l'intensité des bourrasques, comme se déchiraient les nuages. Le soleil devait être levé, déjà. Ou n'allait pas tarder à émerger de l'horizon. Peut-être en verraient-ils les rayons, avant de s'enfoncer sous terre...
Ils n'allaient pas les attendre, cependant. Suivant les conseils de César, Albérich s'avança, le plus discrètement possible, vers la colline qui leur faisait face, celle sur laquelle était dressé le château. Sur leur gauche, l'on devinait les contours indistincts de l'ancienne garnison. Il devait y avoir des guetteurs, sur le toit, mais la pénombre et les vestiges de la tempête devait encore leur boucher la vue.
Ils ne connurent qu'une alerte avant de parvenir au tunnel. Le bruit d'un galop, dans leur dos, qui les fit se jeter ventre à terre. Mais les cavaliers passèrent à bonne distance, sans les voir, partant en direction de la route qui menait au monde extérieur. Après avoir attendu que se dissipent les échos de la cavalcade, les deux hommes se relevèrent, se remirent en mouvement. Gagnèrent, enfin, leur destination.
-Reprenez-le un moment... fit César comme ils se tenaient à l'entrée de la cavité, étroite fissure dans le roc, à flanc de coteau. Je voudrais m'assurer que nous ne sommes pas attendus et... Je sais être discret...

La Couronne de Cuivre

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