La Couronne de Cuivre

« Laisse tomber, Ruth. Ce sera pour un autre jour. Allons nous entraîner. »
Suivant la gamine dans le campement, Hubert aperçut soudain une silhouette familière entre deux chariots. Il posa la main sur l’épaule de la petite fille, brisant son élan.
« Va te placer dans cet espace, là, et commence à t’échauffer. Je te rejoins dans une seconde. »
Puis il bifurqua. Albérich l’avait vu et l’accueillit d’un sourire, puis d’une grimace. Hubert devina que c’était l’odeur de cheval.
« Messire de Maleval.
— Messire Megrall.
— J’espère que ta chevauchée a été agréable.
— Tranquille. Et toi ?
— J’ai joué aux cartes.
— Il y a pire activité, je suppose. »
Albérich plissa légèrement les yeux.
« Tu as l’air contrarié.
— Je viens d’avoir un échange stérile avec Alban. Ce gosse est buté comme un âne. »
Le Luménien rit de bon cœur.
« Parle m’en. Il n’est pas le seul, je viens également d’en faire l’expérience avec Giovanni. »
Hubert soupira, ferma les yeux et laissa le calme qui émanait de l'ancien clerc l’envahir. Il aurait aimé poser une main sur son bras, une seconde, mais Albérich n’aurait pas compris.
« Alban m’inquiète.
— Et avec raison, sans doute. Il faut le garder à l’œil.
— Mais comment faire ? Je n’ai pas le temps de m’en charger.
— Moi je l’ai.
— Non. C’est Agnès qu’il faut aller avertir. Je répugne à contraindre cet enfant, mais s’il se met en danger… Robert ne s’en remettra jamais. Et Ruth... Sans parler du gâchis que ce serait...
— Je vais voir ce que je peux faire. Veille sur l’autre. Elle trépigne déjà.
— Si on m’avait dit que j’allais me retrouver à chaperonner des mômes… Misère.
— Un paladin protège le faible. Et Lathandre est le dieu de la jeunesse. »
Hubert acquiesça.
« Tu as raison. Merci.
— De rien. File maintenant. »
Le paladin acquiesça, presque rasséréné, puis courut rejoindre la gamine.

Elle trépignait effectivement. Ou, plutôt, s'échauffait activement, répétant les mouvements qu'elle avait observés sur le terrain d'entraînement ou que Ted lui avait appris. Lorsqu'il la rejoignit, elle lui dédia un sourire que le paladin sentit un peu contraint, comme s'il était destiné à masquer autre chose. Quoi qu'il en soit, elle avait déjà récupéré l'une des épées abandonnées au sol et s'était mise en garde, dans une position somme toute convenable.
-Gare à vous, annonça-t-elle. J'ai besoin de me défouler ! Mais promis, je taperai pas trop fort...

Hubert se débarrassa de son épée réelle, qu'il abandonna contre un chariot voisin. L'espace disponible n'était pas très large, mais cela suffirait.
" Taper trop fort ? Tu te moques de moi, jeune fille ? Je suis sûr que ton coup le plus violent ressemble à la caresse du vent sur l'herbe verte, au printemps..."
Il ramassa l'épée de bois et se garda.
" Montre-moi ce que tu as dans le ventre, Ruth la Terrible. J'ai besoin de me défouler, moi aussi."
Il sourit.
" Mais tu dois lever la pointe de ton épée un peu plus haut, et redresser le buste. Sinon, c'est mal parti."

***

De son côté, Albérich joignit le geste à la parole. Tant pis pour les navets. Hubert avait l'air vraiment ébranlé et le Luménien craignait qu'il n'ait raison de s'inquiéter. Alban avait la morale décalée d'un gosse trop honorable pour son âge, et même si l'ancien clerc savait peu de choses de ce qu'il avait enduré, il était fichu d'imaginer que quelques cris la nuit faisaient de lui un poids pour la communauté. C'était extrême, mais l'écuyer l'était, extrême. Cet enlèvement n'était peut-être que la goutte d'eau faisant déborder l'océan de son malaise. Il n'en savait rien, et ce n'était finalement pas très important. Le gosse était fragile, et s'il prenait des décisions absurdes, leur cause était secondaire, dans un premier temps. Il se mit donc en quête d'Agnès, espérant qu'elle pourrait proposer une solution transitoire et efficace, le temps que l'enfant s'apaise.

Après avoir été renseigné par un membre de la communauté croisé au hasard, il dénicha Agnès au dispensaire, lequel n'accueillait plus aucun patient. En compagnie de Barthélemy, elle triait des plantes et des herbes qui semblaient fraîchement cueillies : sans doute les éclaireurs les avaient-ils ramassées au cours de la journée écoulée.
-Soit je suis subitement devenue mauvaise observatrice, soit vous ne venez pas pour être soigné, fit la jeune femme, après que son collègue et elle l'aient chaleureusement salué. Quelque membre de l'Académie aurait-il fait des excès pour occuper son morne après-midi ?

Le Luménien leur retourna amicalement leurs salutations.
" Les excès de l'Académie restent très raisonnables. Ce n'est pas ce qui m'amène, malheureusement. Cela aurait été moins problématique."
Il ne put s'empêcher de jeter un oeil sur les herbes qu'ils triaient, reconnaissant formes et parfums, et sentit quelque chose se contracter en lui-même. Il releva les yeux.
" C'est à propos d'Alban. Hubert me parait très inquiet, or Hubert n'est pas du genre inquiet. Nous nous demandions si vous n'aviez pas une idée de la manière dont il pourrait être protégé contre lui-même."
En réalité, Albérich ne savait pas très bien ce qui avait déjà été tenté ou proposé. Mais la santé, physique comme mentale, était du ressort des clercs. Sans doute y avaient-ils déjà réfléchi.

-Robert est également très inquiet, ce qui l'a convaincu de passer outre ses réticences et le secret que lui a probablement demandé Alban pour venir nous trouver, dit l'Ilmate.
-Mais si messire Hubert s'inquiète beaucoup à son tour, c'est que les choses ont probablement empiré...glissa le vieux Chauntéen.
-L'enfant a sans doute refusé une ou plusieurs de ses offres de soutien. Sans compter celles de Robert.
Ils échangèrent un regard.
-N'ayez crainte, nous allons agir. Même s'il verra notre intervention comme une humiliation, peut-être y aura-t-il moyen de le convaincre de prendre des herbes apaisantes, voire de dormir ici.
-Et s'il décline nos propositions, nous les lui imposerons. Il se pliera à notre autorité.
-J'aimerais éviter cela, car un traitement fonctionne mieux si on accepte de le suivre, si on ne l'envisage pas comme une punition ou comme une preuve de... de faiblesse honteuse. Néanmoins, nous ferons ce qui est nécessaire pour son bien, qu'il le veuille ou non.

Albérich acquiesça, renvoyé à sa propre histoire. Il avait néanmoins l'impression que la situation de l'écuyer était sensiblement différente. Ou peut-être pas tellement.
" Peut-être nous inquiétons nous pour rien, mais dans le doute..."
Il haussa les épaules.
" Ne pensez-vous pas qu'il serait possible de le soigner à son insu ? Je sais que ce n'est pas très honnête, mais cela lui épargnerait l'humiliation... S'il ne sait pas qu'il a consommé des plantes, il dormira bien sans s'en défendre et du repos viendra peut-être une appréciation plus juste de la situation. Je ne suis pas au courant de tout le passé de cet enfant, mais il me semble que sa réaction aux événements présents est excessive..."
Il était déstabilisant, en réalité, pour des adultes, de constater qu'un môme aussi jeune ne cherchait pas à se réfugier dans les bras de quelqu'un.

-Sa réaction est évidemment excessive, mais pas très étonnante, quand on le connaît un peu.
-Quant à lui faire absorber des plantes sans qu'il s'en rende compte, cela me paraît faisable. Cependant, s'il finit par prendre conscience du subterfuge, les conséquences pourraient être pires que celles d'une approche frontale...
-Il sera furieux quoi que nous fassions, de toute façon. Néanmoins, cela finira par lui passer. Ce qui m'inquiète davantage, c'est la... profondeur du problème. Si les plantes n'améliorent pas les choses, il faudra aller plus loin et sans trop tarder, pour éviter l'accoutumance.
Ils s'entreregardèrent à nouveau.
-Mais tout ira bien, conclut Agnès en souriant, paisible.

Albérich réalisa qu'il avait du mal à leur laisser la main. Pourtant, ce n'étaient pas ses affaires. Il ne connaissait pas le gosse, n'était rien pour lui, sinon l'ami d'un ami de son maître. Il devait réussir à faire confiance à Agnès et Barthélémy, ils étaient clercs, expérimentés, ils étaient mille fois plus proches d'Alban qu'il ne l'était. Alors pourquoi répugnait-il à reculer ? A franchir la porte du dispensaire et à chasser l'affaire de son esprit ?
A cause des retombées ? Pour Alban, pour Ruth, Robert et surtout, immanquablement, Hubert et donc lui-même ?
A cause de son ancien statut ? Du fait qu'autrefois, il aurait été en première ligne pour veiller sur le gosse ?
A cause de ce sentiment d'inutilité crasse qui continuait à le poursuivre, jour après jour, de la cuisine à la baignade, du chariot au dispensaire ?
Il frissonna malgré lui et fit un pas en arrière.
" Merci."
Il regagna l'extérieur aussitôt et se dirigea vers les cuisines. Il ne se sentait pas vraiment apaisé, mais cela viendrait. Constellation d'individus, interactions, liens, amours, haines. On n'était jamais seul, on ne pouvait jamais être seul. Dans une communauté restreinte comme la leur, le bonheur des uns dépendrait toujours du bonheur des autres.

Il regagna la place centrale, où l'on était en train, à l'aide de poteaux et de bâches, de dresser une sorte de chapiteau pour protéger les tables - non encore installées - de la neige dont les flocons s'étaient faits plus nombreux. A quelques mètres de là, les échos d'une musique douce sortaient de la cantine : Giovanni endurait déjà son épreuve.
Aux cuisines, on réserva bon accueil à Albérich : Gustave, comme toujours, mais également Roxane et ses acolytes âgées, qui interrompirent leur discussion animée pour le saluer, lui sourire et lui adresser des mots de bienvenue. Ici, l'ambiance n'avait rien en commun avec l'atmosphère lugubre de l'extérieur, et le travail reprit dans la bonne humeur.

Albérich s'attela donc à la tâche et rapidement, son esprit dériva.
Il ne put s’empêcher de songer à lui-même, à la manière dont il avait géré ses propres tourments et les gérait encore. Certes, il avait fui le Temple, mais c’était avant tout parce qu’il s’était senti indigne d’y rester. Il se souvenait d’avoir puisé de la force chez les autres, cependant, depuis Belles Vagues, et la puissance tranquille, apaisante, d’Alaric. Une force de la nature contre la nuit de Shar. Il s’était arraché à cette lumière. A posteriori, il le voyait davantage comme une tentative de survivre, une volonté d’exister encore, plutôt que comme une mise en danger volontaire. Il se serait fané dans le Temple. L’amertume se serait métamorphosée peu à peu et peut-être, in fine, les Sharites seraient-ils parvenus à le retourner, par delà leur propre trépas, dans la rancune et la frustration. Non. Il avait fait le nécessaire.
Il avait vécu, tenté… et sans doute aurait-il pu se dévoiler davantage auprès de Thibault, si le trouble de celui-ci n’avait pris le dessus sur ses propres souffrances. Pourquoi accabler l’accablé ? Cela les aurait tirés l’un et l’autre encore plus loin dans les ténèbres. De toute façon, le Sunite n'avait rien voulu savoir.
Malgré les écueils, malgré Solarcis, malgré les doutes qui le taraudaient toujours, il avait le sentiment de parvenir à fonctionner dans l’instant présent, au sein de cette communauté. Il avait encore l’impression d’en être un membre nouveau, timide, incertain, mais la chaleur était agréable, et à l’heure actuelle, c’était la seule chose dont il avait envie, se chauffer. Le reste viendrait en son temps.
S’ils survivaient aux Landes.
Et il savait qu’il parlerait à Hubert et qu’Hubert comprendrait. C’était une certitude étrange et suffisante. Il s’en satisfaisait.
Il s'arracha à ses pensées en terminant son dernier navet et sourit un peu distraitement à ses compagnons de labeur. Il espérait que personne ne s'était inquiété de son silence.

Si ses comparses éplucheurs l'avaient remarqué, ils n'en dirent rien. Mais peut-être avaient-ils été trop absorbés par leurs conversations, qui tournaient autour de souvenirs du temps jadis ? Toujours est-il qu'eux aussi avaient terminé leur travail, et que tout le monde se leva. Roxane s'apprêta à raccompagner la vieille dame à côté de laquelle elle avait été assise mais, auparavant, elle se tourna vers lui.
-D'avance, je vous souhaite bon courage pour ce soir, Albérich, dit-elle, amicale. Je crains en effet que l'un des membres de l'Académie soit d'une humeur massacrante... D'ailleurs, si je ne craignais pas d'encourir ses foudres, j'irai volontiers voir l'ampleur du désastre...

Albérich sourit doucement.
" Avec un peu de chance, il poussera l'humeur massacrante jusqu'à s'endormir rapidement : c'est ce que font d'habitude les gens très mal lunés. Alternativement, si ses angoisses se sont révélées exactes, il aura du travail jusqu'au milieu de la nuit, et dans ce cas-là, je serai depuis longtemps sous les couvertures quand il reviendra. L'un dans l'autre, je suis plutôt serein."
Il termina de rassembler les épluchures qui restaient sur la table.
" Mais je ne suis pas téméraire : je n'ai aucune intention d'aller voir ce qu'il en est, moi non plus."

-Quoi ? Pas d'indéfectible solidarité au sein de l'Académie ? Pas de "Un pour tous, tout pour un" ? On peut abandonner les autres à leur triste sort ? L'endroit est donc moins ennuyeux que je ne croyais. Peut-être y a-t-il même des intrigues, des complots ? Il faudra que je vienne y faire un tour, un de ces jours.
Elle sourit largement.
-D'ici là, je vous souhaite une bonne soirée. Et si Giovanni me surprend à l'espionner, je dirai que c'est vous qui m'avez mandatée !
Elle le salua puis, prenant le bras de sa compagne, quitta la tente.

Albérich la regarda s'éloigner avec un sourire entendu. Il en entendrait certainement encore parler, qu'il le veuille ou non. L'heure du repas ne tarderait plus à arriver, désormais, et il quitta la tente sans savoir réellement où porter ses pas. Peut-être vers le chariot, à moins qu'il ne détecte un visage connu et amical dans les parages, auquel cas il irait tromper ses tendances à la rumination en bonne compagnie.

***

Hubert en termina avec Ruth, plus éprouvé qu'il ne l'aurait cru. Il n'était pas vraiment fatigué, il en aurait fallu beaucoup plus, mais la gamine avait un tonus et une réactivité extraordinaires. Elle était couverte de transpiration mais il avait l'impression que s'il ne l'arrêtait pas, elle combattrait jusqu'à mourir d'épuisement, sans même réaliser ce qu'elle s'infligeait. Il fut donc celui qui rompit l'affrontement, reculant hors de son rayon d'action avant de saluer. Elle avait un potentiel formidable, mal exploité jusque là, et elle avait donc pris de mauvaises habitudes, mais rien qui ne soit récupérable. A côté de la petite fille, les fils du seigneur de Solarcis avaient l'air de manchots.
" C'est bon ! On arrête là !" s'exclama-t-il.

-Quoi, déjà ? Mais on vient à peine de commencer ! protesta Ruth.
Elle baissa néanmoins son arme.
-Moi, je dis, la petite fille, elle a vaincu le grand paladin qui demande grâce !
Ses joues s'empourprèrent encore un peu plus.
-Hum, désolée, m'sire, je voulais pas vous manquer de respect.
-Excusez-moi...
Alban venait de faire son apparition. Il se tenait en retrait, l'air embarrassé.
-Pardon de vous déranger, mais messire Étienne a dit que c'était presque l'heure pour les sentinelles de gagner leur poste. Alors... Ben... Ruth, si tu veux manger un morceau avant, je crois qu'il faut plus trainer.

Hubert ne put s'empêcher de rire.
" J'ai été vaincu par Ruth la Terrible, je ne peux absolument pas le nier. Mais demain, je gage que le Preux Alban défendra mon honneur."
Il adressa un sourire à l'écuyer puis se tourna vers Ruth.
" Peux-tu courir vous réserver une place à table ? Je voudrais parler un moment avec ton condisciple."
L'entraînement avait permis à Hubert de rassembler ses idées et il était prêt à affronter à nouveau l'enfant, après une saine dépense d'énergie, qui avait terminé de rétablir son calme.

-Je sais pas si j'aurai le temps de manger à table, mais je vais vous réserver une place tout de suite, lança la fillette.
Et elle s'en fut d'un pas alerte, oubliant qu'elle tenait toujours son épée de bois à la main. Quant à Alban, sa gêne avait décuplé et il semblait n'avoir qu'une envie : décamper à son tour.
-Messire Hubert, avec tout le respect que je vous dois, il ne faut pas trop que je tarde a aller en bordure du campement... hasarda-t-il.

" Je ne serai pas long."
Il relâcha sa respiration.
" Je voudrais que tu me laisses dormir à tes côtés cette nuit. Je sais que tu ne veux pas, parce que tu as peur de me déranger, et que tu as honte de l'effet des cauchemars sur toi, mais... tu as vécu quelque chose de difficile, aux mains d'un liche puissante, et n'importe qui serait dans le même état après avoir subi ce que tu as subi. Et tu l'as subi parce que tu as sauvé la vie de Ruth. Imagine un instant que tu sois resté à couvert. Que tu sois arrivé trop tard. Que ce soit Ruth qui ait été aux mains du Seigneur des Tombes, qui ait enduré ce que tu as enduré, qui souffre aujourd'hui de ces peurs terribles qui pourrissent ton sommeil. Voudrais-tu la laisser seule ? Juste parce que tu veux dormir ? Penses-tu que ce soit raisonnable ou humain ?"
Il secoua la tête.
" Je sais qu'il n'est pas agréable d'il y ait des témoins, quand on est fragile. Mais il n'y a pas de jugement, dans mon chef. Seulement l'admiration légitime face à ton courage."
Un sourire mutin gagna ses lèvres.
" Et pour tout te dire, tu me rendrais un fier service. J'ai besoin d'une raison valable pour échapper au chariot de l'Académie. Ils veulent me faire écrire des poèmes. Tu dois pouvoir avoir un pitié d'un confrère."

La réplique ne se fit pas attendre.
-Vous essayez de me faire marcher, là. Je suis pas un confrère : je suis juste un début d'apprenti écuyer de rien du tout. Et je suis certain qu'ils vous obligent pas à écrire des poèmes si vous en avez pas envie.
Trop rubicond pour rougir davantage, il blêmit subitement.
-Je vous demande pardon, messire, c'est très irrespectueux de mettre en doute la parole d'un paladin, et je ne voulais pas...
Il soupira.
-Mais, si je peux me permettre... Vous vous trompez sur moi. Je ne suis pas courageux. Si je l'étais, je ferais pas ces cauchemars horribles. Et je suis sûr qu'à ma place, Ruth serait déjà remise. Mais si elle l'était pas...
Il frissonna, lorgna la pointe de ses bottes bouseuses.
-Je suis nul, hein ? souffla-t-il d'une petite voix. Je veux inquiéter personne, parce que je pense... enfin, parce que j'espère qu'il y a pas à s'inquiéter, mais je m'y prends comme un manche et ça produit tout l'inverse. Tout le monde s'inquiète : messire Robert, Ruth, vous... Pis Dame Agnès, si ça se trouve...
Il frissonna derechef, comme si la perspective d'affronter la prêtresse l'horrifiait.
-Je vais réfléchir à votre proposition, murmura-t-il après un long silence. Y réfléchir sérieusement. Mais si je disais finalement oui, je voudrais, si vous êtes d'accord, que vous me promettiez... Je voudrais que si la nuit vous a trop fatigué et que si ça vous empêche de bien commander demain, que vous me promettiez de me le dire pour qu'on trouve une autre solution.

Hubert le regarda droit dans les yeux, s'agenouillant pour lui faire face.
" Ça, je peux te le promettre."
Il le dévisagea.
" Alban, tu dois cesser de t'inquiéter des autres. Inquiète-toi de toi-même, de ce dont tu as besoin. Tu aspires à être un grand chevalier, et je pense que tu le deviendras, si les dieux nous entendent. Mais un chevalier doit avant tout savoir qui il est, à l'intérieur. Etre conscient de ses forces mais aussi de ses faiblesses. Et accepter les moments où il a besoin de ses pairs pour faire face. Tu dis que tu n'es qu'un écuyer de rien et que je suis un grand paladin. Un jour, je serai un preux vieillissant, et j'aurai besoin de jeunes braves dans ton genre pour veiller sur mes derniers jours. Nous sommes confrères. Nous avons la même flamme en nos coeurs."
Il se redressa.
" Maintenant, tu as sans doute raison de penser que nous montons tous ceci en épingle et que les choses se seront tassées d'ici quelques jours. Je sais que tu sais que nous avons vaincu l'ombre. Tu as brisé le phylactère. Tu es libre et vivant. Tout est possible. Les cauchemars s'estomperont."
Il lui sourit.
" Va manger. Et bonne garde. Nous nous retrouverons cette nuit, si tu le veux bien. J'aimerais vraiment que tu me sauves du chariot de l'Académie. Mon désir de m'en extraire n'est pas feint."
Pour des raisons un peu différentes de celles annoncées, mais il n'était pas forcé de s'en ouvrir, non plus.

Le gosse le dévisagea un instant, à nouveau prêt à répliquer - peut-être se disait-il que le paladin n'avait pas réellement besoin de prétexte pour quitter l'Académie. Il se tint coi, cependant, et son visage fatigué refléta une intense lutte intérieure.
Puis ce fut un énième soupire, plus long et plus tremblant que les précédents.
-A tout à l'heure, messire. Et merci de m'avoir laissé le choix, dit-il d'une voix atone.
Il s'inclina. Une fraction de secondes plus tard, il détalait sans demander son reste.

Hubert n'était pas certain d'avoir atteint son objectif, mais il avait fait le maximum, du moins était-ce son impression. Alban avait raison de s'inquiéter de l'inquiétude. Peut-être était-il moins fragile que ce qu'ils craignaient tous, et étaient-ils en train de lui inventer un trauma qu'il ne ressentait finalement que superficiellement. Mais comment agir, dans le doute ?
Hubert était lathandrite, il voulait croire à la résilience de l'être humain, enfant comme adulte. Alban irait de l'avant et il deviendrait le grand chevalier Alban de Clairétoile. On l'appellerait peut-être le Tenace ou le Droit, quelque chose comme ça. Il se prit à sourire et se dirigea vers la place principale du campement, où le repas devait commencer à s'organiser.
Il n'avait pas menti au gosse, il espérait échapper à l'Académie, même s'il avait, dans le même temps, le profond désir d'y rester. Il ne fallait trop y réfléchir. Proposer à Alban de lui tenir compagnie était la chose juste à faire.

La place avait bien changé depuis son dernier passage : une manière de chapiteau sans murs s'y dressait, recouvrant des tables autour desquels s'étaient installés bien des membres de la communauté, dont beaucoup avaient déjà entamé leur repas. Les places n'étaient donc pas légion - doux euphémisme -, mais il ne tarda pas à repérer Ruth, qui lui en avait réservée une... parmi les membres de l'Académie. Elle était la seule du groupe a avoir commencé à manger - elle se hâtait pour ne pas être en retard -, tandis que les autres, Albérich y compris, avaient préféré l'attendre.

Hubert se dirigea vers la table avec le sourire et se glissa à la place que lui avait réservée Ruth, saluant la ribambelle des instituteurs. C'était dormir avec eux, qu'il voulait éviter. Manger n'était pas un problème, bien au contraire.
" Bien le bonsoir, chevaliers de la plume, dit-il, amical. J'ose espérer que la journée a été faste. On m'a dit que vous aviez joué aux cartes. J'espère que vous avez fait des paris !
— Ah non, tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi !"

-C'est Albérich qui nous a contraintes à jouer aux cartes.
-Avec l'aide de Philibert.
-Je n'y suis pour rien, moi ! Et les paris, c'est toi qui en as eu l'idée.
-Il fallait bien rendre ce jeu trivial plus amusant que les cadavres exquis...
-Quoi qu'il en soit, c'est Albérich qui a été chargé de les inventer, mais comme il a argué de son peu d'imagination, nous lui avons laissé un délai : il décidera ceux de demain.
-Ouah, les instits ils font des paris en jouant aux cartes !
-Ruth ?
-Oui ?
-Tu n'es pas censée aller monter la garde ?
-Ah si ! J'y cours !
Après avoir terminé son assiette en un éclair, elle s'en fut, libérant une place pour laquelle un candidat ne tarda pas à postuler.
-Suis-je autorisé à me joindre à vous ?

Hubert décocha un sourire au clerc tandis qu'Albérich rangeait l'assiette que Ruth avait abandonnée derrière elle, dans son empressement.
" Vous êtes le bienvenu, Gabriel, lui dit le Luménien. Même si Giovanni va nous haïr de vous accueillir à la place qu'il devrait occuper. Mais nous ferons face, ne vous inquiétez pas."
Le paladin paraissait songeur et se tourna vers les instituteurs.
" J'ai comme l'impression que Ruth va moins tenir sa langue qu'Alban. Juste une impression. Vous auriez dû nier... pour les cartes, je veux dire."

-Oh, elle ne doit pas être si difficile à manœuvrer : si on la menace de lui donner des devoirs, elle tiendra sa langue.
-Et comme les sentinelles n'ont pas vraiment l'occasion de bavarder, il suffira que nous l'interceptions avant qu'elle ne regagne son chariot.
-Désolée de changer de sujet, mais... Gabriel, vous n'avez pas recruté Giovanni uniquement pour avoir le plaisir de manger avec nous sans que vos habituelles ouailles ne s'en aperçoivent, quand même ?
-Pas du tout ! Cela faisait un moment qu'il m'avait promis son aide, et comme je le jugeais plus capable que moi de proposer aux enfants des activités non salissantes, j'ai sauté sur l'occasion. Bon, c'est vrai qu'il ne m'a pas paru très enthousiaste, mais...
Un tonitruant rugissement de fauve provint alors de la cantine.
-...mais je suis sûr qu'il s'en sort très bien, conclu le Lathandrite, sûr de lui.

" Espérons-le." dit Albérich.
Il n'était pas question qu'il casse la bonne humeur du Lathandrite en lui parlant de l'attitude du barde avant d'aller au devant des enfants. Après tout, le pauvre Gabriel se les était coltinés les cinq jours précédents et il avait le droit de profiter un moment de sa liberté. Evidemment, si la conversation les ramenait sans cesse à la marmaille, ce ne seraient que de fausses vacances, mais sans doute le jeune homme avait-il déjà pu en profiter.
" Cela signifie-t-il que vous monterez la garde en seconde partie de nuit ?" demanda le paladin.

-Bien sûr. Comme je l'ai fait hier. Je suis un homme de parole, vous savez : j'avais pris auprès de vous l'engagement de rejoindre les sentinelles, et je l'ai respecté.
Quelques instants plus tard, ils percevaient un bruit de course, et une sorte de golem de terre miniature traversa la place à toute allure pour disparaître derrière un chariot.
-Ça, s'était Mathieu.
-Non, Jehan.
-C'était Émeline, voyons !
Le clerc leva les yeux au ciel.
-Vous n'y êtes pas : c'était Émeric. Quelques jours de vacances et vous ne reconnaissez même plus vos élèves ?
-Il avait de la boue partout...
-Oui, c'était quasiment impossible de voir de qui il s'agissait.
-Vous croyez que tous les autres vont sortir dans le même état ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée