La Couronne de Cuivre

Si la situation en elle-même était plutôt comique, il se garda bien d'en rire ou même d'en sourire : vu sa mauvaise humeur fort compréhensible, Victor aurait eu de fortes chances de prendre mal toute manifestation d'amusement...
-Essaie de voir le bon côté des choses, bonhomme, dit-il, apaisant, en se penchant pour l'aider à remonter sur la terre ferme. A présent, je n'ai pas le choix : comme je ne peux te ramener à la ferme dans un tel état, il faut que je te laisse te baigner un bon moment à l'endroit habituel...

Victor hocha la tête.
" Bon, je vais nager jusque là, alors... ça sert à rien que je sorte."
Le courant allait justement dans la bonne direction ce qui lui permettrait de se laisser flotter sans trop se fatiguer. Il joignit aussitôt le geste à la parole et suivit le cours de la rivière, pour disparaître bientôt à l'endroit où le verger cédait le pas à la forêt.

Les cannes à pêche sur l'épaule et le reste de leur équipement à la main, le barde prit d’un bon pas la même direction S’il avait l'esprit plus léger que précédemment, il demeurait malgré tout décontenancé par la tournure qu'avait prise l'après-midi. Sans doute avait-il en partie oublié à quel point Victor avait un caractère volcanique, aussi prompt à la colère qu'à l'enthousiasme, à l'emportement qu'à l'apaisement. Sans doute, aussi, était-il troublé par sa propre incapacité à déterminer si leur conversation aurait la moindre utilité, si elle ferait réfléchir le gamin ou le tranquilliserait, puisqu'il avait pu évacuer une partie de ce qui le rongeait. Cela, seul l'avenir le dirait.

Il retrouva Victor à l'endroit prévu, dans la rivière. Le gamin était désormais propre et remonta sur la berge sans se faire prier, où il entreprit de se délester de ses vêtements trempés. Il les suspendit à des branches basses, au soleil, et alla profiter, lui aussi, des rayons bienveillants de l'astre diurne. C'est bien sûr à ce moment-là que Robin et Benoît sortirent du sous-bois, des paniers remplis dans les bras.
" Et bien, ça trime sec, je vois !" s'exclama l'aîné des deux frères.

Taliesin sourit aux nouveaux venus.
-Tu ne crois pas si bien dire ! répondit-il sans se laisser démonter. Il n'y a pas cinq minutes, nous étions encore sur la partie de la berge qui longe le verger, où nous venions de pêcher une carpe imposante et où nous hésitions entre la relâcher ou la rapporter à la ferme. Mais voilà...
Il désigna les frusques trempées de l'enfant.
-C'était vraiment une carpe énorme et non contente de réussir à regagner la rivière, elle a entraîné Victor avec elle, lui imposant un bain dont il se serait bien passé, vu que l'eau n'est pas très attirante, par là-bas.

" Mais c'est crapuleux, la carpe. Pourquoi vous pêchez des trucs pareils ? demanda Robin, interdit.
- J'imagine pour nourrir les chiens. Eux, ils trouvent sans doute ça bon, dit Benoît.
- Je suis sûr que les chiens préféreraient encore ronger les os du gibier qu'on mange nous, plutôt que de bouffer de la carpe. Il y a une bonne raison pour laquelle ces poissons deviennent énormes : personne n'en veut !"

-Vous savez, on aurait de loin préféré pêcher une truite, mais on a dû se contenter de ce qui mordait... Et puis, je suis sûr qu'il existe des recettes permettant de transformer une gigantesque carpe en plat succulent... Enfin, on ne le saura jamais, puisque celle-ci s'est enfuie.
Il sourit à nouveau.
-Pour autant, quoi qu'il advienne, on ne rentrera pas les mains vides, car notre programme de l'après-midi ne se limite pas à la pêche !

Les deux Merlus s'installèrent sur la berge. Taliesin put constater qu'ils avaient cueilli des champignons et ramassé des noisettes, sans doute les premières de la saison.
" Il parait qu'on va bientôt entamer la récolte des pommes et des poires. Papa a trouvé un voisin qui a une cuve pour faire du cidre. Il faudra qu'on trie ce qu'on garde et ce qu'on presse, je suppose." dit Robin, songeur.
Benoît avait déjà mis les pieds dans l'eau.
" Victor, t'as des sangsues, remarqua-t-il.
- Quoi ?! Où ça ?
- Ben au moins une sur le mollet gauche et une sur l'épaule, là..."

Au moins maintenant savait-il quelle partie de la rivière il valait mieux éviter...
-Viens ici, Victor, je t'aiderai à les enlever, proposa-t-il. Mais on ne les jettera pas : comme Robin et Benoit se sont déjà chargés de la cueillette que nous envisagions de faire, cela nous évitera de rentrer les mains vides, et je suis sûr que, pour les sangsues aussi, il existe de bonnes recettes. A commencer par du pâté.
Puis, au plus âgé des deux Merlus :
-C'est une bonne nouvelle pour les pommes, les poires et le cidre. D'accord, il y a du travail en perspective, mais ça promet aussi de très bonnes choses à boire et à manger.

" Du pâté de sangsue ? fit Robin d'un air dégoûté.
— C'est une recette mélandienne. Taliesin est devenu expert.
— Baptiste laissera jamais rentrer ça dans sa cuisine."
Victor demeura muet une seconde. Puis il relâcha sa respiration.
" En fait, je crois que Galathée les garde pour faire des saignées."
Il poussa ensuite un cri lorsque Taliesin essaya de lui retirer la créature.
" Ouah, ça fait mal !"

-Courage, ça va aller vite, lui dit-il.
Plutôt que de relever la réaction du gamin à la mention de Baptiste, il se concentra sur sa tâche, recourant à la technique dont il s'était souvent servi pour lui-même : glisser avec douceur mais fermeté son ongle vers la bouche de la sangsue puis, quand il aurait réussi à lui faire lâcher prise, détacher sa queue avant d'envoyer la bestiole faire un plongeon dans la rivière.

" Je croyais qu'on les gardait pour Galathée..." dit Benoît en voyant les petites créatures plonger dans la rivière.
Robin se pencha sur l'onde.
" On aurait dû les écraser. Maintenant même ce coin-ci est contaminé...
— Le brochet va les manger.
— Espérons-le."
Victor se retourna vers Taliesin.
" Brute !"

-Désolé... Je t'assure pourtant que j'y suis allé aussi délicatement que j'ai pu...
De réconfortant, son sourire se mâtina d'espièglerie.
-Prends ça comme un entraînement pour ta future carrière de barbare : certains d'entre eux refusant de porter des armures pour prouver leur courage et leur valeur, ils leur arrive souvent de prendre des mauvais coups...

" Faudrait songer à commencer à te muscler, si tu veux devenir un barbare, dit Robin, faussement pensif.
— Mais on a deux gros paniers à te faire transporter, ça tombe bien ! s'exclama Benoît.
— Si je ramène les paniers, je dis que c'est moi qui ai tout cueilli !
— Hé ! C'est pas juste !
— C'est sûr que ça fera meilleur genre que la carpe et les sangsues."

-Nous étions bien décidés à cueillir des champignons mais voilà, comme vous nous avez devancés, ne nous reste plus que le cresson, ce qui risque de faire un peu léger...
Il fit mine de réfléchir intensément.
-Mais peut-être est-il possible de trouver un terrain d'entente ? Nous pourrions dire que vous avez ramassé les noisettes, nous le cresson, et que nous sommes venus vous prêter main forte pour les champignons quand on a constaté que la pêche était un échec.

Les deux Merlus se regardèrent.
" Quoi ? s'exclama Robin. Tu serais pour... travestir la réalité ? Mentir ? Est-ce que c'est bien, de la part d'un adulte, de conseiller à des enfants de mentir ?
- C'est un barde. C'est son métier, de transformer la réalité." dit Benoît, compréhensif.
Le regard de Robin se fit plus incisif.
" Mais on n'y gagne rien, nous, dans ce plan, sinon d'être associés au mensonge. Il faut donc une contrepartie. Notre collaboration en échange de quelque chose..."

Il joua les étonnés.
-Mais vous y gagneriez déjà ma reconnaissance, celle de Victor et le plaisir de nous avoir aidés ! N'est-ce point suffisant ?
Il soupira, secoua la tête.
-Je vous offrirai bien une demi-heure de baignade, mais ça ne vous intéresserait pas, vu les sangsues qui trainent désormais dans les parages.
Nouveau soupir.
-Tant pis, nous trouverons bien quelque chose d'autre à ramener à la ferme...

" Quoi ?! s'exclama Robin, comme scandalisé. Tu n'essaies même pas de nous acheter ? Tu abandonnes aussi facilement ? C'est nul, ça. Tu pourrais au moins faire des propositions ! Nous sommes... comment dit-on, déjà ? corruptibles, voilà.
- ça veut dire quoi, corruptible ? demanda Benoît.
- ça veut dire que vous êtes pourris, je crois, fit Victor, hésitant.
- Pourris ? Moi j'suis pas pourri !"

-Bien sûr que non ! le rassura l'elfe. Tu n'es pas pourri, personne ne l'est, à la ferme. Mais corruptible, ça signifie plus précisément qu'on est d'accord pour faire quelque chose qu'on ne devrait normalement pas faire, en échange d'argent, d'objets ou d'avantages... Par exemple, si un garde accepte de ne pas arrêter un voleur qu'il a pris sur le fait en échange d'e pièces d'or, c'est de la corruption, et c'est donc mal.
Il sourit.
-Mais on n'est pas vraiment dans ce cas de figure, ici. Ça doit bien vous arriver de couvrir l'un de vos frères qui, pour une raison ou pour une autre, a fait une bêtise ou n'a pas pu accomplir le travail qu'on lui avait confié. Et là, on est plutôt dans le registre de l'entraide, de la solidarité, parce que ça ne nuit à personne.
A nouveau, son sourire se fit espiègle.
-Mais c'est bien : vous êtes droits et loyaux. Et de toute façon, je n'ai rien à vous offrir qui puisse vous intéresser, pas vrai ?

" Droits et loyaux ? fit Robin en croisant les bras. Tu veux dire que nous devrions soutenir et encourager la paresse ? Que nous devrions fermer les yeux lorsque l'un des nôtres tire au flanc ? Non ! Il faut sévir !
- J'ai pas été paresseux, dit Victor. C'est la faute de Taliesin !
- C'est vrai." dit Benoît.
Les trois enfants se retournèrent vers le barde.
" Je veux qu'il y ait un héros nommé Robin dans ton épopée. Un grand magicien !
- C'est pas une mauvais idée, ça. Moi aussi, je veux un héros nommé Benoît ! Un barde génial !"

Il rit.
-Dans l'absolu, je n'aurais rien contre vous satisfaire. Malheureusement, si je le faisais, cela ne passerait pas inaperçu et je serais bientôt assailli de demande pour que le récit inclue également un amiral d'exception nommé Mathieu, un rôdeur d'élite prénommé Jehan ou encore un grand prêtre de Chauntéa appelé Félix... Vous imaginez un peu le bazar ? Sans compter que ce serait altérer la saga originale à un point tel que la déontologie bardique me l'interdit...
Il croisa les bras.
-Mais je ne peux évidemment décliner sans vous faire une contre-proposition. Alors voilà : si vous acceptez de dire que nous avons cueilli ensemble les champignons, je ne révélerai pas à votre père que vous vous êtes accordé sans une autorisation une longue pause au bord de la rivière.

" Ha ! Mais vu la quantité de champignons et de noisettes que nous avons ramassés, nous pouvons nous permettre toutes les pauses du monde ! s'exclama Robin en reprenant son panier. Mais je vois que tu nous menaces. C'est bien noté. Viens, Benoît, nous n'avons plus rien à faire avec ces vils faquins !"
Le petit Merlu se remit sur ses pieds et leur sourit.
" Bonne fin d'après-midi, alors... Profitez bien ! Je suis sûr que vous serez de corvée poulailler demain !"

La riposte était bien sentie et, pour récompenser son auteur comme il se doit, le barde choisit de surjouer surprise et effroi.
-Le poula... commença-t-il en écarquillant les yeux. Ah non, pas ça ! Surtout pas ça !
D'horrifiée. son expression se fit enjôleuse.
-Allez, les gars, vous vous doutez bien que je vous taquinais, non ? Pourquoi ne resteriez-vous pas ici ? Pourquoi ne prolongeriez-vous pas votre pause ? Vous pourriez même profiter de la rivière : après tout, vous avez travaillé dur, très dur...

" Parce que les champignons doivent être mis au frais au plus vite." dit Robin avec un sourire finaud.
Benoît avait l'air d'hésiter. Son aîné gloussa.
" Mais reste donc, Ben. Je peux tout ramener."
Il se chargea aussitôt des paniers et se dirigea vers le chemin.

Il songea à lui lancer que son manque de coopération remettait en cause sa propre intention de le préparer au mieux à sa future entrée à l'Université de la Magie mais jugea finalement le sujet trop sérieux pour faire l'objet de plaisanterie.
-Et si tu me laissais ramener ces paniers ? dit-il plutôt. De toute façon, il faut que j'en récupère un vide, pour le cresson. Pendant ce temps, tu pourrais rester ici avec ces deux-là...
Évidemment, ça n'avait aucune chance de marcher : Robin craindrait qu'il s'attribue la cueillette des champignons. Néanmoins, il ne pouvait pas le laisser partir sans un baroud d'honneur.

" Tu peux m'accompagner si tu veux, mais il n'est absolument pas question que tu poses la main sur mes paniers ! J'ai compris de quel bois tu étais fait..." dit Robin avec emphase et un large sourire.
Benoît avait l'air presque inquiet, Victor était hilare.
" Côt côt côt.... ajouta Robin en s'éloignant sur le chemin.
- Je crois qu'on est vus." remarqua le petit Desmoulins.

-Robin, tu ne l'emporteras pas au paradis ! lança-t-il d'un ton léger au garçon qui s'éloignait. Tu viens de déclarer une guerre dont tu ne peux sortir victorieux, tu le constateras bientôt !
En réalité, il était plutôt heureux de cet échange : il avait achevé de détendre l'atmosphère. Néanmoins, revenant à des considérations plus immédiates, il se tourna vers Victor :
-Qu'on est vus ? s'enquit-il.

" Ce sera poulailler demain. On ne pourra pas y couper."
Il soupira. Benoît hésitait encore puis partit en courant sur les traces de son frère.
" Mais bon. On rendra un fier service à la communauté ! reprit Victor. Ensuite, on sera considérés comme des héros et tous nous saluerons avec déférence. A côté de ce haut-fait, Mersant ou Mélandis, c'est d'la rigolade !"

Si la fuite éperdue de Benoit manqua le faire éclater de rire, la réaction de Victor le surprit - et le réjouit - tant qu'il ne sut d'abord que répondre.
-Tu sais, rien ne t'obligera à m'aider dans cette tâche : tu n'as pas à subir les conséquences de mes choix, commença-t-il. Néanmoins, si tu décides de m'apporter ton concours, je l'accepterai volontiers et, oui, nous accomplirons ensemble cette prouesse qui restera à jamais dans les annales.
Il avait, un moment, regretté sa décision d'opter pour une partie de pêche. Ce n'était plus le cas à présent, toutefois, car la tournure que prenaient les événements était plutôt encourageante, dans la mesure où l'épreuve à venir ne pourrait que renforcer, entre eux, une complicité quelque peu mise à mal.

" Je n'ai aucune chance de pouvoir y couper... Les autres diront que j'aurais pu te faire changer d'avis, que je savais que notre pêche allait être mauvaise... Ils ont raison, je le savais. Or ça fait déjà bien une veille qu'on essaie de se refiler le poulailler... Non. Il faut bien profiter de cette fin de journée, car demain... ce sera l'enfer. Enfin... Il y a sans doute des choses qui puent encore plus que la fiente de poule. Le caca de cochon, je crois... Dès qu'ils seront là, avec un peu de chance, nous serons dispensés de porcherie, vu notre grand mérite avec le poulailler..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins