La Couronne de Cuivre

Marthe ne fut en rien décontenancée.
-Savez-vous comment Hubert s'y est prit pour récupérer Ruth ? Il est entré en classe, au beau milieu du cours, et a annoncé qu'il venait la chercher. Sachant que les gamins étaient déjà surexcités à la perspective du tournoi et que nombre d'entre eux espéraient qu'il les choisirait comme écuyers, son intervention a provoqué un indescriptible chambard... Personnellement, je comprends que nos institutrices, qui s'étaient déjà épuisées à faire régner un semblant de calme, n'aient guère apprécié. D'autant que votre ami aurait pu attendre la récréation, ou envoyer quelqu'un à sa place, inventer un prétexte... Bref, il aurait pu, un instant, penser aux conséquences de ses actes !
Elle avait parlé sans la moindre agressivité, signe que, en ce qui la concernait, elle n'en voulait guère au paladin.
-Mais allons, Albérich, déridez-vous donc un peu ! Personnellement, et contrairement à Robert, je serais ravie que Rebecca et Agathe mettent leurs menaces à exécution. Je pense même que ce serait une excellente chose pour la communauté, ce "tournoi" d'un autre genre qu'elles envisagent. Alors je ne vais certainement pas vous retenir, demain. En revanche, je crois que vous pouvez déjà renoncer à parler de la charte aux enfants : l'avis général est qu'ils seront intenables et l'idée de leur accorder un jour de congé était déjà dans l'air avant que nos enseignantes ne décident de prendre les choses en main.

Le Luménien secoua la tête et soupira. Il continuait à trouver la situation incroyablement stupide mais il n'avait pas envie de polémiquer avec la juge. Oui, Hubert avait maladroitement fait irruption dans les classes. Sans doute n'y débarquerait-il désormais plus jamais, en cela Agathe et Rebecca avaient gagné.
" Soit, je n'ai pas envie de me fâcher avec vous pour des bêtises. Je vous souhaite la bonne nuit, Marthe. Je vous verrai après-demain au plus tard."
Il espérait que tous les enfants survivraient indemnes à la journée. Hubert serait probablement complètement vaseux et Albérich craignait qu'il n'ait à coeur de prouver à tous que cette initiative était une erreur monumentale. Il quitta donc la cantine pour rejoindre le paladin. Celui-ci en avait certainement terminé avec ses ablutions.

-Messire Albérich ! l'interpella-t-on avant qu'il n'ait pu aller bien loin.
Ingrid se dirigeait vers lui à grandes enjambées.
-Heureuse de vous revoir. Je cherchais messire Hubert mais je n'ai pas réussi à le retrouver. J'imagine qu'il est allé dormir, vu ce qui l'attend demain... Cependant, peut-être accepterez-vous de lui transmettre un message ?
Elle reprit son souffle.
-D'abord, je lui souhaite bon courage, et vous pouvez l'assurer que Ruth a promis d'être sage comme une image, voire de l'aider à maintenir la discipline en cas de besoin, même si je ne suis pas sure que ce soit une très bonne idée. Ensuite...
Elle adopta une mine embarrassée.
-Ensuite... Mes amies couturières et moi-même commençons tout juste à nous rendre compte du surcroît de travail que va nous causer le tournoi. Et c'est également le cas des personnes s'occupant le plus souvent de la lessive. Du coup, beaucoup de gens s'inquiètent des conséquences de... Et bien, de cette journée d'école particulière. Alors si messire Hubert pouvait faire en sorte que les enfants ne rentrent pas chez eux dans un état trop lamentable, tout le monde lui en saurait gré...

Albérich la dévisagea avec surprise.
" Je lui dirai, bien sûr." fit-il simplement.
En réalité, il était aux prises avec un effroyable dilemme. S'il mentionnait la chose à Hubert, il était de plus en plus certain que le paladin ferait exactement le contraire. S'il ne le mentionnait pas, Hubert ne songerait pas forcément à envoyer les gosses ramper dans la boue. C'était presque un conflit de loyauté.
Il salua la jeune femme et remit le cap sur la plage, plus ou moins décidé à passer cette dernière interaction sous silence.

Les baigneurs avaient presque tous terminé leurs polaires ablutions.
Les instructeurs étaient venus trouver Hubert, pour le féliciter et pour lui faire part de leurs encouragements, pour le lendemain. Ils auraient bien voulu l'aider, assurèrent-ils, mais voilà, on les avait menacés de terribles représailles qu'ils n'avaient pas le courage d'encourir. En revanche, Ted, mi-grognon, mi-joyeux, lui promit un bon bain chaud lorsque son épreuve serait terminée.
Robert vint également lui parler, l'air gêné.
-Hubert, je ne voudrais pas qu'il y ait de malentendu entre nous, annonça-t-il. Je vous jure, sur mon honneur de chevalier, que je ne suis pour rien dans ce qui vous arrive, qu'il ne s'agit en aucune manière d'une vengeance. J'ai tout essayé pour maintenir les entraînements, pour vous soustraire à ce que l'on souhaitait vous infliger. Mais quand nos institutrices m'ont menacé de m'obliger à participer à leur "tournoi"... Certes, le ridicule ne tue pas, mais être contraint de me couvrir de honte lors d'un concours de poésie... Bref, j'ai dû céder.
Il secoua la tête.
-Mais, si vous le souhaiter, je vous enverrai Alban. Un élève en plus, me direz-vous. Toutefois, il est discipliné, obéissant, il aide les autres lors des exercices, et ils l'écoutent. Je pense que sa victoire, aujourd'hui, lui aura conféré un surcroît d'aura et qu'il pourrait vous aider, afin que cela ne vire pas trop au cauchemar.

Hubert regarda Robert avec une grimace.
" Je dois dire que je me trouve très injustement puni pour une petite erreur qui partait d'une bonne intention, dit le paladin, sincère. Mais même si je ne comprends pas en vertu de quoi deux institutrices peuvent imposer leur loi à ma personne, et a fortiori à toute la communauté, je ne vous en veux pas, Robert. Et ne m'envoyez pas Alban. Le gosse me déteste déjà suffisamment comme ça."

-Je vais avoir une discussion avec lui à ce sujet. Je suis touché qu'il prenne à ce point à cœur ma défaite, mais il doit apprendre qu'il n'y a rien de honteux à être vaincu par plus fort que soi et qu'être bon perdant fait partie des vertus chevaleresques. Je ne me fais pas de souci le concernant, cependant : il a un bon fond, n'est pas le moins du monde rancunier... D'ici un ou deux jours, cela lui sera passé.
Il sourit.
-Pour le reste... Les gens de plume ont accepté le tournoi uniquement pour pouvoir mieux contre-attaquer ensuite. Les temps à venir seront terribles pour les gens d'épée, Hubert, il faudra que nous nous serrions les coudes.
Il prit alors congé et s'en alla rejoindre sa tente pour profiter d'un repos bien mérité.

Hubert le regarda partir en songeant qu'il n'avait jamais demandé à ce que ce fichu tournoi soit organisé et qu'il ne comprenait pas pourquoi il devait à présent en payer les pots cassés. Il n'avait pas obligé les gens de plume à se battre, et ne leur avait pas non plus imposé d'assister aux hostilités. Si quelqu'un avait publié un décret en ce sens, il n'était pas au courant. Il n'était pas davantage responsable de l'engouement des gamins pour les joutes entre chevaliers. Finalement, il était victime sur toute la ligne des petites mesquineries des membres établis de la communauté. Se serrer les coudes, avait dit Robert. Il avait plutôt la nette impression que les rats abandonnaient le navire. Ces gens avaient décidément un drôle de sens de l'accueil des nouvelles recrues.
Mais il était trop fatigué pour faire autre chose que remonter vers sa tente, ses vêtements sales sous le bras. Sans doute finirait-il par se faire un rien respecter, au fil du temps... Il sourit en se glissant sous la tente. Un bon Lathandrite garde toujours espoir.
Sauf qu'Albérich en avait profité pour filer, lui aussi.
Le paladin lâcha un soupir misérable et se changea en frissonnant.
Dire que la soirée avait si bien commencé.

Albérich arriva un peu plus tard, découvrit de nouvelles lettres abandonnées qu'il empocha, puis rentra dans la tente. Hubert était déjà sous ses couvertures, le teint blafard à la lueur d'une unique bougie.
« J’ai cru que tu m’avais abandonné, grommela le paladin.
— Non, je prévenais Marthe de mes intentions.
— Ah… Merci.
— Mais de rien.
— Tu as demandé le nombre d’enfants ?
— Non.
— Ce sera toujours trop, de toute façon. »
Albérich entreprit de se changer à son tour, puis se glissa dans son lit. Il commençait à avoir un vilain petit mal de tête. Hubert souffla la bougie.
« J’ai eu une autre idée, dit alors le paladin. Je vais cacher une pièce d’or dans le sable de la plage… Et il s’agira de la retrouver… Ça va bien prendre la matinée…
— Ils ne vont jamais accepter de faire une chose pareille…
— Quoi ?! Tu crois que je vais manquer d’autorité ? Moi qui ai été capitaine de la garde Solarcis pendant six ans ? Moi qui avais plus de trois cent hommes sous mes ordres ? Tu plaisantes !
— Ce sont des gosses, Hubert...
— Ah oui ? Tu penses que je vais être incapable de faire respecter la discipline ? Et bien… je serai vraiment vraiment désolé de ce constat d’échec, Albérich. Vraiment. J’en pleurerai, peut-être. Mais tu crois qu’après ça, on ne me les confiera plus jamais ? Quel dommage. C’était mon rêve, pourtant ! »
Ils gloussèrent tous les deux.
« J’ai une meilleure idée. Pourquoi ne pas aller se balader en ville ? Ou dans les marais ? Je pourrais en perdre un ou deux. Les gens seraient scandalisés. Ma réputation en prendrait un coup… et je pourrais tout mettre sur le dos de ces infâmes institutrices.
— On ne nous laissera pas sortir.
— Tu crois que deux gardes pourraient bloquer un troupeau de gosses désireux de forcer le passage ? Je pourrais même en faire un défi… Parvenir à quitter le campement sans se faire repérer… »
Albérich rit doucement.
« Hubert, tu sais quoi ?
— Hum ?
— Pourquoi ne dors-tu pas ? Pourquoi laisses-tu cette bêtise envahir ta nuit ? La meilleure manière de démontrer aux institutrices que tu es au-dessus de leur mesquinerie, c’est… de ne pas t’en soucier.
— Cette bêtise m'a déjà gâché ma soirée. Maintenant, je veux m’assurer que plus jamais personne ne me fera un coup pareil.
— Hubert. Les gens de cette communauté ne sont pas stupides. Ils ne vont pas gaspiller tes compétences dans un domaine où tu n’apportes rien.
— Et bien… Tu vois, là… J’ai comme un doute. Ils me font bien faire la lessive... S’occuper des gosses est manifestement une corvée du même acabit, vu qu’on se la refile en guise de punition. »
Albérich se retourna dans son lit.
« Ecoute, demain, nous les emmènerons à la plage. Tous les gosses adorent la plage. Il n’y aura rien à faire d’autre que s’asseoir sur le sable et scruter l’océan pendant toute la journée. Ce sera… comme un dernier jour de veille. Tranquille. Certains chercheront des coquillages, d’autres iront nager, les derniers construiront des châteaux de sable. Tu devras peut-être intervenir dans un pugilat ou l’autre… Rien de pire. De surcroît, je ne serais pas surpris que certaines de tes admiratrices viennent te donner un coup de main.
— Et toi, tu feras quoi ?
— Moi je ferai une petite sieste pour rattraper toutes les heures de sommeil que tu es en train de me faire perdre. »
Hubert rit puis demeura silencieux un moment. Albérich se sentit dériver doucement. Mais le paladin n’en avait pas fini.
« Je vais leur apprendre des chansons paillardes. Les Damoiselles d’Eauprofonde. Qu’en dis-tu ?
— Que tu vas te faire beaucoup d’ennemis.
— Je suis un soldat ! J’ai ma culture de soldat ! En plus, cela réduira le nombre de mes groupies de manière drastique… C’est une excellente idée. »
Il s’éclaircit la gorge.
« Les Daaaamoiselles d’Eauprofonde,
Généreuses mais jamais fécondes,
Ouvrent leurs jupes en une seconde,
Et t’invitent au creux de leur monde,
Dans la chaleur de leurs replis
Je me vide et je les emplis
Je chante, je hurle et je jouis
Du crépuscule jusqu’à la nuit.
— C’est la version crue, en plus.
— Ne lésinons pas sur les moyens. »
Albérich bâilla. Mais il savait qu’Hubert ne le lâcherait pas…
« Dis-moi, Albérich. Tu serais parent disons… d’un enfant de huit ou neuf ans… Tu le placerais dans un groupe d'une centaine, ou pire, tout en sachant qu’ils vont être surveillés par un seul homme, qui n’y connaît rien ?
— Non.
— Et dire que je croyais les gens de cette communauté raisonnables. A mon avis, ils veulent réduire un rien le nombre de bouches à nourrir avant que nous nous mettions en route.
— C’est ce que suggérait Marthe, oui.
— Au moins c’est clair. Et ils ont besoin de charger quelqu’un de leur basse besogne, c’est vil. »
Le Luménien l’entendit bâiller puis se retourner dans son lit.
« En fait, j’aurais simplement dû dire non. Ces femmes n’ont aucun pouvoir décisionnel au sein de la communauté. C’est comme si je me pointais vers quelqu’un en exigeant qu’il fasse ceci ou cela. Je n’ai rien signé disant que j’étais prêt à me soumettre aux lubies de deux institutrices revanchardes.
— C’est le problème de ces organisations imprécises, dit alors Albérich. La hiérarchie est mal établie, et donc on ne sait pas bien qui a le droit de quoi… J’espère que nous pourrons faire évoluer tout ça au plus vite. Je suis d’accord avec toi que c’est problématique. »
Mais Hubert n’écoutait pas vraiment.
« J’aurais dû dire non. Ça aurait été tout bête.
— Sans doute, oui.
— J’ai mal partout.
— Tu veux du baume ?
— Plus le courage. »
Il soupira.
« J’ai l’impression, depuis que nous avons quitté Solarcis, que le monde entier s’efforce de me tourner en bourrique, dit-il soudain, d’un ton un peu cassé.
— C’est une impression, Hubert.
— Je ne sais pas. Je ne suis pas habitué. L’armurier à Fergast, Ekhart sur la route, maintenant ici, continuellement, on se moque de moi. Je ne pense pas être particulièrement susceptible, mais je commence à fatiguer.
— C’est parce que tu es vraiment fatigué. Dors donc, Hubert.
— Tu as raison. Ça ira mieux demain. Ou plutôt après-demain. »
Albérich l’entendit se retourner et soupira. Sans doute l’attitude un peu bravache d’Hubert appelait-elle la plaisanterie, mais le paladin n’était pas aussi solide qu’il le laissait peut-être imaginer. Il n’avait en tout cas pas tort : les gens aimaient le faire marcher. La seule solution était sans doute de prendre les choses au premier degré pendant un certain temps, plutôt que d’entrer dans le jeu des moqueurs.
Bien sûr, il survivrait à la journée du lendemain. Avec un peu de chance, ils y survivraient tous.
Le Luménien entendit son ami se retourner et se retourner encore, mais Hubert ne reprit pas la parole. Au bout d'un moment, sa respiration devint plus régulière et Albérich fut soulagé de voir qu'il s'était endormi. Il glissa peu après dans le sommeil à son tour.

Albérich fut le premier à ouvrir les yeux, à constater qu'il ne faisait plus nuit... et que l'aube était déjà de l'histoire ancienne. S'il se fiait à la luminosité qui traversait la toile de leur tente, il était au bas mot dix heures du matin. Les enfants de la communauté étaient donc livrés à eux-mêmes depuis déjà bien longtemps. Comme l'avait dit Rebecca, les dieux seuls savaient ce qu'ils avaient pu faire... Mais, avec un peu de chance, il restait encore quelques survivants.

Albérich émergea d'un seul coup, comme s'il crevait la surface de la mer.
" Oh bouse..." souffla-t-il.
En même temps, personne n'avait songé à venir les réveiller en constatant leur absence... Ce n'était pas très malin. Sous sa couverture, Hubert ronflait comme un bienheureux. Le Luménien eut un moment d'hésitation, se demandant s'il ne pourrait pas l'épargner et se charger du groupe tout seul. Après tout, c'était ce qu'on avait voulu qu'Hubert fasse et Albérich avait nettement plus d'expérience en la matière que le paladin. Mais sans doute ce dernier perçut-il un bruit ou un déplacement d'air dans la tente, car il ouvrit les yeux.
" C'est l'aube ? demanda-t-il.
— C'est pire que l'aube, répondit Albérich.
— Misère.
— Réjouis-toi, tu as déjà perdu deux heures. Et le temps qu'on retrouve tous les gosses, tu en auras perdu une de plus. Et le temps qu'on répare toutes les bêtises qu'ils ont potentiellement faites, il sera midi.
— Peut-être que je dois cuisiner pour eux, aussi, tu y as songé ?
— Lève-toi et arrête de dire des bêtises."
Le paladin s'arracha à sa couche, l'ancien clerc était déjà presque habillé.
" Je ne sais même pas où je suis sensé les retrouver. Personne ne m'a rien dit.
— On verra bien. Avec un peu de chance, ils roupillent encore tous."
Deux minutes plus tard, passablement débraillés et absolument défraîchis, ils étaient dehors. Albérich avait toujours un mauvais mal de crâne, réminiscences de l'hydromel. Hubert bâilla, s'étira et grimaça tout aussitôt.

Le camp était plongé dans un profond silence. On n’entendait pas l’habituelle rumeur lointaine des conversations, le bruit familier du forgeron au travail… Tout paraissait mort. Ou endormi.
Ils ne croisèrent personnes dans les allées, et ne virent personne près de l'école, quand ils se décidèrent à s'y rendre. Cependant, on avait laissé un mot, épinglé au pan de toile faisant office de porte.

Hubert.

Tous les enfants doivent encore dormir, et aucun ne viendra ici aujourd’hui : l’école est exceptionnellement fermée.
Alors, vous pouvez retourner vous coucher et jouir d’un repos bien mérité, champion de la communauté !
Mais la prochaine fois que vous devrez venir chercher l’un de nos élèves durant les heures de cours, pensez à nous : inventez une fausse raison, soyez discret ou, mieux encore, attendez lé récréation.
Nous savons que cela n’est pas évident à imaginer, mais… Capter l’attention des enfants, les encourager à travailler, leur donner accès à cette culture qui, un jour, peut-être, rendra note monde meilleur… Ce n’est pas un combat moins ardu que ceux que l’on livre dans les lices ou sur les champs de bataille.

Sans rancune.
A & R.

Albérich et Hubert demeurèrent comme deux ronds de flan devant la tente de l’école.
« Elles t’ont eu, dit finalement Albérich.
— Tu y as cru aussi, rétorqua Hubert.
— J’ai fait semblant, j’étais de mèche avec elles.
— Menteur. »
Ils repartirent dans les allées du campement.
« Je n’ai jamais sous-entendu que c’était facile de s’occuper d’enfants. Bien au contraire, dit Hubert. J’ai juste commis une petite erreur. J’ai reconnu que c’était une erreur. Je me suis excusé. Ensuite, on m’accuse de mépriser leur travail. Je n’ai jamais fait une chose pareille.
— Tu ne dois pas te justifier. L’important est que tu aies retenu la leçon.
— Je pense que le message est passé : ne plus m’approcher de cette tente, jamais. »
Albérich rit doucement.
« Tu peux toujours proposer d’aller y donner un coup de main, tu sais. Je suis certain qu’elles apprécieraient.
— Il faut d’abord que je digère ce sale coup. Ça m’a gâché ma soirée et la moitié de ma nuit. Personne ne m’a dit que c’était une plaisanterie. Pas même Robert ! Robert, tu t’imagines ! On voit bien que je suis le seul paladin à la ronde.
— N’exagère pas. Peut-être qu’il n’était pas au courant, lui non plus.
— Peut-être. Bon. Je vais aller me recoucher comme elles m’y invitent, en tout cas.
— Je vais en profiter pour aller à Grand Estuaire avec mon courrier. Pas de regrets pour Pernille ?
— Tu crois que je devrais lui annoncer que j’ai gagné le grand duel extraordinaire de la communauté ?
— Peut-être pas, finalement. »
Hubert haussa les épaules.
« Je vais être sage, désormais. Très sage. Le paladin invisible.
— Tu n’y arriveras jamais. »
Ils regagnèrent la tente où Hubert retira précipitamment ses bottes avant de retourner tout habillé sous ses couvertures.
« Merci pour hier soir, fit-il tandis qu’Albérich rassemblait son courrier.
— De rien.
— Le paladin invisible, j’te jure. Ah misère, j’ai les épaules en compote.
— Tu veux de ce baume, alors ?
— Non. J’ai bon espoir que l’histoire des bains chauds soit réelle, elle.
— Quels bains chauds ?
— Tu verras bien... Je ne veux pas te donner de faux espoirs. Va faire tes courses. Et sois gentil, réveille-moi pour le déjeuner.»
Albérich haussa les épaules et l’abandonna déjà à moitié endormi. Il retraversa le camp désert et se dirigea vers la sortie, et plus loin, Grand Estuaire.

Les deux gardes de faction, qui ne manquèrent pas de le saluer, furent les seuls membres de la communauté qu'Albérich croisa durant son trajet. En revanche, il y avait bien plus de monde dans le bourg, lequel n'était en rien endormi : en cette heure déjà avancée de la matinée, les rues grouillait de monde, et le contraste sonore avec le camp était saisissant. Restait au Luménien à trouver où s'adresser pour que son courrier parvienne à destination. Mais la ville n'était pas gigantesque, il finirait bien par y arriver...

Albérich retrouva l'atmosphère bourdonnante de la ville avec plaisir et un moment, il rangea les causes de sa promenade au fond de son esprit, pour musarder dans les rues, au fil de ses envies. Il avait toujours aimé ces balades aléatoires, guidées par une silhouette, un parfum, un son, au petit bonheur la chance, et il réalisa qu'il ne lui était plus arrivé depuis très longtemps de pouvoir y goûter sans avoir la tête pleine de nuages noirs. Il était conscient, de surcroît, que c'était la dernière fois qu'il pourrait profiter de ce genre d'atmosphère avant plusieurs veilles, si pas plusieurs mois. Aussi prit-il le temps de marcher, de découvrir et d'observer, avant d'acheter un petit pain encore tiède chez un boulanger et en profiter pour lui demander l'adresse des services de courrier.

Une demi-heure plus tard, sa mission dûment accomplie, Albérich s'en revenait au campement. Il l'avait laissé silencieux, désert, et sa surprise fut donc grande quand il se rendit compte, alors même qu'il en était encore séparé de plusieurs dizaines de mètres, que l'atmosphère avait changé du tout au tout. On courrait, entre les tentes, et même les gardes paraissaient fortement tentés d'abandonner leur poste. L'on criait, surtout, des dizaines de voix répétant inlassablement la même exclamation, avec tant de force que les dernier dormeurs de la communauté, dont Hubert, avaient été arrachés à leur sommeil réparateur.
"Ils sont revenus ! Ils sont revenus !", lançait-on avec une joie et un enthousiasme débridés.

Albérich devina qu’il s’agissait du groupe des éclaireurs partis à la recherche de la cité perdue. En pénétrant dans le campement, il sentit une étrange excitation naître dans sa poitrine et l’envahir peu à peu, écho de celle qu’il observait tout autour de lui, une curiosité qui exigeait qu’il aille voir ce qui se passait. Il se doutait cependant que la rôdeuse et ses hommes commenceraient d’abord par s’entretenir avec le conseil, et qu’il faudrait attendre l’assemblée pour apprendre les dernières nouvelles. Mais il était heureux de pouvoir se fondre dans la foule, de partager ses émotions et ses élans, d’avoir la sensation, encore naissante, d’appartenir à une communauté. Il percevait néanmoins aussi une angoisse diffuse au fond de lui-même, causée par l’imminence du départ et du danger, beaucoup plus fortement qu’au moment où il avait signé ce parchemin, l’avant-veille. Car les éclaireurs étaient revenus. Le futur paraissait soudain plus rigide et menaçant qu’il ne l’avait été ces derniers jours.
Sa brusque bouffée d’anxiété fut cependant interrompue par l’arrivée inopinée d’Hubert et de son aura tranquille. Le paladin était mal réveillé mais il lui décocha un sourire serein. Ensemble, ils suivirent le flot des colons vers la source de leur joie.

Tout le monde convergeait vers la place centrale du campement et, en entendant les conversations de ses voisins, Albérich comprit qu'il s'était trompé : certes, quelques mots s'échangeraient peut-être - ou s'étaient déjà échangés - entre les éclaireurs et les conseillers. Mais les membre de la communauté n'auraient pas à attendre longtemps avant d'être informés, car on disait que Frida allait faire une grande déclaration d'ici quelques minutes seulement.
Parvenus à destination, les deux compagnons remarquèrent qu'on installait à la hâte une sorte d'estrade au milieu de l'espace herbeux. Non loin, encore marqués des stigmates du voyage, une trentaine d'hommes et de femmes qu'ils n'avaient encore jamais vus étaient rassemblés. Ils reconnurent les rôdeurs à leur tenue, et supposèrent que leur chef était cette grande humaine blonde qui discutait avec les autres responsables de l'expédition. Ils notèrent également la présence de combattants, dont un drow et deux demi-orques. Sans doute s'agissait-il des mercenaires...

Hubert et Albérich demeurèrent en retrait, tranquillement dans la foule, attendant la même chose que tout le monde.
" Bien dormi ?
— Réveil un peu brutal, mais sinon ça va, oui. Tu as pu faire ce que tu voulais ?
— Affirmatif."
Le paladin bâilla.
" Quand je vois la couleur de leurs vêtements, j'espère que cette histoire de bains chauds va se concrétiser rapidement... Mais je te parie qu'ils seront prioritaires. Ils sont bien trente ! Misère."
Albérich ne put s'empêcher de rire.

Une dizaine de minutes s'écoulèrent puis, les conseillers devant estimer que tout le monde avait e ule temps d'arriver, Frida monta sur l'estrade et le silence se fit aussitôt.
-Les nouvelles sont plutôt encourageantes, annonça-t-elle sans détour, d'une voix forte. Nous avons retrouvé la vieille route et suivi son tracé sur une longue distance, sans rencontrer de périls plus importants que quelques petites bandes errantes de morts-vivants. Lorsque nous avons décidé de ne pas aller plus loin, mes confrères et moi-même sommes entrés en communication avec les animaux des marais. Nous avons ainsi obtenu confirmation de toutes les informations délivrées par Varamyr : la cité existe toujours, nombre d'édifices sont encore totalement ou partiellement debout, et si les êtres vivants la craignent comme ils craignent tous ces lieux antiques, cela semble surtout dû à la présence d'une colonie de monstre relativement réduite que nous devrions pouvoir chasser sans trop de mal.
Le silence se prolongea quelques instants, puis ce furent des vivats qui n'avaient gjuère à envier a ceux entendus la veille, autour de la lice.

Bien sûr, ils partaient à travers la Lande, Albérich ne pouvait pas être surpris. C’était une région crainte et dangereuse, une terre de légendes, d’ombres et de marécages. Il le savait très bien. Mais entendre quelqu’un prononcer les mots « morts-vivants » et « monstres » comme s’il se fut agi de broutilles avait quelque chose de glaçant. En même temps, il avait affronté plus d’une goule dans sa vie. Plus d’un squelette. Des blêmes en bordure de la forêt maudite, des spectres dans le cimetière de Dargyll. Mais c’était avant, quand il lui suffisait d’écarter les mains, de prononcer trois mots, et la lumière de Lathandre venait embraser l’abomination pour lui apporter le repos. Il ne put s’empêcher de frissonner.
Hubert, les bras croisés, écoutait le discours de la rôdeuse sans manifester la moindre émotion. Il paraissait confiant, tranquille, attentif, et le Luménien envia son assurance.

-Dans l'état actuel des choses, nous estimons que le trajet pourrait ne prendre qu'une veille ; cependant, des chutes de neige étant probables, il est plus raisonnable de tabler sur une veille et demi. Pour le reste, nous vous donnerons tous les détails que vous souhaiterez ce soir, à l'assemblée. Dans l'immédiat, puisqu'il semble que vous vous soyez amusés en notre absence et que certains, ayant perdu des paris, proposent des bains chauds à qui les demande, nous allons nous empresser d'en profiter.
Elle quitta l'estrade sous les rires et les applaudissements, tandis qu'on entendait Ted protester, s'attirant déjà maintes moqueries :
-Hé ! C'était pas prévu comme ça ! C'est de la triche !

Hubert grommela, faussement fâché.
" Je te l'avais dit : oublié le tournoi d'hier soir, les vrais héros sont rentrés et les bains chauds sont réquisitionnés. Personnellement je m'en fiche, parce que je me suis lavé dans la mer... mais toi... Toi, tu vas devoir t'y coller.
— Une bonne couche de transpiration, rien de tel pour repousser les moustiques qui grouillent dans les marécages...
— Il n'y a pas de moustiques en cette saison, Albérich. Et puis les clercs, l'eau froide... Ce n'est pas moi qui l'ai inventé !"
Autour d'eux, les gens s'étaient mis à bavarder avec animation.
" Le départ est pour bientôt, dirait-on." lâcha alors le Luménien.
Hubert le regarda une seconde, puis se fendit d'un léger sourire.
" Ne t'en fais pas, comme ça. Les choses vont bien se passer."
Albérich acquiesça avec un soupir.
" Bien sûr."

-Hubert !
Edgar se frayant péniblement un chemin dans la foule dense, parvint finalement jusqu'à eux. Il salua poliment Albérich puis se tourna vers le paladin.
-Bien dormi ? Pas trop en colère pour hier ? Je suis vraiment désolé, mais soit on tenait notre langue, soit... Brr, je préfère ne pas y penser.
Il sourit.
-Quand tu n'auras plus de courbatures, et si tu cherches toujours des adversaires à ta taille, je crois que tu auras de quoi faire avec les mercenaires. Plus d'un a déjà envie de se mesurer au champion de la communauté... Lui, par exemple.
Il désigna un colosse haut de sept pieds, le crâne rasé, borgne et défiguré par une vilaine cicatrice.
-C'est Lothar, le commandant en second de la compagnie. Une bête de combat, dit-on. Et je veux bien le croire.

Hubert ne fit aucun commentaire sur la veille, et Albérich se demanda s'il avait digéré la chose, ou pas encore complètement, ou s'il voulait simplement ne plus y penser, dans l'espoir d'évacuer l'idée que non seulement les deux institutrices s'étaient moquées de lui, mais aussi tout le reste de la communauté.
Le paladin lorgnait déjà vers le colosse que lui avait désigné Edgar.
" Disons que j'ai envie de m'entraîner... mais pas de me battre pour le plaisir de savoir qui est le plus fort... donc ça dépendra de l'état d'esprit de ces mercenaires..."
Le Luménien le sentait encore tendu mais Hubert retourna un sourire affable à Edgar.
" C'est sûr que je ne voudrais pas être la goule qui croise le chemin de ce Lothar."

-Moi non plus ! Mais si c'est le plus impressionnant, comme ça, quand on le voit, les autres n'en sont pas moins redoutables. En fait, ce sont tous de vrais tueurs. Antelucas les a engagés pour éliminer des Morféens qui s'étaient mis en tête de descendre vers le sud : pas un de ces salauds n'en a réchappé. Et quand nous les avons recrutés, par l'entremise de la banque, ils étaient sur le point de rallier Dorrandin pour participer à la guerre contre Melandis. Mais leur chef, Guillermo, a trouvé que notre projet sortait de l'ordinaire. Sans compter son attrait et celui de tous ses hommes pour le trésor. Bref, de l'aventure, du combat, une cité perdue, des monceaux de richesses... Ils ont signé sans beaucoup hésiter.

Signé quoi, exactement ? se demanda Albérich.
L'idée d'avoir de "vrais tueurs" accompagnant un groupe de civils, au milieu de nulle part, sans personne pour les contrôler s'ils décidaient subitement de changer les termes de leur contrat, ne le réjouissait pas particulièrement, pour ne pas dire l'inquiétait franchement. Bien sûr, il y avait des hommes comme Hubert, comme Robert, comme les autres instructeurs de la communauté, mais combien étaient-ils à pouvoir rivaliser avec des soldats de métier, entraînés et implacables ? Accueillir des mercenaires, certes... Mais c'était différent d'en engager cinquante dans une armée de trois cents que de leur livrer tout un groupe.
" Combien y a-t-il de mercenaires ? demanda-t-il d'un ton dégagé.
— Etienne a parlé de trente. Et quarante soldats de métier. Je ne sais pas bien qui il compte dans ce lot-là..." répondit le paladin, en regardant Edgar.

Edgar les observa l'un et l'autre.
-Et bien... Il y a les hommes d’Étienne, de Louis et du chevalier d'Estremont, que vous ne connaissez pas encore puisqu'il était parti avec les éclaireurs. Il y a d'anciens membres de gardes urbaines, comme moi, et d'anciens soldats licenciés lorsque les grandes villes, après la chute de Nwalk, se sont séparées du surplus d'effectifs militaires qu'elles avaient engagé pour contrer la menace qu'il représentait. Et puis, il faut aussi compter quelques personnes ayant servi contre leur gré dans les troupes morféennes. Mais pas des Rouges, évidemment.
Il sourit.
-Vous vous inquiétez de l'équilibre des forces, dirait-on... Je comprends. Mais ces mercenaires sont corrects : aucune trahison n'entache leur carrière. Et la banque Lestival leur a promis une belle prime s'ils menaient à bien leur mission.

Albérich s'empourpra, mal à l'aise. Il était vraiment devenu transparent comme de l'eau de roche, c'était lamentable. Il était gêné de cette méfiance devenue instinctive, et encore plus gêné d'être percé à jour aussi aisément. Hubert avait tort, il n'avait plus rien d'un Lathandrite : il imaginait toujours le pire.
" Je suppose que de toute façon, Etienne a bien réfléchi à ce qu'il faisait." dit-il finalement, avec un sourire qu'il espérait apaisant.
Hubert paraissait un peu décontenancé par l'échange et le Luménien comprit que de son côté, le paladin n'avait pas songé à l'équilibre des forces, mais bien au total des hommes constituant leur défense contre les créatures du marais.
" Je me posais une question... dit-il alors. A partir du moment où ils ont rejoint la communauté et sa charte égalitaire, les hommes des chevaliers ne cessent-ils pas d'en être pour devenir des colons comme les autres, sans plus de liens de subordination à leur ancien seigneur ? Ou bien ont-ils un statut particulier ?"

-Non non, aucun statut particulier, répondit l'instructeur. Ils ne sont plus en rien inféodés à leurs anciens employeurs qui, du reste, ne les ont pas poussés à s'embarquer dans l'aventure : comme tous les membres de la communauté, ils l'ont rejointe volontairement. Si nous continuons parfois à les appeler "les hommes d'untel", c'est par commodité... Bon, après, évidemment, les vieilles habitudes ont la vie dure, et les liens n'ont pas disparu du jour au lendemain. Mais ceux qui existent, par exemple, entre Louis et ses anciens gardes ne me semblent pas plus problématiques que ceux unissant les membres d'une même famille, des amis, des personnes originaires d'une même cité ou un maître et son apprenti, et ils ne me paraissent pas incompatibles avec le fait que nous soyons tous loyaux envers le groupe dans son ensemble.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil