La Couronne de Cuivre

Ils avancèrent encore un peu, une demi-heure peut-être. Puis ils finirent par entendre un bruit sur leur droite. Le genre de bruit que ferait un animal de grande taille en se déplaçant dans un bois si dense. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne cherchait pas à être discret. Il venait de l'arrière, et se rapprocha, jusqu'à les dépasser. Puis il y eut le même phénomène à gauche. La végétation était trop touffue pour qu'ils aperçoivent quoi que ce soit. Mais Kasumi eût bientôt la certitude qu'il y avait également quelque chose qui se rapprochait à grande vitesse, par-derrière...

Kasumi posa le cocon au sol après avoir demandé à Sylvia de faire de même. Il savait que ses compagnons avaient, autant que lui, sentit la menace qui s'apprêtait à fondre sur eux. Il était inutile et même dangereux de tenter de fuir à présent. Le rôdeur fit volte face et donna des instructions :

- Regroupez-vous derrière moi. Tenez-vous dos à dos face à la forêt. Sylvia vers l'avant. Eärundra, nous allons avoir besoin de Léo. Ils arrivent !

Le rôdeur tenait déjà ses armes hors de leurs fourreaux, sur le qui-vive pour réceptionner une charge. Au besoin, il se tenait prêt immobiliser un côté de la piste avec ses sorts. Dès que leurs adversaires se montreraient. Et s'ils lui en laissaient le temps.

Tous obtempérèrent avec une rapidité et une efficacité impressionnante. En quelques instants, ils se trouvèrent à former un cercle autour du cocon, tous guettant la forêt hostile, Eärundra avec son calme inébranlable, Tilmandil avec un trac évident.
Un moment, le temps parut suspendu. Puis un rugissement leur appris que Léo, quelque part à droite, devant eux, attaquait l'un de leurs agresseurs. Agresseurs dont ils ne voyaient pour le moment rien, mais leur présence était perceptible. Ils les guettaient. Ils allaient bondir.
Kasumi entendit subitement Galawen incanter, immédiatement suivie de Tilmandil. Ils avaient sans doute aperçu l'un de leurs adversaires sur la gauche. Au même moment, deux énormes loups apparurent face à lui, bondissant le long de la piste dégagée. Il avait à peine le temps de lancer un sortilège, ou de tirer une flèche, une seule. Eärundra, à son tour, se mit à incanter, et il entendit le sifflement caractéristique d'une flèche qu'on lâche.

La bataille avait commencé avec brutalité mais Kasumi se réjouissait de l’ordre affiché par leur groupe. L’expérience de chacun avait pris le pas sur les réflexes. Ses quelques paroles avaient peut-être également contribué à ce que chacun trouve sa place, ne perde pas de temps à s’interroger, à se coordonner. Ils ne pouvaient pas faire mieux : les compétences de chacun, la puissance des adversaires et une bonne part de chance allaient maintenant décider de l’issue de cet affrontement. Un affrontement qu’il était interdit de perdre. Le demi-elfe lança un sort en direction des deux molosses qui fonçaient sur lui dans l’espoir de les immobiliser. Il aurait alors une plus grande marge de manœuvre entre les achever ou gérer une urgence si l’un des défenseurs se trouvait en difficulté.

Kasumi -> Piste devant les deux loups -> Enchevêtrement

Des racines sortirent du sol, emprisonnant les pattes des carnassiers. L'un d'eux parvint à s'en arracher, mais fut à nouveau immobilisé au bout de quelques foulées, à quelques mètres à peine du rôdeur. Il lui était facile de les achever, ou au moins de les affaiblir grandement, avec quelques flèches bien placées.
Le rôdeur n'avait pas le loisir de regarder derrière lui, mais il entendit une sorte de jappement de douleur, puis un autre. Les incantations s'achevèrent, sans qu'il puisse en connaître le résultat, en-dehors de grondements furieux et de cris de douleur. Pas humains, ni elfiques, heureusement, pour le moment.
Un éclair frappa brusquement quelque part dans les taillis sur sa droite. Nouveau jappement de douleur.
- Non, cria subitement Galawen, juste à sa gauche. Un coup d'oeil lui apprit qu'un de ces monstres venait de lui happer le bras..

Kasumi n'avait pas hésité un instant à laisser les proies qui lui faisaient face : son sort durerait bien au-delà du combat, à moins qu'il ne s'éternise et même s'il y avait un risque que l'un des molosses se libère, mieux valait parer au plus urgent en aidant ses compagnons à repousser les autres membres de la meute.

Son choix se justifia dès l'instant où il se retourna alors que Galawen était plus qu'en difficulté. Une mâchoire lui enserrait le bras et, s'il ne pouvait pas juger de la gravité de la blessure, la mage n'en avait certainement plus que pour quelques secondes à vivre face à un adversaire au contact. Le rôdeur se précipita vers elle et tenta de frapper le loup sanguinaire à la gorge, frappant simultanément de ses deux épées dans le but de lui faire lâcher prise.

- Eärundra, des soins, vite !

Nul doute que l'elfe en aurait besoin. S'il n'était pas déjà trop tard.

Le coup de Kasumi ne suffit pas à tuer le monstre, mais il lui fit en revanche lâcher prise, reculer d'un bond et se retourner vers lui, comprenant qu'il avait un adversaire plus coriace à abattre. Il sembla hésiter, se demandant par quel bout attaquer ce bipède trop bien armé, ce qui laissait toute latitude au rôdeur pour porter un nouveau coup.
Galawen tomba à genoux, tenant son bras sanguinolent avec sur le visage un mélange d'incrédulité et de terreur. Eärundra se retourna, comprit la situation d'un seul regard, et se précipita vers elle. Elle se mit aussitôt à incanter.
le rôdeur n'avait guère le loisir de voir ce qui se passait pour ses autres compagnons. il entendait les rugissements de Léo, et Tilmandil qui incantait à nouveau. L'arc de Sylvia ne sifflait plus : peut-être était-elle maintenant au corps à corps...

Kasumi savait d’expérience que se disperser en cherchant à aider tous ses compagnons à la fois ne serait pas efficace et les mettrait indirectement tous en danger. Plutôt que de s’intéresser à ce qui se passait pour Tilmandil et même pour Sylvia, il décida de sécuriser l’intervention de la druidesse et de protéger Galawen autant que faire se pouvait. Il engagea donc le molosse qui venait de délaisser l’elfe en portant une série d’attaques puissantes, profitant de l’avantage conféré par ses deux armes. Plus rapidement il parviendrait à s’en défaire, plus vite il pourrait se renseigner sur ce qu’il advenait de ses autres compagnons.

Le combat fut violent. Le monstre était extrêmement rapide, esquivant apparemment sans effort les coups du rôdeur.
Un éclair, puis un deuxième, jaillirent du ciel sans nuage, arrachant des grondements de douleur et de colère à certains de leurs adversaires. Mais pas à celui qui lui faisait face et qui semblait particulièrement infatigable.
Le seul point positif, c'est que la bête était trop harcelée par ses multiples attaques pour parvenir à riposter d'une façon quelconque. Ce serait l'endurance qui ferait toute la différence : le premier qui se fatiguerait suffisamment pour perdre en rapidité serait impitoyablement achevé par l'autre. Et le combat nécessitait trop de concentration pour qu'il puisse savoir ce qu'il advenait de ses compagnons. Il ne savait même pas si Eärundra était parvenue à soigner Galawen.
Ce fut le loup qui montra, le premier, des signes de faiblesse. Kasumi en profita pour lui porter un coup puissant au flanc, puis un second, les deux entaillant la chair et lui arrachant un hurlement de désespoir. Au même moment, il entendit un cri de douleur de Sylvia, qui le déconcentra partiellement, lui coûtant une morsure sans gravité au bras gauche, l'obligeant à se battre à nouveau de toutes ses forces, pour survivre.
Et, au moment où il allait enfin donner le coup de grâce, un autre monstre apparut aux côtés du premier. Tout aussi puissant, et indemne apparemment.

Kasumi se serait bien offert le réconfort de vérifier si ses compagnons s’en sortaient mieux que lui mais même ce baume lui fut refusé. Le cri de Sylvia l’avait glacé mais il était déjà sur le fil du rasoir pour défendre sa propre vie pour faire plus que s’en inquiéter. Son nouvel adversaire l’acculait déjà en un combat à mort où il n’était pas du tout favori. Pas après avoir déjà dépensé ses efforts sans compter pour venir difficilement à bout de son prédécesseur. Et pourtant, il ne pouvait pas se permettre de renoncer : le premier signe de relâchement ou de lassitude signifierait sa fin, de façon certaine, irrévocable. Et s’il ne se dressait plus sur le chemin des loups, ces derniers profiteraient de cette faille dans leur défense pour achever rapidement ses compagnons. Le rôdeur économisait son souffle de plus en plus court sinon il aurait bien poussé un cri rageur en attaquant l’animal aux pattes dans l’espoir de réduire sa mobilité et sa capacité d’esquive.

Le combat était rude, et les défenseurs trop peu nombreux. La fatigue se faisait sentir, dans leurs gestes, leur coûtant de précieux instants à chaque riposte. Et les loups étaient apparemment plus nombreux qu'eux. La situation, d'abord équilibrée, semblait tourner peu à peu à l'avantage de leurs adversaires.
" Shyll'exan"
Un seul mot, prononcé par une voix rauque, d'un ton sec.
Et subitement, les loups s'enfuirent.

Kasumi se sentait faiblir d’instant en instant. La blessure qu’il avait d’abord perçue comme anodine le gênait de plus en plus à mesure que la fatigue et la contraction de ses muscles se faisaient plus criantes. Pire que tout, leurs adversaires semblaient ne pas diminuer ni en nombre ni en puissance. Bientôt ils en seraient réduits à fuir mais il ne le pouvait pas : pas alors que son père ne pouvait pas être transporté. Pas alors qu’ils avaient des blessés, voire pire… Le rôdeur en était là de ses réflexions amères quand le combat cessa aussi brusquement qu’il avait commencé. Le premier réflexe du demi-elfe fut de chercher l’origine de cette voix étrange : s’agissait-il de ce fameux druide de si mauvais conseil dont avait parlé Galawen ? Mais il chercha avant tout à s’enquérir de l’état de ses compagnons. Sylvia avait été blessée, il l’avait entendu. Et Galawen bien sûr. Décidément, cette voix était providentielle mais était-elle intervenu trop tard ?

L'instant de silence qui s'ensuivit parut infiniment long. En se retournant, Kasumi put voir que ses compagnons, comme lui, évaluaient du regard la situation, interloqués par cette fin imprévue. Galawen, soignée par la druidesse, semblait indemne, tout comme Tilmandil. Sylvia était blessée à la jambe, d'une morsure profonde qui avait déchiqueté la chair. Pâle, elle tourna un regard implorant vers Eärundra, vers Kasumi... et s'effondra au sol.
Eärundra, toute proche de Sylvia, se précipita vers elle et se mit immédiatement à incanter.
Autour d'eux, tout était calme et silencieux. Comme si une bataille sanglante ne venait pas d'avoir lieu. Et le propriétaire de la voix n'était pas visible.

Kasumi ne perdit qu’un instant de plus pour enjoindre les deux elfes à la vigilance tandis que lui-même se précipitait aux côtés de Sylvia. La rôdeuse était à bout de force et cette vilaine morsure avait manifestement été la blessure de trop. Fou d’inquiétude et sentant parfaitement impuissant, le rôdeur glissa une main sous sa nuque pour lui relever légèrement la tête et attrapa l’un de ses poignets de l’autre. Juste pour s’assurer qu’elle n’était qu’inconsciente. Et aussi pour lui offrir un contact rassurant si par bonheur elle ne l’était pas. Il était bien conscient toutefois que son sort dépendait à nouveau des talents de guérisseuse d’Eärundra. Il ne pouvait pas détacher son regard de sa compagne aussi ne pouvait-il voir si la druidesse arborait une mine inquiète ou non.

Sylvia était pâle comme un linge, et pendant quelques instants, Kasumi eut l'impression qu'elle ne respirait plus. Puis, sa poitrine se souleva, faiblement.
L'incantation s'acheva, et une lumière verte enveloppa brièvement son corps inconscient. Et elle ouvrit les yeux, un regard flou qui croisa celui, inquiet, de son compagnon. Elle ne réagit pas tout de suite, cependant, peinant à retrouver ses esprits. Elle battit plusieurs fois des paupières avant d'ébaucher un sourire en le reconnaissant.
- Elle ira bien, ne vous en faites pas.
La blessure au bras s'était en effet refermée. Mais la rôdeuse paraissait encore extrêmement faible.
- Jamais vu tant d'elfes dans cette partie de la forêt, intervint la voix rocailleuse, d'un ton bourru. Elle appartenait à un bipède immense, pourvu d'une large face bestiale, voire porcine, vêtu d'une sorte de longue tunique verdâtre. Kasumi reconnut un orque.

Le cœur de Kasumi s’était arrêté pendant quelques secondes en constatant l’absence de respiration de Sylvia et le désespoir induit par la forêt maléfique avait bien failli le submerger en cet instant terrible. Par opposition, voir Sylvia reprendre vie chassa toutes ses pensées désespérées et relégua même sa fatigue. C’était une illusion évidemment. Cette dernière reviendrait bien vitre pour reprendre ses droits. Pour l’heure il était trop absorbé par la contemplation de Sylvia maintenant qu’elle avait rouvert les yeux et lui adressa même un pauvre sourire et des paroles se voulant réconfortantes :

- Cela va aller mieux dans un instant mon amour. Reste un peu étendue le temps de reprendre tes esprits. Les loups se sont enfuis, il n’y a pas d’urgence.

Sans se remettre debout et sans lâcher sa main, il cessa un instant de la couver de son regard doux et amoureux pour accorder son attention à leur sauveur : un orque, comme Galawen l’avait laissé entendre.

- Vous méritez nos remerciements, maître druide. Et vous reconnaitrez certainement certains de mes compagnons qui vous ont déjà rencontré récemment. Je m’appelle Kasumi. A qui devons-nous la fin de ce combat bien mal engagé, si ce n’est pas indiscret de le demander ?

Sylvia n'avait pas lâché la main de Kasumi, puisant du réconfort dans ce contact ténu. Elle gardait les yeux fixés sur lui, sans vraiment comprendre ce qui se passait peut-être.
- Gragor.
L'orque s'avança, les dévisageant un à un. Son regard s'arrêta sur Galawen.
- Encore là ? Et tes compagnons ?
Il s'exprimait d'une voix étrange, parfois difficilement compréhensible. Galawen désigna du menton le cocon, avec un regard désespéré. Le druide orque y jeta un regard.
- Vivant, fit-il simplement avec un hochement d'épaules. L'autre est mort ?
La magicienne hocha la tête avec un soupir.
- Pourquoi revenir ? Pour la racine ?

Kasumi répondit à la place de l’elfe, ne parvenant pas tout à fait à dissimuler une certaine amertume dans la tonalité de sa voix :

- Oui, nous sommes revenus pour la racine. Pour comprendre pourquoi on la conseillée à mon père. Alors que c’est manifestement un leurre et une supercherie. Vous pouvez peut-être nous en apprendre davantage ?

Il ne s’était pas encore redressé, se refusant à lâcher la main de sa compagne tant qu’elle ne se sentirait pas prête à se relever mais son regard ne quittait plus l’orc maintenant. Il guettait sa réaction, craignant un peu que ses mots aient été un peu trop rudes.

Le druide eut un rire sec.
- Que de questions... auxquelles ce n'est pas à moi de répondre ! Mon rôle est juste accueillir les voyageurs perdus. Mais rares sont les elfes ou les humains assez fous pour rechercher la racine d'ayahuasca !
Il fut prit d'un rire hoquetant, un peu fou.
- D'habitude, ce sont les asabi qui la cherchent... Je peux juste vous indiquer où la trouver, comme je le fais pour eux. La raison pour laquelle vous la voulez et ce que vous en attendez ne me concerne pas !
- Pourquoi leur avez-vous dit qu'ils devaient la consommer tout de suite ? intervint Eärundra.
- Parce que c'est ainsi qu'elle est plus efficace. Consommée fraîche, et au coeur du bosquet...

Se pouvait-il que ce maudit orc soit cantonné au rôle de guide, aveugle aux conséquences néfastes de cette plante ? Mais qui lui avait attribué ce rôle dans ce cas ? Probablement lui-même : l’humanoïde paraissait un peu fou. Mais peut-être pas : ce bosquet-ci avait sans doute un esprit gardien lui aussi. Un équivalent de Celd. Si tel était le cas, Kasumi n’était pas pressé de le rencontrer alors que Gragor le mettait déjà suffisamment mal à l’aise.

- Nous vous écoutons dans ce cas : indiquez-nous où nous pourrons trouver de cette racine. Mais avant cela, peut-être accepterez-vous de répondre à cette question : pourquoi avez-vous chassé les loups sanguinaires ? Cela fait-il partie de votre rôle ? Ou était-ce simplement par curiosité à notre égard ?

Le druide eût un rire moqueur.
- La réponse, vous la connaissez déjà, elle est dans votre question !
- Pure curiosité, traduisit Eärundra d'un ton calme.
- Tout à fait ! Un peu déçu, de fait, de voir que vous n'êtes que les successeurs de ceux croisés avant-hier. Je n'ai jamais vu autant de non-asabi à la recherche de cette plante... Et donc, pour répondre à votre question, mais votre camarade le sait déjà : suivez cette piste, elle vous mènera tout droit à un bosquet d'épineux dans lequel celui d'entre vous qui veut consommer cette racine doit pénétrer seul...

Kasumi échangea un regard avec Galawen et Eärundra : aucun d’entre eux n’avait l’intention de consommer cette racine cette fois. Mais faudrait-il en passer par là pour percer ses mystères ? Le demi-elfe avait jusque-là envisagé de se contenter d’en prélever et d’en amener à Celd si la druidesse n’était pas à même d’en identifier les propriétés. Mais là encore, la solution n’était certainement pas aussi simple. Quelqu’un devrait y pénétrer seul. Et n’aurait pas forcément l’opportunité d’en ramener la racine. Si Eärundra était certainement la mieux placée pour déceler les caractéristiques de cet ingrédient dangereux, il ne pouvait décemment pas lui demander de prendre – seule – un tel risque. Alors, il répondit d’une voix déterminée tout en tentant de dédramatiser la situation par un trait d’esprit :

- La curiosité n’est pas un si vilain défaut tout compte fait. En tous cas pas tout le temps et ce n’est certainement pas Tilmandil qui me contredira ! Mais s’il faut aller seul dans ce bosquet, je crois que c’est à moi de m’en charger. Si la racine a un lien avec mon père, je pense être le mieux placé pour l’appréhender.

Ce faisant, il n’osa pas regarder Sylvia mais la pression sur sa main le renseignerait peut-être sur sa réaction sans qu’il soit besoin de voir son visage.

Il sentit Sylvia s'agripper avec force à sa main, et se redresser à demi.
- Non, c'est trop dangereux...
- Il vous faudra la consommer, la coupa Eärundra d'un ton un peu sec.
Puis elle se tourna vers l'orque et prononça quelques mots dans une langue inconnue d'eux. L'orque éclata d'un rire un peu fou, et répliqua dans la même langue. La druidesse hocha la tête, une expression neutre sur les traits. Son homologue orque claqua subitement des mains et quelques instant plus tard, il disparaissait tandis qu'un hibou s'envolait de l'endroit où il se tenait. Eärundra haussa les épaules en caressant distraitement Léo qui s'était approché.

Kasumi posa serra la main de Sylvia des deux siennes et tenta de la rasséréner par un regard doux mais qui se voulait déterminé qui dura le temps de l’échange entre les deux druides. Quand l’orc eut disparu, il en revint à Eärundra, réagissant à sa dernière réplique :

- Je ne vois pas non plus d’autres moyens d’en percer les mystères et nous ne pouvons plus reculer à présent. S’il n’y a pas d’autres solutions, je n’ai guère le choix que de tenter cette expérience. Gragor vous a-t-il révélé d’autres informations intéressantes qui pourraient me renseigner sur ce qui pourrait m’attendre ?

La druidesse soupira.
- Il ne m'a rien appris que je ne sache déjà. Il a tout juste eu l'amabilité de confirmer mes connaissances.
Elle se tourna vers Kasumi.
- La racine d'ayahuasca est un hallucinogène puissant. A très faible dose, séchée et réduite en poudre, elle est utilisée comme plante médicinale pour de nombreuses races, notamment les asabi. Mais un autre usage existe chez les asabi. Du moins chez leurs shamans. Consommée fraîche, ou à défaut à très forte dose, ils s'en servent pour communiquer avec ce qu'ils nomment le monde des rêves, ou des esprits. Je ne sais pas exactement ce dont il s'agit, peut-être un autre plan. Mais pour quelqu'un qui n'est pas shaman, ni druide, il est excessivement dangereux de consommer de l'ayahuasca sous cette forme. Il est en effet probable que le sujet non averti se trouve propulsé dans leur monde des rêves, sans qu'il comprenne ce qui lui arrive... et qu'il y reste coincé en croyant qu'il s'agit du monde réel où il vit. C'est ce que m'a appris le druide que je suis allée rencontrer dans le désert il y a un mois bientôt.

Se rendre dans le monde des rêves des asabis ? Quoique cela signifie, cela n’avait pas grand-chose de rassurant. Kasumi était maintenant persuadé que cela contribuait à expliquer l’état d’inconscience de son père même si cela ne fournissait guère de réponses pour l’en sortir et encore moins pour l’aider à combattre la malédiction dont il était victime. Il n’osait plus regarder Sylvia, de peur d’y lire quelque-chose qui le dissuaderait de persévérer :

- Elryndel se serait donc perdu dans ce songe ? En espérant trouver un esprit capable de l'aider ou - au minimum - de le renseigner sur de nouvelles pistes à suivre ? Mais pensez-vous que je pourrais le contacter si je l’y rejoignais ? Et que je me souviendrais de mon objectif ? C’est sans doute notre seule chance de le ramener mais…

Il n’osait pas formuler les doutes qu’il nourrissait. Et la peine que sa décision risquait de provoquer. S’il échouait, il n’y aurait pas que sa vie et celle de son père en jeu.

Eärundra grimaça.
- Je n'ai aucune certitude... j'ai discuté avec Celwyn avant que nous quittions le campement, je lui ai exposé le peu que je savais et ce que j'en déduisais, mais il n'en savait pas davantage que moi sur les effets de cette racine. Ce que j'ai cru comprendre, c'est que lorsque quelqu'un consomme cette plante fraîche, sans savoir ce qui l'attend, il se trouve projeté dans un autre monde qu'il confond avec le monde réel. Il s'y trouve donc prisonnier puisqu'il ne sait même pas qu'il doit le quitter. Le druide asabi ne m'a pas dit à quoi ressemblerait ce monde, apparemment cela pourrait dépendre de la personne qui ingère la racine. Mais à mon avis, si quelqu'un consomme cette racine en étant averti de son effet, il est probable que cette conscience lui reste en tête, peut-être de façon vague, mais suffisante pour qu'il sache qu'il n'est pas dans le monde réel.
- Oui... mais comment il en sortirait ?
- Je n'en ai pas la moindre idée... peut-être simplement en se rappelant qu'il doit se réveiller ? Les shamans et druide asabi en sortent simplement en le décidant. Vous n'êtes pas shaman, donc je ne peux pas être sûre que ça fonctionne de la même façon...

Il n’y avait aucune certitude. Kasumi n’en avait pas davantage. Il n’était pas du tout certain que chasser cette racine soit une bonne idée. En définitive, la seule conviction du rôdeur était qu’il n’avait plus d’autre choix que de prendre le risque de rejoindre son père dans le domaine des songes.

- J’imagine que vous ne savez pas non plus s’il y existe ou non un autre moyen de réveiller un esprit égaré dans ce plan… Si je comprends bien, il faut que je suive les pas de mon père, que je garde en tête que ce que je trouverai n’est qu’un rêve et que je parvienne à l’en convaincre lui aussi. Et enfin, bien entendu, que nous parvenions à trouver la sortie éventuellement en rapportant une information utile de tout ça... Un joli programme ! Je me montrerai prudent bien entendu mais ce serait rassurant de pouvoir compter sur une intervention extérieure si nécessaire.

Eärundra grimaça.
- A ma connaissance, il n'y a aucun moyen de sortir avec certitude quelqu'un de ce monde... sauf à aller le chercher, justement, comme vous vous apprêtez à le faire.
- Et... s'il ne revient pas ? Vous voulez dire que... très bien, s'il ne reviens pas, j'irai le chercher !
- Non, vous n'y arriverez pas mieux... S'il ne trouve pas la sortie en sachant que ce n'est qu'un rêve, alors c'est que seul un druide le peut... et dans ce cas, j'irai.
Sylvia décocha à la druidesse un regard passablement noir, mais ne trouva rien à répondre. Ses épaules s'affaissèrent, elle baissa la tête. Et n'ajouta rien.

Kasumi sentit la détresse de Sylvia et s’y être attendu ne facilitait en rien la vive émotion qui s’empara de lui. Il répugnait à lui faire de la peine et à l’inquiéter ainsi et, en se mettant à sa place, il imaginait combien il devait être difficile de le laisser risquer sa vie sans pouvoir intervenir. Surtout connaissant le caractère de la rôdeuse – très proche du sien sur cet aspect. Alors, dans un geste doux, il l’enlaça en la serrant contre sa poitrine :

- Tu seras là pour veiller sur moi, je le sais. Y compris dans mes pensées. Je ne serai pas tenté de rester là-bas puisque tu n’y seras pas.

La Couronne de Cuivre

[Haute-Forêt] Quête : Racines