La Couronne de Cuivre

Albérich écarquilla les yeux de stupeur devant tant de hargne, mais se garda bien de contredire le barde. Il n'était pas féru de marmaille, lui non plus, mais tout de même pas à ce point-là.
" Mais pourquoi diable vous a-t-on demandé de remplacer Gabriel, si vous êtes à ce point rebuté par la tâche ? Il doit bien y avoir trente personnes plus qualifiées dans le convoi..."
Il passa les mains sur son visage.
" Laissez-moi le faire à votre place. Je ne crains pas d'opposer une fin de non-recevoir aux parents mécontents. Il n'existe rien dans les statuts de la communauté qui leur permette de vous imposer ce grand nettoyage. Hubert avait de bonnes raisons de se sentir responsable de l'état de ses apprentis sentinelles, mais la seule chose que les parents de ces enfants pourraient faire concernant ceux qui se chargent d'eux, c'est les remercier."

Giovanni secoua la tête.
-Les gens s'imaginent que les bardes sont capables de fasciner, d'amuser tout public et ce, de toutes les façons possibles et inimaginables. Et puis, lorsqu'on m'a demandé si je serais d'accord pour donner un coup de main, j'ai stupidement répondu oui. Sauf que je n'imaginais pas qu'un champ de boue entrerait dans l'équation... Du coup, la technique à laquelle j'avais pensé, les laisser faire ce qu'ils veulent et n'intervenir qu'en cas de grave blessure... Ce n'est pas faisable, parce qu'ils seraient boueux jusqu'à la racine des cheveux.
Il lorgna sa flasque, la rangea.
-Mais je me suis joint à l'expédition, j'ai offert mon aide pour ces foutus mômes... Je dois assumer, faire mon devoir. Et advienne que pourra... Mais préparez-vous : demain, on ne voudra plus de moi, dieux merci, mes collègues trouveront un prétexte pour refuser de s'impliquer et il y aura un appel à volontaires, forcément.

Albérich croisa les bras.
" Ecoutez, coupons la poire en deux. Vous vous occupez des mômes, je m'occuperai de la lessive et du nettoyage. Je ne sais pas avec quelle eau et de quelle manière, mais je me débrouillerai. Cela vous permettra de ne pas trop vous inquiéter des retombées de vos activités... Je pense que vous avez quand même intérêt à essayer d'imaginer un minimum de structure, mais même en n'ayant pas grande expérience des enfants, vous restez un barde et vous ne devez pas manquer d'imagination. Gabriel les fait sauter et courir depuis une demi-veille, ils seront sûrement contents de changer, pour une fois, d'activité. Et pour ceux qui ont besoin de se défouler... La course n'est pas si salissante. Avec le froid, la boue aura durci, et il faudra davantage qu'un petit brasero sur pied pour la faire ramollir. En sacrifiant un peu de parchemin et quelques uns de vos pigments, vous pourriez sûrement faire dessiner une bonne partie d'entre eux, déjà... Une autre possibilité est d'organiser un concours de saynètes, que sais-je, en leur permettant de se déguiser avec ce qu'ils trouvent dans les chariots... Je suis certain que vous allez vous débrouiller. Et je gérerai le nettoyage ensuite. Peut-être qu'un des mages ou des clercs aura de quoi me soutenir, à ce niveau."

Une phrase d'Albérich semblait l'avoir particulièrement horrifié.
-Sacrifier mes pigments ? Je veux bien leur sacrifier mon temps, mon énergie et même ma réputation... Mais sacrifier mes pigments ? Jamais de la vie ! Ils renverseraient le contenu des pots par terre, s'en feraient des peintures de guerre... Alors que je ne suis même pas sûr d'en avoir suffisamment pour ma fresque...
Il prit une profonde inspiration.
-J'essaierai vos autres idées, même si je doute qu'elles fonctionnent : après une journée d'immobilité forcée, ils voudront se dépenser. Mais au pire, je recourrai à la magie bardique pour les fasciner, les contraindre à l'immobilité absolue des heures durant... Ce n'est pas très déontologique, d'accord, et j'aimerais ne pas en arriver là, mais... Bref, on verra. Cependant, je vous demanderai de ne surtout pas vous occuper des conséquences de mon échec. Si vous me sauvez la mise, les parents seront contents et je serai contraint de rempiler.

Albérich soupira et finit par acquiescer. Il avait la sensation d'avoir épuisé ses arguments, sans le moindre effet. Giovanni voulait souffrir, qu'il souffre, après tout. Cela restait une réaction démesurée pour peu de choses et peut-être les instituteurs avaient-ils raison, peut-être méritait-il cette épreuve.
" Comme vous voudrez. Je vous souhaite bon courage, dans ce cas."
Puis, sans attendre, il retourna vers sa place habituelle. L'arrêt était imminent, mais il n'était pas impossible qu'ils aient pris un peu de retard et doivent cheminer un moment dans la pénombre. Certains avaient déjà allumé des bougies dans le chariot, pour combattre la nuit et poursuivre leurs activités. Il s'assit sur le banc et décida de se reposer un moment. Ensuite, il irait donner un coup de main en cuisine, comme chaque jour.

Ses compagnons semblaient hésiter entre l'amusement et l'incrédulité : manifestement, eux non plus ne s'étaient pas attendus à une telle réaction de la part de Giovanni. Mais ils ne se permirent aucun commentaire : sans doute ceux-ci viendraient-ils lorsque le barde subirait son supplice et, par conséquent, ne serait plus là pour les entendre.
La luminosité continua à diminuer, et elle avait atteint le stade d'une grisaille à peine discernable lorsque de légers cahots agitèrent le véhicule. Ils avaient atteint leur objectif avant la nuit. Ils s'en était fallu de peu mais... ils avaient réussi.

***

Pour Hubert et le reste de l'escorte, une longue journée de vigilance prenait fin. L'après-midi avait été pareil à la matinée, c'est-à-dire morne, et le seul changement notable tenait à la neige, qui s'était mise à tomber en une averse ténue, discontinue. Pour le reste, la colonne avait continué sa progression sans coup férir, quoiqu'à un rythme quelque peu ralenti par la boue qui, à force, fatiguait les chevaux.
Un crépuscule gris était peu à peu tombé sur les Landes et on avait dû finalement se résoudre à allumer des torches. Une dizaine de minutes plus tard, le lieu de bivouac était en vue : il s'agissait d'une sorte de pré où de rares touffes d'herbes émergeaient d'une fange noirâtre et durcie, s'élevant à quelques centimètres à peine au-dessus du marigot environnant. Même pas une véritable butte, en somme... Toutefois, le paladin put le constater, on ne s'y enfonçait point trop : sans doute existait-il, en dessous, quelque modeste affleurement rocheux.

Les hommes connaissaient désormais la procédure par coeur, aussi Hubert n'eut-il pas grand chose à faire. Il mena son cheval vers l'extrémité du pré, le parcourut un moment pour en repérer le contour, les zones éventuellement suspectes, répétant en cela les précautions que les rôdeurs avaient déjà prises plus tôt. Ensuite, comme le cortège s'écoulait peu à peu dans la boue gelée, il supervisa l'installation du cordon, silencieux mais alerte, souriant, concentré. Une fois que le périmètre fut sécurisé, il se mit en quête, toujours en selle, du chariot de Ruth. Il avait bien l'intention qu'elle s'occupe de Grand Vent pendant qu'il irait retrouver Robert. Il était pressé de mettre pied à terre, désormais. La grisaille pesait sur ses épaules et un peu de mouvement, et de contacts humains, lui feraient du bien.

Il louvoya sans mal parmi les véhicules, lesquels avaient laissé de profondes ornières dans le sol, signe que celui-ci n'était que superficiellement gelé. Et à peine fut-il en vue du chariot qu'occupait la petite fille que le pan de toile le fermant s'écarta, révélant l'intéressée : elle l'avait guetté. Elle parut sur le point de sauter au sol et de se précipiter à sa rencontre mais elle s'en abstint : la permission de sortir, si elle ne tarderait plus, n'avait pas encore été donnée.
-Rebonjour, m'sire !lança joyeusement la gamine. Pas trop fatigué ? Moi, j'suis en pleine forme !

Le paladin ne put s'empêcher de sourire. Ruth était un rayon de soleil ardent dans la morosité hivernale, assurément.
" Un peu las, je dois dire." lui répondit-il avec franchise.
Il mit pied à terre et flatta généreusement l'encolure de son destrier.
" Je vais te laisser Grand Vent et retrouver Robert. Dès que les palefreniers se mettent en mouvement, mène-le aux écuries et veille à ce qu'il soit bien installé."
Il frotta un paturon incrusté de fange de la main et grimaça.
" Il faudra brosser tout ça quand ça sera sec... si ça sèche jamais... mais ce sera sans doute pour demain matin. Par contre..."
Il tapota l'épaule du cheval qui leva spontanément le sabot.
" Il faut nettoyer les soles. Enfin... Je suis certain que tu trouveras quelqu'un pour te montrer tout ça. C'est un travail physique, mais Grand Vent t'aidera."

Ruth bomba le torse.
-Oh, le travail physique, ça me fait pas peur : chuis costaude ! Et je suis sûre qu'après ça, je serai encore assez en forme pour m'entraîner bien comme il faut.
Des appels retentirent, informant les civils qu'ils pouvaient descendre de leurs chariots. Ce que la fillette s'empressa de faire.
-Où vous voulez qu'on se retrouve, ensuite ? s'enquit-elle en récupérant les rênes. Enfin, si vous êtes toujours d'accord pour l'entraînement...

" Je pense que je te retrouverai aux écuries. Si tu ne me vois pas venir, c'est que j'ai autre chose à faire ou que j'ai été retardé. Suis alors le mouvement qui est attendu de toi, et je finirai bien par te dénicher."
Il lui sourit, fut tenté de lui ébouriffer les cheveux mais se retint. Ses mains étaient trop sales. Il gratifia par contre Grand Vent d'une ultime tape amicale, le frôla de l'esprit pour lui recommander d'être patient avec Ruth — c'était inutile, le destrier savait ce qu'il attendait de lui — puis s'inclina légèrement devant la gamine et partit à la recherche de Robert, qui devait célébrer la fin de son dernier jour sur le banc.

Chemin faisant, il repéra les quatre écuyers que comptait la Communauté : tous conduisaient également les chevaux de leurs maîtres en direction des écuries. Alban était évidemment du nombre, mais il passa loin du paladin et, regardant droit devant lui, ne le remarqua pas.
Robert se trouvait encore en lisière du camp, où il avait supervisé la mise en place de ses propres hommes et achevait une discussion avec ses officiers. Comme ceux-ci s'éloignaient, il avisa Hubert et lui sourit.
-Ainsi se termine le sixième jour de notre odyssée, jour qui restera dans les annales pour sa morosité et sa motonie... Ce qui n'est pas plus mal, dans le fond.

" Effectivement. Entre l'ennui et la violence, nous devons nous réjouir du premier. Et puis souvenez-vous de nos projets... Les tertres nous attendront."
Il sourit.
" Mais j'espère que ce dernier jour loin de la selle n'a pas été trop pénible. Comment nous organisons-nous aujourd'hui ? J'imagine que le conseil aura fort à faire, avec le vote de hier soir, et je suis donc tout prêt à vous relever jusqu'à ce que nos officiers nous relèvent pour la nuit."

Le chevalier fit la grimace.
-Hors de question que j'aille m'assoir pour participer à une réunion : j'ai passé toute ma journée dans le rôle d'un cocher, à ne rien faire d'autre que tenir les rênes, j'ai donc bien l'intention de faire au moins cent cinquante fois le tour du camp pour me dégourdir les jambes et me défouler. En fait, je suis presque tenté d'aller participer aux exercices physiques organisés par Gabriel : c'est dire !
Son sourire revint, s'élargit.
-Mais ne vous inquiétez pas, je n'en ai pas pour autant oublié tout sens des responsabilité. J'ai croisé Étienne qui m'a informé des résultats du vote et, demain soir, l'état-major se réunira, car nous nous apprêterons alors à entamer la partie de l'itinéraire non repérée par les rôdeurs. D'ici là, rien de spécial à discuter. Et comme je supervise le cordon de sécurité, vous avez quartiers libres.

" Bon... J'imagine que je ne parviendrai pas à vous convaincre de me céder la place... ?"
Il observa un moment l'expression de son supérieur, puis grimaça.
" Ça va, ça va. J'apprends, mine de rien. Je vais aller entraîner Ruth, dans ce cas. Voulez-vous que je me charge d'Alban au passage ? J'imagine que vous n'avez pas eu le loisir de le faire travailler ces derniers jours et ils ont un niveau équivalent..."

Il réfléchit un instant.
-Cela m'ennuierait que vous ne puissiez pas consacrer toute votre attention à Ruth, et je pense qu'Alban voudra passer du temps à s'occuper de ma monture, au moins autant que les autres écuyers, sinon plus. Toutefois, si vous pensez que le prendre également ne nuira pas à votre protégée, et s'il paraît enthousiaste, cela ne me pose aucun problème, au contraire. Dans le cas contraire, dites-lui de me rejoindre quand il en aura terminé avec le cheval. Et dites lui que c'est un ordre. Je le ferai s'exercer moi-même : je crois qu'il a besoin de se dépenser, que cela lui fera du bien et l'aidera à mieux dormir.

Ces paroles renvoyèrent le paladin à leur discussion matinale.
" Vous avez raison. Mais souvenez-vous que je suis volontaire pour dormir avec lui cette nuit. Mon aura pourrait l'apaiser efficacement. Je crois aussi que nous devrions demander à Agnès de tempérer son sommeil à l'aide de plantes. Même s'il est réfractaire, il devra se plier aux consignes de ses aînés. Pensiez-vous le réaffecter à la garde de nuit ? Il est sans doute bien plus épuisé que vous, malgré sa journée d'inactivité."

-Épuise, il l'est assurément, mais il tient beaucoup à faire son tour de garde : c'est le seul moment de la journée où il peut être vraiment utile, et c'est très important pour lui. Néanmoins, si sa fatigue le rend inefficace, il renoncera de lui-même : je lui fais entière confiance sur ce point. Pour le reste...
Il secoua la tête.
-Je lui ai parlé des plantes, il a dit que les utiliser pour lui serait du gaspillage. Je lui ai parlé de la possibilité de dormir avec vous, il a répondu que compte tenu de vos responsabilités, vous deviez vous reposer. Comme je devais me reposer, moi. Et il a remis cette histoire de bâillon et de liens sur le tapis.
Soupir.
-Ce foutu môme fait comme si tout allait bien pour n'inquiéter personne et, ce faisant, il inquiète tout le monde. Mais allez le lui faire comprendre. Allez aussi aider quelqu'un qui refuse d'être aidé, ou qui pense qu'il n'en a pas besoin... Oui, je crains qu'il faille recourir à la contrainte, au final. Cela m'ennuie énormément et cependant, si nous n'avons pas le choix...
Il écarta les mains.
-Vous pouvez toujours lui proposer de dormir à vos côtés, vous verrez sa réaction. Oh, et ça me fait penser... Le terrain étant décidément trop boueux, nous n'installeront pas de tentes-dortoirs. Tout le monde s'installera dans les chariots.

" Très bien. Je vous tiens au courant."
Il s'inclina et prit le chemin des écuries, où il retrouverait immanquablement les deux enfants. Son entrevue avec Robert avait été trop courte, sans doute, pour qu'ils en aient terminé avec les chevaux, mais il pourrait les aider ou les attendre, au besoin. Même s'il comprenait la nécessité de ménager Alban, il était plutôt partisan de lui imposer certaines mesures.
Soutenir les gens contre leur gré... C'était difficile, dangereux, mais parfois il n'y avait pas d'autre solution. Il se remémora les conversations qu'il avait eues avec Pernille à ce sujet, concernant Albérich. Elle était convaincue qu'il fallait oser brusquer le Luménien, au risque de se l'aliéner. C'était quelque chose que lui-même n'avait jamais vraiment oser faire, sauf lorsqu'ils s'entraînaient, car cela lui avait semblé indispensable... Il sourit. L'aubemestre solarcienne l'avait bousculé pour le salut de son âme, et lui-même l'avait bousculé pour le salut de son corps. L'un dans l'autre, c'était la même chose. Et Albérich allait mieux, il en était convaincu.
Alban, lui, était un gosse. Il était sans doute encore moins armé pour faire face que ne l'était l'ancien clerc. Il ne fallait pas tergiverser.
Parvenu aux abords des écuries de fortune, le paladin se mit en quête des enfants.

Sous la vaste tente, l'activité battait son plein. Les palefreniers s'affairaient autour des chevaux, qui leur distribuant des rations d'avoine, qui les pansant, qui achevant de les défaire de leur harnachement... Alban officiait non loin de ses condisciples, absorbé par une tâche qu'il connaissait visiblement très bien. Ruth, quant à elle, travaillait avec application, écoutant attentivement les conseils d'Arnaud et en tenant aussitôt compte. Vint cependant un moment où tous les soins possibles furent prodigués, la boue maculant les paturons étant encore trop humide pour être ôtée. Se redressant, la fillette remarqua Hubert, lui sourit et attendit, immobile, imaginant sans doute qu'il allait procéder à une inspection de son destrier.

Ce qu'Hubert fit avec sérieux. Il savait qu'il était important que les efforts de la petite fille soient reconnus et récompensés à leur juste valeur, aussi mit-il tout le soin nécessaire dans son inspection. Il la félicita pour son travail et lui donna quelques conseils pour le lendemain. Globalement, il était très satisfait, bien sûr, car Ruth s'était donnée sans compter, mais elle ne pouvait pas s'improviser palefrenière en une demi-heure.
" Bien. Nous allons sortir nous entraîner, à présent. Essaie de te dénicher une de ces épées de bois que vous avez utilisées au tournoi. Prends-en deux, d'ailleurs, et souhaite-moi bonne chance. Je vais essayer d'aller débaucher Alban et je vais avoir besoin de tout mon charme pour y parvenir."
La gratifiant d'un clin d'oeil, il se dirigea ensuite vers le petit garçon.

-Bonne chance... et bon courage, souffla Ruth dans son dos. Parce que c'est pas gagné. Mais je suis sûre que vous allez y arriver !
L'instant suivant, elle détalait.
En se dirigeant vers la partie de la tente où étaient installés les montures des chevaliers, Hubert croisa trois des écuyers qui, leur tâche accomplie, quittaient les lieux d'un pas allègre. Alban, lui, examinait le cheval de son maître d'un œil critique, cherchant à déceler les imperfections de son travail et tentant d'y remédier sitôt qu'il en repérait une. Par conséquent, il lui fallut quelques instants pour se rendre compte qu'il était observé. Quand ce fut chose faite, il s'inclina, plus guindé que jamais.
-Bonsoir, messire, dit-il, d'un ton poli où perçait une once d'inquiétude.

Si le paladin avait espéré que les mésaventures des derniers jours les auraient un peu rapprochés, il en était pour ses frais. Le naturel semblait être revenu au galop. Mais il ne se laissa pas impressionner et sourit.
" Bonsoir Alban, lui répondit Hubert, affable. J'ai proposé à Ruth de l'entraîner un peu, aujourd'hui, et je me demandais si tu accepterais de te joindre à nous. J'en ai parlé à Sire Robert, qui pense que c'est une bonne idée, et comme toi et Ruth avez un niveau et un gabarit sensiblement similaires, cela me faciliterait grandement la tâche, je dois avouer, en plus de vous défouler un peu avant la garde de ce soir."

Les traits tirés du gamin se modelèrent en une expression concentrée et il resta silencieux de longues secondes, bataillant sans doute avec ses hésitations, pesant le pour et le contre...
-C'est très gentil à vous de me faire cette proposition, messire, répondit-il enfin. Mais je me sens un peu fatigué, et j'ai peur que si je m'entraîne, je n'arrive plus ensuite à monter la garde convenablement. De plus, si je venais avec vous, vous ne pourriez pas vous concentrer uniquement sur les exercices de Ruth, et ce serait dommage.

" Je pense pouvoir gérer deux personnes en même temps, tu sais... et il est plus facile de rectifier une position quand on est observateur que quand on est soi-même impliqué dans le duel. Mais je comprends, si tu es fatigué... Je ne voudrais pas que tu sois en difficulté pendant ton tour de garde ensuite. Ce sera pour la prochaine fois, quand tu seras plus reposé."
Il songea bien à lui proposer de faire l'impasse sur la nuit ce soir-là, mais il savait que le sens des responsabilités d'Alban ne lui permettrait pas d'accepter, aussi lui épargna-t-il d'avoir à se justifier.
" A ce sujet, j'aimerais essayer de dormir près de toi, ce soir. J'ai de bonnes raisons de penser que mon aura pourrait t'aider. Tu ne dois pas t'inquiéter, ni Sire Robert, ni Ruth ne m'ont raconté grand chose mais... je me doute que tu as le sommeil agité, vu ce qui s'est produit dans le tertre."

Alban était instantanément devenu rouge pivoine.
-Sauf votre respect, et à moins qu'on vous en ait dit beaucoup, je crois pas que vous puissiez vous douter à quel point il est agité, mon sommeil... souffla-t-il. Mais croyez-moi, le votre il vaudrait pas mieux si je dormais près de vous, et même si votre aura m'apaise un peu. Alors si vous le permettez, messire, je préfère refuser. Parce que vous devez passer une bonne nuit pour pouvoir exercer le commandement, demain. C'est très important pour tout le monde. Moi... Une seule personne, ça ne compte pas. Et puis, je suis certain que je ferai moins de cauchemars cette nuit, donc il ne faut pas vous inquiéter.

Comme prévu, le gosse se rebiffait.
" Alban. J'ai passé une excellente nuit. Je suis un homme résistant et le manque de sommeil ne m'a jamais vraiment handicapé. Aucun d'entre nous n'acceptera de te laisser seul, quoi que tu puisses nous raconter. Sire Robert a besoin de repos, je sais que son bien-être t'est fondamental, comme le tien l'est pour lui. Laisse-moi dormir près de toi. Ce n'est pas grand chose. Tu dis que tu feras moins de cauchemars... Très bien ! La nuit ne sera donc peut-être pas aussi épouvantable que tu le crains. Je sais que ce n'est pas une chose facile à accepter, mais... nous allons veiller sur toi, que tu l'acceptes ou pas. Toutes les personnes comptent, dans cette communauté. C'est son sens premier. Nous allons ensemble vers demain. Et tu fais partie de l'ensemble. Qui serions-nous si nous abandonnions nos amis devant l'adversité ?"

Quelque chose brilla dans les yeux du garçon. Quelque chose qui ressemblait à de la colère. Néanmoins, l'éclat passa aussi vite qu'il était apparu, et l'expression qu'afficha ensuite Alban était simplement - mais terriblement - butée.
-Peut-être que la nuit sera moins pire que celles d'avant, messire, dit-il, plus poliment que jamais. Mais peut-être pas.
Il jeta un regard autour de lui, s'assurant que personne ne les écoutait.
-La nuit dernière, j'ai mouillé mes couvertures et pleuré comme un bébé. Je me suis débattu si fort que j'ai donné des coups de poings et de pieds à tout ce qu'il y avait autour de moi, et messire Robert doit avoir des bleus. J'ai crié plus fort qu'un cochon qu'on égorge, et c'est un miracle si ses tympans ils ont pas explosé. C'est pour ça que je ne veux plus dormir avec lui, et que je ne veux pas non plus dormir avec vous : se reposer avec moi, c'est juste pas possible. Et il faut que vous vous reposiez tous les deux : vous êtes nos généraux, c'est grâce à vous qu'on arrivera jusqu'à la cité.
Il se redressa.
-Moi, ça va aller. Faut juste que je veille à déranger personne jusqu'à ce que je dorme mieux. et ça va pas tarder. Il y a eu un monstre qui m'a fait un peu de mal ? Bon, et après ? C'est un monstre, c'est normal qu'il soit monstrueux, on peut même pas vraiment lui en vouloir. Et on m'a sauvé, je suis vivant, je suis entier... J'ai pas de quoi me plaindre.

Hubert secoua la tête et étouffa un soupir. Pourquoi ce gosse avait-il tant besoin de martyre ? Pourquoi était-il si orgueilleux ? Pourquoi fallait-il qu'il refuse la main qu'on lui tendait ? Le paladin prit une profonde inspiration. Il était désolé de l'avoir forcé à se dévoiler. Le mettre en difficulté était la dernière chose qu'il voulait. Mais le gamin était fier et buté. Comme son maître. Il se demanda si le fils du meunier avait été pareil, ou si c'était le contact de Robert qui l'avait métamorphosé.
" Très bien. Je regrette de t'avoir importuné." dit-il en se redressant.
Il sentait, lui aussi, qu'il était à deux doigts de la colère, proche de lui asséner des vérités désagréables, sur le souci que son entêtement et sa stupidité causaient à ses aînés, notamment. Mais il se contint, chercha le calme et l'empathie en lui, ne les trouva qu'imparfaitement.
" Si tu changes d'avis, je serai dans la tente de l'Académie. Ma proposition tient toujours."
Puis, sur un sourire qu'il espérait apaisant à défaut de vraiment sincère, il alla rejoindre Ruth à l'extérieur.

Ruth l'attendait à quelques pas des écuries, tout sourire, deux épées glissées sous le bras. Cependant, son expression s'altéra quand elle le vit apparaître seul.
-Il a dit non ? fit-elle, ce qui n'était pas vraiment une question.
Elle se mordilla la lèvre inférieure, pensive.
-Et si j'allais lui dire que c'est rien qu'un sale froussard qui a peur que je sois meilleure que lui et que c'est pour ça qu'il refuse de s'exercer avec nous ? Il prendrait ça pour un défi et voudrait le relever, non ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée