La Couronne de Cuivre

Albérich ne posa pas de questions et reprit le petit garçon dans ses bras.
« Soyez prudent. » souffla-t-il à César tandis que ce dernier s’éloignait.
Il demeura debout dans la neige, Bastien serré contre lui, les yeux clos, le pouce fermement calé entre les lèvres. Albérich se sentit à nouveau désolé pour l’enfant, que l’on transportait d’un endroit à un autre, sans égard pour son trouble. Au moins se trouvait-il entre des bras aimants. S’ils réussissaient, il aurait l’opportunité de se reconstruire, lentement, à son rythme. S’ils échouaient… Il frissonna. Hugues devait les attendre, se douter qu’ils reviendraient. Sinon, pourquoi Ada serait-elle restée en arrière ? Où était le corps de Bastien ? La progression dans le château serait ardue. Il fallait espérer que les souterrains soient méconnus de leurs adversaires, ce qui était peu probable, vu qu'Eudes s'était désormais rallié au sénéchal. Un instant, Albérich réalisa que ses chances d'être repris étaient non négligeables, et un vent de panique souffla dans son ventre. Il sentit la peur l'énergiser puis le paralyser, un désir furieux de déguerpir au plus vite, au hasard, loin du donjon, de ses maîtres, de la cellule où il avait pourri seulement quelques heures plus tôt. Cela ne pouvait pas se reproduire. Il fallait qu'il s'en protège à tout prix. Mais il parvint à se maîtriser, s'ancra dans la nécessité présente grâce à la respiration saccadée du gamin qu'il portait. Il ferma les yeux et fit le vide. Puis attendit.

Le souffle du vent, chuintement infime après les hurlements de la tempête. Un paquet de neige qui s'effondre, quelque part. Un léger bruit de pas, presque indistinct.
César était de retour.
-Ils sont deux, dit-il. Un garde et un serviteur. Qui discutent pour tromper le temps, même s'ils savent qu'ils ne devraient pas. Si nous sommes discrets et rapides, je crois que nous pouvons les surprendre et les faire taire avant qu'ils ne détalent.

Albérich dévisagea le vieil homme, la mine embarrassée. Dans la pénombre qui précédait l'aube, il devinait tout juste ses traits.
« Les faire taire comment ? » demanda-t-il simplement.
Il se posait de plus en plus de questions sur la jeunesse tumultueuse de son compagnon, qui semblait avoir récupéré un allant bienvenu, et débordait d’une détermination dangereuse.

Le vieillard lui sourit.
-En les assommant, si cela est possible. Avec nos bâtons de marche. Ce sont de braves types. Manipulés, certes, mais de braves types tout de même. L'un d'entre eux jouait souvent avec mes enfants, quand ils étaient petits, et il est venu plus d'une fois manger chez nous. Je me verrai mal lui trancher la gorge.
Il soupira.
-Mais s'il n'y a pas le choix... Vraiment pas le choix... Si la vie de Bastien est en danger... Alors, oui, je le ferai.

Ses enfants ?
Albérich secoua la tête pour chasser cette pensée intrusive.
« Nous n’en viendrons pas à cela. »
Il omit de mentionner qu’il était peu adroit. Viser une tête avec un bâton n’était pas aussi complexe que d’envoyer une bille frapper une fiole posée dans l’embrasure d’une fenêtre à trente pas. Il se débrouillerait. Cependant, assommer proprement quelqu’un n’était jamais sans risques. Doser sa force, calculer son coup, on pouvait facilement infliger des séquelles permanentes à la victime.
Ainsi soit-il, songea l'ancien clerc en déposant Bastien dans la neige.
« Nous revenons dans un instant. » souffla-t-il à l’enfant. « Ne bouge pas. »
Ne hurle pas non plus.
Il se redressa, croisant mentalement les doigts, puis emboîta le pas à César.

Le garçon ne hurla pas, se contentant de ramener ses genoux contre sa poitrine, de les entourer de ses bras et de demeurer ainsi prostré, tremblant de tous ses membres.
Il faisait nuit noire, dans le tunnel. Mais César ne parut pas dépaysé. Il prit même le bras d'Albérich, le guidant précautionneusement, lui faisant éviter, sans doute, des zones de sol inégal.
Ils s'immobilisèrent enfin. Albérich pouvait percevoir le mur, face à lui, semblable au fond anodin d'une grotte. De l'autre côté leur parvenaient des voix étouffées, une conversation détendue, parfaitement audible. Ils ne s'attardèrent pas à l'écouter, cependant. Déjà, le vieillard avançait la main. Appuyait sur une pierre.
Et ils découvrirent soudain la petite pièce, éclairée par une torche unique. Deux hommes s'y tenaient.
Se retournaient, la main sur la garde de leurs épées, les yeux écarquillés, comme la lance appuyée contre la paroi soudain escamotée tombait sur le sol de pierre, provoquant un vacarme qui résonna, assourdissant, aux oreilles du Luménien et de son compagnon.

Autant pour la surprise. Albérich ne se laissa le temps ni de réfléchir ni d’aviser. Il se dirigea droit vers celui des deux hommes qui devait être le serviteur, préférant laisser le soldat à César, plus rompu à l’exercice que lui et davantage susceptible de le neutraliser. Son adversaire était en train de dégaîner son épée, et plutôt que de lui porter un coup hasardeux directement vers la tête, l’ancien clerc décida de le frapper au ventre. Si l’autre voulait bien se courber sous le choc, il aurait alors un angle plus adéquat pour l’envoyer au tapis.

Il se courba, évidemment, et le second coup que lui porta Albérich l'envoya au tapis, sonné pour de bon. Il y rejoignit son comparse, le soldat qui, s'il avait été assez prompt pour tirer s lame, s'était avéré incapable de s'en servir avant que César ne l'assomme avec une adresse indéniable.
-Vous pouvez aller chercher Bastien ? fit ce dernier en s'agenouillant près des deux guetteurs, ôtant déjà la ceinture du premier. Pour le ligoter, sans doute.
Il ne perdait pas de temps, c'était le moins qu'on puisse dire.

Capable de reconnaître quelqu’un qui maîtrisait la situation, le Luménien obéit immédiatement. Il remonta le couloir au pas de course, se servant de son bâton pour ne pas heurter les parois qu’il distinguait à peine, et déboucha hors du conduit. Au dehors, il retrouva neige, vent et grisaille. Si Bastien n’avait pas bougé, il faisait peine à voir, et Albérich pria le ciel, n’importe qui, que son calvaire soit bientôt terminé. Il doutait cependant que le petit garçon retrouve jamais l’insouciance et l’enthousiasme qui avaient dû bercer son enfance. Les cicatrices de ce qu’il avait vécu resteraient probablement vives, de la perte du chien à la trahison d’un homme qu’il avait cru son ami. Mais il n’était plus temps de penser à ce genre de choses. Chaque minute perdue hypothéquait la réussite de leur entreprise. Il souleva donc l’enfant, lui adressant des encouragements à mi-voix, puis reprit sa route dans l’obscurité, cette fois plus prudemment, le bâton coincé dans le creux de l’épaule. Il craignait d’avoir encore à s’en servir.
Cheminant dans le noir, il réalisa que c’était sans doute la première fois qu’il frappait volontairement un autre être humain, sans provocation, et dans le but de lui nuire. Il n’était pas fier d’avoir franchi cette étape, même s’il en comprenait l’impérative nécessité. Il regagna enfin la grotte et la faible lumière, qui chassa momentanément ses regrets.

César n'avait pas chômé durant sa courte absence : les deux sentinelles étaient désormais ligotées, bâillonnées, installées - de manière relativement confortable, remarqua-t-il - contre l'un des murs de la petite salle.
-Ils s'en remettront... dit le vieillard avec un sourire encourageant. Ils risquent même de se réveiller avant que nous n'en ayons terminé. Mais... ils ne bougeront pas.
Il récupéra son bâton.
-Le tout sera de ne pas oublier de venir les chercher quand Hugues sera l'hôte des geôles du baron.
Il plaisantait, manière de se donner du courage, mais on le sentait tendu, inquiet. Il ne s'en perdit pas pour autant en vaines paroles, s'engagea dans le corridor suivant après avoir fait signe à Albérich de ne pas bouger.
Il revint quelques instants plus tard.
-Personne de l'autre côté du passage secret. Une fois que nous l'aurons franchi, cependant, nous aurons de gros risques de faire de mauvaises rencontres... Il faudra user de prudence, mais... J'avoue ne pas savoir s'il vaut mieux louvoyer ou couper tout droit jusqu'aux appartements du baron...

« Cela dépend de l’endroit où débouche le souterrain… Quelles sont les zones que nous aurons à traverser… Où dorment Hugues, Elisa, par rapport aux appartements d’Eudes ? Si les habitants du château ne sont pas encore levés, ils le seront sous peu. »
Il pinça les lèvres.
« Pensez-vous qu’ils ont réalisé que vous aviez disparu, vous aussi ? Etiez-vous soupçonné de quelque chose ? Ils ne peuvent pas vous croire coupable de la mort de votre propre petit-fils, ni de mèche avec ceux qui l'ont tué... »

César grimaça.
-J'espère qu'ils ne sont pas devenus assez fous pour le croire. Mais allez savoir ce qu'a pu raconter Hugues : déjà, il laissait entendre que vous et Ada m'aviez manipulé. Après tout, je n'ai pas caché la confiance que je vous portais... Il n'y a pas un grand pas entre cela et prétendre que j'ai été envoûté...
Il secoua la tête.
-J'étais censé veiller le corps dans la crypte. Avant les funérailles, demain. Et j'y suis resté jusqu'à ce qu'Ada vienne me voir. Elle... Elle ne m'a pas informé tout de suite de ce qu'elle avait fait. Je ne suis pas très bon comédien, et... Je n'aurais pas su mimer le chagrin, si j'avais connu la supercherie... Le baron est restée, lui aussi, au début. Avant de remonter préparer les opérations de demain. Enfin, d'aujourd'hui. Pour le reste, je n'ai aucun moyen de savoir s'il est revenu à la crypte, s'il a voulu vérifier que Bastien s'y trouvait toujours...
Il se frotta le menton. A voir ses traits creusés, on pouvait deviner la fatigue, tant physique qu'émotionnelle, qui était la sienne. Pourtant, il tenait toujours bon, et ne tarda pas à reprendre :
-Je ne connais pas le donjon par cœur. Mais si je me souviens bien, les appartements du baron, ceux d'Elisa et... de ses fils se trouvent au quatrième étage. Ceux de Hugues sont juste en dessous, au troisème, non loin de ceux d'Eloi. Et, pour autant que je sache, il n'y a que deux façons de sortir des caves : par les cuisines ou par le hall d'entrée, en dessous de l'escalier principal.

Albérich secoua la tête. Il avait imaginé que César puisse se promener dans les couloirs sans crainte particulière, mais le risque était trop grand.
« Dans ce cas, nous devons probablement agir comme s’ils avaient remarqué votre défection. J’imagine que s’ils ont réalisé que j’avais disparu, ils seront venus vous prévenir… Après tout, j’ai tué votre petit-fils, il n’est pas impossible que je m’en sois pris à vous, ensuite. »
Il se tourna vers les hommes ligotés, avisa une seconde leurs vêtements… Même s'ils les prenaient, ils n’abuseraient probablement personne. Par principe, il alla cependant récupérer une des épées qu’ils avaient laissé tomber. Elle était lourde, peu maniable, il se souvenait à peine de comment la tenir. Mais peut-être aurait-elle un effet dissuasif…
« Les cuisines seront fatalement en effervescence à cette heure… J’imagine qu'il y a du passage régulier dans le hall mais peut-être est-ce cependant la route la moins risquée… A moins que vous ne connaissiez quelques personnes sûres qui n’auront pas cru les accusations contre Ada et qui pourraient nous aider. »

Un voile de tristesse passa sur le visage du vieil homme, et il secoua lentement la tête.
-Il y a quelques jours encore, je vous aurais cité sans hésiter le nom de la moitié des habitants de Combeloup. Si ce n'est plus. Aujourd'hui, je n'ose pas même en avancer un seul. Je... je faisais confiance à Hugues et à Blanche. Je les connaissais peu, certes, mais je m'en serais remis à eux, en cas de besoin. Je n'aurais jamais imaginé que leur cœur cache une telle noirceur...
Il observa un instant Bastien, recroquevillé dans les bras d'Albérich, et les rides qui sillonnaient son visage parurent se creuser encore davantage.
Je doute qu'il y ait beaucoup de leurs semblables parmi nous, reprit-il d'une voix rauque. Je l'espère, du moins. Sans en avoir la certitude. Et il est dur de connaître l'impact qu'auront eu les paroles du sénéchal sur mes concitoyens. La... La mort d'Ada en aura choqué plus d'un, je gage... Mais comment savoir vraiment ?
Il se détourna.
-Nous ne pouvons compter que sur nous, je le crains. Elisa nous aurait aidé, bien sûr... Mais je ne pense pas que nous la croiserons par hasard. Elle doit être sous bonne garde, surtout... surtout si l'on a découvert qu'elle a prévenu Ada. Qu'elle nous a aidés à nous enfuir.

La mention d’Elisa et d’Ada fit frissonner Albérich malgré lui, et il se sentit envahi d’un mélange de colère, de tristesse et d’angoisse. Au fond de lui-même, il refusait d’accepter, de croire, qu’Ada soit morte. Même dévasté par la folie, Eudes n’avait pas pu faire une chose pareille. Ils arriveraient à temps, ils le devaient. Si la sorcière était morte, quoi qu’ils aient pu en penser, jamais les choses ne pourraient rentrer dans l’ordre. Le poids de son exécution injustifiée pèserait à jamais sur la conscience des Combelupins, une ombre indélébile. Ceux qui avaient agi ne retrouveraient jamais la confiance de ceux qui n’avaient pu intervenir. Eudes ne pourrait plus prétendre à son rôle, après avoir fait la preuve d’une démence meurtrière, aussi compréhensible soit-elle. Compréhensible mais pas excusable. Alors il fallait qu’Ada soit vivante. Elle seule pouvait pardonner. Quant à Elisa… L’idée qu’Hugues puisse la contraindre et la violenter, ce petit cheval sauvage qu’il avait appris à apprécier puis craindre, rendait Albérich nauséeux. Il ne voulait pas imaginer comment ils l’avaient traitée en réalisant qu’elle les avait aidés. Peut-être avaient-ils tenté de lui extorquer certains aveux… On exorcise les possédés. Et rares sont ceux qui s’y prennent en douceur. L’ancien clerc repoussa ses pensées sinistres en réalisant qu’il n’avait pas répondu à César et qu’il tremblait. Ce n’était pas le moment de ramener le doute dans l’esprit déjà éprouvé de son compagnon.
« Filons droit chez Eudes. Si vous reprenez Bastien, je ferai diversion en cas de mauvaise rencontre. Vous pourrez toujours le déposer s’il faut se battre. Et il n'est pas impossible que nous trouvions du renfort en cours de route, malgré tout. »

César hocha la tête, s'arracha un sourire.
-Oui, ce n'est pas impossible... Me voir avec Bastien dans les bras en ferait sans doute réfléchir plus d'un. Nous pourrions même tenter d'y aller au culot, à découvert... Mais mieux vaut ne pas tenter les diables.
Il récupéra le petit garçon, demeura un instant à l'observer, le regard empreint de tendresse, puis, sur un soupire, il se mit en route.
Le vieillard n'était manifestement pas familier des souterrains du château. Plus d'une fois, il hésita lorsqu'il fallut choisir une direction et, à une reprise, même, il leur fit rebrousser chemin. Pourtant, après quelques minutes, ils parvinrent au pied d'un escalier en colimaçon qui s'élevait vers la surface.
-Le grand hall doit être juste au-dessus... murmura-t-il.

En observant le gamin pétrifié dans les bras de son grand-père, mais manifestement vivant, Albérich se demanda s’il s’agissait là des morts à la rescousse dont parlait la prophétie. Même si jusqu’ici, les événements allaient plutôt dans le sens d’une interprétation libre d’un texte par des âmes perverties, l’ancien clerc conservait un goût inévitable pour les choses un peu mystiques. Déformation professionnelle.
« Je vais passer devant. » fit-il, regagnant le réel. « S’il y avait du grabuge, ne vous montrez pas. »
Puis il s’engagea dans l’escalier, tâchant de ne pas heurter la pierre avec son épée.

Parvenu au sommet des marches, Albérich se retrouva, comme l'avait annoncé César, sous l'escalier menant aux étages de la tour. Devant lui, s'étendait le vaste hall. ses portes grandes ouvertes sur le petit matin brumeux. Des hommes s'afféraient déjà, dans la cour. D'autres les rejoignaient, un par un ou en petits groupes, arrivant pour la plupart du rez-de-chaussée. Des cuisines, sans doute. Personne ne semblait sur le point de descendre dans les caves, mais le hall n'en était pas moins, en l'instant, relativement fréquenté, Il ne serait pas impossible de passer sans être vu... Il faudrait cependant viser juste, se montrer prompt.

L’ancien clerc redescendit pour exposer la situation à son compagnon. Le hall n’était bien sûr qu’une première étape : une fois dans les escaliers, ils risqueraient sans cesse de croiser ceux qui descendaient. Il fallait espérer qu’ils empruntent majoritairement des chemins de traverse. Albérich commençait à se demander s’ils n’avaient pas fait le mauvais choix. Il avait cru qu’il était plus tôt, or manifestement, les habitants du donjon étaient majoritairement levés. Il n’était même pas certain qu’Eudes se trouverait encore dans sa chambre. Mais il était trop tard pour changer de stratégie. Ils remontèrent donc au rez-de-chaussée, puis s’immobilisèrent, à l’affut, guettant l’instant opportun pour gagner les hauteurs.

César était penché en avant, les yeux grands ouverts, scrutateurs, l'oreille aux aguets. D'autres habitants passèrent non loin d'eux, sans les voir, sans regarder dans leur direction. Puis, pendant une minute, deux, ils ne virent, n'entendirent personne. Ils songeaient presque à s'élancer lorsque le vieillard serra doucement l'épaule de son compagnon : des pas feutrés. Une servante, descendant des étages, filant vers les cuisines.
A nouveau, plus rien. C'était peut-être le bon moment.
Ou peut-être pas. Impossible d'avoir des certitudes en la matière.
Mais ils ne pourraient demeurer indéfiniment là où ils étaient...

Plus ils attendaient, plus le risque qu’Eudes ne soit plus dans sa chambre, qu’Hugues soit à ses côtés ou qu’Elisa soit soumise à un traitement inacceptable augmentait. Il n’y aurait jamais de meilleur moment, aussi risqué soit-il. Albérich fit signe à César d’un hochement léger de la tête, puis sortit de sa cachette et s’engouffra dans les escaliers.

Le vieil homme sur les talons, il gravit quatre à quatre les marches menant au palier du premier étage. Là, ils s'immobilisèrent un instant, l'oreille tendue, avant de reprendre leur ascension, jusqu'au deuxième pallier. Ils s'apprêtaient à poursuivre lorsque, tout à coup, César saisit le bras de l'ancien clerc et l'entraîna dans le couloir voisin, puis dans un renfoncement du mur. Des pas, encore. Des voix, surtout.
Quelques instants plus tard, ils distinguèrent deux silhouettes, dans l'escalier. Celle de Hugues, armé de pied en cap, portant sur son surcot, mêlées, les armoiries des Combeloup et les siennes propres, abeilles d'or sur champ d'azur. A ses côtés, pourpoint pourpre brodé d'or, longue cape tombante et rapière à la garde ouvragée passée à sa ceinture de cuir, marchait Umberto. un sourire aux lèvres.
Derrière lui, Albérich sentit César frémir.

La vue d'Hugues, paradant comme un seigneur dans les couloirs du donjon, réveilla quelque chose à l'intérieur d'Albérich, comme un vague sursaut primaire, un grondement silencieux. Mais que le négociant fasse partie de la cabale le laissa proprement estomaqué. Jamais il n’aurait soupçonné l’affable commerçant de tremper dans cette triste affaire. S’il avait dû choisir un allié dans le château, hormis ceux qui étaient déjà de leur côté, c’est chez lui qu’il se serait sans doute rendu, avec la regrettable impression qu’ils partageaient quelque chose : ils étaient les Combelupins les plus récents. Heureusement César était méfiant. Les tenants et les aboutissants de la machination commençaient à apparaître à l’ancien clerc… L’appât du gain, probablement ces mines qu’avaient mentionnées les esprits de la nature. Peut-être Umberto était-il en réalité à la source de tout, via des promesses de richesses faites à un jeune noble frustré de n’hériter de rien… Une seconde, il regretta que l’épisode de la belladone n’ait pas été suivi de tragiques conséquences.
La tentation était grande de les prendre à revers pour leur régler leur compte, mais Albérich n’avait pas la fibre guerrière, et il doutait qu’à deux, ils parviennent à autre chose que se faire tuer. Il ignorait ce qu’en penserait César, sans doute rongé par la haine à la vue de l’homme qui avait attenté à la vie de son fils, mais en la matière, les sentiments seraient probablement de bien mauvais conseillers. Il valait mieux les laisser passer et profiter de leur absence pour atteindre Eudes et libérer Elisa. Il posa donc une main qu’il espérait explicite sur le bras de son compagnon.

Il sentit son compagnon tendu à l'extrême, crispé, même. Mais le vieil homme ne pipa mot, n'esquissa pas un geste, se contentant de respirer lentement, posément.
Le sénéchal et le négociant avaient disparu vers les étages inférieurs. La voie était libre, à nouveau.
Après quelques instants d'attente supplémentaire, ils quittèrent leur cachette, s'élancèrent dans les escalier. Atteignirent le troisième palier.
Le couloir s'ouvrait, à leur gauche. A quelques pas, l'on voyait la porte des appartements du baron. Plus loin, le corridor amorçait un tournant. Au-delà, c'était la chambre d'Elisa, Albérich s'en souvenait. Mais il était impossible de voir jusque là.
De savoir, pour l'heure, si quelqu'un surveillait sa porte.

Au moment d’atteindre les appartements d’Eudes, Albérich réalisa que convaincre le baron pourrait n’avoir qu’un effet minimal sur la situation. Si Hugues avait les gardes sous sa coupe, peut-être le seigneur se retrouverait-il défait dans son propre château, incapable de reprendre l’ascendant sur ses troupes. Il faudrait alors compter sur les Combelupins pour prendre leur destin en main. L’ancien clerc vit l’esquisse d’une révolution dans l’air, songea qu’il en devenait coutumier. Il ne fallait pas penser en ses termes. D’abord Eudes, ensuite Elisa. Se séparer était trop risqué. Si le baron était protégé, César risquait d’être débordé. Pourtant, Albérich ne doutait pas que sa vue pourrait avoir un effet très négatif sur l’entrevue cruciale à venir. Il était impératif que César et Bastien soient les premiers à se présenter. Il espérait qu'Hugues et Umberto n'auraient pas le temps de remonter... Au pire, Elisa savait se défendre, il en était persuadé. Il fit signe à son compagnon d’avancer, puis hésita devant l’huis. Peut-être devaient-ils simplement frapper… Il se tourna vers le vieil homme, dubitatif.

Qui, lui, n'hésita pas un seul instant. Se libérant une main, ne tenant plus Bastien que d'un bras, il tourna la poignée de la porte, la poussé du pied, et pénétra à l'intérieur, sans s'embarrasser d'une discrétion inutile : si la pièce était occupée, on se rendrait forcément compte de son apparition. Et ce, dans l'instant.
Il y eut un hoquet de surprise.
Une exclamation.
-Par les dieux...

Albérich s’engagea derrière César, pénétra dans la pièce et referma précipitamment la porte derrière eux. Rester dans le couloir était beaucoup trop risqué. N’importe qui pouvait y surgir à tout moment. Le salon du baron était désert, à l’exception du vieux serviteur abasourdi. L’ancien clerc resta en retrait, dans l’ombre de César, appuyé à l’huis. Il espérait pouvoir deviner ce qui se tramait dans le couloir, si quelqu’un venait, notamment. De toute façon, il valait mieux que le vieux Combelupin soit leur porte-parole, lui-même étant devenu infréquentable.

Les yeux du majordome, déjà ronds comme des soucoupes, s'écarquillèrent encore davantage lorsqu'il aperçut Albérich. Les derniers vestiges de couleur abandonnèrent son visage ridé et, incapable de dire un mot, il recula d'un pas, les mains toujours crispées sur le plateau d'un petit déjeuner dont les vestiges figés témoignaient qu'on n'y avait pas touché.
César fit pivoter Bastien, dans ses bras, afin que le serviteur puisse le voir.
-Il est vivant, souffla-t-il. Nous voulons simplement l'amener au baron afin qu'il lui dise la vérité sur ce qui se trame ici. Avant q'il ne soit trop tard.
L'autre papillonna des paupières, toujours incapable de prononcer la moindre parole.
Des pas pressés résonnèrent dans le couloir. Qui s'approchaient.
-Dans le chambre... hoqueta le majordome, désignant d'un doigt tremblant une porte entrouverte, sur leur gauche.

Le Luménien eut un instant d’hésitation. S’ils se ruaient tous les deux dans la chambre d’Eudes, ils se couperaient toute possibilité de retraite, et laisseraient la voie libre à leurs adversaires. Notamment, rien ne les séparerait plus des appartements d’Elisa. En même temps, faire iruption dans le couloir pour intercepter le promeneur ne ferait que déclencher l’alerte et Albérich savait n’avoir aucune chance contre un soldat de métier. Il finit donc par emboîter le pas de César, priant pour que le vieux serviteur n’en profite pas pour aller appeler de l’aide. Si quelqu’un devait être fidèle à son maître, ça devait être lui.

Les pas s'étaient arrêtés devant la porte des appartements. On toqua à l'huis puis, sans attendre de réponse, on l'ouvrit tout grand.
-Que se passe-t-il ? fit une voix d'homme.
Le majordome grimaça.
-Rien, rien. J'ai renversé une coupe, voilà tout.
-Tu es sûr ? Tu as une sale mine...
-Est-ce vraiment étonnant ? Je suis inquiet pour le baron, voilà tout : il n'a pas touché à son repas...
-Ah... Remarque, ça ne m'étonne pas : il est descendu au sanctuaire, avant l'aube, et d'après Hubert, il n'en est pas sorti depuis.
Soupire.
-J'ai hâte que tout ceci soit réglé. Que tout rentre dans l'ordre...
-Moi aussi. Même si... Je crains que les choses ne reviennent jamais vraiment à la normale.
Bruit de pas.
-Bon, j'y retourne. Si l'on sait que j'ai déserté mon poste, je suis bon pour une corvée. Hugues ne rigole pas.
-C'est le moins que l'on puisse dire...
La porte se referma. Les pas s'éloignèrent.

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[Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

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Re : [Lieu] Combeloup

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