La Couronne de Cuivre

Dymphéa resta couchée, les bras croisés, les lèvres pincées.
" Non, rien de spécial. Une forêt est une forêt, je ne crois pas que tu puisses risquer quoi que ce soit. La nature est ton amie, tu trouveras ton chemin. Et les animaux... Tu connais les animaux. Tu as déjà rencontré les pires, de toute façon, et tu retournes vers eux."
Elle sourit doucement.
" Bonne chance. Puisses-tu réussir ou ne rien compromettre dans ton échec."

Astrée soupira, et la regarda droit dans les yeux.
- Écoute... Je ne ferai rien, absolument rien, qui puisse vous nuire d'une quelconque façon. Je veux que vous gagniez cette guerre. Et si je sens que mes actions ont le moindre risque de vous coûter votre victoire, alors je m'abstiendrai d'agir. Répète-le à Byron, s'il te plaît. Je sais qu'il s'inquiète au moins autant que toi.
Elle sentait bien que la centaure n'avait pas vraiment confiance, qu'elle craignait qu'elle gâche tout malgré ses bonnes intentions. Et même si objectivement, elle ne pouvait pas la blâmer de se méfier ainsi, ça lui pesait. Finalement, c'était presque Neffen qui lui faisait le plus confiance. Et encore... L'accompagner là-bas était un bon moyen de s'assurer qu'elle ne commettrait pas de gaffe. Mais au moins l'encourageait-il à tenter quelque chose.
C'est le coeur un peu lourd qu'elle se dirigea vers le bassin. Elle allait devoir ôter une partie de ses vêtements pour nager plus confortablement, arrimer ses bagages à Prince et s'agripper à lui pour qu'il la guide dans le tunnel obscur jusqu'à la cascade. En espérant qu'elle ne trouverait pas, sur la berge, tout un groupe de centaures méfiants décidés à l'empêcher de partir...

Il n'y avait nul centaure sur la berge du côté du campement, c'était déjà une première étape. Prince l'attendait, tranquille, et elle dut prendre le temps de le harnacher afin de fixer son équipement. Elle était consciente de nombreux regards qui l'effleuraient, certains se posant sur elle plus longuement, mais personne ne l'interpela, personne ne s'approcha d'elle, pas même les enfants qui s'étaient montrés si curieux de Prince la veille. Une fois le cheval prêt, la rôdeuse put s'engager dans l'eau froide du bassin et entrer dans le tunnel qui passait sous la cascade. Sa monture nagea tranquillement malgré la température glaciale de l'eau et, après avoir franchi le tonnerre de la chute en elle-même, ils débouchèrent de l'autre côté. Le petit étalon reprit pied sur la terre ferme, grimpa sur la berge, et s'ébroua sans cérémonie. Le paquetage était mouillé, mais l'intérieur avait été protégé. Il n'y avait personne non plus de ce côté de la cascade, mais Astrée vit de nombreuses traces de sabots dans la boue meuble. Certaines paraissaient récentes. Et toutes n'appartenaient pas au shaman.

Astrée, trempée jusqu'aux os, prit le temps de se sécher et de se changer. Elle accrocha ses vêtements mouillés en vrac sur le dessus de son sac, espérant qu'ils sèchent un peu pendant la journée. Les traces l'inquiétaient un peu : sa mésaventure récente l'incitait à craindre une nouvelle embuscade. Mais ce pouvait être, après tout, simplement des chasseurs partis en quête de gibier. C'était même assez probable. Elle n'avait pas besoin d'imaginer forcément le pire.
Elle prit néanmoins le temps de la réflexion. Elle avait dit à Byron et Dymphéa qu'elle se rendait du côté est du village, mais elle n'avait aucun moyen de savoir s'ils l'avaient répété à d'autres. Et de toute façon, les traces de sabots étaient peut-être antérieures à leur discussion toute récente du matin. Dans ce cas, en l'absence d'information, les centaures pouvaient s'attendre à ce qu'elle aille côté ouest, comme la dernière fois. Bref, finalement, elle n'avait guère de moyen de prévoir l'emplacement éventuel d'une embuscade. Peut-être devrait-elle tout simplement aller plein sud. Sur le dos de Prince, elle avancerait à bonne allure et aurait tout le temps de bifurquer plus loin.
Le plus prudent, décida-t-elle finalement, était d'éviter la direction prise par ses prédécesseurs. mais peut-être pas trop ostensiblement. Elle irait droit vers le sud pour le moment. Et si les traces semblaient s'y rendre, elle obliquerait, au bout d'un moment, légèrement vers l'ouest. Sauf si des traces s'y rendaient également...

Mais il y avait mille pistes possibles et aucun réel chemin. Des traces de centaure s'égaillaient un peu dans toutes les directions, puis disparurent rapidement de la voie que se traçait Prince dans le terrain marécageux qui succéda au petit bois jouxtant la cascade. Le cheval improvisait sa trajectoire, tentant de conserver un petit galop confortable. Dans le marais, il souleva de grandes gerbes d'eau boueuse qui maculèrent rapidement sa robe rousse et les vêtements de sa cavalière. Magnanime, il repassa au pas, se coulant de touffe de roseaux en caillou moussu, puis reprit une allure plus vive une fois dans un décor de lande vert profond tacheté de brun. Il était impossible, au vu des hautes herbes, de savoir si un quelconque centaure avait cheminé à deux mètres sur leur gauche ou leur droit. Ils passèrent de la lande à une prairie fleurie, pénétrèrent dans une forêt de sapins traître, encombrée de troncs tombés. Astrée aperçut un ours maigre, loin sur la gauche, qui ne leur prêta aucune attention. Puis ils arrivèrent sur le flanc d'une colline rocailleuse, traversée par un ruisseau sauvage. Là encore, aucun moyen de savoir s'ils avaient été précédés. Il n'y avait toujours aucune trace du moindre sentier.

L'absence de sentier ne préoccupait pas Astrée. Puisqu'elle se dirigeait complètement au hasard, il aurait été surprenant qu'elle ait la chance d'en trouver un. Elle mit pied à terre, quelques instants, pour remplir sa gourde à l'eau du torrent, puis reprit sa chevauchée.
Les vastes espaces dégagés qu'elle avait traversés ne se prêtaient pas à une embuscade, ce qui était plutôt une bonne chose : si des centaures s'y trouvaient, elles les aurait vus de loin. Mais d'un autre côté, elle y était particulièrement exposée, et rien ne les aurait empêché de l'attaquer à vue. A moins qu'ils ne veuillent pas qu'on les voie agir, bien sûr, ce qui avait été le cas lors de l'attaque précédente.
Les parcelles de forêt ne lui offraient peut-être qu'une protection illusoire : elle était sur leur territoire, ils connaissaient la vallée mieux qu'elle, et s'ils décidaient de la piéger, elle serait aussi vulnérable qu'elle l'avait été l'autre jour. La seule différence était qu'ils ne connaissaient pas son itinéraire exact cette fois-ci, donc ne pouvaient tendre une embuscade à l'avance.
Elle poursuivit donc en direction du sud, approximativement, cherchant simplement le terrain le plus praticable, sans chercher pour le moment à se rapprocher de l'un des bords de la vallée, ni à se dissimuler outre mesure. Elle veillait simplement, comme d'habitude, à ne pas se trouver sur la route d'un prédateur quelconque, guettant les signes annonçant leur présence. Elle se montrerait plus discrète lorsqu'elle se rapprocherait des terres fréquentées par les hommes.

Les étendues herbeuses firent à nouveau place à une forêt. Cette fois, Astrée eut la sensation d'entrer dans la vaste région boisée qui précédait les zones défrichées de Montequine. Des essences diverses s'entremêlaient et l'absence d'action humaine avait rendu le sous-bois dense et traître. Prince dut repasser au pas pour ne pas trébucher dans les racines et les troncs pourrissants. Des branchages encombraient le passage, des buissons épais masquaient des mares boueuses et des rochers moussus, la progression devint plus compliquée jusqu'à ce que Prince déniche une sente étroite, sans doute dégagée par un herbivore de taille moyenne.
Puis il se raidit, aux aguets, la tête dressée. Il envoya à Astrée l'image de centaures et ses naseaux palpitèrent. Ils n'étaient manifestement pas seuls dans le bois, mais où qu'elle regarde, Astrée ne voyait rien. Pour l'heure.

Astrée prit une profonde inspiration. Ils étaient sans doute tout proches, pour que Prince les perçoive. Et vu la configuration des lieux, ils ne pourraient pas fuir. Cela dit, les centaures seraient aussi mal à l'aise que Prince pour galoper sur un terrain pareil. Donc les chances étaient équitables, non ?
Non. Ils connaissaient la forêt par coeur, comme Byron. Elle avait encore en mémoire le bruit des sabots de Sheldon lancé à sa poursuite, de l'autre côté. Elle n'aurait guère de chance de leur échapper s'ils décidaient de la courser, même avec la vitesse de Prince. Et puis, en supposant qu'ils n'aient qu'une méfiance de principe, si elle fuyait, elle leur prouverait que leur défiance était justifiée, ils croiraient qu'elle avait des choses à cacher, des choses à se reprocher, que ses intentions n'étaient pas bonnes.
Et puis... Neffen avait dit de ne pas se laisser impressionner par la harde, qu'elle n'était plus en danger. Il ne lui restait qu'à espérer qu'il ait raison. Donc elle allait pour le moment avancer tête haute, peut-être ralentir un peu pour mieux les percevoir, et pour être plus discrète. Et si le danger se précisait, là, elle aviserait.
Elle chercha tout de même à déterminer où se trouvaient les centaures, espérant que Prince arrive à les localiser. Elle pouvait peut-être encore les éviter, quitte à bifurquer un peu en quittant le sentier. Mais si Prince était conscient de leur présence, il y avait fort à parier que la réciproque était vraie.

Prince avançait avec circonspection, s'immobilisant tous les trois pas, les naseaux dilatés. Astrée comprit qu'il hésitait à se métamorphoser. Il avait l'air persuadé que les intentions des centaures étaient mauvaises et sa nervosité était contagieuse. La rôdeuse finit par deviner un léger éclat blanc entre deux troncs, sur sa droite, reflétant un instant les rayons d'un soleil timide qui peinait à percer la canopée, avant de disparaître. Prince s'arrêta à nouveau et demeura figé un moment. Les taillis sur leur gauche étaient très touffus, ils pourraient les traverser, mais pas sans briser de nombreuses branches, tintamarre qui avertirait certainement les intrus de leur présence. Devant et autour d'eux, la forêt demeura pareille à elle-même : humide, inextricable et traître.

Elle renonça au bosquet touffu. Ça aurait été annoncer clairement sa volonté de se cacher. Ils savaient certainement qu'elle était là. Enfin... très probablement. Quant à leurs intentions exactes, elles étaient difficiles à déterminer. Prince était inquiet et c'était compréhensible. Se sentir entourés par des créatures inamicales était angoissant. Il devait sentir leur défiance, leur hostilité. De toutes ses forces, elle s'accrocha aux paroles de Neffen. Ne pas se laisser impressionner. Pas de danger. Rester calme. Facile à dire. Elle ne pouvait s'empêcher de se dire que le shaman était bien trop optimiste. Elle sentait une boule se former dans son ventre. La trouille.
Bien sûr, elle pouvait demander à Prince de se transformer, ce qui lui permettrait d'avancer plus discrètement. Mais elle était quasiment certaine qu'ils l'avaient déjà repérée, auquel cas c'était inutile. Et puis, s'ils les observaient, elle ne voulait pas éventer son secret.
Elle exhorta sa monture au calme, s'efforçant de masquer au mieux sa propre inquiétude. Il devait se tenir prêt à galoper au moindre signe d'attaque, mais en attendant, il fallait qu'il avance, lentement, calmement. Tous les sens aux aguets, elle observait les bois alentours. S'ils étaient embusqués avec un arc, elle offrait une cible parfaite et était fichue. Mais si elle fuyait, ils la rattraperaient très certainement de toute façon. Y compris si elle essayait de se cacher dans le bosquet. Donc il fallait juste... continuer, le plus discrètement possible tout de même. Elle s'efforçait de déterminer où ils se trouvaient pour tenter de les éviter, mais sans se faire d'illusion : elle était sur leur territoire. Et elle sentait l'angoisse monter en elle.

L'ombre blanche qu'elle avait entraperçue se mit en mouvement. Au même moment, quelque chose de plus sombre bougea sur sa gauche. Il y eut un craquement derrière eux et Prince tressaillit. Les centaures étaient au moins trois et ils étaient en train de s'approcher, sans chercher à se cacher désormais. Astrée entendait leur pas foulant l'humus, brisant les branches, claquant contre la pierre. Prince paraissait prêt à détaler, mais il attendait son signal. Sans doute percevait-il quelque chose dans l'odeur que dégageaient les intrus, quelque chose qui échappait à Astrée. Une intention. Mais il ne se déroba pas.
Astrée devina une femme sur la gauche, robe brune, un homme sur la droite, aux poils blancs. Celui de derrière était le plus proche, mais elle ne parvenait pas encore à l'apercevoir. Un craquement retenti dans les hauteurs et elle vit un gros corbeau noir, perché, la dévisageant de ses yeux sans fond.

Calme.
Astrée, de toutes ses forces, tenta de transmettre à Prince le peu de sang-froid qu'elle parvenait à rassembler. Fuir serait une erreur, ils n'avaient aucune chance de leur échapper de toute façon. Non. Elle ne devait pas montrer sa peur.
Elle leva les yeux vers le corbeau. Neffen ? Il avait dit qu'il enverrait un oiseau la guider. Mais celui-ci pouvait très bien appartenir à l'un des trois centaures qui jouaient avec ses nerfs. Ou être un corbeau ordinaire.
Elle inspira profondément. Et ordonna à Prince de s'arrêter. Elle savait qu'il se tiendrait prêt à foncer si nécessaire.
Elle jeta un regard au corbeau, guettant ses réactions, et se retourna à demi.
- Que voulez-vous ? questionna-t-elle d'un ton aussi calme que possible.

Le centaure qui était derrière était armé d'un arc. Il n'était qu'à une dizaine de mètres. Pour l'instant, son arme n'était pas bandée, mais il y avait une flèche encochée dans la corde. C'était une jeune femme vêtue de brun, les cheveux roux rattachés en chignon, les yeux très bleus. Elle avait un vague air de famille avec Sheldon, à bien y réfléchir. C'était peut-être une soeur ou une cousine. Mais dans le fond, comme l'avait dit Neffen, ils se ressemblaient un peu tous.
" Descends de cheval." dit simplement la centaure, d'un ton ferme.

Astrée hésita un instant. Elle fit faire volte-face à Prince pour se trouver face à la centaure, gagnant quelques secondes pour réfléchir. Elle avait beau se dire que rester montée ne lui apportait rien, qu'elle ne pourrait pas fuir, le contact de Prince lui donnait confiance. Mais refuser d'obéir pouvait être interprété comme un signe de défiance - ç'en était assurément un. Ou de fierté, ce qui ne serait pas forcément en sa faveur. Obéir, inversement, pouvait très bien être perçu comme de la peur... ou au moins de la soumission... Ou comme l'assurance de ne rien risquer ?
" Pourquoi veux-tu que je descende ?" questionna-t-elle simplement avec un sourire calme, fixant la centaure droit dans les yeux, caressant Prince d'une main. Pour l'exhorter au calme... et peut-être avant tout pour en trouver elle-même.

La main de la centaure s'était raffermie sur la corde de son arc, y imprimant une légère tension. Elle soutint le regard d'Astrée sans difficultés et son visage s'anima, une seconde, d'un petit sourire acide.
" Ton animal n'a pas à pâtir de la situation." dit-elle sans ambages.
Les deux autres centaures s'étaient rapprochés pendant qu'elle parlait à la jeune femme. Prince émit un léger hennissement interrogatif.

Astrée sentit une boule d'angoisse se former quelque part en elle. Elle essaya de se raccrocher aux paroles de Neffen. Ne pas se laisser impressionner. Tu parles...
Elle s'efforça au calme, sans vraiment y parvenir. S'ils voulaient la tuer, ils l'auraient déjà fait non ? Ils voulaient juste lui faire peur ? Bon, peut-être pas.
Machinalement, elle chercha du regard le corbeau noir. Mais après tout, ce n'était pas forcément un oiseau de Neffen. Il avait pu être l'espion permettant aux centaures de la suivre à distance. C'était même assez probable.
" C'est mon ami. Pas juste un animal. Et il ne me quitte jamais."
La réponse avait fusé spontanément. Protestation stupide qui n'apportait pas grand-chose...
Elle évalua une dernière fois ses chances de fuir. Nulles ou quasiment nulles. A la moindre tentative, elle se prendrait une flèche dans le corps. Pourtant, elle ne descendit pas de cheval. Pas encore. Elle s'obligea à réfléchir, mais un début de panique l'empêchait d'analyser sereinement les choses. Rester à cheval montrait qu'elle ne se soumettait pas... ou qu'elle se tenait prête à fuir ? Descendre montrerait qu'elle se soumettait, par peur... ou qu'elle les affrontait courageusement, voire inconsciemment ?
" Mais que me voulez-vous au juste ?" fit-elle d'un ton aussi calme que possible. Moins calme que précédemment, sans doute. Elle cherchait à masquer de son mieux la trouille qui l'envahissait.

Elle entendit distinctement la corde d'un arc se tendre quelque part derrière elle. Le corbeau était toujours perché dans les hauteurs, curieux. Personne ne semblait lui porter la moindre attention. La centaure continuait à fixer la rôdeuse sans ciller.
" Tu le découvriras bien assez tôt. A présent, descends de ton cheval, si tu tiens à ce qu'il ait la vie sauve. Nous ne nous sentons pas plus proches de lui que de toi.
— Ça n'a rien de personnel, ajouta une voix derrière elle, tout aussi féminine, tout aussi anonyme.
— Mais c'est mon dernier avertissement."
Prince frémit entre ses jambes, mais se tint coi.

Astrée soupira. Et sentit, quelque part au-delà la peur, la colère monter en elle. Comment osaient-ils menacer Prince ? Et elle-même, d'ailleurs, alors qu'ils n'avaient rien à lui reprocher ?
Elle sauta d'un bond au sol.
" Vous n'avez pas intérêt à lui faire le moindre mal !" lança-t-elle d'une voix vibrante de colère, plantant son regard dans celui de la centaure qui ressemblait à Sheldon.
Menace ridicule, face à une créature bien plus puissante quelle.
Tu peux t'éloigner, si tu veux, c'est plus prudent... mais reste à portée...
Elle ne voulait pas qu'il risque bêtement sa vie, mais elle préférait le laisser libre de faire ce qu'il souhaitait. Et sa présence lui était, indubitablement, un réel soutien moral.

Le petit cheval parut décontenancé lorsque la rôdeuse mit pied à terre. Les trois centaures paraissaient peu impressionnés par la marque de défiance de la jeune femme. De surcroît, ils étaient tous plus lourds que le petit étalon. Peut-être moins rapides. Mais si un combat devait s'engager, Prince avait de fortes chances d'avoir rapidement le dessous. Il avait beau être métamorphe, il n'en était pas pour autant invulnérable.
La femme qui avait apostrophé Astrée lui fit signe de passer devant elle. L'homme au pelage blanc, bardé de cuir et armé, comme sa comparse, donna une claque sur la croupe du cheval pour tenter de l'éloigner. Celui-ci répondit d'une ruade.
" C'est un compagnon, dit la première. Attache-le à un arbre."
Il sortit aussitôt une corde de sa besace.

Astrée serra les dents. Mais elle exhorta Prince au calme.
Laisse-toi attacher. Tu te transformeras quand ils ne te verront plus... ou si tu es en danger.
Pour sa part, elle obtempéra et se mit en marche devant la centaure, les poings serrés. Et la gorge nouée. Elle espérait qu'ils la laisseraient s'expliquer, qu'ils ne se contenteraient pas de la tuer ou de l'enfermer quelque part...
- Et maintenant, est-ce que je peux savoir ce que vous me voulez ?, demanda-t-elle, calmement.

" Tu verras bien. Mais si tu continues à m'énerver, tu ne verras peut-être rien du tout." grommela la centaure dans son ombre.
Astrée devinait son poitrail équin juste derrière elle. Sa tête n'arrivait qu'à la poitrine de la créature. Loin, Prince poussa un hennissement furieux, mais il n'y eut nul bruit de lutte. La rôdeuse perçut bientôt le pas des deux autres centaures dans le sillage de la première. Ils semblaient savoir parfaitement où ils allaient et l'un d'entre eux la dépassa au trot, passant par le sous-bois, pour la précéder dans la broussaille. Elle était désormais complètement encadrée par ses geôliers.

Elle avait conscience de la présence des trois centaures autour d'elle, mais ce n'est pas comme si elle avait eu le moindre espoir de tenter de s'évader... Elle pinça les lèvres, et renonça à interroger davantage la centaure, préférant réfléchir à la situation. S'ils avaient voulu la tuer, ils l'auraient déjà fait, probablement. Donc ils voulaient peut-être l'enfermer quelque part pour l'empêcher de rejoindre le village, peut-être encore une fois dans une grotte sombre et humide où elle manquerait d'air ? Ou alors ils voulaient l'obliger à quitter la vallée par la piste du nord ? Non, dans ce cas ils n'auraient pas attendu qu'elle soit descendue aussi loin vers le sud. Ou alors, ils voulaient l'intimider et l'interroger un peu brutalement sur ses intentions ? Mais non, ils ne l'emmèneraient pas à l'écart pour ça. Sauf si d'autres les attendaient ? Elle frissonna, sentant la boule d'angoisse gonfler en elle. Elle inspira plusieurs fois pour tenter de recouvrer son calme.
L'emprisonnement était, à bien y réfléchir, le plus probable. Peut-être après interrogatoire, s'ils voulaient bien lui donner une chance de s'expliquer. Mais... non, elle ne se laisserait pas enfermer sans réagir. Elle en avait ras-le-bol d'être traitée ainsi. Ils n'avaient pas le droit, après tout ce qu'elle avait risqué pour Byron. Elle sentit la colère gronder en elle. Colère et peur mêlées. La certitude absolue de ne pas faire le poids et de n'avoir aucune chance de s'en tirer s'ils décidaient de finalement la tuer. Et la colère devant l'injustice de la situation. Mais elle savait qu'elle devait avant tout garder son sang-froid : même si la colère était un bon rempart contre la panique, il faudrait qu'elle fasse très attention à ce qu'elle dirait...

Avec un soupir, elle chercha à retrouver le contact avec Prince. Puisque les trois centaures étaient avec elle, il pouvait se transformer sans risque. Sauf si un animal le surveillait. Le corbeau, peut-être ? Elle jeta machinalement un regard au-dessus d'elle, cherchant à percevoir la présence du volatile.

Prince était déjà devenu écureuil et elle perçut sa présence très proche, dans un arbre non loin d'elle. Le corbeau, par contre, semblait s'être volatilisé. Il n'était pas impossible qu'il les survole au-dessus des arbres, cependant, et il avait peut-être assisté à la transformation du petit cheval : impossible de le savoir. Les trois centaures continuèrent à presser Astrée et la guidèrent finalement jusqu'à une petite clairière où se trouvait un amoncèlement de pierres, formant comme une tanière. L'odeur était forte et la rôdeuse devina qu'il s'agissait là du repaire d'un carnassier, probablement un ours. L'homme parmi les centaures les dépassa pour aller jeter un oeil à l'intérieur. Il ressortit, manifestement satisfait de son examen. La bête avait fini d'hiberner et déguerpi.
" Le choix est simple, dit alors la femme qui avait parlé jusque là. Soit nous te tuons, soit tu deviens l'une des nôtres. Il n'y a pas d'autre possibilité."

Astrée resta un instant stupéfaite. Elle ne s'attendait certes pas à une telle alternative. A ce qu'on songe à la tuer, oui. Mais le second choix proposé était pour le moins inattendu...
Elle songea à Dymphéa, qui avait choisi de devenir centaure par amour. Était-ce à ce genre de transformation qu'ils faisaient allusion ? C'était plutôt improbable : seul un shaman pouvait réaliser ce genre de chose, certainement, et de surcroît Dymphéa avait parlé d'un rituel complexe. Mais elle ne voyait pourtant pas d'autre signification à la phrase de la centaure...
Et pourquoi donc l'amenaient-ils ici, près de cette tanière ?
Elle fixa la centaure avec perplexité.
" Que veux-tu dire par devenir l'une des vôtres ?"

" Exactement ce que tu imagines. Ou est incapable d'imaginer. Une métamorphose définitive. Un changement de race. C'est radical, mais c'est ta seule possibilité, si tu entends voir le soleil se lever demain."
Elle croisa les bras. Les deux autres l'entouraient. La seconde femme avait toujours une flèche encochée dans la corde de son arc.
" Comme c'est une décision difficile, nous te laissons deux heures de réflexion. Entre là-dedans."

Astrée ne bougea pas d'un pouce.
" Vous n'avez pas besoin de m'enfermer pour ça... Je réfléchirai aussi bien à l'air libre."
Elle ne voulait pas se retrouver encore une fois enfermée dans un trou sans air. Elle ne voulait pas se retrouver à mourir d'asphyxie. Elle n'avait pas confiance... et s'ils ne revenaient pas ? Elle sentit l'angoisse monter en elle, et dut se faire violence pour la maîtriser.
Elle devait réfléchir. Changer de race. Comme Dymphéa. C'était tellement... étrange... qu'elle en restait sans voix. Mais le fait d'en avoir parlé avec Dymphéa rendait cette possibilité tout à fait réaliste. Elle avait très bien compris que l'ancienne elfe ait pu faire ce choix. Mais la colère sourdait au fond d'elle. Ils n'avaient pas le droit de l'y obliger, elle. Elle ne voulait pas devenir centaure. Elle avait une vie, ailleurs. Elle avait Reynald.
Elle secoua la tête.
" C'est du chantage...", protesta-t-elle avec accablement. Mais la proposition était trop subite, trop inattendue pour qu'elle parvienne à argumenter davantage. Il fallait qu'elle réfléchisse. Qu'elle trouve comment les convaincre... Et Neffen l'attendait.
" Pourquoi ?" questionna-t-elle finalement.

" Ce n'est pas la question, dit la centaure. Mais si tu ne veux pas y réfléchir, nous pouvons régler ça tout de suite. Tous les trois, ici..."
Elle désigna les deux autres créatures.
" Nous sommes plutôt d'avis de te tuer. Cela facilite grandement les choses. La forêt est dangereuse, même pour une humaine qui croit s'y connaître en survie dans la nature."
Elle eut un sourire mauvais.
" Mais nous ne sommes pas dépourvus de coeur. Donc nous t'offrons une chance de survie. Une chance d'améliorer ta misérable existence, aussi. D'échapper à la vilénie et à la médiocrité de la race dont le destin t'a gratifiée. Alors ? Encore envie de décider tout de suite ? Peut-être t'a-t-on prévenue que les centaures ne sont pas reconnus pour leur patience ?"

Astrée eût un sourire grimaçant.
" Je ne sais rien des centaures, je n'en avais jamais rencontré avant vous, et je n'avais aucun a-priori...", fit-elle doucement. Peu patients ? Peut-être, pour certains. Mais fiers et susceptibles, tous, c'était certain.
" Cela dit, je suis assez d'accord avec ce que tu dis. Je serais plus fière d'être centaure que d'être humaine... Surtout quand je vois ce que mes semblables font ici."
Elle soupira.
" Mais c'est un choix difficile tout de même... J'ai une vie ailleurs. Quelqu'un que j'aime... Alors... Effectivement, ça demande réflexion. Mais de toute façon, ajouta-t-elle en secouant la tête, il me faut un peu de temps encore avec deux jambes. J'ai promis à Sheldon de revenir pour tenter de le libérer. Je dois tenir ma promesse.
Il fallait qu'ils acceptent de lui laisser quelques jours de délai. C'était peut-être le mieux qu'elle pouvait espérer obtenir, mais il était indispensable qu'elle l'obtienne. Bon, à la réflexion, elle aurait peut-être dû accepter de se laisser enfermer, et chercher un moyen de s'échapper. Mais rien ne prouvait que Neffen ou Byron ou qui que ce soit vienne à son secours. Surtout en deux heures. Et il était peu probable qu'elle parvienne à sortir de la tanière seule, s'ils la fermaient avec un gros rocher. Même avec l'aide de Prince.

" Nous ne te laisserons pas retrouver les humains. Jamais." intervint alors la seconde femme, bras croisés.
La première sourit.
" Sheldon ne voudrait certainement pas être libéré au prix de la harde, dit-elle. Car tu trahiras, immanquablement, humaine. Tu n'as pas la force de prendre les décisions qui s'imposent. Et nous ne pouvons pas prendre le risque. Le déchirement que tu ressens n'est rien par rapport à la survie de la harde. Le choix t'a été présenté. Il n'y a rien à ajouter."

" Ce n'est pas vers les humains que je vais, c'est vers les centaures prisonniers. Et non, je ne vous trahirai pas, répliqua calmement Astrée. J'ai libéré Byron, pour qu'il apporte la parole de Sheldon. Cela devrait suffire à vous le prouver. Et j'ai l'intention de libérer Sheldon, mais certainement pas au prix de la harde, au contraire. Vous avez besoin de votre chef. Et puis, pourquoi dis-tu que je n'ai pas la force de prendre certaines décisions ? De quelles décisions parles-tu ?"
Il fallait qu'elle trouve un moyen de les convaincre... mais comment ? Trop de bavardages risquait de l'agacer, et pourtant il fallait qu'elle argumente. Elle devait leur prouver qu'elle était plus utile à la harde en tant qu'humaine, et qu'elle ne les trahirait pas...
Bah, au pire, la transformer en centaure n'était certainement pas en leur pouvoir. Et s'ils devaient faire appel à Neffen, lui savait qu'elle pouvait encore être utile avec ses deux jambes... au moins pour le moment. Enfin, elle l'espérait. Mais serait-ce suffisant pour qu'il refuse de la transformer tout de suite ? Pas nécessairement hélas. Et puis il était certainement préférable qu'elle se sorte seule de cette confrontation.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine