La Couronne de Cuivre

-Je comprends ce que vous voulez dire et je ne suis pas forcément en désaccord. Cependant, le cas de Baptiste est un peu particulier : il est difficile de savoir ce qui vient de sa vraie nature et ce qui découle des horreurs qu'il a endurées. Par ailleurs, je me suis mal exprimé : plutôt que de l'amener à être moins casanier, j'espérais lui montrer que le monde qui s'étend hors de notre ferme n'est pas uniquement synonyme de danger ou de souffrance. Et pour le coup, c'est malheureusement raté.
Entre son accident et les drames de la Vallée fertile, il aurait des arguments pour refuser tout nouveau voyage.

" Je vois ce que vous voulez dire. Mais dans le même temps, je suis certain que vous n'avez pas traversé que des horreurs, si vous faites le point, posément, sur ce que vous avez vécu. Après... la vie est faite de tourments et de bonheurs, c'est ainsi, et c'est crucial de le savoir, de le mesurer et de l'accepter, même quand on a dix ans. Il faut savoir se nourrir et se ressourcer aux bons endroits, trouver la force en soi et chez les autres. Je suis sûr qu'en dépit des turpitudes, vos liens sont plus forts. Entre vous, lui, les autres enfants. C'est la chose la plus importante et la plus nécessaire au monde."

-Vous avez raison.
Son sourire revint.
-Il n'empêche : si je fais mine de lui proposer une nouvelle excursion dans les mois qui viennent, je suis à peu près sûr qu'il verra cela comme une véritable déclaration de guerre.

" Allons. Ça dépend vers où et ça dépend pourquoi... Les enfants de son âge sont rarement rigides... et peut-être faut-il simplement que sa mère soit de la partie. C'est quand même assez particulier de partir aussi longtemps loin de chez soi... Je peux imaginer que ce soit déstabilisant pour n'importe quel enfant."
Il sourit.
" Après, si ce sont des enfants qui ont été bousculés par la vie... sans doute ont-ils avant tout besoin d'un foyer... peut-être pendant plusieurs années... avant d'imaginer qu'il y ait quoi que ce soit à trouver ailleurs. Guérir, ça prend parfois du temps. Ce n'est pas forcément un mal. C'est ainsi qu'on obtient les guérisons les plus solides, quand on a laissé la nature faire les choses à son rythme."

Il acquiesça.
-C'est certain...
Il se fit pensif.
-Vous savez ce qui est le plus amusant ? A la base, je n'avais aucune intention de partir en voyage : pour moi aussi, les dernières années ont été... mouvementées, dirons-nous, et vivre paisiblement dans notre ferme me convenait tout à fait. Mais mon épouse et un ami ont comploté pour me remettre sur la route.

" J'imagine que c'est la même chose qui a présidé à leur cabale, que ce que vous disiez concernant Baptiste : la peur que les événements vous ait métamorphosé. Un barde, a priori, cela voyage, je suppose, à moins que vous ayez été barde à la cour d'un seigneur..."
Il leva les yeux au ciel.
" Quand on a goûté aux étoiles, il n'est pas aisé d'y renoncer pour un toit. Moi-même, je ne réside ici que cinq ou six jours par mois. Je ne vais jamais loin, mais je suis comme... un arpenteur des lieux. C'est, évidemment, le prix de ma charge, mais c'est une voie qui correspondait à ma nature avide de mouvement. Evidemment les elfes, plus que les humains, passent par des phases parfois différentes les unes des autres."

-Sans doute...
Et peut-être, après quelques années de transition, était-il en train d'en débuter une nouvelle.
-J'ai connu trois périodes sédentaires de quelques années, durant ma vie : d'abord auprès de mes parents adoptifs, ensuite au sein d'une cour elfique, enfin dans notre ferme. Le reste du temps, j'étais par monts et par vaux.
Il observa Olivier quelques instants.
-Serait-il indiscret de vous demander comment est née votre vocation ?

" Elle est née au fil du temps, je suppose. Je ne sais pas si j'y étais prédisposé... Je suis un gosse de la ville, je suis né à Fondor. Mais quand j'ai quitté ma famille... et que j'ai été pris en charge par Ayu... mon cadre a changé et ça a été comme une révélation progressive... Des tas de choses que je n'avais jamais vues... ou que j'avais vues sans les voir réellement, plutôt, se sont manifestées à ma conscience... J'ai vu le monde tourner. C'est une chose à la fois tout à fait banale et pourtant critique, cette ronde infinie..."
Il sourit.
" J'ai beaucoup appris sur le tas et quand j'ai eu seize ans, Ayu m'a trouvé un maître... qui a pris sur lui de formaliser ce que je savais... de le sublimer... et de m'ouvrir à d'autres mystères et à d'autres vérités..."

-C'est un parcours intéressant...
Le petit citadin recueilli par une ourse-garou, devenant druide puis fondant un havre pour les êtres sylvestres : il y aurait de quoi faire une chanson.
-Voyez-vous d'autres druides, de temps à autre ? Sauf erreur de ma part, il existe des cercles druidiques, en certains endroits...

" Non et oui." dit Olivier.
Il sourit.
" Une fois l'an, je fais l'effort d'aller à une cérémonie rituelle, mais dans le fond, je n'en vois pas trop l'usage. Au début, évidemment, c'était autre chose, mais avec le temps... Je suis un vieux druide, mine de rien. Peut-être qu'un jour je me prendrai un apprenti, je ne sais pas. Il y a des cercles dans la Vallée, et d'autres dans la Forêt, bien sûr. Mais druide, c'est comme barde : c'est un boulot qu'on fait volontiers seul, non ?"

-Pour les bardes, cela dépend : certains aiment travailler en solitaire, d'autres préfèrent le faire au sein de troupes... En ce qui me concerne, mes... objectifs étaient incompatibles avec la deuxième option, donc la question ne se posait pas. Mais aujourd'hui... Si quelqu'un au sein de ma famille ou parmi mes amis se prenait de passion pour la musique, je serais ravi de jouer avec lui. Mais ce ne semble pas être le cas.
Hormis Benoit Merlu, il n'avait guère fait d'émules.

" Cela peut venir. A leur âge, j'étais persuadé que je deviendrais garde dans la milice de Fondor. Les animaux étaient pour moi essentiellement des pigeons, des mouettes, des rats et des chiens pelés, et les végétaux arrivaient tous directement dans mon assiette. Je sais que dans beaucoup de cadres, les enfants se définissent des trajectoires très rapidement, pour reprendre l'héritage de leurs parents, généralement, ou pour profiter de leurs meilleures années, mais je suppose qu'une vocation comme barde ne s'impose pas pour des raisons utilitaires. Et puis ils ont l'air d'aimer les histoires, de ce que j'ai vu. Peut-être moins le faune, mais les deux autres... Tous les bardes doivent-ils forcément faire de la musique ?"

-C'est simplement à elle qu'on les associe en premier dans l'imaginaire collectif. Et beaucoup en font, dans les faits. Mais dans l'absolu, il n'y a aucune obligation : certains ont d'autres activités artistiques en parallèle, voire ne touchent à aucun instrument... Pour le reste, je n'ai pas d'attente ou d'exigence concernant le métier qu'embrasseront mes enfants : tout ce qui compte pour moi, c'est qu'ils trouvent une voie qui leur convienne et qu'ils soient heureux. Je ne serais donc pas vraiment déçu si aucun d'entre eux n'est tenté par la carrière bardique.

" C'est plus sage, assurément, dit le druide. Et au final, ce sera peut-être plus efficace."
Il eut une grimace.
" A ce sujet, je crains que les pixies n'aient récupéré leur trésor pendant la nuit. J'imagine qu'ils avaient une autre créature visqueuse à y élever."

Il sourit.
-Servir de couveuse, voilà une utilisation originale, pour un luth ! Mais de toute façon, il a rempli son office. Et puis, vous avez pu le constater : au besoin, il n'est pas trop difficile de le remettre en état.
Il fallait juste ne rien avoir contre les surprises.

" Avec un peu de magie, sans doute. Mais s'il est comme un corps humain, il en perdra chaque fois de sa qualité. Et connaissant les pixies, je suis plus ou moins certain qu'ils vont s'efforcer de le rendre le plus inutilisable possible, pour se prémunir de nouveaux rapts. Ce sont des coquins."
Il jeta un coup d'oeil derrière lui.
" Avez-vous une idée de ce à quoi vous entendez occuper votre journée ?"

Il secoua la tête.
-Non. Je me disais simplement que je pourrais explorer plus avant votre domaine et rencontrer ceux de ses habitants dont je n'ai pas encore eu la chance de faire la connaissance. Cependant, si je puis vous être utile en quoi que ce soit, n'hésitez surtout pas à me le dire : ce sera avec plaisir.

" Non, ce n'est pas nécessaire... et c'est même mieux pas, en fait. Je peux aller dans des endroits qui ne vous sont pas accessibles."
Il sourit.
" Mais profitez donc de la clairière : elle n'est pas immense, cependant, je ne suis pas certain que vous trouverez à vous y occuper des heures. Et les consignes que j'ai données hier aux garçons valent pour vous : ne pas réveiller ce qui dort, ne pas troubler l'eau... Vous vous en souvenez sûrement. Les créatures mal embouchées ne feront pas la différence entre un adulte et un enfant."

-Comptez sur moi pour respecter scrupuleusement ces consignes. Au besoin, je veillerai à ce que les petits en fassent autant. Mais apparemment, ils le font déjà très bien tout seuls.
Il eut un sourire non dénué d'espièglerie.
-Mais j'implore votre clémence si, d'aventure, je me rends coupable d'un involontaire plongeon : en effet, je crois que je ne pourrai pas m'empêcher d'aller discuter avec Roussette.

" Si elle vous noie, je ne pourrai pas vous ramener à la vie, je vous préviens. Cela dit, je suis tolérant avec les fantômes, tant qu'ils ne mettent pas le bordel la nuit en venant gémir devant les fenêtres."
Il eut un sourire.
" Blague à part, méfiez-vous de Roussette. Elle n'est pas aussi inoffensive qu'elle le prétend."

Il acquiesça.
-Je serai prudent. Et peut-être pourrai-je recourir aux services d'un chaperon, si Epona ou Ayu sont disponibles, par exemple. Mais voilà, les bardes sont curieux et pouvoir rencontrer une nixe facétieuse, cela n'arrive pas tous les jours !
Ceci dit, le havre d'Olivier accueillait bien d'autres personnes intéressantes.

" Un chaperon ne vous protègera pas forcément. Mais je verrai si Epona ou Ayu peut vous aider. Elles sont malheureusement occupées l'une et l'autre, à cette heure, mais si vous attendez l'après-midi, nous pourrons convenir de quelque chose pendant le repas."
Il se leva.
" Vous avez tout ce qu'il vous faut, je peux vous laisser ? Vous avez repéré la cuisine : si vous avez faim, allez y jeter un oeil. Mais ne consommez que ce que vous reconnaissez à coup sûr. Les estomacs des centaures et des dryades tolèrent des choses qui vous rendront malade dans l'heure et pour un certain temps."

-C'est bien noté. Merci du conseil.
Il se leva à son tour.
-Bon courage pour votre travail. Et, à nouveau, si je puis vous être utile en quoi que ce soit, n'hésitez pas.
Mais dans l'immédiat, il allait débuter son exploration de la clairière en respectant scrupuleusement les règles ein vigueur.

La clairière avait une forme vaguement circulaire, et était encerclée, où que porte le regard, par un rideau d'arbres serrés. Sans doute y avait-il des sentes et des chemins s'y enfonçant — après tout, Ayu, Agrim et Epona a minima semblaient avoir quitté les lieux — mais on ne les distinguait pas aisément depuis la tanière du druide, car l'herbe ne semblait abimée nulle part, comme si les habitants des lieux avaient veillé à ne jamais emprunter deux fois le même passage. Le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes et le bruit du vent étaient les sons dominants... si on faisait exception des cris des enfants, quelque part de l'autre côté de la petite maisonnette. Il était probable que leur présence était... une sorte d'événement, perturbateur certainement, que les créatures de la clairière toléraient un moment. Taliesin se déplaça et ne vit en réalité pas grand chose d'extraordinaire : des oiseaux, des petits mammifères, des insectes qui fuyaient à son approche... Il y avait la mare, bien sûr, quelques grands arbres, quelques rochers. Un troupeau de biches broutait en lisière du bois sur sa droite, mais fuit à son approche. Un rapace noir, perché sur un tronc, l'observa des hauteurs, de son oeil jaune. Certains arbres étaient chargés de fruits, d'autres jaunissaient sous les rayons du soleil estival.

Taliesin se contenta de se promener tranquillement, faisant bien attention à là où il mettait les pieds. Il savait constituer lui aussi une perturbation et entendait en limiter au maximum l'impact sur les résidents. Si l'un ou l'autre s'intéressait à lui, ce serait l'occasion d'une rencontre ; sinon, il n'irait importuner personne et finirait par aller voir ce que fabriquait la marmaille, ce sans déception aucune. Après tout, une balade paisible était déjà une bonne chose en soi, surtout après les émotions fortes de la veille et la déconvenue de la matinée.

Mais peut-être Taliesin avait-il déjà rencontré la plupart des "personnes" de la clairière, tout compte fait. Il vit surtout des plantes étranges, des fleurs magnifiques, des arbres dont il ne connaissait pas le nom et qu'il était plus ou moins certain de n'avoir jamais vus. A l'abri d'une unique pierre dressée poussaient un nombre impressionnant de champignons multicolores, tous identiques en forme mais, à première vue, aucun en couleur. Il enjamba le ruisseau d'où l'observèrent des grenouilles d'un bleu brillant, presque métallique. Des oiseaux s'envolèrent encore et Taliesin réalisa qu'il était suivi par le tressym sans ailes, lequel se faufilait, silencieux, dans son ombre. Sur une pierre plate, en haut d'une pente faussement douce, dormait un énorme loup blanc, qui semblait se fondre dans le rocher. De ce promontoire, on avait une vue assez large sur les lieux, petit paradis de verdure, coupé du monde.

Taliesin goûta sans réserve à la quiétude des lieux qu'il trouvait particulièrement propices à l'apaisement, à la contemplation.
Et il se prit à se demander si pareils havres étaient l'apanage de la Vallée fertile où s'il en subsistait ailleurs sûr l'île, notamment dans sa partie sud, plus civilisée, voire dans la région de Luménis. Cela lui semblait peu probable, compte tenu de la dansité de l'habitat humain, mais on ne savait jamais : Olivier n'avait-il pas établi celui-ci à proximité immédiate d'un bourg ?

Personne ne vint le déranger. Le loup dormait, le chat vint se frotter langoureusement à ses jambes avant de filer dans les taillis. Des papillons divers voletaient dans l'air tiède, certains familiers, d'autres inconnus, et de multiples abeilles butinaient les corolles ouvertes au soleil. Il y eut un grand cri rauque provenant des bois, mais le loup se contenta d'agiter les oreilles tandis que plus bas, dans la clairière, des oiseaux s'envolaient. De son promontoire, Taliesin aperçut les quatre enfants qui jouaient dans un pré aux hautes herbes, un quelconque jeu de chat et souris, auquel ils semblaient tous participer, même Baptiste. Aucune trace ni d'Olivier, ni d'Ayu, ni d'Agrim, mais Epona venait de surgir du bois à l'exact opposé de la clairière et redescendait vers la tanière.

Lorsque le tressym s'était frotté à ses jambes, il n'avait pas manqué de le caresser, se faisant la réflexion qu'il semblait heureux de son sort, malgré son infirmité. Regrettait-il le temps où il pouvait voler ? Difficile à dire : il savait cette espèce particulièrement intelligente, mais jusqu'à quel point cela allait-il ? Enfin, ce qui comptait, c'était qu'il se sente bien dans sa nouvelle demeure, ce qui était manifestement le cas.
Après son départ, il était resté à observer les environs, suivant parfois du regard les jeux des enfants, suivant enfin la progression d'Epona. Il irait lui parler, avant de retourner en ville : il était curieux de connaître son histoire. Mais il avait envie de prolonger encore un peu ce moment.
Se poser ainsi, tranquillement, paisiblement... il n'en avait pas si souvent l'occasion. Surtout dans pareil cadre.

Epona était rentrée dans la chaumière, les enfants continuaient à jouer. Titus finit par quitter le groupe pour aller arpenter la clairière de son côté. Un fin filet de fumée blanche s'éleva bientôt d'une des trois cheminées du bâtiment. Baptiste rentra à son tour, peut-être attiré par des odeurs de nourriture, que le vent charriait cependant dans la direction opposée au barde. De nombreux oiseaux croisaient dans le ciel, certains s'arrêtaient dans les arbres, d'autres ne faisaient que danser dans les courants aériens avant de s'éloigner. Ayu sous forme d'ourse s'arracha à la forêt quelque part sur la gauche et se métamorphosa en quelques pas, avant de descendre vers la maisonnette à son tour, chargée d'un sac. A côté de Taliesin, le loup blanc s'étira en bâillant mais sans se réveiller. Le tressym reparut, un gros rat entre les crocs, et le déposa aux pieds du barde avant de se frotter à nouveau à ses jambes.

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...