La Couronne de Cuivre

La chambre était évidemment vide. Albérich s’immobilisa sur le seuil et poussa un bref soupir. Il n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait ce sanctuaire et l’idée de retraverser le château avec Bastien paraissait complètement démente. Il se tourna vers César, qu’il devinait aussi découragé que lui.
« Si ce sanctuaire est loin, nous ferions mieux de laisser Bastien ici… voire d’envoyer le serviteur chercher Eudes. Nous n’allons pas pouvoir cavaler indéfiniment dans les couloirs sans nous faire repérer. »
La fatigue commençait à faire son retour. Ils avaient marché des heures entières, rien mangé et pas dormi depuis longtemps. Albérich espéra qu'Eudes était toujours de ce monde. Il aurait été si aisé de prétendre à un suicide, vu l'état dans lequel le baron se trouvait. Mais a priori, tant qu'il n'avait pas épousé Elisa, Hugues avait besoin de lui pour asseoir son autorité. C'était un maigre réconfort, mais il fallait s'y accrocher.

César ouvrit la bouche pour répondre... mais n'en eu pas le temps.
-Le sanctuaire est au premier... fit le majordome, sa longue silhouette s'encadrant dans l'embrasure de la porte. Il ouvre sur le mur est. Je peux vous y conduire par le passage secret, si vous le désirez. Car je crains que le baron ne consente à me suivre, quand bien même j'insisterai : sitôt qu'il aura fini de prier, il sortira dans la cour, superviser les hommes. Les renforts promis devraient arriver d'un instant à l'autre et lorsque ce sera chose faite, l'ordre d'attaquer sera donné.

« Dans ce cas, nous vous suivons. Dépêchons-nous. » dit Albérich.
Le vieux serviteur pouvait toujours les trahir, mais ils n’avaient plus le temps pour redoubler de prudence. Il fallait foncer et espérer que la parole d’Eudes, vivant, suffirait à arrêter la machine infernale que des déments avaient mise en branle. Comment espéraient-ils tenir tête à la force brute de la Nature ? Car il fallait qu’ils le croient pour s’engager dans une telle agression.

César acquiesça et le serviteur, toujours un peu tremblant, s'approcha d'un pan de mur dissimulé par une antique tenture. Une pierre enfoncée, encore, et une ouverture faisait son apparition, ténébreuse.
Le majordome retourna brièvement dans le salon, en ramena une bougie allumée, puis pénétra dans le passage. Il était étroit, tellement étroit, même, qu'on peinait parfois à y avancer de face, le long des marches usées, raides, qui dévalaient vers les profondeurs. Apparemment, le donjon était un véritable gruyère... Ils pouvaient en tout cas distinguer les contours d'autres ouvertures, dans les murs...
Une bougie qu'on souffle. Un instant d'obscurité. Une pierre enfoncée, une ouverture, encore. Un couloir illuminé
Le serviteur y risqua un œil.
-La voie est libre. Excepté Barthélémy qui protège la porte du sanctuaire.

Barthélémy. Le guérisseur parmi les soldats. Les chances qu’il soit du côté d’Hugues apparaissaient élevées. Il avait pu concocter le poison qui avait mis Bastien à mal, il avait aussi pu placer des substances suspectes dans les affaires d’Albérich pour faciliter sa condamnation. L’un dans l’autre, ils allaient de toute façon devoir passer par lui. Albérich se tourna vers César. C’était un vieil homme. Il avait sûrement été un bretteur hors pair, mais son adversaire était jeune et encore bien entraîné.
Si seulement nous avions un arc, songea-t-il, se remémorant les activités qui avaient occupé César pendant ces derniers jours.
Il grimaça. Même s’il n’avait aucune chance contre Barthélémy, il ne pouvait pas laisser César risquer sa peau.
« Allons-y à découvert. Je passerai devant. S’il s’oppose à nous, je l’occuperai pour que vous puissiez entrer dans le sanctuaire. »

César ne dit rien, mais suivit Albérich lorsqu'il quitta le passage, débouchant dans un couloir où les rayons mordorés d'un soleil nouveau-né pénétraient, obliques, par d'étroites meurtrières.
En les voyant, Barthélémy se raidit, la main sur la garde de son épée. Son regard resta rivé sur le visagei d'Albérich, passa à celui du serviteur, puis de César. Revint au clerc, comme une lueur vive illuminait son regard.
-Des traîtres. Tous des traitres. Mais je ne vous laisserai pas vous en prendre à mon seigneur. Il y a encore des gens loyaux, ici.
Et il tira sa lame, fit un pas en avant.
Remarqua l'enfant, enfin.
S'immobilisa.

« Barthélémy, ne faites pas l’erreur d’accorder votre confiance à ceux qui l’exploitent à tort. » murmura Albérich. « Bastien est vivant et nous voulons juste qu’Eudes entende ce qu’il a à déclarer, rien de plus. Laissez passer César et son petit fils. Accompagnez-les si vous craignez nos intentions. Mais offrez une chance à la vérité d'éclater et à Combeloup de se tirer de ce mauvais pas. »

-Mais le poison... Le corps...
Le soldat était déstabilise, perdu, ne savait plus à quel dieu se vouer. Son regard passait d'un visage à l'autre, revenait sur l'enfant, sans cesse, incrédule.
Bastien bougea dans les bras de son grand-père, se nichant plus étroitement encore contre sa poitrine.
Barthélémy baissa sa lame.
-Lathandre m'en soit témoin, je n'y comprends goutte... Je n'y comprends goutte depuis des heures, déjà, mais là...
Il secoua la tête.
-Je vais vous accompagner... murmura-t-il. Mais... Sur mon honneur, si l'un d'entre vous tente quoi que ce soit, je le tue dans l'instant.
Il fit demi tour, gagna la porte du sanctuaire qu'il ouvrit, y pénétrant en premier.
-Messire... dit-il à l'instant où ils le rejoignaient.
-Je suis prêt...
Le sanctuaire était une vaste salle ronde, son plafond voûté soutenu par de fines colonnes, son mur est percé d'une large fenêtre par laquelle le soleil, bas au-dessus des remparts, des collines, déversait ses rayons. Le baron était agenouillé tout à côté de l'autel : il avait tourné la tête en entendant Barthélémy. Son visage était blême, creusé de rides profondes. Ses cheveux avaient blanchi, lui donnant l'air d'un homme beaucoup plus vieux qu'il n'était en réalité.
Et l'expression qui déforma ses trait lorsqu'il aperçu l'étrange cortège ne fit qu'augmenter cette impression. On y voyait de la peur, de la terreur, même. De l'incompréhension. De la colère, un soupçon, qui menaçait pourtant d'enfler...
-Que... commença-t-il, incapable d'en dire davantage.

L’assurance d’Albérich fondit lorsqu’il se retrouva face au baron. Même si l’homme n’était plus en mesure de l’envoyer croupir sous terre, son corps se souvenait des événements récents, des heures passées dans le noir, et il sentit une tension vive prendre possession de lui. La sueur lui baigna le dos, les battements de son cœur se firent plus sonores, plus rapides, et il dut faire un effort pour ne pas tourner les talons et détaler. Il ne put cependant garder les yeux sur Eudes et les reporta vers la lumière étincelante du soleil, songeant qu’autrefois, cette vision lui aurait apporté un réconfort absolu, qu’il aurait été en un instant convaincu que les choses ne pouvaient que s’arranger, au mieux, que la vie était un miracle, le jour une bénédiction, et les lendemains fatalement roses. Il ne ressentit rien de tout cela, juste son trouble qui s’amplifiait, à la fois irrationnel et tellement prévisible. Heureusement, ce qui devait se jouer à présent ne nécessitait pas son intervention.

César s'avança, aussitôt imité par Barthélémy qui vint se placer, protecteur, aux côtés de son seigneur. Celui-c, toujours immobile, ne pouvait détacher les yeux du petit garçon.
-Aurais-je basculé au point de voir des fantômes ? souffla-t-il, la voix mal assurée.
-Non, messire... répondit doucement le vieil homme. Bastien est bel et bien vivant.
Sans cérémonie, il s'agenouilla devant Eudes; Celui-ci finit par tendre une main tremblante, comme s'il voulait toucher son fils, mais suspendit son geste.
-Que... Que s'est-il passé ? Il était mort, je l'ai vu. Je vous ai vu le pleurer... Je...
Alors, César, à mi voix, lui fit le récit des événements des dernières heures. Le subterfuge d'Ada, auquel lui-même s'était laissé prendre. Elisa, prévenant la vieille halfeline de son arrestation prochaine. La fuite dans la tempête, l'entrevue avec la dame. Les mots prononcés par l'enfant, enfin.
Tandis qu'il écoutait, des larmes avaient perlé au coin des yeux rougis du seigneur, avaient coulé sur ses joues, sans qu'il ne fît rien pour les retenir. Et lorsque le vieil homme proposa de faire parler Bastien, il secoua la tête.
-Non, non... souffla-t-il. Il n'en est nul besoin. Ne le forcez pas à revivre cela...
Ses paupières se baissèrent, ses doigts se crispèrent.
-J'ai failli... hoqueta-t-il, tremblant. J'ai écouté les traîtres, puni les innocents. Jusqu'à ma fille... J'ai failli...
Il avala l'air à grande goulées. Fit effort pour se contrôler, reprendre le dessus sur les émotions brutales qui dévastaient son esprit fatigué, chancelant. Doucement, il se pencha, déposa un baiser sur le front de l'enfant puis, aidé par un Barthélémy prévenant qui lui prêta son bras, se releva tant bien que mal.
Lui aussi était armé de pied en cap. Il avait revêtu une lourde armure de plates rutilante, frappée aux armes de sa famille, avait drapé ses épaules d'une lourde cape grise au fermoir d'argent, passé à sa ceinture une longue lame dont la garde figurait la tête d'un loup. N'eut été sa mine défaite, il aurait été impressionnant. Mais déjà, il se reprenait, semblait-il.
-Voulez-vous... commença-t-il en se tournant vers son majordome. Voulez-vous allez chercher Elisa ? Lui demander... De rejoindre le hall ? Et... Demander à ce que l'on libère Ada ? Cette mascarade n'a que trop duré. Il faut que justice soit faite.
Il prit une profonde inspiration.
-Oui, que justice soit faite. Il n'est peut-être pas encore trop tard pour réparer le mal que j'ai fait.
Comme César se relevait, Eudes lui posa la main sur l'épaule, un instant, puis, d'un pas presque assuré, il gagna la porte du sanctuaire.
S'arrêta devant Albérich...
Croisa son regard, une seconde. Puis baissa les yeux.
-Messire... murmura-t-il. Vous êtes, entre tous, l'un de ceux que j'ai le plus durement frappés, dans mon aveuglement. Auquel j'ai fait le plus grand mal. Vous ne me deviez rien, et pourtant, toujours, vous avez agi pour le bien. Vous avez sauvé mon fils. Plus d'une fois. Et vous avez tenté de me dire la vérité... Sans que j'accepte de l'entendre.
Il grimaça.
-Je ne vous ferai pas l'affront de vous demander de me pardonner. Je ne le mérite pas. Mais je fais le serment d'agir pour que les efforts que vous avez consentis ne soient pas réduits à néant. Pour réparer les méfaits dont je me suis rendu responsable. Pour... Pour, peut-être, avoir la chance de payer la dette que j'ai envers vous.

Ada était vivante ! L'ancien clerc sentit un poids qui l'avait oppressé depuis des heures se lever de sa poitrine. Les choses pouvaient rentrer dans l'ordre. Elles allaient le faire. Puis Eudes se mit en mouvement et lui adressa la parole.
Albérich essaya de lui sourire, de secouer la tête, mais il se sentait comme un cerf aux abois auquel le loup fait de vaines promesses. Il savait qu’Eudes ne mentait pas, mais viscéralement, il ne pouvait plus lui faire confiance.
« Faites-le pour vos fils et pour les gens de Combeloup. Vous ne me devez rien. » finit-il quand même par murmurer.
Hugues avait été son confident pendant des années, pourquoi aurait-il mis sa parole en doute, contre celle d’un étranger ? Le baron n’avait réellement rien à se reprocher. Il avait réagi comme un père blessé auquel on dérobe son fils, avec tout l’amour et toute la haine que cela impliquait. Albérich ne pouvait pas lui en vouloir. Le séjour dans les geoles n’avait été traumatique qu’à cause des Sharites, d’événements antérieurs dont Eudes ignorait tout et n’était en rien responsable.
« Mais méfiez-vous d’Hugues. Il ne renoncera pas facilement à ce qu’il a manœuvré pour obtenir. »

Eudes acquiesça.
-Je compte bien ne plus me laisser prendre à ses filets.
Il hésita, reprit.
-Et bien sûr que si, je vous dois quelque chose. Si... Si j'étais superstitieux, je verrais votre venue parmi nous comme un signe.
Il esquissa un sourire, puis se tourna vers les autres.
-Suivez-moi.
Ils quittèrent le sanctuaire, longèrent le couloir, parvinrent sur le pallier du premier étage. Entreprirent, enfin, la descente jusqu'au grand hall. Là, ils croisèrent quelques serviteurs, quelques habitants effarés auxquels le seigneur intima le silence.
De la cour du château leur parvenaient le tumulte de conversations nombreuses, animées.
Quelques instants plus tard, Elisa les rejoignait, précédée du majordome et du garde qu'on avait placé devant sa porte. Pâle, les traits tirés, elle dévisagea son père, inquiète, puis ses yeux s'écarquillèrent comme elle reconnut Albérich, César...
Elle ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son n'en sortit.
-Nous aurons à parler tout à l'heure, Elisa... lui dit Eudes, embarrassé. J'aurais des excuses à te faire, un pardon à implorer. Mais, dans l'instant... Il y a un traître à punir.
Elle acquiesça vaguement, déboussolée. Puis le baron, entouré de ses deux gardes, mains sur le pommeau de leur épée, fit signe à ses compagnons de ne pas bouger et gagna le seuil du donjon, sa haute silhouette se découpant, à contre jour, sur le matin naissant.
-Messire ! s'exclama la voix du sénéchal. Les hommes sont tous en ordre de marche. Et les premiers renforts viennent d'arriver. Nous n'attendons plus que vos ordres.
-Fort bien, Hugues. Comme toujours, vous vous montrez digne de ma confiance. Cependant, avant que nous ne partions, je connais quelqu'un qui aimerait vous faire ses adieux.
Du geste, il fit signe à ceux demeurés dans le hall de le rejoindre sur le porche.

Un signe de quoi ? se demanda Albérich alors qu'ils descendaient vers la cour et l'inexorable confrontation.
Il n'avait pas l'impression d'avoir joué de rôle particulier dans ce qui s'était produit, sinon de témoin, parfois de prétexte ou d'adjuvant. Mais si Eudes voulait y voir quelque chose, et bien... Tout ce qui pouvait galvaniser le baron était bienvenu.
La scène promettait d’être spectaculaire, mais Albérich ne parvenait pas à penser que les choses puissent se dérouler aussi facilement. Blanche, Umberto, Hugues… Mais combien d’autres, susceptibles d’être de mèche avec les traîtres ? Ils allaient se retrouver exposés, au milieu d’hommes en armes, et aucun d’entre eux n’était équipé pour faire face à une éventuelle mutinerie. Aussi, juste avant qu’ils ne rejoignent Eudes sur le porche, Albérich saisit le poignet d’Elisa et lui mit d’autorité son épée dans la main.
« On ne sait jamais. » lui souffla-t-il.
Puis ils s’avancèrent dans la lumière.

La cour était bondée. D'un côté, en rangs imprécis, les habitants de Combeloup, en armure, lances ou masses à la main, épées au côté . Des hommes, des femmes, des adolescents, des gamins à peine plus vieux que Bastien. Prêts à défier les forces de la nature. Du moins était-ce sans doute ce que voulait croire Hugues, car, à regarder leurs visages blêmes, on les devinait terrifiés.
De l'autre, près des portes grandes ouvertes, des cavaliers, des fantassins, lourdes pelisses sombres sur les épaules. Ordre impeccable, mines déterminées. Les renforts tant attendus, prêts à répondre à la demande d'aide qu'on leur avait envoyée.
Et entre ces deux groupes se tenait Hugues, magnifique sur son étalon blanc, rutilant sous les rayons du soleil levant, un large sourire aux lèvres.
En train de se flétrir, de se dissiper, de disparaître.
Quelqu'un qui aimerait lui faire ses adieux... Sans doute avait-il pensé à une Elisa contrite, soumise, prête à succomber à son charme guerrier. Il en était pour ses frais : Elisa était bien là, certes. Mais avec elle César, Bastien, Albérich... Tant de visages qu'il croyait à jamais disparus, relégués au rang des traîtres, des bannis, des fuyards pourchassés.
Qu'il ne se serait certainement pas attendu à voir aux côtés d'un baron désormais sous sa coupe.
-Que... Que signifie... balbutia-t-il.
-Cela signifie que la vérité a enfin éclaté au grand jour, répondit Eudes d'une voix forte, afin que tous puisse l'entendre. Que les actes odieux dont vous et vos complices vous êtes rendus coupables sont désormais connus.
-Mais...
-En conséquence, poursuivit le baron sans s'interrompre un seul instant, sans laisser à son sénéchal le temps d'en dire davantage, je vous accuse, Hugues des Essaims, ci-devant sénéchal de la maison Combeloup, de félonnie, de complot, de meurtre, de tentative de meurtre, d'accusations calomnieuses envers des hommes et des femmes innocents de tout crime. Je vous déclare en état d'arrestation. Vous serez jugé selon les lois en usage.
Il se tourna vers ses gardes.
-Emparez-vous de lui.
Barthélémy et son compagnon s'avancèrent, l'épée tirée, tandis que Hugues faisait reculer sa monture. Il était pâle comme la mort, serrait si fort les rênes que ses jointures blanchissaient.
-Messire ! clama-t-il, d'une voix légèrement trop aiguë. Ne croyez pas ce qu'ils vous ont dit ! Ce ne sont là que pures menteries ! Ils essaient de vous manipuler !
Eudes demeura impossible. Les gardes s'avançaient toujours.
Comprenant qu'il n'y avait plus rien à espérer de ce côté là, le sénéchal se tourna vers les rangs des Combelupins.
-Votre seigneur est victime d'un envoûtement ! Ils l'ont rendu fou ! C'est la faute de la sorcière ! De la sorcière et de cet homme ! C'est un Sharite, vous le savez ! Beaucoup d'entre vous ont vu sa marque ! On ne peut faire confiance à une telle engeance !
Seul le silence lui répondit. Les Combelupins avaient les yeux rivés sur Bastien, bien visible dans les bras de son grand-père. Bien vivant, aussi, qui regardait la foule, hébété, le pouce enfoncé dans la bouche.
-Par tous les dieux ! continuait Hugues, au bord de la panique. Êtes vous tous possédés, également ? Ne voyez-vous pas ce qui se prépare ? Ils vont vous livrer aux loups, aux ours ! Vous massacrer jusqu'au dernier ! Vous dévorer !
Quelqu'un s'avança. Saisit son étalon par la bride.
Hodor, le regard hostile, la main ferme.
-Reculez-vous ! hurla le jeune homme. Ne me touchez pas !

Une corde qui vibre, chante. Un trait qui siffle.
Un choc, sourd, lugubre.
On grognement, le bruit du sang qui gicle sur la pierre, en grandes gerbes écarlates.
Eudes qui tombe à genoux, les mains crispées sur l'empennage emplumé qui dépasse de sa gorge.
Le silence, abasourdi. Même l'ancien sénéchal s'est tu, la bouche entrouverte sur des mots qui refusent de sortir.
-Et bien, Hugues, ne fais pas cette tête ! s'exclame l'un des cavaliers en sautant à terre, l'arc à la main. Les pans de son manteau s'écartent, révélant son surcot où s'étalent, pimpantes, des armoiries familières, abeilles dorées sur champ d'azur. Il était envoûté, ton sire Eudes, tu l'as dit toi même ! Envouté, donc irrécupérable...
Il se tourne vers ses compagnons.
-Allez, désarmez-moi tout ça : Aujourd'hui, j'offre une baronnie à mon petit frère.
Il sourit.
-Ah, et tuez tous ceux qui voudraient résister : ce n'est pas leur faute, ils sont envoutés. C'est donc un service que vous leur rendrez... Et puis, de toute façon, c'est bien connu : à Combeloup, ils sont tous fous.

Curieusement, en dépit de l’extrême violence de la scène, Albérich n’y vit que la confirmation de ce qu’il avait craint. Ils s’étaient jetés dans la gueule du loup et il se maudit de ne pas avoir eu la présence d’esprit de l’anticiper. Il s’était attendu à devoir composer avec une douzaine de renégats, pas avec une troupe armée de cinquante hommes, subordonnés à un homme qui paraissait avoir aussi peu de scrupules que son « petit frère ». Eudes devait avoir ignoré que les hommes appelés à leur rescousse appartenaient à la famille d’Hugues, sans quoi il ne se serait pas livré aussi facilement. Mais c’était trop tard, de toute façon. Les guerriers des Essaims avaient de quoi imposer le sénéchal à la tête du village : cent paysans et une poignée de gardes ne pouvaient résister à cinquante militaires entraînés. L’ancien clerc espéra que personne n’aurait de geste téméraire.
Par réflexe, il se porta aux côtés du baron foudroyé, mais il ne fallait pas être versé dans l’art de guérir pour comprendre que le seigneur de Combeloup ne serait jamais témoin de la destruction de son fief familial. Quelque part, c’était une chance.
« Rentrez à l’intérieur. » souffla-t-il à ses compagnons. « S’ils vous trouvent, ils vous tueront. »
Sans attendre de voir comment ils réagissaient, il se redressa et attendit. Il n’avait pas l’intention de résister, mais s’il était tué avant d’avoir pu apostropher Hugues ou son frère, son initiative n’apporterait rien de bon à personne. Sauf à lui. Il serait mort. C’était sans doute préférable à ce qui risquait de lui arriver s’il échouait.

-Et vous comptez rester dehors ? s'exclama une voix dans son dos. Il n'en est pas question !
-Obéissez-lui.
Il y eut un murmure, des bruits de pas.
Clopin-clopant, Ada le rejoignit.
-Si vous avez quelque chose en tête, faites vite... souffla-t-elle.
La vieille halfeline avait une mine pâle à faire peur, les traits tirés. Et des ecchymoses sur tout le côté gauche du visage.
Dans la cour, les fantassins s'avançaient, arme au poing, tandis que les cavaliers tenaient leur position, l'arc bandé.
Hodor se tenait parfaitement immobile, comme paralysé. Hugues, également, n'osait pas encore bouger.

Albérich n’avait pas imaginé devoir s’adresser à la foule. Il avait imaginé affronter Hugues ou son frère en tête à tête, à l’abri des regards et des oreilles. Mais l’intervention d’Ada était claire : c’était maintenant ou jamais. Et, il devait bien l’avouer, elle se trompait rarement. Il prit cependant le temps de lui sourire.
« Je suis heureux de voir vivante. » lui murmura-t-il avec une chaleur sincère.
Puis il posa les yeux sur Hugues, toujours tétanisé, et puisa en lui-même pour retrouver l’assurance qu’il avait eue autrefois, même si elle devait être factice, comédie, écran de fumée. Il avait été chef du culte le plus puissant de la capitale, conseiller d’une ville rassemblant mille fois plus d’âmes que Combeloup. Parler en public, se faire entendre, comprendre, avaient été des nécessités de son travail, il en avait été capable, sans angoisse, sûr de sa valeur et de son message. Les circonstances étaient différentes et il s’apprêtait à bluffer, totalement, mais peut-être parviendrait-il à secouer certains des hommes des conspirateurs. Il fallait tenter.
« Voulez-vous vraiment poser ces actes ? » demanda-t-il, usant du ton qu’il utilisait autrefois lorsqu’il avait à intervenir devant l’assemblée luménienne, lequel portait loin. « Pensez-vous que les autorités luméniennes, qui suivent cette sombre affaire depuis ses débuts, qui savent, désormais, qui en sont les instigateurs, accepteront que vous vous imposiez de la sorte ? En assassinant le seigneur légitime ? En massacrant ses habitants ? Vous me semblez bien ignorants de la manière dont Luménis traite ceux qui recourent à l’ombre pour assouvir leurs bas instincts. Il est encore temps, pourtant, de limiter les dégâts. Rendez-vous et seuls ceux qui ont déjà commis l’irréparable auront à répondre de leurs actes. Persévérez dans cette folie et non seulement vous serez balayés, mais de surcroît vos familles auront à rembourser les dettes de sang que vous aurez contractées. Ne soyez pas stupides. »
Il hésita un instant à user de son nom pour appuyer ses menaces, mais un aubemestre de Lathandre incapable de lancer le sort le plus basique risquait de déforcer le poids de son discours.

Le frère de Hugues fit un geste, et ses hommes s'immobilisèrent.
-Restez vigilants. Tuez quiconque tenterait quelque chose.
Il se tourna vers Albérich.
-Voilà qui est intéressant... Tu l'as déjà entendu parler de ça, frérot ? Lui ou ton baron ?
L'intéressé secoua la tête.
-Jamais.
-Bizarre. Si ça avait été le cas, s'il était réellement un agent infiltré... Le seigneur des lieux aurait été au courant, non ? Ce serait la moindre des choses.
Il pencha la tête de côté, pensif.
-Ah, et autre point intéressant... reprit-il. Est-il un puissant mage ?
-Je ne pense pas. Je ne l'ai jamais vu lancer de sort, en tout cas. D'aucune sorte.
-Hum... Alors, messire, éclairez ma lanterne : comment diable pouvez vous informer si rapidement vos... supérieurs, de ce qui se trame à des lieues de chez eux ? Dans un endroit si perdu qu'il ne figure pas sur la plupart des cartes ?

Ils étaient méfiants. Pas convaincus, mais méfiants, c’était déjà un premier pas. Et c’était du temps gagné pour qu’Elisa, César et Bastien se mettent en sécurité.
« Vous l’ignorez peut-être, mais les oiseaux volent, messire. Combeloup a toujours entretenu des relations avec Luménis, notamment via Alaric d’Antelucas. Vous devez savoir de qui je parle. Je n’ai pas besoin de pouvoirs magiques pour correspondre avec dame Dithazir ou le général Maelwedd. Quand bien même j’en serais doté, pensez-vous que j’irais les étaler devant les personnes les plus suspectes ? Car, excusez-moi de vous en informer, Hugues, mais vous avez toujours été dans mes comptes-rendus. Vous devriez apprendre à mieux masquer vos inimitiés. »
Il croisa les bras.
« Et vous m'avez mal compris. Je ne suis pas venu à Combeloup à la recherche d'une cabale. Je suis venu me reposer. Mais quand l'ombre s'étend, un vrai Luménien, un vrai Lathandrite, ne reste pas les bras croisés, jamais. C'est quelque chose qui doit complètement vous échapper, dans vos coeurs emplis de ténèbres. Eudes n'était au courant de rien car il n'y a jamais eu d'intention officielle dans ce que j'ai accompli et transmis. Mais désormais... Je crains que vous ne veniez de placer Combeloup sur la carte et de donner un bien mauvais nom à la famille des Essaims. »

Quête : Combeloup

Les paroles d'Albérich firent monter le rouge de la colère aux joues pâles de l'ancien sénéchal, ce qui parut lui redonner une certaine vigueur.
-Mes inimitiés ? cracha-t-il. Pourquoi cacherais-je mon inimitié pour un homme qui reluque, salace, une jeune fille qui a vingt ans de moins que lui ? Le baron était trop aveuglé par ses propres conceptions de l'honneur pour vous soupçonner, mais moi, je me suis méfié d'emblée. A raison, puisqu'on vous a vu, au moins à une reprise, vous enfermer avec elle dans sa chambre. Et qu'elle est ressortie de... l'entrevue... si éprouvée qu'elle n'en a rien voulu dire.
Il se redressa.
-Et, pour votre gouverne... Les oiseaux, nous connaissons. Bien mieux qu'un rat des villes. C'est ainsi que nous avons mandé des renforts. Et... Après l'évacuation du village, tous ceux de la sorcière ont été ramenés au château. Ses appartements ayant été bouclés, vous ne pouvez y avoir eu accès. Si vous avez recouru à d'autres emplumés, ce sont ceux de ces forces obscures qui nous assiègent. Ce qui ne pourra manquer de décrédibiliser vos dires.
-D'autant que si vous n'êtes pas un agent officiel, intervint son frère, croyez-vous réellement que votre parole vaudra plus que la nôtre ? Qu'ils douteront des bonnes intentions d'hommes issus d'une famille respectable et respectée, au profit d'un obscur individu qui jette, à la volée, des noms connus de tous ?
-D'un obscur individu avec la marque de Shar dans le dos, ne l'oublions pas... susurra Hugues qui, décidément, retrouvait rapidement ses moyens.

Albérich ne perdit en rien son sang-froid, même s’il sentait que le vent avait tourné et qu’il lui faudrait probablement battre en retraite dans le château. Cependant, il n’était pas encore complètement prêt à capituler. Il craignait juste qu’un archer finisse par perdre patience. Ou peut-être l’escomptait-il.
« Les forces de la nature ne vous assiègent que parce que vous, Hugues, avez attenté à la vie de Bastien et de sa chienne. Elles n’ont jamais été l’agresseur que vous essayez de dépeindre, et elles se retireront si les Combelupins rentrent chez eux, dans le respect du pacte. Continuez sur la voie que vous empruntez pour l’heure, et vos cinquante soldats seront piétinés et dévorés par la colère de ceux que vous avez provoqués, le donjon rasé, et vos rêves de pouvoir seront réduits à rien. »
Il soupira, hésita.
« Quant à penser que ma parole ne vaudra rien... Vous n’avez manifestement aucune idée de qui je suis. Ma parole vaut mille fois la vôtre. Je suis Albérich Megrall, anciennement conseiller luménien. J’ai plus d’amis hauts placés que vous n’en aurez jamais et aucun d’entre eux ne songera même à mettre mon honnêteté en doute, que j’ai été marqué par des Sharites ou pas. »
Il ne releva pas les accusations ridicules sur les soi-disants regards concupiscents qu’il aurait jetés à Elisa. Dans le domaine, Hugues nageait en plein délire.

Le silence s'installa à nouveau dans la cour surpeuplée. Même sans le concours de Lathandre, même laissées derrière lui ses anciennes prérogatives, Albérich n'avait pas perdu toute sa superbe, tout son pouvoir de convaincre. Et, en l'occurrence, ses mots firent plus, peut-être, que ne l'auraient fait ses pouvoirs d'autrefois. IL y eut des murmures, des regards. Y compris parmi les soldats. Il n'était pas impossible que les rumeurs concernant l'enlèvement, puis le départ de l'ancien aubemestre, aient finalement atteint ces contrées reculées...
Tout le monde n'était pas prêt à s'avouer vaincu, pourtant. A commencer par ses deux principaux adversaires.
-Vous n'avez pas clairement répondu, concernant les oiseaux... glissa des Essaims aîné.
-Et vous me semblez bien sûr de votre fait, concernant Bastien... renchérit son cadet. L'a-t-on entendu parler, ce môme ? Et quand bien même aurait-il parlé ! De ce que nous avons vu, on aurait presque dit un zombie... Peut-être est-ce ce qu'il est ? Beaucoup d'entre nous l'ont contemplé, mort pour de bon, après tout ! Vous en avez probablement fait un zombie qui répéte bien sagement ce que vous et la sorcière lui demandez de dire. Qui a oublié... tout ce que vous avez pu lui faire, au cours de cette fameuse nuit où il est venu vous transmettre un message...
L'attaque était habile : Hugues tentait, à nouveau, d'insinuer le doute dans le cœur des Combelupins.

Albérich secoua la tête, abasourdi qu’on revienne à nouveau à la charge avec des accusations aussi farfelues.
« Libre à vous de persévérer dans vos discours délirants. » fit-il avec une lassitude un peu théâtrale. « Vous auriez peut-être pu convaincre les habitants de ce village que vous étiez la victime dans cette affaire, si votre frère n’avait pas abattu le baron sans sommation et menacé de massacrer ceux qui auraient éventuellement contesté votre autorité. Offrir une baronie au petit frère. Vous avez révélé vos intentions à haute voix, devant tout le monde. Mais peut-être voulez-vous aussi m’accuser du meurtre de Tristan et de son frère aîné ? Vous avez trop de sang sur les mains, Hugues. Vous ne pouvez pas m’en charger, ni personne d’autre. »
Il se tourna vers le second des Essaims.
« Quant au nom de votre frère, il a été cité maintes fois dans mes courriers antérieurs. Et depuis que Bastien l’a désigné devant la Dame de la Nature, tous les oiseaux d’Hélonna savent le répercuter. De Solarcis à Luménis, d’Antelucas à Eredhùn. Protégez ce qui peut encore l’être. Votre famille ne mérite pas de payer pour vos erreurs, pas plus que vos hommes. »

Le silence était impressionnant, autour d'eux. Seul le troublait le sifflement du vent qui s'était levé, amenant avec lui, outre le froid, des nuages gris sombre qui colonisaient déjà le ciel, menaçants.
L'ancien sénéchal ne déserra plus les lèvres, la mine renfrognée. Son frère, un sourire en coin, sans doute bravade plus qu'autre chose, se contentait de secouer la tête.
-Hugues, Hugues, Hugues, dans quels sales draps t'es-tu fourré ? fit-il d'un ton faussement léger. Ce n'est vraiment pas très brillant. Enfin, si l'on en croit les assertions de ce monsieur. Lequel, jusqu'ici, n'apporte aucune preuve, se contentant de nous menacer, de nous prétendre, toi et moi, déjà condamnés... Alors que, si je regarde autour de moi, il me semble que notre position est plutôt avantageuse.
Il croisa les bras, toujours souriant.
Et s'il s'avère que nous soyons condamnés, irrémédiablement, pourquoi nous arrêterions-nous en si bon chemin ? Pourquoi ne nous amuserions-nous pas un peu ? Nos hommes n'ont pas fait tout ce déplacement pour rien, et aucun juge ne pourrait leur reprocher d'avoir obéi à leur suzerain. C'est ce que l'on attend des soldats, après tout... Ils ont prêté serment...
Un grondement de tonnerre, étrangement proche, ponctua ses derniers mots, bientôt suivi par un éclair qui illumina la foule assemblée, presque aveuglant. Il fit d'ailleurs abondamment cligner des yeux le sire des Essaims.
Quoi que... A voir l'étonnement qui se peignit l'instant suivant sur ses traits, l'on pouvait douter que l'éclair soit bien l'origine du phénomène.
-Les diables m'emportent... lâcha-t-il. Peut-être ne suis-je coupable de rien du tout, en fin de compte. Parce que... Votre baron, là... Il m'a l'air plutôt en forme...
Tous suivirent son regard. Constatèrent, pantois, que sire Eudes de Combeloup s'était relevé, malgré la flèche qui lui transperçait toujours la gorge, malgré le sang qui maculait le plastron de son armure, baignait les marches menant au donjon...

Albérich fut bien obligé de constater que son intervention avait échoué. Loin de se montrer effrayés ou renonçants, les deux frères débordaient à présent d’une colère qui promettait d’être meurtrière. Il avait empiré la situation et ne savait pas comment rattraper son erreur. Par sa faute, les Combelupins risquaient d’être massacrés, qu’ils se soumettent ou non. Cherchant un moyen de retourner la situation, il ne réalisa pas tout de suite que les éléments étaient en train de se déchaîner. Jusqu’à l’éclair qui précéda le lever d’Eudes. Lorsque le baron se redressa, ensanglanté mais implacable, l’ancien clerc se figea, mais tenta de ne pas apparaître surpris. Ada venait plus que probablement à la rescousse : elle était dotée de pouvoirs impressionnants, Albérich le savait. Eudes était mort, il ne pouvait pas avoir survécu à sa blessure. Le Luménien sentit son corps se tendre, une répulsion viscérale, ancienne, surapprise, lui intimant de se défier de la non-vie. Mais il ne bougea pas et ne dit rien, ignorant quelles étaient les intentions du mort et de celle qui l’avait relevé. Au point où il en était, il ne pouvait qu’espérer que le cadavre se montre plus persuasif que lui.

Le baron descend une marche.
Une seconde.
Le tonnerre retentit à nouveau, assourdissant.
Lui répond le son aigu, presque mélodieux, d'une lame qu'on tire du fourreau.
L'éclair suivant illumine le ciel, se reflète sur l'acier poli. Lame de lumière, dans les ténèbres croissantes.
-Sorcellerie ! lance Hugues, mal assuré. Voyez la vraie nature de ceux qui vous gouvernent ! Sorciers, nécromants, Sharites ! Dites-moi, après cela, que mes intentions n'étaient pas pures !
Personne ne dit mot. Chacun retient son souffle.
Sire Eudes avance, toujours, inexorable, menaçant, l'épée brandie.
-Tire-lui dessus ! crie l'ancien sénéchal. Tire, bon dieu !
La corde chante à nouveau. Un premier trait siffle. D'autres, après lui.
Frappent l'acier. Frappent la chair.
Sire Eudes avance, toujours, inexorable, impassible, insensible aux flèches qui le hérissent à présent.
-Hum, ça n'a pas l'air de marcher... commente l'aîné. Frérot, je crains qu'il ne te faille t'expliquer tout seul avec ton baron. Après tout, ce sont vos affaires, pas les miennes...
-Quoi ?!
-Père m'a envoyé pour combattre la nature qui vous assiégeait. C'est tout. Le reste, ça ne me concerne pas. Et comme la nature semble vous laisser relativement tranquilles, en l'instant...
Hugues en demeure bouche bée.
Sire Eudes, lui, n'est plus qu'à quelques pas. Continue d'avancer.
Un hoquet, derrière Albérich. Des cris étouffés.
Une silhouette qui le frôle, un courant d'air glacé.
Plus loin, près des portes, ce sont les soldats qui s'exclament. Un frisson parcourt leurs rangs, qui vivement s'écartent, formant comme une allée.
Celui qui vient du château à le ventre ouvert. Ses vêtements de chasse sont maculés de terre,. Il brandit fermement un épieu acéré, il marche lentement, sûr, déterminé.
Celui qui vient des portes à la gorge tranchée. Son bleu manteau de laine est tout poisseux de sang. Il n'a que ses mains vides, ses petits doigts gelés, ses paumes nues, avides, que devant lui il tend.
Et dans leurs yeux brille la même lueur, vive, glacée, plus froide que la mort.
-Pour lui venir en aide, la mort sera chassée... gémit Hugues, paralysé de terreur.
-Et les défunts se lèveront de leur caveaux glacés... murmure Ada, dans un souffle.
Le tonnerre, seul, leur répond.

La prophétie était en marche, Hugues ne pouvait plus échapper à ce qu’il avait semé. Mais même si le sénéchal s’était rendu coupable d’actes innommables, Albérich était choqué par ce qui menaçait de se produire. La non-vie, quel que soit son dessein, était une aberration maléfique, quelque chose qu’il avait appris à combattre depuis ses plus jeunes années. S’il avait pu, il serait intervenu. Quoi qu’Hugues ait fait, les morts ne rendraient pas justice, ils étaient animés par la vengeance, et la vengeance était à Shar. Mais il était impuissant, ne pouvait qu’assister à la sinistre conclusion de toute cette cabale, aussi répugnante soit-elle.

Non, il n’était pas obligé.

Alors il se détourna, posa le regard sur la muraille, puis sur le ciel. Le soleil était absent. Les nuages s’amoncelaient autour d’eux, l’orage grondait, signe que rien de tout ceci n’était lié à la lumière. Il ferma les yeux et essaya de faire le vide. Hugues avait raison. L’aubemestre en lui ne pouvait cautionner que la Nature, ou la Mort, régentent les affaires humaines. Mais Combeloup s’estomperait. Il irait à Eredhùn. Le hameau continuerait à vivre dans les règles qui en avaient fait la prospérité, tranquille. Il n’avait pas à endosser le poids de ce qui s’était produit, il n’était qu’un étranger, le resterait toujours.

De ce qui se produisit ensuite, Albérich n'entendit que des bribes, étouffées, noyées par le roulement du tonnerre, les hurlements du vent.
Des cris, des suppliques. Un râle d'agonie.
L'aîné des Essaims qui protestait, arguait qu'il n'y était pour rien. Exigeait qu'on lui cède le passage. En vain.
Puis ce fut le silence, impressionnant.
Enfin, une voix s'éleva. Une voix que l'ancien aubemestre n'avait encore jamais entendue.
-Je suis Albert de Clairval, héraut de la maison des Essaims, et désormais commandant de ce corps expéditionnaire. Considérez-vous les dettes de sang contractées par ma maison comme payées ?
Murmures.
-Elisa ? s'enquit Ada, doucement.
-Oui... répondit la jeune fille, à peine audible.
-La nature nous laissera-t-elle passer ?
-Je le crois.
-Alors nous n'avons plus rien à faire ici. Soldats, en route !
Bruits de pas, claquement de sabots sur la pierre.
Le silence, à nouveau.
Ils étaient partis.

Albérich ne savait pas bien quoi faire de lui-même, désormais. La cour était pétrifiée, les hommes des Essaims étaient partis, les fantômes apaisés avaient disparu. Seul demeurait le corps d’Eudes, à nouveau immobile, couché dans la poussière. Le Luménien se sentait exténué, le spectre du désastre qu’il avait failli provoquer planait dans son esprit, et il était forcé d’admettre que l’intervention des morts-vivants leur avait sauvé la mise à tous. Cela n’en rendait que les choses plus difficiles, mais il s’efforça de ne pas se focaliser sur ces aspects. Il avait fait ce qu’il pouvait, même si c’était une erreur. Désormais, la marche des choses devait reprendre, Elisa était baronne, et elle avait la trempe nécessaire pour arracher les Combelupins au marasme. Même si son père venait de se faire tuer sous ses yeux. Il se sentit accablé pour elle, mais ne chercha pas son regard. Il avait une saine envie de dormir, après quoi, il le sentait, il commencerait immanquablement à préparer son départ.

Petit à petit, lentement mais sûrement, la vie semblait reprendre ses droits dans la cour figée, comme les lourdes nuées d'orage se déchiraient, s'effilochaient, s'étiolaient, laissaient passer, déjà, les rayons du soleil.
Les murmures s'amplifièrent. Des sanglots retentirent, ceux des plus jeunes, encore sous le choc de ce qu'ils avaient vu, vécu. Ceux de gens plus âgés, aussi. Chacun, à l'instar d'Albérich, semblait se demander ce qu'il allait faire, à présent.
-C'est à vous de décider, Elisa... entendit-il Ada murmurer.
La jeune fille acquiesça lentement, fut parcourue d'un tremblement. Parut émerger d'un rêve profond.
Du cauchemar qu'ils avaient tous traversé.
-Je...
Elle se racla la gorge.
-Je proclame les mesures d'exception abolies, fit-elle d'une voix plus forte. Conformément à la Charte, je renonce aux pleins pouvoirs et rétablis le Conseil de Combeloup dans toutes ses prérogatives. Vous êtes libres de récupérer les vivres, le matériel que vous avez amené au château, et de regagner vos demeures. Vous êtes libres, aussi, de demeurer ici : ma table, mon toit sont vôtres, aussi longtemps qu'il vous plaira.
Elle soupira, fut prise d'un nouveau tremblement.
-Ada... Vous... Vous voulez bien vous occuper de tout le reste ? souffla-t-elle.
-Bien sûr.
La vieille halfeline demanda aux serviteurs de préparer quelque chose de chaud, de fort, pour aider les Combelupins à se remettre de leurs émotions. Elle demanda aux gardes de porter le baron dans sa chambre.
Puis elle s'approcha d'Albérich. Lui serra le bras, de sa petite main fine, tavelée.
-Merci... dit-elle. Vous nous avez sauvé la mise. Vous nous avez tous sauvés.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Combeloup

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Brumes