La Couronne de Cuivre

-Bien sûr, et les autres n'en seront que plus impressionnés quand ils verront que nous avons pris quelque chose ici, répondit-il avec entrain, désireux de dissiper l'embarras du gamin. Et au pire du pire, si nous devons vraiment rentrer bredouilles, nous inventerons une histoire incroyable pour expliquer que nos prises mirifiques se sont volatilisées. Comme il n'y aura pas eu de témoins en dehors de nous, personne n'osera remettre notre version des faits en doute !

" Je crois honnêtement qu'on fait mieux de ne rien dire. La pêche... c'est plus une activité de loisir... alors autant faire profil bas... Sinon, tout le monde va aller récriminer chez Guillhem, puis il va devoir venir te trouver... Pour vivre heureux, vivons cachés, dit le proverbe. Tu ne crois pas ?"
Il attrapa un brin d'herbe et commença à le mâchonner.
" L'alternative serait de trouver une activité très ennuyeuse que nous aurions pu réellement faire ici... Pas évident à imaginer... On aurait dû emporter quelque chose à récurer... comme le poulailler... mais ça n'aurait pas été évident à transporter."

-Oui, et c'est dommage, parce que ç'aurait été une excellente idée. Hum...
Il plissa le front, concentré.
-N'y a-t-il pas d'autres trucs si sales que personne, jusqu'ici, n'a eu le courage de s'y attaquer ? Une marmite dont le contenu aurait beaucoup trop longtemps chauffé ? Une tenue de Mathieu devenue plus dure que pierre après un long séjour dans la boue ? Un objet oublié au grenier ou au fond de la grange depuis des lustres ?

" Pas que je sache, dit Victor avec un haussement d'épaules. Le poulailler... la porcherie, bientôt, quand les porcs arriveront... A part ça, ma foi... Je ne vois pas. Bon, il y a bien les fois où quelqu'un a marché dans une crotte de chien... et quand on récure la cour, sous le fumier... mais quelque chose qui se transporte ? Je ne vois pas, non."
Un martin-pêcheur vint voleter à la surface de la rivière, goba un goujon, puis s'envola. Victor jura et lui lança une pierre, sans parvenir, bien sûr, à le toucher.
" Avec un filet, on attraperait peut-être cette toute petite poiscaille... mais Galathée dirait qu'on bouleverse l'environnement, j'parie."

-Et il faudrait trouver un filet, ce qui ne serait pas forcément évident... J'avais aussi pensé nous tailler des manières de harpons dans des morceaux de bois, mais vu la rareté du gros poisson...
Il demeura pensif, cherchant toujours comment rendre, aux yeux des autres, cette excursion moins scandaleusement oisive.
-Guilhem n'a jamais parlé d'édifier un muret de pierres sèches quelque part ? Parce que des galets, ça ferait bien l'affaire... Mais bon, sinon, on pourra toujours dire que j'en ai profité pour revérifier ton niveau en lecture et en écriture.

Victor gloussa.
" Voilà une bonne idée. Bon, les autres savent que c'est déjà fait, cela dit."
Il croisa les bras.
" Cela dit, t'en fais pas. Ils jaseront mais ça s'arrêtera là. Le seul qui pourrait râler, c'est Baptiste, je suppose. Mais vu qu'il adore se rendre utile, il aurait sans doute trouvé cette excursion absolument scandaleuse."
Il y avait un poil de sarcasme, dans cette dernière phrase, que Taliesin ne pouvait ignorer.

Il ne l'ignora pas, en effet, et choisit même de réagir.
-Je pense surtout qu'il a très peur d'être un poids, dans une maison déjà si pleine d'enfants, et que, du coup, il essaie de rendre service par tous les moyens possibles et inimaginables, dit-il, serein. Et il en fait un peu trop, je suis d'accord. Mais voilà : j'ai eu beau essayer de manœuvrer pour l'encourager à s'amuser davantage, ça n'a pas réussi. Pas encore, du moins.

Victor parut peu convaincu par le discours du barde et il se tourna sur le ventre, vers la rivière.
" C'est juste un fayot. C'était déjà un fayot du temps de l'école, à Luménis, et ça n'a pas changé, c'est tout. Faut dire que ça marche. Tout le monde est épaté."

Même si ce que disait Victor n'était pas très sympathique pour Baptiste, il était heureux de l'entendre. Car le gosse parlait et cela lui semblait déjà être un grand pas.
-Tout le monde... sauf toi, dit-il doucement. Pourtant, il sait bien que pour que son intégration parmi nous réussisse, il est impératif que vous vous entendiez.
Il observa Victor quelques instants.
-C'est pourquoi je pense que même si ça ressemble à son fayotage d'autrefois, ça n'a plus grand chose à voir, reprit-il sur le même ton. Aujourd'hui, il a très peur d'être rejeté, de devoir aller à l'orphelinat, alors sans forcément en avoir pleinement conscience, et sans pouvoir s'en empêcher... Il essaie à tout prix de plaire..

Victor le regarda avec une grimace. C'était un discours pour le moins... adulte, et il n'était pas certain qu'il tombe dans une oreille tout à fait capable de le comprendre ou de l'apprécier.
" Je suis pas le seul à le trouver pelant, je peux te dire. Et honnêtement... Je vois pas pourquoi il serait moins pelant une fois qu'il aura son papier."
Il haussa les épaules.
" Je suis sûr qu'il y a plein de chouettes familles qui se cherchent des enfants, à Luménis. Il était pas obligé de choisir la mienne."

Il soupira.
-Il s'est attaché à moi parce que c'est moi qui l'ait sauvé, Victor. J'ai été la première personne bienveillante qu'il ait rencontrée après plus d'une année d'horreurs.
Il hésita un instant.
-Mais c'est moi qui lui ait proposé de venir ici : il n'aurait jamais osé le demander. Alors si tu dois en vouloir à quelqu'un pour sa venue, c'est à moi, non à lui.

Victor haussa les épaules.
" Tu fais ce que tu veux, de toute façon, c'est toi l'adulte donc c'est toi qui décides. Mais tu ne peux pas me forcer à être heureux que tu aies ramené quelqu'un dans tes bagages sans me demander mon avis. Ce n'est pas exactement comme si tu avais ramassé un chaton sur le bord de la route, tu vois."
Il lança un caillou dans l'eau.
" Même dans les vraies fratries, les gens ne s'entendent pas toujours. On n'est pas obligés de faire autrement."

-Sauf qu'il ne restera pas si vous ne vous entendez pas. Et il ne sera nul besoin que Galathée et moi prenions cette décision, ce que nous sommes susceptibles de faire puisque nous nous soucions énormément de ton bien-être. Non, il demandera à partir de lui-même, car il ne veut gâcher la vie de personne, et certainement par la tienne.
Il soupira à nouveau, découragé malgré lui.
-Mais je garde espoir que les choses tournent positivement. Et je voudrais te dire merci pour avoir été aussi franc : c'est important qu'on discute librement, c'est le meilleur moyen pour qu'on puisse tenter d'améliorer la situation.

Victor ne répondit rien, se murant dans un silence revêche, les yeux toujours fixés sur les vaguelettes à la surface de la rivière. Plusieurs fois, il fit mine de reprendre la parole mais finalement, rien ne vint. Il se contenta de lorgner sa canne, dont le bouchon dansait dans le courant. Au bout d'un certain temps d'attente, il la remonta, constata que le ver avait disparu et en remit un autre, avant de le relancer dans l'onde.

Il s'était d'abord juré de ne pas intervenir, mais il finit par ne plus y tenir.
-Victor, s'il te plait, si tu veux dire quelque chose, quoi que ce soit, fais-le.
Il marqua une pause, cherchant ses mots.
-J'aimerais vraiment que tu n'aies pas peur... que tu te sentes libre... de me parler franchement. Quel que soit le sujet. même si ce sont des choses dont tu penses qu'elles ne me feront pas plaisir. Les non-dits font souvent beaucoup plus de mal que les paroles, et... J'ai besoin de croire que tu me faies assez confiance pour être franc avec moi..

" J'ai rien à ajouter, j'ai dit ce que j'avais à dire. Je suis désolé si ça te fait pas plaisir, mais c'est comme ça." dit le môme, sans quitter la rivière des yeux. " Mais je me demande quand même si chaque fois que tu vas sauver un gamin, tu vas le ramener à la maison. Il parait qu'il y en avait plusieurs, Guéric m'a dit. Pourquoi tu les as pas tous pris, tant que tu y étais ?"

Bon, au moins... il avait parlé.
-Parce que ça a été différent avec Baptiste.
A nouveau, il chercha soigneusement ses mots.
-Sa libération a été... très compliquée, pour le moins, et nous avons été amenés à passer un certain temps seuls parmi nos ennemis : forcément, ça tisse des liens. Plus tard, j'ai discuté avec un clerc, à son sujet : il m'a dit que ce qu'il avait vécu avait amené Baptiste à ne plus avoir confiance en aucun adulte... mais qu'il avait choisi de me laisser une chance, à moi. Alors forcément, ça m'a fait réfléchir. Par ailleurs, contrairement aux autres enfants, il n'avait pas de projet pour l'avenir et redoutait terriblement d'aller à l'orphelinat : il a été vendu sur un marché aux esclaves, il ne voulait pas revivre une situation ou des inconnus... choisiraient de l'emmener avec eux. Enfin, et surtout...
Il eut un sourire un peu triste.
-Il te connaissait. Tomber, en plein cœur de Melandis, sur un enfant dont le passé était lié au tien... j'y ai vu un signe. Et je me suis dit que ça te ferait peut-être du bien de retrouver quelqu'un que tu avais côtoyé... dans ta vie d'avant.
Il secoua la tête.
-Je te demande pardon si je me suis trompé.

" Ben tu t'es trompé, oui. Ça nous fait une belle jambe, maintenant. Vu qu'il est là."
Il jeta un nouveau caillou dans l'eau.
" Bon... Ça mord pas. On devrait peut-être remonter vers le verger. Y'a beaucoup plus de moustiques, et l'eau est moins claire, mais on a peut-être plus de chance d'attraper quelque chose."

-Tu as raison. Je voudrais juste ajouter un dernier mot.
Taliesin prit une profonde inspiration. Il se détestait déjà pour ce qu'il allait dire mais cela lui semblait nécessaire. Et puis, c'était la vérité.
-Tu te trompes en affirmant que mon erreur nous fait une belle jambe. Parce que Baptiste n'est pas installé parmi nous. Il a été très clair, d'emblée et pour tous les partis, que c'était une tentative, que nous allions voir si cela fonctionnait. Si cela ne fonctionne pas, nous trouverons une autre solution pour lui.
Il se mordit la lèvre, mal à l'aise.
-J'avais espéré que cela marcherait. Je l'espère encore, quelque part : vous avez tous les deux bon cœur, vous êtes tous les deux généreux... Mais si j'ai commis une erreur, j'en assumerai les conséquences. Je ne veux pas que ton quotidien soit irrémédiablement gâché. Lui ne le veut pas non plus, et il sera le premier à proposer de partir si ça persiste ne pas coller.

Victor ne put s'empêcher de ricaner avec amertume.
" Ce n'est pas moi qu'il essaie de charmer, c'est vous. Et quand ça aura bien pris, vous ne le laisserez jamais partir, parce que vous trouverez ça trop horrible et il sera trop triste. C'est moi qui serai le méchant alors que c'est vous qui ajoutez des gens dans cette famille comme on achête des... des j'sais pas quoi... Vous aviez déjà deux bébés ! Et moi ! Ça vous suffisait pas ? Il vous en faut combien, des gosses ? C'est pour faire quoi ? Vous protéger quand vous serez vieux ?"

C'était rude à entendre, mais il valait sans doute beaucoup mieux que Victor le dise plutôt qu'il ne garde cela par devers lui.
[color=#FFFFF66]-La question ne se pose pas vraiment en ces termes,[/color] dit-il, très calme. Ce serait comme demander à Guilhem si c'est parce que Mathilde ne lui suffisait pas qu'il a eu d'autres enfants.
Il chercha le regard du petit garçon.
-Ce qui s'est passé entre Baptiste et moi... ressemble à ce qui s'est passé entre Galathée et toi : des chemins qui se croisent dans des circonstances exceptionnelles, des liens qui se tissent... Dans ces moments-là, c'est le cœur qui parle, pas la tête. Et c'est mieux comme ça.
Il ferma les yeux, un instant.
-Mais à nouveau, tu te trompes. Si Baptiste doit partir, cela me fera de la peine, mais il partira. Parce que je t'aime et ne veux certainement pas rendre ton existence infernale. Et parce que je l'aime également, parce qu'il n'a pas mérité d'affronter, au quotidien, de l'hostilité, aussi justifiée soit-elle. Vous avez le droit d'être heureux, l'un comme l'autre, et nous ferons le nécessaire pour que ce soit le cas.

" Tout ça, c'est rien que des grands mots." dit-il en se levant.
Il jeta la canne à pêche sur son épaule et s'en fut à travers bois, le long de la rivière, sans doute pour rejoindre le verger. Il marchait d'un pas rageur, sans regarder derrière lui, grommelant à mi-voix. En même temps, il n'essayait pas vraiment de semer le barde : il aurait pu le faire sans difficultés, en abandonnant son matériel pour filer vers la ferme.

Le barde voulut y voir un signe. Car pour le reste... il avait eu beau parler avec simplicité, avec sincérité, surtout, cela n'avait servi à rien. Hormis, peut-être, à pousser le gamin à vider son sac.
Souviens-toi des paroles de Galathée : ce n'est pas une affaire de raison mais d'émotion. Et il ne s'est pas enfui.
C'était comme cela qu'il fallait voir les choses. Et malgré son découragement, malgré son trouble, il fallait qu'il lui emboîte le pas, sous peine de se dédire : ne l'avait-il pas encouragé à lui parler librement, en affirmant que ça n'aurait pas de conséquences ?
Bref, il récupéra sa propre canne à pêche et le reste du matériel abandonné sur la berge puis le suivit sans se presser.

Quand il arriva enfin du bordure de la rivière, dans le verger, Victor s'était réinstallé et il accueillit Taliesin avec un grand sourire, comme si toute leur conversation précédente avait été oubliée, abandonnée dans l'obscurité des bois qu'ils venaient de quitter.
" J'ai vu des trucs bouger à la surface... un dos argenté... On a peut-être une chance, ici !"
Il paraissait enthousiaste et sa ligne était déjà dans l'eau brune, au travers de laquelle on ne voyait rien.

Un instant décontenancé, il ne tarda pas à se ressaisir et a adopter une attitude similaire à celle de Victor. Si celui-ci souhaitait en dire davantage, revenir sur leur discussion houleuse... il le ferait en son temps.
-Ce serait chouette.
Il déposa au sol le petit baluchon et les chaussures de l'enfant puis, s'étant installé à côté de lui, il enfila un ver sur son hameçon et le plongea dans l'onde trouble.

Taliesin ne tarda pas à voir un dos argenté, lui aussi, qui pour l'instant se jouait de leurs appâts. Cette vision les plongea l'un et l'autre dans le silence et ils scrutèrent l'onde avec intensité, espérant peut-être que leurs yeux attireraient la proie jusqu'à leur ligne. Il fallut bien une demi-heure de patience avant que la chance ne leur sourie. C'est le barde qui eut la touche et qui dut batailler contre la créature pendant quelques minutes avant de la hisser sur la rive. C'était une grosse bestiole ventrue, gris brun, avec des petits barbillons et une forme rondelette. C'était une carpe. De poids, sûrement. Mais une carpe tout de même...

-Ah ah, on a bien fait de persévérer ! lança-t-il joyeusement une fois revenu de sa surprise. Et c'est un beau travail d'équipe : si tu n'avais pas trouvé ce coin prometteur, on serait rentrés bredouilles.
Bien sûr, il préférerait que Victor rentre avec une prise bien à lui. Mais il ne savait pas si le gosse aurait la patience d'attendre jusque là et préférait donc d'emblée l'inclure dans ce succès, ce qui était de surcroit la pure réalité.
-J'en connais qui ne vont pas en revenir...

Victor leva les yeux vers Taliesin, avec une grimace.
" Mais... la carpe, c'est dégueulasse, non ? C'est plein d'arêtes et ça goûte la vase... Enfin... C'est ce que disait toujours mon grand-père... Je ne sais pas si j'en ai jamais mangé... Notre popularité pourrait en prendre un coup... un mauvais coup."
Le poisson, de son côté, toujours vivant, semblait vouloir tenter de prendre la tangente, en profitant de la distraction momentanée des pêcheurs.

Taliesin devait bien l'admettre, il s'était quelque peu emballé. Et puis, le spectacle qu'offrait l'animal était si pathétique...
-Ton grand-père disait vrai. Bien sûr, faute de grives, on mange des merles, mais nous ne sommes quand même pas à ce point affamés...
Ses yeux allèrent du poisson à l'enfant.
-Bon, on n'a qu'à la remettre à l'eau et se contenter de rapporter des champignons et du cresson à la ferme. Ce sera moins glorieux mais, tu as raison, cela préservera notre réputation.

Victor hésitait.
" C'est quand même un gros poisson. Peut-être que quelqu'un connait de bonnes recettes pour l'accommoder... Ça parait dommage..."
Puis il essaya de l'attraper. Mais la bestiole était vigoureuse et se défendit, si bien qu'elle regagna la rivière, comme elle l'espérait, mais le gosse y tomba avec elle, dans une grande gerbe d'eau brune et vaguement nauséabonde. Le gamin lâcha alors une bordée d'injures inimaginable et se rattrapa à la berge en grommelant.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins