La Couronne de Cuivre

Mais Astrée devait constater que l'impatience des centaures n'était pas une légende.
" Tout ça, c'est du bavardage, fit la femme. J'en ai assez entendu. Si tu n'es pas prête à prendre ta décision, entre là-dedans et réfléchis. Sinon, parle. Nous avons autre chose à faire que de t'écouter. Nous n'avons aucune confiance en la parole des hommes. Ils nous l'ont assez prouvé au fil des années. Tu n'es pas différente : ton comportement n'est que calcul. Nous le voyons dans ton corps, le sentons dans ton odeur. Non. Maintenant tais-toi, si tu ne sais pas trancher."

Astrée sentit son coeur se serrer. Elle n'avait pas le choix... au moins pour le moment. Elle s'interdit de se questionner sur ce qui allait se passer, de songer à Reynald. Elle espérait que ces trois centaures n'avaient pas réellement le pouvoir de la transformer, qu'elle aurait encore une occasion d'y échapper... Ou alors, peut-être qu'elle pouvait se laisser enfermer et tenter de s'échapper, justement ? Mais s'ils la reprenaient, ensuite ? Et qu'ils la tuaient pour prix de son évasion ?
Elle regarda la femelle droit dans les yeux et questionna.
" Avant de prendre ma décision, puis-je savoir comment vous allez vous y prendre pour me transformer en centaure ? Comment c'est possible ? Je ne pense pas que ce soit simple... surtout sans Neffen."
Misère... Si ces trois centaures-là avaient le pouvoir de la transformer, tout était fichu... Pourvu qu'elle ne se trompe pas en estimant que seul Neffen le pouvait...

La première femme jeta un oeil à la seconde, qui tira une fiole de sa ceinture. C'était une petite bouteille de verre soufflé, ronde, emplie d'un liquide couleur miel.
" Tu apprendras peut-être un jour les détails du rituel, lorsque tu seras des nôtres, mais il ne nous appartient certainement pas de les expliquer à une étrangère." dit la centaure rousse.
Elle désigna la fiole.
" Cela commence cependant par cette potion."
Elle la prit des mains de sa congénère et la tendit à la rôdeuse.
" Si ton choix est fait..."

Astrée regarda la potion. Puis la centaure. Et reporta son regard sur la potion. Elle sentit sa gorge s'assécher. Comment donc la centaure pouvait-elle avoir en sa possession une potion qui pouvait la transformer ? Comment était-ce possible ? Et puis ce n'était pas logique... elle devait attendre d'être des leurs pour connaître le rituel ? Alors que c'était ce rituel qui la rendrait centaure ?
Elle fronça les sourcils. Mais elle n'arrivait pas à réfléchir sereinement. Trop de choses se bousculaient en elle. Tout allait beaucoup trop vite... Elle n'avait pas le temps de réfléchir... mais réfléchir à quoi ? C'était ça ou mourir. Et si elle se laissait enfermer, avait-elle la moindre chance d'évasion ? Non, certainement que non. Seul Neffen pourrait la sortir de là, mais il ne viendrait pas tout de suite, sans doute... Et puis, si elle s'évadait, ils se lanceraient sur ses traces. Ils la tueraient.

Non, ça n'était pas possible... C'était un cauchemar. Ils ne pouvaient pas lui faire ça. Elle avait risqué sa vie pour venir en aide à Byron. Et tout ce qu'ils pensaient, c'était qu'elle n'était qu'une traître, une humaine à éliminer ? Ou à transformer ?
" Je ne vois pas pourquoi vous auriez davantage confiance en moi si je deviens centaure.", fit-elle d'un ton amer.
C'était absurde. La potion ne changerait pas ce qu'elle était au fond d'elle, ses convictions... Elle se fit la réflexion que cette idée était typiquement humaine : un centaure était conditionné par ce qu'il était, donc ils étaient persuadés qu'une fois centaure, elle le serait également en esprit. Et après tout, c'était bien ce qui était arrivé à Dymphéa. Oui, mais parce qu'elle le voulait. Pas par obligation...
" Si j'avais su ce que vous me feriez, jamais je ne serais venue vous aider. Jamais...", murmura-t-elle d'une voix rauque, sentant les larmes lui monter aux yeux.
Un centaure ne pleure pas devant les autres... pensée incongrue qui lui traversa subitement l'esprit. Elle serra les dents.
Je ne serai jamais des vôtres, pensa-t-elle subitement avec rage. Je vivrai, oui, mais je partirai. N'importe où loin d'ici. Je vous hais. Tous.
Elle tendit une main tremblante vers la potion. Qu'est-ce que ça allait faire, si elle la buvait ? Elle allait se retrouver avec 4 jambes ? Non, ça n'était pas possible. Elle ne voulait pas devenir centaure... mais c'était ça ou mourir... Et Neffen qui l'attendait. Il avait dit qu'elle ne risquait rien. Qu'elle ne devait pas se laisser impressionner. Elle l'avait cru...

Dans un accès de désespoir, d'inconscience ou de folie peut-être, elle prit la fiole et en avala le contenu d'un trait. Avec, au fond de son esprit, l'image de Reynald qu'elle ne reverrait plus. Et elle laissa les larmes rouler sur ses joues.

Elle ne pleura pas longtemps car elle ressentit une brusque douleur dans le ventre, et puis soudain, il n'y eut absolument plus rien.

Ensuite, c'était la nuit.

Il y avait mille étoiles dans un ciel superbe. Tellement d'étoiles que la forme des constellations qu'elle connaissait s'estompait dans un capharnaüm de lumière. Mais si le firmament était formidable, son corps, par contre, lui rappelait la terrible matérialité de la condition terrestre. Elle avait mal partout, des épaules aux tempes, du ventre aux... elle ne sentait pas ses jambes. Plus du tout. Comme si elles étaient mortes. Elle ne sentait rien d'autre, cela dit. Ni sabots, ni queue... Elle était couchée sur le dos, dans un délicat tapis de mousse.

Et c'était la nuit.

Elle regarda les étoiles, sans comprendre. Il y en avait beaucoup trop... Pourquoi autant ? Et elle avait mal partout. Pourquoi donc avait-elle si mal ? Et pourquoi ne sentait-elle plus... ses jambes ? Il lui fallut quelques instants pour se souvenir. La potion... Non, ça n'était pas possible. Elle était en train... de devenir centaure ?
Mais... Avait-elle... Elle ne sentait rien. Une boule se forma dans sa gorge. Avait-elle quatre jambes ? Oh, non... Non, ça ne se pouvait pas...
Elle en oublia presque les douleurs qui la lançaient dans tout son corps. Lentement, précautionneusement, elle se redressa... et regarda ses jambes.

Ses jambes étaient toujours humaines, mais elles paraissaient distantes, étrangères, presque. Et Astrée réalisa qu'elle ne pouvait ni les percevoir, ni les bouger, malgré leur présence indéniable. Au toucher, elles étaient glacées, comme mortes. La rôdeuse réalisa qu'elle-même était toujours dans la clairière auprès de la tanière de l'ours. La nuit piquetée d'étoiles en révélait mille détails, la courbe des fougères, la rondeur d'un rocher, la silhouette chaotique des arbres qui l'encerclaient. Un petit animal fuit quelque part sur sa gauche. Un hibou ventru, silencieux, était perché au sommet de l'amas de pierres, ses yeux ronds reflétant la lumière ténue de la voute.

Abasourdie, Astrée regardait ses jambes. Elles... ne bougeaient plus. Elles n'étaient plus là... Mortes. Ce n'était pas possible. Non... ça ne se pouvait pas...
Sa vue se troubla. Les larmes coulèrent. Et elle continua à regarder, sans comprendre. Sans que son esprit parvienne à assimiler ce qui se passait.
Elle sentit la tête lui tourner. Elle avait trop mal partout. Elle s'effondra finalement au sol, secouée de sanglots. Toute l'horreur de la situation lui apparaissait. Elle n'avait plus de jambes...
Le désespoir l'envahit. Total. Absolu. Elle revit la fiole, revit le geste fou, inconscient, de la porter à ses lèvres. Elle aurait dû la jeter au sol, la briser. Elle aurait dû mourir. Elle voulait mourir... A quoi bon vivre maintenant ?

" Allons, allons, pas la peine de se mettre dans un état pareil, dit alors la voix de Neffen, tranquille, juste derrière elle. Je sais, c'est décevant, tu aurais pu devenir un centaure et tu es toujours calée dans ton corps humain si imparfait, mais ce n'est pas comme si c'était une nouveauté."
Il plaisantait, évidemment. Astrée sentit qu'il posait une main compatissante sur son épaule tout en glissant dans l'herbe près d'elle.
" Tiens, bois ça. Cela va lever la paralysie plus rapidement."

Astrée n'en crut pas ses oreilles en reconnaissant la voix. Bien sûr, elle aurait dû se douter qu'il était là. Elle y aurait songé, sans doute, si elle avait été moins bouleversée, moins accablée de désespoir.
Ses sanglots, au lieu de se tarir, redoublèrent au contact de sa main. Elle se sentait si misérable. Perdue... Il lui fallut quelques minutes pour réaliser le sens de ses paroles. Elle tourna vers lui un regard incrédule, toujours baigné de larmes. Était-il possible qu'il suffise d'une simple potion ?
" Je ne veux pas devenir... centaure", balbutia-t-elle d'une voix brisée en posant les yeux sur la fiole qu'il lui tendait. Elle la prit d'une main tremblante, le regard brouillé, et la porta à ses lèvres. Elle sentait un espoir ténu renaître, fragile, en elle. Et une colère sourde gronder au fond de son âme.

" Tu as tort, répondit-il avec un sourire mutin. Mais ne t'en fais pas : tu ne vas pas devenir centaure. Les secrets du shaman ne sont pas à la portée de tous."
La potion était glacée, un peu acide, et Astrée eut l'impression de la sentir glisser dans sa gorge, sa poitrine, son ventre, puis se répandre dans son bassin jusqu'à ses jambes. La sensation était ténue, mais elle perçut comme un picotement dans ses cuisses, ses genoux, le long de ses mollets, qui s'éteignit cependant avant d'atteindre ses orteils.
" Cela va prendre quelques heures, je le crains, dit-il. Il faut prendre ton mal en patience."

Astrée hocha la tête. Elle percevait à nouveau quelque chose. La présence de ses jambes. Une sensation tellement ténue qu'elle aurait pu être le simple effet de son imagination, ou de la confiance qu'elle avait en Neffen. Mais... non, c'étaient ses jambes, elle en était sûre.
" Merci", murmura-t-elle.
Elle se sentait infiniment lasse. Trop pour avoir des pensées cohérentes. Les sentiments tourbillonnaient dans son esprit. Une immense gratitude envers Neffen. Une colère noire contre les trois centaures qui avaient voulu la priver de sa vie. De la haine, peut-être. Elle ne voulait plus les voir, jamais. Ne plus jamais avoir affaire à eux. Ni à la harde. Elle n'aurait jamais dû vouloir leur venir en aide, elle n'aurait jamais dû traverser la paroi. Ils ne méritaient pas qu'elle prenne des risques pour eux. Ils n'étaient que haine et défiance. Même Byron et Dymphéa n'avaient pas confiance en elle.
Elle sentit à nouveau un picotement dans ses jambes. Peut-être un peu plus long que le précédent. Les larmes roulaient toujours sur ses joues. Elle pleurait sur sa confiance perdue, ses illusions envolées. Mais elle n'avait plus la force de penser, d'agir, ou de vouloir quoi que ce soit. Elle se sentait juste... vide. Épuisée.

Neffen était toujours à côté d'elle et, incertain, il finit par passer un bras autour de ses épaules et les serra doucement. Il demeura silencieux un moment puis poussa un bref soupir.
" Astrée, veux-tu que je te reconduise de l'autre côté des murailles dès que tes jambes auront récupéré ? Cela ne m'est pas impossible. Tu pourras regagner la vallée et rentrer chez toi."

Astrée ferma les yeux, et finit par se laisser aller, posant la tête sur l'épaule de Neffen. Sa question lui serra le coeur. Elle sentit une boule dans sa gorge.
" Je ne sais pas...", mentit-elle.
Bien sûr que si, elle savait.
" J'en ai ma claque, avoua-t-elle tristement. Je suis épuisée et trop en colère contre la harde... Je n'en peux plus..."
Rentrer chez elle. Les laisser régler leurs histoires, ne plus s'en mêler. Ne plus jamais entendre parler de centaures ou d'arbre de vie. Elle sentit à nouveau les larmes couler de plus belle. Elle se sentit lâche. Même cette décision, elle n'osait pas la prendre. Ou pas l'avouer ?
Elle soupira, et secoua la tête.
" Je suis désolée... mais je ne suis pas en état de décider quoi que ce soit", conclut-elle finalement.

Neffen se contenta de poser un moment la joue contre le sommet de son crâne. Il poussa à nouveau un bref soupir.
" Ecoute, je vais te donner quelque chose qui t'aidera à dormir. Nous pouvons discuter demain matin, quand tu seras reposée."
Il se leva doucement et s'écarta de quelques pas avant de revenir avec une couverture, et une nouvelle fiole.
" Je voudrais que tu puisses comprendre ce qui a présidé à leur comportement mais... mais ce n'est pas le moment. Et ce ne sera peut-être jamais le moment. La guerre est quelque chose d'atroce, et la confiance quelque chose de dangereux... Mais prends. Et dors. Demain est un autre jour, comme dit l'un de vos dieux."

Astrée acquiesça en silence. Elle comprenait, ou croyait comprendre, leur défiance... ou du moins elle avait cru la comprendre jusque-là. Mais elle en avait simplement marre d'en faire les frais. Ras le bol. Et elle ne voulait plus y penser. Elle ne pouvait plus réfléchir. Elle n'osait même plus sonder le fond de son âme, de crainte de n'y trouver plus que colère, haine, lâcheté, ou désespoir. Elle était tout simplement à bout de forces. Elle avait trop donné... ou voulu trop donner. Elle n'en savait trop rien. Il fallait qu'elle dorme, Neffen avait raison. Demain était un autre jour. Peut-être y puiserait-elle de la force. Ou pas.
Elle prit la fiole, en but le contenu d'un trait, sans protester, pour une fois, qu'elle pouvait s'endormir seule. Elle voulait un sommeil sans rêve et ne pas laisser son esprit vagabonder une seule seconde de plus.
" Merci, Neffen, souffla-t-elle doucement, en plongeant son regard dans le sien. Pour tout."
Elle s'enroula dans la couverture et ferma les yeux, repoussant les quelques pensées qui tentaient de se frayer un chemin jusqu'à son esprit. Dormir.

Elle s'endormit au son de la berceuse sylvestre que Reynald lui avait chantée plusieurs fois.
" Mao’na’hessa meleallineh everiness’ha tevena’mero"
Le timbre étrange de Neffen lui donnait une résonance toute particulière, un peu désincarnée, comme si elle émanait directement de la terre sous sa couverture, de l'herbe neuve, des bourgeons et des étoiles.
" Eliphaore renn’villemophi salleni’hesse poleni’otho"
La rôdeuse eut, alors qu'elle glissait dans le sommeil, la sensation, la conviction plutôt, que quelque chose en elle, les infimes particules qui constituaient son être, chantaient, elles aussi, fredonnant la mélodie sereine qu'égrenait le shaman.
" Mell’enn mell’enn ferellineo
Mell’enn mell’en onevelani"
Et puis elle comprit les paroles, même si les mots humains ne pouvaient refléter qu'imparfaitement ce qui se vivait de l'intérieur. L'appartenance intime et profonde à un cycle, à un monde, à un univers.
" Miwilani sallavero nevemet’eka feteriveo "
Elle dériva comme une feuille portée par le vent fier, une branche à la surface de la rivière, un chevreuil bondissant dans la bruyère...
" Ass’eval’ena tevedelati polleva’hero
Mell’enn dessa bore nossi
Mell’enn fine mola terro
Siffin’hasse tevezit’halo
Mell’enn mell’en ferellineo... "
Et puis elle s'endormit.

Les trilles des oiseaux l'éveillèrent, comme la veille. Le soleil était de sortie. Un écureuil roulé en boule dormait sur sa poitrine. C'était un autre jour. Mais lequel ?

Elle ouvrit les yeux, clignant des paupières sous le soleil. Elle tendit machinalement la main vers l'écureuil roulé en boule, cherchant instinctivement le réconfort du contact soyeux de la petite boule de poils. Elle se sentait... vidée. Non, pas complètement. Elle avait encore en tête la berceuse de Reynald, chantée par la voix de Neffen. Elle la sentait vibrer en elle, et elle s'y accrocha, un moment, comme un noyé à un bout de bois. Elle ne comprenait pas les paroles, et pourtant elle la comprenait. Son corps la comprenait. Elle se laissa dériver. Elle voulait s'accrocher encore à cette chanson qui l'apaisait, pour trouver la force... la force de quoi ? De s'éveiller ? De décider ? D'affronter le monde trop impitoyable qui l'entourait ? De simplement laisser le destin la porter encore ? Mais la porter vers quoi ? Et quelle importance cela pouvait-il avoir après tout ? Elle n'était rien dans ce monde trop grand. Juste un petit morceau de vie, perdu dans des courants qui le dépassaient. Un simple être vivant, ni plus, ni moins, porté par la ronde du temps, appartenant comme tous les autres à la nature qui l'entourait, participant au cycle de la vie. Elle voulait juste vivre. Elle était vivante... et elle avait à nouveau ses jambes.
Elle se redressa doucement, précautionneusement, prenant dans ses mains l'écureuil endormi pour ne pas le réveiller. Elle contempla ses jambes et les fit bouger, presque émerveillée. Elle sentit son estomac grogner. Elle avait faim. Quelle heure était-il ? Quel jour ? Où était Neffen ?

Elle sentit Neffen avant de le voir. Quelque chose cuisait, dégageant un parfum plutôt délicieux, mais indéfinissable, et quand elle tourna la tête, les mains posées sur son écureuil, elle vit assis près d'un feu creusé dans le sol, y déplaçant quelque chose de la pointe d'un bâton. Il leva les yeux, devinant son regard, et lui sourit. Il était bien accompagné : une buse, une corneille et une pie étaient posées sur son dos, une belette avait grimpé sur sa tête. Il chassa un renard curieux de la main, dérangeant au passage un lézard qui courut vers Astrée puis, l'apercevant, repartit en sens inverse. La rôdeuse réalisa alors qu'il y avait un ours devant la tanière. Une ourse, plutôt, avec deux minuscules oursons aux yeux noirs.

Astrée, un peu vaseuse, sourit à Neffen, s'émerveillant de cette capacité qu'avaient les centaures de côtoyer d'aussi près les animaux de la forêt. Il émanait du tableau une telle impression de paix... Comme avec la dryade. Et comme lorsqu'elle avait aperçue Dymphéa, la première fois.
Elle fut désolée de voir le lézard s'enfuir devant elle, l'excluant implicitement de cette harmonie. Et elle écarquilla subitement les yeux en apercevant l'ourse. Elle s'immobilisa aussitôt. Pas vraiment par peur : elle ne craignait rien avec Neffen dans les parages. Elle voulait simplement ne pas déranger l'ourse. Ne pas l'effrayer. De tous ses yeux, elle l'observait, curieuse, fascinée, un léger sourire encore accroché aux lèvres. Elle n'avait jamais vu des oursons d'aussi près. Elle tourna son regard vers l'ourse, l'implorant silencieusement de ne pas avoir peur, de ne pas se mettre en colère non plus, de simplement rester...

L'ourse l'observa un moment, peut-être circonspecte, mais finalement, elle ne bougea pas. Les oursons étaient encore tout jeunes et ils ne s'éloignaient guère d'elle, même si Astrée les sentait déjà débordants de curiosité. Neffen chassa à nouveau le renard, qui semblait bien décidé à mettre la patte au feu pour obtenir ce qui s'y trouvait. Le shaman finit par lui parler en sylvestre et le petit carnivore s'assit sur son séant en se pourléchant les babines.
" Je leur ai dit que ce n'était pas pour eux, mais ils espèrent quand même toujours quelque chose. Pourtant, le cuit, ce n'est pas dans leur nature. Mais voilà... Ils espèrent un os. Il faudra que tu surveilles ton assiette. Mais d'abord, teste tes jambes."

Astrée plia ses jambes, aussi précautionneusement que si elles avaient été en verre, puis se leva lentement. Elle ne voulait pas effrayer l'ourse, ni les autres animaux. Elle veillait à ne pas faire le moindre geste brusque.
Elle fit porter son poids sur une jambe, puis sur l'autre, et avança d'un pas, infiniment heureuse de voir que ses muscles lui répondaient normalement. C'était comme un cauchemar qui s'achevait. Le soulagement la fit vaciller.
Elle tourna vers Neffen en regard radieux.
" Je ne pourrai jamais te remercier assez de tout ce que tu as fait pour moi", fit-elle avec gravité, sans élever la voix pour ne pas affoler les animaux.
Elle marcha - elle marchait !- jusqu'au feu, et s'assit, toujours avec des gestes mesurés, pas très loin du renard affamé qu'elle fixa avec un sourire amusé.
" J'aimerais bien savoir parler aux animaux..., soupira-t-elle. Est-ce que tu crois que je pourrais apprendre le sylvestre ?

Il sourit.
" Bien sûr, c'est une langue comme une autre."
Mais il secoua la tête.
" Cependant, les animaux ne le parlent pas. C'est la langue de notre peuple, des dryades et des fées, des licornes, des faunes et des satyres... Mais il y a une musique qui les apaise... et puis ils nous connaissent bien."
Il releva les yeux sur Astrée.
" Je pensais cependant que les rôdeurs étaient capables de parler aux animaux... Peut-être doivent-ils être un peu plus âgés que toi ?"

Astrée haussa les épaules.
" J'arrive, dans une certaine mesure, à communiquer avec les animaux, et j'y arriverai de mieux en mieux en vieillissant. Mais ça n'est rien par rapport à la confiance que vous arrivez à leur inspirer, toi et les autres centaures. Je vous envie... Mais tu as raison, c'est parce qu'ils vous connaissent. Et peut-être que la musique de votre langage les apaise."
Elle sourit.
" D'ailleurs, ta chanson m'a fait un bien fou, hier. Je la connaissais, Reynald me l'avait déjà chantée, et chaque fois elle a sur moi le même effet, calmant. Mais hier j'avais la sensation étrange de la comprendre... "
Elle secoua la tête. Elle ne s'expliquait pas vraiment le phénomène.
" En tout cas, j'aime vraiment beaucoup le sylvestre. C'est une langue étrange, mais tellement douce et apaisante.

" C'est normal que la chanson te fasse un autre effet quand c'est moi qui la chante, dit Neffen avec un sourire mutin. Les autres ne la chantent que pour tes oreilles. Moi je connais d'autres canaux, d'autres sens. Alors je peux la chanter pour ton âme e chacune des fibres de ton corps."
Il baissa les yeux vers son feu, fixant la flamme comme si elle ne pouvait ni le brûler, ni l'aveugler.
" Mais elle reste apaisante, même à un niveau superficiel, c'est certain."
Il parut brusquement satisfait, un sourire éclairant son visage, et il mit une main dans le feu, en prononçant un mot.
Il en ressortit une boule de terre craquelée, grosse comme un chou, et la déposa dans la poussière.
" C'est le petit déjeuner. Mais faut que ça refroidisse, maintenant."
Les animaux semblaient déjà tous saliver.

Astrée contemplait le centaure avec une admiration sincère. Comment savait-il chanter pour d'autres sens ? Il avait des pouvoirs tellement exceptionnels... Peut-être, avec son aide, serait-il possible de libérer Sheldon ?
Elle fut presque surprise que la pensée lui traverse l'esprit. La veille au soir... ou l'avant-veille peut-être, elle s'apprêtait à abandonner. Elle avait ressenti une colère, une bouffée de haine, si violente qu'elle aurait même pu être tentée de les trahir. Mais ce sentiment n'était plus présent en elle. Plus aussi violent, en tout cas, comme masqué par un voile apaisant. Peut-être était-ce la chanson de Neffen, ou le long sommeil, ou peut-être le bonheur de retrouver ses jambes, ou bien cet étrange petit-déjeuner avec les bêtes des bois. En tout cas, elle se sentait mieux.
Elle préféra toutefois ne pas chercher à sonder trop profondément ses sentiments, de peur que cette rémission ne soit qu'apparente. Elle n'avait pas envie de songer à la harde. Elle leur en voulait. Mais pour Neffen qui l'avait sauvée, pour qu'il puisse vivre, elle avait de nouveau l'envie de libérer Sheldon.

Elle contempla avec curiosité la boule de terre qui dégageait une si délicieuse odeur.
" Qu'est-ce que tu as mis dedans ?"
De la viande, probablement, vu l'appétit manifesté par leurs hôtes sylvestres.

Il prit un morceau de bois et donna un petit coup sec sur la gangue de terre, qui se fendit un peu, laissant échapper une fumée dense qui transportait un parfum délicieux.
" J'ai peur que tu n'oses pas en manger si je te dis ce qu'il y a dedans, annonça-t-il avec sérieux, avant de se fendre d'un sourire. Mais en gros, il y a du faisan, des champignons, du blé sauvage, du miel, et aussi... des ingrédients secrets. Je te les nommerai ensuite, si tu veux bien."
Il se leva et s'écarta un moment, abandonnant la boule derrière lui. Le renard se redressa, la belette sauta de sa tête et s'approcha à son tour du trésor oublié. Le shaman ne s'en soucia guère. Armé de son bâton, il traça un grand cercle derrière eux, puis revint en arrière, se saisit de la boule et l'emporta à l'intérieur.
" Si tu veux manger, il faut me suivre. Ici, ils ne nous dérangeront pas."

Astrée observa son manège avec amusement... et beaucoup de curiosité également. Elle le suivit à l'intérieur du cercle, un peu incrédule : il comptait vraiment que les animaux n'y pénètrent pas ?
" Bah, ça ne me dérange pas de partager avec eux, tu sais..."
Mais ils risquaient effectivement d'être plus rapide qu'elle à ingurgiter le contenu de la boule s'ils osaient grimper sur ses genoux.
Pour l'heure, son estomac grondait.
" En tout cas, ça sent rudement bon ! J'espère bien que tu me diras ce que tu y as mis... mais c'est d'accord, j'attendrai d'avoir mangé."
Elle s'assit sans façons sur le sol.

Et les animaux demeurèrent en dehors du cercle tandis que Neffen frappait la boule de son bâton jusqu'à la fendre. Elle se cassa alors comme un oeuf, révélant une sphère brune, irrégulière, que le shaman saisit et rompit comme un pain. Il en tendit un morceau à Astrée, bien qu'il soit encore brûlant, ce qui la força à le déposer sur le sol.
Quand elle put enfin goûter, elle dut bien avouer que c'était délicieux, malgré un aspect des plus douteux. Mieux, elle se sentit revigorée de l'intérieur, comme si elle reprenait des forces en quelques secondes, à chaque bouchée.
Et les animaux étaient restés hors du cercle.

Après un bref instant d'hésitation devant l'aspect peu engageant de la boule de nourriture, Astrée avait prit une première bouchée... et fut immédiatement rassurée : Neffen était décidément un cuisinier hors pair. Et elle découvrit, à la seconde bouchée, que non seulement c'était bon, mais que c'était aussi une véritable potion magique en boule. Toute à l'émotion de retrouver ses jambes, elle ne s'était pas rendue compte à quel point elle s'était affaiblie pendant le temps où elle était restée inconsciente, puis endormie. Chaque morceau de cet étrange pain était un tel concentré d'énergie qu'elle le savoura lentement, laissant ses papilles apprécier chacune des saveurs qui le composaient, tandis que son organisme, peu à peu, retrouvait ses forces perdues.
" Il est magique, ton pain, commenta-t-elle lorsqu'elle l'eût quasiment terminé. Je comprends mieux pourquoi tu ne voulais pas m'en donner la recette exacte : encore un secret de shaman ! Mais ça fait du bien, vraiment, et je crois que j'en avais bien besoin..."
Elle sourit.
" Merci... Merci de prendre soin de moi comme ça. Je ne sais pas ce que je serais devenue sans toi. Tu m'as déjà sauvée deux fois...
Le regardant avec gravité, elle ajouta.
" J'espère pouvoir t'aider à mon tour autant que tu m'as aidée. Je trouverai un moyen de sauver Sheldon, pour que tu puisses vivre encore de longues années. Si tu es là pour m'aider, on y arrivera..."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine