La Couronne de Cuivre

-Cinq, six... Je n'ai pas pu exactement compter. Ils viennent de l'ouest et ne sont pas loin... Vraiment pas loin... Ils seront ici dans moins de cinq minutes...
Guilhem se leva.
-Vous ne pouvez pas partir à cheval, dit-il à Galathée. Ils vous repéreraient tout de suite...
Il jeta un regard circulaire à la tablé.
-Mathieu, conduis la à la cabane en passant par la porte de derrière. Robin, tu prends leurs couverts et tu les amène à la cuisine. Tous les autres, continuez à manger. S'ils rentrent, il ne faut pas qu'ils aient l'impression que des convives se sont carapatés. Quant à la jument... C'est trop tard. Prions pour qu'ils n'aillent pas regarder la grange. Sinon, on trouvera toujours quelque chose à dire.
Le plus petit des fils Merlu, celui qui avait conduit Plume à la grange l'avant veille, se leva et fit signe à Galathée de le suivre, avant de se faufiler hors de la pièce.

Galathée le dévisagea une seconde, hésitante. Le laisser seul avec sa marmaille face aux soldats semblait la chose la plus lâche au monde. En même temps, en son absence, ils n’auraient probablement rien à lui reprocher. Et lui faire part de ses craintes ne manquerait pas d’affoler les enfants.
« Ne faites rien de stupide… » grommela-t-elle néanmoins, avant de filer sur les traces du petit garçon.

L'enfant mena la rôdeuse à travers la maison jusqu'à une petite porte ouvrant sur le verger, puis la précéda entre les rangées d'arbres fruitiers, en direction d'un petit bois situé un peu-au delà. Ils avaient à peine fait la moitié du chemin que déjà résonnaient derrière eux, de l'autre côté de la ferme, un hennissement et le sont de sabots nombreux.
Le gamin pressa le pas. Bientôt, ils atteignirent l'orée du bois.
-C'est là ! fit Mathieu en désignant une construction dans les branches. Le feuillage était si touffu qu'il la dissimulait presque entièrement. C'est mes frères qui l'ont construite, même si p'apa les a aidés. On y grimpe par là...
Il fit le tour du tronc et désigna une échelle de corde, avant de tourner vers la jeune femme une mine perplexe.
-Est-ce que je dois rester ou retourner manger ? Papa l'a pas dit, ça...
Portée par la brise légère qui agitait les feuilles, la voix d'un soldat hélant le fermier parvint nettement aux oreilles de Galathée.

Elle le dévisagea une seconde. Jamais elle n’aurait dû accepter de filer de la sorte. Il devait y avoir mille cachettes à proximité du corps de logis, mille recoins d’où elle aurait pu observer les hostilités voire intervenir au besoin. Bien qu’elle s’en défende, elle était capable de se battre, bien mieux que n’importe lequel de ces gosses ou leur père. Rester en arrière était risible. Elle jura à voix basse. Garder le gamin en sécurité était tentant mais à peine moins stupide.
« Retournes-y. Si on te pose une question, prétends que tu étais aux latrines, ou que sais-je… Si tu es absent, ils s’interrogeront sur ton assiette vide. Et si les choses tournent mal… Crie ou viens me chercher. »

Le petit garçon se gratta la tête, pensif.
-Oh, dit-il finalement. J'avais cru que papa avait dit à Robin d'enlever nos assiettes à tous les deux. Mais je m'ai trompé, alors...
Il sourit, penaud.
-Bon ben, à tout de suite !
Et l'enfant quitta le couvert des bois, traversa le verger et s'engouffra dans la ferme par la porte de derrière.
Pendant plusieurs minutes, rien ne se produisit. Il n'y eut ni cris, ni appels, ni, malheureusement, bruits de sabots s'éloignant de la ferme. Et, finalement, la rôdeuse vit apparaître quelqu'un, au coin de la maison : un garde aux couleurs du Comte de Montcerf qui, l'œil aux aguets, scrutait les environs tout en avançant d'un pas circonspect.
Il fit quelques mètres dans le verger, jeta un regard aux bois dans lesquels Galathée avait été escortée, puis reprit son chemin, longea le bâtiment et échappant fialement à la vue de la jeune femme comme il regagnait la cour de la ferme.
Et le silence retomba.

HRP : Gal devrait se souvenir que le gars a parlé de leurs couverts et ne pas le laisser retourner ! Au moins au moment où il le mentionne !

La jeune femme détailla les environs, à la recherche d’un parcours détourné qui la ramènerait vers la ferme sans qu’elle ne passe à découvert. La journée touchait à son terme, les ombres s’allongeaient, et elle avait une certaine expérience en la matière. Evidemment, le terrain champêtre était moins facile que la forêt dense, mais la ferme avait plusieurs dépendances et le verger offrait quelque protection. Elle ne pouvait pas prendre le risque de se découvrir, s'ils soient encore embusqués à l'attendre. Pourtant, ils n'avaient aucune raison tangible de la chercher là... Elle n'avait parlé à personne de son intention à se rendre chez les Merlu, ni à Montcerf ni à Eaux-Vives. La seule âme qui le savait était le dénommé Mathieu, et elle doutait qu'il ait trahi sa propre famille, quels que soient les sombres squelettes qui traînaient dans leurs placards.

HRP : le môme est parti trop vite, elle n'a pas eu le temps de réagir ! (a)

La jeune femme ne tarda guère a découvrir un itinéraire lui permettant de se rapprocher de la ferme à l'insu de tous. A quelques distance sur sa gauche, il y avait un muret, puis une haie longeant un vaste pré qui se poursuivait derrière la grange où devait encore sommeiller Plume. Si des sentinelles avaient été posées près des bâtiments, elles ne pourraient pas la repérer, à moins qu'elle ne manifeste volontairement sa présence.
Après une dernière hésitation, Galathée emprunta cet itinéraire, franchissant vivement l'infime espace découvert séparant les bois du muret, puis se coulant silencieusement le long de la haie. Et, bientôt, elle avait regagné les abords immédiats de la demeure des Merlu.
A travers un trou dans la haie, la jeune femme vit que les chevaux des gardes de Montcerf se trouvaient toujours dans la cour, surveillés par l'un des cavaliers. Un deuxième furetait de-ci, de-là, sans but précis, apparemment. N'empêche, il se trouvait à deux pas de l'écurie. Quant aux autres... De ce que Galathée pouvait entendre, ils semblaient tous se trouver à l'intérieur de la maison et s'être crânement invités au repas familial.

La jeune femme essaya de trouver une position plus confortable là où elle se trouvait, puis tendit l’oreille. Avec un peu de chance, elle parviendrait à saisir des bribes de conversation, pour savoir quelle attitude avaient adopté les soudards de Montcerf.
Sans gêne, assurément, songea-t-elle, de mauvaise humeur.
Elle regrettait de ne pas avoir son arc sous la main, au cas où les choses tournaient mal. Mais tant qu’elle ne bougeait pas, les soldats n’avaient pas de raison de se montrer agressifs. S’ils désiraient convaincre les fermiers que leur seigneur constituait une solution à leurs problèmes, ils avaient plutôt intérêt à montrer patte blanche.

L'un des soldats parlait fort. Les autres s'esclaffaient parfois. Mais rien ne laissait supposer que les choses aient dégénéré, à l'intérieur de la ferme.
Bientôt, la porte s'ouvrit, et quatre hommes en armes parurent sur le perron, suivis par un Guilhem pour le moins blême et mal à l'aise.
-Bon, n'oubliez pas d'nous prév'nir, alors, fit celui qui devait être leur sergent. Et essayez de la retenir, si jamais elle passe... Merci en tout cas pour vot' hospitalité, on manquera pas d'revenir. Z'avez une charmante p'tite famille... Ah, et, heu... Désolé pour le môme. Mais quelle idée, aussi, d'débouler comme ça sans crier gare ! Ralf l'a pris pour un Morféen, pour sûr !
Ledit Ralf gromella, son supérieur s'esclaffa, et tous se mirent en selle. Un instant plus tard, ils quittaient la cour au galop, tandis que le fermier, immobile sur son porche, les regardait s'éloigner, livide, les poings serrés.

Galathée resta immobile, laissant aux soldats le temps de disparaître. Ils avaient parlé du petit… Qu’était-il arrivé au petit ? Elle sentit une boule se former dans son ventre. En même temps, elle n’avait pas entendu de cris, à aucun moment.
Quand les Montcervois se furent éloignés, le fermier rentra à l’intérieur. Galathée le suivit aussitôt, réprimant son angoisse avec peine.

Tous se tournèrent vivement à son entrée, le fermier en premier. Mais ils se détendirent légèrement en constatant qu'il ne s'agissait pas de nouveau des soldats.
Galathée remarqua qu'on avait installé le petit Mathieu sur une chaise. Sa sœur était en train de lui passer un linge rougi sur le visage. Rougi, aussi, était le col et le plastron de sa chemise.
-Robin,fit le fermier. Va voir Antoine et dis-lui de continuer à faire le guet. Tu restes avec lui.
Le gamin interpellé acquiesça et se faufila à l'extérieur, tandis que son père se penchait sur le plus petit. Comme sa fille écartait le linge, Galathée constata qu'il avait abondamment saigné du nez... et que sa lèvre supérieure était ouverte.
-Il faut que je vous parle, dit Guilhem à Galathée après avoir passé une main réconfortante dans les cheveux d'un Mathieu passablement groggy.

Galathée jeta un regard désolé sur l’enfant blessé, soulagée de constater qu’il y avait plus de peur que de mal, et qu’il ne nécessitait pas de soins particuliers. Elle suivit docilement Guillhem jusque dans la cuisine, passablement embarrassée.
« Je suis désolée pour votre fils. Je suis source d’ennuis, je vais m’en aller. » commença-t-elle.

Il eut un pâle sourire et lui prit le bras.
-Ne soyez pas désolée. Vous n'avez rien à vous repprocher, ce n'est pas vous qui avez frappé Mathieu, ni qui avez tué mon bétail. Vous essayez juste de nous aider, et je vous en sais gré.
Il grimaça.
-Ils vous recherchent. Je ne sais pas par quel moyen ils ont procédé, mais ils ont votre nom, votre description, savent que vous êtes vétérinaire et que vous venez de Hautépine. Ils semblaient même persuadés que vous passeriez par ici... D'après eux, c'est là que des soldats vous ont croisée pour la première fois. Ils prétendent que vous êtes de mêche avec les Morféens, que vous les aidez à empoisonner les animaux après avoir repéré les troupeaux... Bref, ils vous désignent comme bouc émissaire et vont colporter la nouvelle par tout le pays.

« Oh bon sang. » lâcha-t-elle simplement, en pâlissant.
Elle attrapa une chaise qui traînait, s’y assit lourdement.
« Oh bon sang. » répéta-t-elle une seconde fois. « Il ne manquait plus que ça. »
Elle se frotta le visage des deux mains, un instant désorientée, se massa les sourcils puis soupira. Se retrouver associée aux Morféens était probablement la pire chose qui pouvait arriver, compte tenu de la personne qu’elle avait arrachée à Luménis et qui se trouvait désormais dans une petite clairière, insouciante, à portée de la vindicte populaire. Ils venaient de Luménis, connaissaient quelques villageois, superficiellement, mais personne ne pouvait se porter garant de leur bonne fois. Valaellyn, sans doute, avait confiance en Taliesin. C’était à espérer.
« Je dois… je dois faire quelque chose. » murmura-t-elle. « Suivre ces cavaliers, sans doute. C’est ma seule chance. »
Elle se leva et partit en direction de la salle à manger.

Guilhem la rattrapa par le bras.
-Ne faites pas ça ! Pourquoi vouloir les suivre ? Ils vont certes aller de maison en maison se renseigner et colporter la nouvelle, mais ils ne sont pas les seuls à le faire ! D'après eux, d'autres soldats agissent de même, et un groupe serait en chemin pour Hautépine... S'ils vous voient, ils vous arrêteront. Et si vous êtes repérée par des habitants prévenus par eux... Vous risquez d'être dénoncée, capturée : les gens ont peur et s'ils peuvent maettre un visage sur leurs maux, ils ne s'en priveront pas.

« Je ne comptais pas me faire repérer, a priori… Mais il y a de fortes chances que ces hommes colportent les nouvelles et la mort dans des proportions égales. Si je peux les surprendre sur le fait… »
Elle s’interrompit.
Et quoi faire ? En kidnapper un pour qu’il avoue publiquement à quelle mascarade il s’était prêté ?
« Je ne pense pas droit, vous avez raison. Il faut que j’envoie Plume prévenir les gens de Hautépine… Même si je doute qu’elle batte un cheval à la course, ils pourront aviser. »
Elle s’assit à nouveau.
« Pardonnez-moi, il faut que je réfléchisse. Je dois pouvoir prouver mon innocence… Je ne sais juste pas par quel moyen. »

Le fermier soupira.
-En prouvant leur culpabilité... Ce serait le meilleur moyen. Mais comment y parvenir ? Je n'en ai aucune idée. Je vais vous chercher de l'encre et du papier, dans tous les cas... Et sachez que vous ne craignez rien, ici : personne n'a parlé, et pourtant, ces hommes ne se sont pas privés d'interroger mes gamins. Même Mathieu y a eut droit. Il n'a rien dit, cependant, tout choqué qu'il était...
Il serra le poing tandis qu'un éclair de colère passait dans ses yeux verts.
-Il faut arrêter ça au plus vite. Une fois que le bourg aura renoncé à sa franchise, ils ne prendront plus aucun égard. J'ai bien vu comment le sergent regardait ma fille...
Il frissonna puis s'en fut chercher ce qu'il avait promis.

Galathée resta immobile sur sa chaise, ressassant les dernières informations avec amertume. Il était tentant d’envoyer un message à Taliesin, mais il n’était pas en danger immédiat. Seule Valaellyn savait où il se trouvait, et Galathée sentait qu’il ne risquait rien de sa part. Elle espérait que le peu de temps qu’elle avait passé en compagnie des clercs suffirait à les convaincre de sa bonne foi. Après tout, les Montcervois débarquaient de nulle part avec leurs menaces fantômes, leurs Morféens invisibles aux motivations bancales, leurs promesses de protection suspectes. Et elle avait averti les Chauntéens de certains de ses soupçons que les grandes déclarations des soldats ne manqueraient pas de raviver.
Peut-être qu’elle pouvait essayer de retrouver Mathieu. Son témoignage devait valoir quelque chose.

Le fermier tardait à revenir. Sans doute désirait-il laisser Galathée accuser le coup et en profiter pour réconforter ses enfants. Une dizaine de minutes s'étaient peut-être écoulées lorsque, tout à coup, résonna un violent fracas : celui d'une porte violemment repoussée et allant taper contre le mur.
-Pas de connerie, vieux ! s'exclama une voix familière.. On tient tes deux guetteurs de pacotille, et la maison est cernée. Tu pensais peut-être qu'on allait gober tes conneries et pas repérer le cheval, dans l'écurie ? Bon, où est cette félonne ? Si tu fais pas l'con, tout ira bien. Si tu essaie de jouer, c'est pas un coup de poing dans la tronche qu'ils recevront, tes mômes...

Galathée se leva d’un bond et sortit de la cuisine. Quatre soldats occupaient désormais la pièce, menaçants, l’épée au clair. L’un d’entre eux avait la lame pointée sur la poitrine de Guillhem, et le visage des enfants reflétait leur franche terreur. Toute aménité avait désormais déserté les Montcervois et leur violence affleurait, sourde, dans chacun de leurs mouvements.
« Laissez-le tranquille. » fit-elle. « Il a fait ce qu’il pensait juste pour protéger ses enfants. Ce qui doit évidemment complètement vous échapper, vu les énormités que vous colportez. »

Le sergent sourit de toutes ses dents.
-Oh, la chevaleresque Morféenne que voilà ! Tu peux parler d'énormités, ma vieille, vu celles que tu débites. Yorg, empare-toi d'elle.
L'un des soldats s'avança et saisit ménagements le bras de Galathée. Le sergent, lui, n'avait pas baissé son épée. Guilhem jeta un regard à la jeune femme, puis voulut parler, mais l'autre le fit taire d'une pression de sa lame.
-Fermez-la, ça t'éviteras de débiter des mensonges. Ton frangin est une saloperie de traître, et on sait que ça s'transmet par l'sang... Bon, elle t'a p''têtre menacée, mais à mon avis, c'est dans ton pieux qu'elle t'a convaincu...
Il jeta un regard sur la pièce.
-Bon, Yorg, tu m'amènes c'te garce dehors. Les autres... Faut que l'pays sache que si le sire de Montcerf veut bien protéger les gens, qu's'il est bon et généreux avec ses amis, l'est sans pitié avec les traîtres. Donc, vous z'allez m'brûler la ferme.
Il sourit derechef.
-Ceci dit... L'comte est sévère mais juste ! Et ça serait pas juste de laisser trop d'bouches à nourrir à c'pauvre homme qu'aura pu d'ferme... Donc... Zigouillez moi deux-trois d'ses morpions, et ramenez moi la fille.
-Lez zigouiller, chef ? s'étonna l'un des hommes.
-Hi hi, t'aime pas gaspiller, Boris, hein ? La mentalité paysanne, ça ! Ben écoutes, tu fais c'que tu veux avec, mais faut qu'à la fin deux ou trois aient clamsé, pigé ?
Et il tourna les talons, tandis que Yorg entraînait Galathée vers l'extérieur

Les paroles de la soldatesque laissèrent Galathée muette de stupeur et elle n’opposa qu’une résistance prétexte à l’homme qui l’entraînait vers l’extérieur, mesurant soudain le désastre qui allait se dérouler derrière elle, sur ses traces, à cause d’elle, alors qu’une fois de plus, la seule chose qu’elle avait voulu faire était d’aider les gens. Un instant, elle se sentit perdre pied, le second, le soleil la frappa avec violence, la ramenant dans un funeste crépuscule. Sans réel espoir, elle essaya de se dégager de la poigne de son agresseur, mais il était costaud et raffermit sa prise pour l’en empêcher. Un hennissement la surprit, elle avisa les chevaux des soldats, rassemblés près d’une barrière, non loin, et plongea son esprit dans le leur, guettant l’animal de tête, susceptibles d’entraîner les autres dans son mouvement. C’était un hongre vieillissant mais encore robuste, elle lui saisit les sens, et lui suggéra de venir rendre visite à ses maîtres, au plus vite, et avec énergie.

Pendant ce temps, il y eut un cri à l'intérieur de la maison - Galathée crut reconnaître la voix de Guilhem - puis le choc sourd d'un corps tombant sur le plancher.
-Mollo, Amory. L'chef nous a pas dit d'le tuer, lui...
Suivit un cri de femme - la fille du fermier, sans doute - et, non loin de Galathée, le chef des soudarts éclata de rire.
-Tu vois, Yorg, j't'avais dit qu'c'était pas bien grave, qu'on ait quitté Luménis avant les réjouissances du quartier ouest. On va autant s'amuser que les potes, ici, mais on s'ra pas massacrés...
C'est le moment que choisirent les chevaux pour charger. Ce fut si brusque que les soldats du comte de Montcerf eurent à peine le temps de réagir. Celui qui maintenait le fils aîné de Guilhem ne put s'esquiver à temps, à cause des ruades que lui opposait son prisonnier, et l'une des montures vint les percuter de plein fouet, les envoyant au sol. Celui qui maintenait Robin, par contre, put soulever le gamin et bondir de côté juste à temps. Quant à Yorg et au sergent, ils reculèrent précipitemment sur les marches du perron, le premier faisant effort pour conserver son emprise sur la rôdeuse.
-C't'elle qui les rend fous ! s'exclama son chef. Faut l'assomer, mon vieux !
Et ledit Yorg de lever son poingt ganté de mailles avec l'intention de l'abattre sur la tempe de la jeune femme.

Pour la frapper, Yorg avait dû rassembler les poignets de Galathée dans une seule de ses mains, et la rôdeuse profita de ce déséquilibre pour se dégager le bras droit d’un coup sec. Sans prendre le temps de réfléchir, elle envoya son poing libre dans le visage du soldat juste derrière elle, évitant de justesse le gantelet qui venait à sa rencontre. Elle ressentit néanmoins un choc sourd à l'épaule.

Le coup atteignit Yorg de plein fouet et Galathiée, sous son poing, sentit le nez se briser et exploser dans un magma sanglant. Le soldat poussa un grognement, lâcha le second bras de la jeune femme et tituba en arrière.
-Imbécile ! cracha son chef.
Puis, sans crier gare, il frappa la jeune femme du plat de son épée. Déjà déséquilibrée par le précédent choc, elle alla s'étaler sur les marches du perron.
Pour leur part, les chevaux s'étaient immobilisés, hébétés, ne sachant pas quelle idée saugrenue leur était passée par la tête. Le soldat précipité au sol s'était relevé et, d'un bond, avait rattrapé le fils aîné du fermier qui tentait de s'esquiver.
-Bien... fit le sergent en promenant un regard circulaire sur la scène. Après ce petit interlude, nous allons pouvoir reprendre nos...
Il y eut un sifflement dans l'air. Puis un cri.
Yorg porta la main à son épaule : une flèche venait de s'y planter, perçant la maille et le cuir bouilli qui la revêtait.
-A l'intérieur ! Cette garce à des alliés ! hurla leur chef.
Habitués à obéir, les soldats ne se le firent pas dire deux fois. Traînant leurs deux priosnniers, ceux qui avaient été victimes de l'assaut chevalin coururent se réfugier à l'intérieur. Une nouvelle flèche, cependant, atteignit l'un d'entre eux à la cuisse, et il s'effondra plutôt qu'il n'entra dans la maison. Le sergent le suivit, enjoignant à Yorg d'amener la rôdeuse. Le soldat au nez éclaté s'empara d'une des mains de Galathée, et se mit en devoir de lui obéir.

Mais la rôdeuse n’était pas prête à se laisser bousculer par ce rustre sanguinolent et elle le frappa à nouveau droit dans son visage défoncé, s’accrochant à ce qu’elle pouvait. Il poussa un hurlement, levant les mains pour se protéger. Galathée en profita pour s’écarter et lui faucher les jambes, l’envoyant rouler à terre. Elle prit appui sur son épaule, se pencha pour dégainer son épée, hésita une seconde, puis se rua vers la porte.

Elle ne pouvait pas laisser Guillhem et les mômes seuls avec des tueurs morféens. Ce qu’elle ferait une fois à l’intérieur, elle n’en avait aucune idée, mais l’urgence lui dictait ses mouvements, la révolte sourde, la haine ancienne, enfouie, libérée, pour ces créatures sanguinaires qui s’étaient échappées des rues luméniennes pour répandre leur fiel sur des contrées lointaines et préservées.

Alors qu'elle atteignait la porte, un soldat apparut dans l'embrasure et lui décocha un coup de poing dans le ventre. Emportée par son élan, la jeune femme ne put esquiver l'assaut et fut brutalement rejetée en arrière. La porte lui claqua aussitôt au nez et, un instant plus tard, une flèche vint se planter dans le panneau de bois.
De son côté, Yorg s'était relevé. Tanguant sur ses jambes, il s'approcha de la rôdeuse et voulut la frapper. Mais il y eut un nouveau sifflement, et une flèche l'atteignit à la cuisse, ce qui manqua l'envoyer au sol. Il grogna, tituba... et s'effondra finalement en avant lorsqu'un dernier projectile s'enfonça si bien dans son dos que n'en dépassa plus que l'empennage, fleur blanche au milieu d'une rose pourpre qui allait s'élargissant.
-Z'ont eu Yorg ! cria quelqu'un, à l'intérieur de la maison.
-Bande de dalauds !
-Patience, les gars, fit le sergent d'un ton calme, lourd de menaces. On l'vengera. L'ont eu, lui, mais nous, on a sept mômes...,

Galathée recula de quelques pas et ne put retenir un cri de dépit.
« Laissez les partir, et nous vous laisserons partir ! » s’exclama-t-elle lorsqu’elle eut repris son souffle. « Vous n’allez rien gagner à leur faire du mal ! »
Elle jeta un œil derrière elle, pour voir si l’archer, qu’elle imaginait être Mathieu Merlu, décidait de se montrer. Au passage, elle projeta son esprit à la recherche de Plume, désireuse de s’offrir au moins un allié supplémentaire, quitte à l’éveiller de sa sieste.

Elle trouva sans difficulté l'esprit de la chouette, laquelle était d'ailleurs en train de se réveiller de son petit somme. Elle entendit un bâtement d'ailes et vit bientôt l'oiseau se poser sur un toit, les yeux rivés sur elle.
Quant à l'archer, elle crut l'entendre se déplacer... mais il ne montra pas le bout de son nez. Sans doute voulait-il garder un certain effet de surprise et ne pas révéler aux soldats le nombre de leurs asiégeants.
De la maison elle même monta un rire mauvais.
-Z'êtes folle ? Vous avez quoi ? Un, deux copains ? Nous, on est cinq, et on a tout un tas d'otages. Alors c'est à vous d'nous écouter : si vous vous rendez bien gentiment, peut-être qu'on épargnera les mômes. Sinon... Z'êtes une femme... Les femmes, ça aime les enfants ! Voudriez pas qu'il leur arrive des bricoles, hein ?
Nouveau rire.
-Alors, rendez-vous tout d'suite. Et pour que vous sachiez qu'on rigole pas...
Il y un choc, un cri aigü, puis le sergent apparut dans l'encadrement d'une fenêtre entrebâillée. Le temps de jeter quelque chose - un chiffon, apparemment - aux pieds de la jeune femme, et il avait disparu.
Baissant les yeux, Galathée frémit. Il ne s'agissait pas d'un chiffon, mais d'un vêtement. Il lui sembla reconnaître la chemise du plus petit des fils du fermier. Et elle était maculée de sang.
Cependant, de ce qu'elle en voyait, il lui parut déjà bien séché. Avec un peu de chance, il ne résultait pas de nouvelles blessures. Avec un peu de chance, rien d'irréparable n'avait encore été commis.
Mais cela n'allait pas tarder.

Galathée gagna une position à couvert, derrière l’un des chevaux.
« Vous n’avez aucune idée de combien nous sommes. Et vous tuerez les enfants même si nous nous rendons. En les épargnant, vous sauverez votre peau. En les tuant, vous n’en réchapperez pas. En les torturant, vous n’en réchapperez pas et vous le sentirez passer. »
Elle reprit contact avec Plume.
Entre à l’intérieur, il y a une fenêtre ouverte à l’étage. Trouve toi un angle d’où tu peux observer la salle à manger. Surtout, ne les laisse pas te voir. J’ai besoin de tes yeux.
Galathée jeta à nouveau un coup d’œil dans la direction d’où étaient venues les flèches, espérant un signe, même infime, que son allié était toujours dans les parages.

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