La Couronne de Cuivre

Il se contenta de recouvrir la main de la vieille femme, la serra doucement. Il avait du mal à voir en quoi son intervention avait été décisive, même si elle avait probablement évité que les hommes des Essaims ne s’interposent lorsque Hugues et son frère avaient subi leur châtiment. Il se demandait surtout s’il n’avait pas commis une grave erreur en attendant la dernière minute pour menacer les renégats d’une intervention luménienne. Peut-être qu’en agissant plus tôt, en renonçant à son anonymat, il aurait pu effrayer Hugues avant qu’il ne mande son frère, avant qu’ils ne passent si près d’un désastre. Mais il n’en saurait jamais rien. Il fallait se contenter de la victoire qu’ils avaient acquise, même si Eudes l’avait payé de sa vie.
Il soupira doucement, relâchant une partie de la tension qui l’avait habité depuis l’instant où il avait pris la parole.
« C’est vous qui m’avez sauvé, Ada. » finit-il par lui dire. « Depuis mon arrivée. Si j’ai pu vous être utile… Je vous le devais bien. »

-Vous l'avez été, ô combien, et plus d'une fois.
Elle jeta un regard circulaire sur la cour.
-Je vais devoir vous abandonner. Tant et tant de chose à faire. De soutien à apporter, aussi. Elisa va en avoir besoin : elle a tenu bon jusqu'ici, mais... Je ne rêve que d'un bon lit, pourtant. Bah, tout vient à point à qui sait attendre.
Elle sourit.
-En revanche, rien ne vous empêche d'en profiter, vous. Votre chambre vous attend, a moins que vous n'en préfériez une autre. Les couches ne manquent pas, au château.

Il aurait aimé pouvoir donner un coup de main à Ada, aux autres, mais il avait l’impression qu’il était crucial de laisser les Combelupins retrouver leur élan entre eux. De plus, il sentait le contrecoup de cette dernière journée, depuis son réveil en fanfare jusqu’à ce dénouement sanglant. Il avait besoin de dormir, de reposer son corps comme son esprit.
« Je vais aller me coucher quelques heures. Je viendrai vous donner un coup de main ensuite. » murmura-t-il. « Et n'oubliez pas de vous ménager, vous aussi. Il n'y a plus de réelle urgence. »
Il sourit doucement : elle n'en ferait qu'à sa tête, de toute façon. Et elle saurait où le trouver en cas de besoin. Il la gratifia d’un léger salut, simple mouvement de tête, et battit en retraite vers l’intérieur du donjon et le silence de son lit.

Le hall du château n'était pas désert, loin s'en fallait. Barthélémy et son comparse portaient le corps du défunt seigneur, l'amenant vers les étages, suivis, de loin, par une Elisa hésitante aux côtés de laquelle venait de se porter Ada. Appuyé contre un mur, César, son petit-fils dans les bras, observait la scène, l'air absent. L'air épuisé, surtout.
Personne n'interpella Albérich, et il put gagner sans encombre sa chambre, ne croisant au passage que quelques serviteurs. L'endroit était tel qu'il l'avait laissé, le matin précédent. On avait certes fouillé ses affaires, certains de ses rares effets étaient posés sur son lit. Mais il ne lui fallut que peu de temps avant de pouvoir s'étendre.
Il sombra presque aussitôt, glissant dans un sommeil lourd, réparateur, sans le moindre rêve.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il faisait nuit. Dans le lit voisin, César reposait, Bastien serré contre lui. Le vieillard dormait à poings fermés, mais l'enfant avait les yeux ouverts et, recroquevillé, suçait son pouce avec application.

Albérich se redressa, s’étira lentement. Il était surpris, et soulagé, de n’avoir fait aucun rêve. Vu la somme d’événements qui s’étaient déroulés la veille, c’était presque un miracle. Il se doutait cependant que viendraient d’autres nuits, moins faciles. Il se sentait reposé, beaucoup moins fatigué qu’il n’aurait dû l’être, en réalité, s’il n’y avait eu la potion d’Ada et la sève de la Dame pour soutenir ses efforts. Il s’assit, sourit à Bastien dans la pénombre. Il se demanda si César avait entendu son discours à la foule, s’il avait appris qu’il était un Megrall. Dans l’affirmative, il ne pourrait éviter d’en parler avec lui, tôt ou tard. Et même si César n’en savait encore rien, les risques que le bruit se répande étaient élevés. Autant pour ses belles résolutions. Mais quelque part, c’était un soulagement. En même temps qu’une source d’anxiété. Il n’avait pas eu le désir de s’imposer à un endroit où il n’était pas le bienvenu, ne forcerait rien.
Arrête d’anticiper, se morigéna-t-il, avant de se lever.
Il fit quelques pas, gagna le bord du lit où reposaient le vieil homme et son fils, puis posa la main, doucement, sur le front de l’enfant.
« Tu devrais dormir. La nuit ne cache plus rien d’effrayant, désormais. »
Ensuite il s’écarta et gagna le couloir. Il avait terriblement faim. Il s’interrogeait également sur les dispositions qui avaient été prises pour l’inhumation d’Eudes. Probablement ne croiserait-il personne en pleine nuit, mais il espérait qu’on ne s’offusquerait pas de la ponction qu’il s’apprétait à réaliser dans les victuailles de la cuisine.

Comme il s'y était attendu, le château était désert, même si on avait laissé les torches allumées dans les couloirs, pour les éventuels promeneurs nocturnes. Il gagna le pallier, l'escalier, déboucha dans le hall aux portes closes, puis s'engagea dans le couloir menant aux cuisines.
Et, au premier tournant, il manqua percuter quelqu'un qui tournait à cet instant précis, titubant de fatigue.
C'était Umberto.
Il portait toujours son pourpoint d'apparat, sa longue rapière au côté. Et paraissait pour le moins pantois de se retrouver nez à nez avec l'ancien aubemestre.

La surprise fut partagée. D’autant qu’Albérich n’avait absolument pas imaginé qu’il puisse encore demeurer des comploteurs en liberté. Mais sans doute n’avait-ce pas été la priorité de la nouvelle baronne, et il ne pouvait l’en blâmer. Vu ce qui était arrivé à Hugues, même les plus décidés d’entre eux devaient désormais craindre pour leur vie. Mais Umberto était armé, et Albérich pas le moins du monde. Il fit donc, par sécurité, un pas en arrière.
« Umberto, vous feriez mieux de cesser de courir. A ma connaissance, vous n’avez tué personne. Je suis certain que vous ne risquez pas grand chose. » fit-il, d’une voix apaisante.
Le négociant était manifestement épuisé et à cran. Peut-être dangereux, mais aussi faillible.

Le négociant haussa les sourcils, pris au dépourvu par les paroles du clerc, puis se fendit d'un sourire fatigué.
-Je courrais rejoindre mon lit, simplement... dit-il, amical. Et Hugues disparu, je n'ai plus rien à craindre, comme tous le monde.. Jouer les alliés de circonstance à ses côtés était périlleux, surtout compte tenu de ses accès de paranoïa. Compte tenu, aussi, de ceux qui voulaient le passer par les armes, lui et ses sbires. Hodor s'y est laissé prendre et à été à deux doigts de me fendre le crâne. J'ai eu chaud, comme on dit...

Albérich fronça les sourcils. Qu’est-ce qu’Umberto pouvait bien faire dans cette tenue, à cette heure, s’il s’était contenté de jouer la comédie ? Et pourquoi l’avait-il fait ? L’ancien clerc demeura interdit une seconde, ravagé par la méfiance qui, il le savait, faisait désormais intimement partie de lui-même. Puis il se fendit à son tour d’un sourire.
« Dans ce cas, bonne nuit. » dit-il simplement. « Pour ma part, l’estomac n’attend pas. »
Finalement, peu importait qu’il se trompe sur son compte. Il avait perdu la capacité de jauger les gens, qui lui avait toujours semblé si naturelle, et il ne voulait pas prendre le risque d’agresser un innocent. Si Umberto était coupable, ma foi… D’autres le pisteraient et se chargeraient de lui.

-Ah ça, je ne vous le fais pas dire... acquiesça le négociant. Ce n'est pas pour rien que le Conseil a tenu sa réunion dans les cuisines... Ada est allée se coucher il y a deux bonnes heures, Alya un peu plus tard. Vous ne trouverez plus qu'Hodor, en train de terminer sa dernière pinte : ça va lui faire plaisir de vous voir.
Sur ces mots, il salua l'ancien clerc, chaleureux, ne se formalisant pas de ce qui avait pu transparaître de la méfiance de ce dernier, puis s'éclipsa.
Lorsqu'Albérich rejoignit les cuisines, il y trouva effectivement un Hodor attablé, une chope à demi pleine devant lui. Les traits tirés, le forgeron ne lui sourit pas moins largement, en l'apercevant, et lui fit signe de venir s'assoir.

Ce qu’Albérich fit sans hésitation. Il restait un peu de pain sur la table, une pomme abandonnée, un demi-saucisson sec, et un pichet de vin rouge à moitié vide. L’ancien clerc repoussa la boisson, rassembla le reste devant lui. Son ventre couina comme pour justifier son comportement rapace et il sourit à Hodor.
« Alors ? Les choses s’annoncent-elles bien ? » demanda-t-il simplement.

L'homme acquiesça.
-Disons que nous faisons en sorte qu'elles rentrent le plus rapidement possible dans l'ordre. Nous avons commencé à retransférer vivres et matériel au village. Certains habitants sont rentrés chez eux, d'autres le feront bientôt... Sans doute après qu'Ada soit allée, en ambassade, auprès de l'esprit. Ils ne sont pas encore tout à fait tranquilles, préfèrent la sécurité des remparts... Mais les animaux n'ayant pas attaqué, ils finiront par être apaisés. On rapatriera les troupeaux, aussi...
Il sourit.
-C'est un peu une débauche forcenée d'énergie, mais... ça aide à reprendre pied, quelque part.

Il songea à Luménis, aux événements sombres qui s’y étaient déroulés, à la manière dont on avait dû envisager la reconstruction, aux purges nécessaires pour éliminer les traîtres morféens, à l’inévitable travail de deuil… Le village avait souffert, il ne l’ignorait pas, mais finalement, Eudes et Eloi étaient les seuls à l’avoir payé de leur vie.
« Les choses sont allées loin, et nous sommes passés très près d’un désastre mais… Combeloup ne s’en sort finalement pas si mal. Malgré les pertes… Malgré les trahisons… Les choses reprendront leur cours naturel. La résilience de l’être humain est proverbiale. Et Elisa, malgré ses réticences, fera une bonne baronne, épaulée d'un conseil qui a fait ses preuves. » murmura-t-il.

-De cela, je ne doute pas un seul instant. Elle a du cran, cette petite, il suffit qu'on lui laisse le temps de se remettre. Et, en attendant, Ada prendra les choses en main. Je suis aussi de votre avis, pour le village, même si je me montrerais plus mitigé : ces événements laisseront des traces, forcément, et il n'est pas impossible que certain des nôtres décident de partir pour des lieux plus... proches de la civilisation, dirons-nous.
Il avala une gorgée de sa bière.
-Il faudra aussi que nous trouvions un rôdeur. Nous n'en avons que trop manqué. Bastien serait tout désigné, mais après ce qu'il a vécu... Je ne sais pas si lui et son grand père auront l'envie de tenter à nouveau l'expérience.

« Il faut laisser à Bastien le temps de se remettre. Il a été frappé par un individu, pas par le village, ni par la nature. Je ne l’écarterais pas encore du futur de Combeloup. Même si sa convalescence sera peut-être longue. »
Il s’improvisa un petit casse-croûte, puis se leva pour chercher de l’eau.
« Si vous avez besoin d’un clerc, je pourrais sans doute vous en trouver un, mais vous vous en êtes toujours bien tirés sans, j’imagine que ça ne changera pas. »

-Il y a du fromage, là, si ça vous dit... fit le forgeron. Et je crois même qu'il reste un peu de soupe tiède...
Il reposa sa pinte.
-Eloi va nous manquer. Pas simplement pour ses pouvoirs de clerc, évidemment. Mais... C'était utile. Et puis, il n'y avait pas que sire Eudes qui était fervent lathandrite : les habitants du château aussi, pour la plupart. Parlez-en à Ada, en tout cas, elle saura mieux vous dire que moi...

Albérich plongea le doigt dans la soupe en question, dont la température était effectivement encore acceptable et s’en servit un bol avant de revenir à table.
« Je ne pensais pas forcément à un Lathandrite. Un Chauntéen aurait sa place parmi vous. »
Il se rassit, sourit.
« Mais comme je le disais, vous n’en avez pas réellement besoin. »
Il hésita une seconde, but lentement, regarda à nouveau le forgeron.
« Savez-vous comment se dérouleront les funérailles d’Eudes ? » demanda-t-il. « J’aurais voulu… éventuellement proposer mes services, pour la cérémonie, si… si vous n’avez pas prévu autre chose, bien sûr. »

Hodor le dévisagea un instant puis, sans cérémonie, lui serra le bras.
-Vous êtes décidément providentiel... murmura-t-il. Les funérailles sont prévues demain, au crépuscule, et... Nous ne savions pas vraiment comment faire, n'ayant personne pour officier... Plusieurs personnes envisageaient de dire un mot, mais Elisa... Elle était très inquiète sur ce point, connaissant la dévotion de son père pour Lathandre. Elle se demandait s'il trouverait le repos, sans quelqu'un pour prononcer les paroles rituelles.
Il sourit.
-Vous allez vraiment lui ôter un gros poids du cœur, vous savez; Cela ne diminuera pas son chagrin, probablement, mais... Elle vous en sera grandement redevable. Nous le serons tous.

Albérich acquiesça doucement.
« Dans ce cas, ce sera un honneur pour moi de m’en charger. Je parlerai avec Elisa demain pour lui en faire part et organiser les aspects pratiques. »
Il dévisagea ensuite le forgeron, avec un léger sourire.
« Et aussi agréable soit votre compagnie, vous devriez aller prendre du repos. Des funérailles lathandrites durent toute la nuit. »
Il se demandait à demi s'il était vraiment raisonnable pour lui d'endosser un rôle qu'il n'était plus vraiment en droit d'exercer. Même s'il ne doutait pas de sa capacité à officier dans les règles, il l'avait fait mille fois, il se réclamerait émissaire d'un dieu qui l'avait abandonné. Mais c'était trop tard, il s'était proposé, et il ne restait qu'à espérer que Lathandre n'en prendrait pas ombrage.

Le forgeron grimaça.
-Oui, vous avez raison. D'autant que ce n'est pas comme si j'avais le loisir de faire la grasse matinée... Je dois être debout aux aurores : le labeur ne manque pas. Mais... ça me changera des armes et des armures à réparer. De ça, j'ai eu mon content pour un long moment !
Il vida sa chope, d'une traite, puis se leva.
-Bonne nuit, Albérich. A demain.
Et, sur un dernier sourire, il s'éclipsa.

Le Luménien demeura dans la cuisine encore quelques minutes, le temps de terminer son souper nocturne. Les derniers événements lui apparaissaient un peu flous, à la fois trop récents et obsolètes, comme s’il n’arrivait pas encore à en prendre la mesure, ou pas correctement. Il savait que les Combelupins n’accordaient pas d’importance au parcours de ceux qu’ils accueillaient, qu’il aurait pu être contrebandier, paysan ou prince en fuite, mais le fait d’avoir dû se révéler lui laissait une sensation d’échec. Bien sûr, la plupart de ces gens ignoraient qui il était. Un nom ne signifiait rien. Mais il avait espéré pouvoir se défaire de son ancienne identité, et cela semblait impossible. Or, il était comme amputé. Toujours lui-même, sans l’être. Albérich Megrall, sans une goutte de sang Megrall, ancien aubemestre sans plus une once de pouvoir divin, ancien conseiller sans plus le moindre rôle à jouer. C’était difficile. Difficile à affronter seul, mais difficile à porter sous le regard des autres.
Il fit rouler la pomme, d’une paume distraite, sur la table devant lui.
Eredhùn serait pire. Mais il espérait son séjour dans la ville aux temples comme la possibilité d’une catharsis ultime, l’instant où le passé deviendrait tellement suffocant qu’il serait forcé de s’en dépouiller. Il redoutait de revoir Thibault. Ne savait pas encore s’il se montrerait au temple de Lathandre. Affronterait sans doute l’ire des Sélunites. Il le fallait.
Il finit par se lever et suivre son propre conseil. La nuit prochaine serait lumineuse, pour accompagner Eudes sur son chemin vers l’aube éternelle. Il regagna donc sa chambre, marchant, tranquille, dans les couloirs du donjon.

Celui-ci était toujours aussi désert, toujours aussi silencieux, et les pas d'Albérich sur les dalles de pierre, aussi précautionneux fût-il, semblaient résonner au long des couloirs qu'il suivait. Il ne croisa personne, cette fois. Entendit à peine, à une reprise, une conversation murmurée, de l'autre côté d'une porte.
Quant il gagna sa chambre, César dormait toujours, paisible. Bastien lui, n'avait pas fermé l'œil, mais il ne manifesta pas de réaction particulière à l'entrée de l'ancien clerc, se contentant de le suivre vaguement du regard, comme par réflexe.

L’état de Bastien inquiéta quelque peu Albérich, et il se promit de mentionner la chose à Ada dès le lendemain. Peut-être faudrait-il songer à aider l’enfant à dormir grâce à une décoction légère. Cette insomnie terrorisée ne lui ferait aucun bien. Il restait possible qu’il soit incapable de se détendre la nuit mais que les rayons du soleil le feraient sombrer dans le sommeil. L’un dans l’autre, il fallait être vigilant.
L’ancien clerc était cependant désarmé pour y faire face dans l’immédiat, et il se recoucha, ignorant s’il lui restait une ou cinq heures de nuit. Il était calme, presque serein. Les funérailles d’Eudes, avec tout ce qu’elles avaient de déstabilisant, lui semblaient encore lointaines. Il se rendormit sans réelles difficultés.

Cette fois, sa torpeur se peupla d’images troubles, certaines lumineuses, d’autres sombres, il caressa la tête d’un loup, arracha une flèche de la gorge d’un homme qui explosa en gerbes de sang, il y eut des cris, le fracas du métal, peut-être une forge, ou un combat, il se mit à courir à perdre haleine, dérapant dans des sentes verglacées et titubant sur le versant enneigé d’une colline, que surplombait une ronde lune argentée. Soudain surgit la fée magnifique, ses seins ronds, ses cheveux sombres, et il l’embrassa debout dans l’onde pure qui gazouillait dans la clairière, leurs corps nus s’enchâssant comme s’ils étaient faits l’un pour l’autre, malgré les grognements furieux du satyre, qui psalmodiait dans une langue étrange. Les lèvres de la Dame goûtaient le miel et le vin frais, promesse de printemps, et il dessina sur sa peau des arabesques fantastiques qui promettaient de les protéger de l’obscurité, de la haine, du froid, des regards envieux et du temps. Mais soudain le miel se fit venin, Albérich sentit son cœur se figer, se briser, tomber en poussière, comme il devenait arbre, planté sur la berge, saule à pleurer la misère de la vie, bruissement de feuilles, et ce reflet pathétique, dans l’eau, le rire des bêtes qui dansent, la nuit qui tombe, le vent, toujours ce vent, puis l’hiver.

Il s’éveilla en sursaut dans la lumière grise du petit matin, chassa le songe d’une main ferme sur son visage, puis poussa un léger soupir. C’était moins dramatique que ce qu’il avait craint, en réalité.

Ç’aurait pu être un matin comme tous ceux durant lesquels il avait ouvert les yeux, dans cette même chambre. Pourtant, bien des signes prouvaient que quelque chose avait changé. Les bruits émanant des couloirs, des chambres voisines étaient moins nombreux, plus sporadiques. La cour, elle, résonnait déjà d'un vacarme afféré. Et puis, surtout, César avait disparu, emportant Bastien avec lui. Il n'y avait pas trace, non plus, d'un petit déjeuner, pris sur place ou laissé à son intention.

Albérich se leva et contempla avec un désarroi amusé l’état pour le moins frippé de sa dernière tenue. La bonne nouvelle était qu’Umberto n’étant pas de mèche avec Hugues, il aurait probablement des chances d’en obtenir une nouvelle, s’il promettait d’y faire très attention. Ce n’était pas pour tout de suite, de toute façon. Il devrait se contenter de ce qu’il avait et espérer que personne ne fasse de commentaire.
Il se rinça rapidement le visage au broc, il avait la certitude de dégager une odeur détestable, mélange de tous les fluides corporels imaginables mais les ablutions devraient attendre, puis se dirigea vers la grande salle.

Il n'avait jamais fréquenté cette vaste pièce alors que tous les Combelupins, ou peu s'en fallait, y prenaient leurs repas. Il était passé à proximité, cependant, ne serait-ce que pour aller chercher de quoi se sustenter aux cuisines. Il put donc constater que le lieu était moins animé, moins bondé que de coutume et, s'il était loin d'être désert, on trouvait tout de même nombre de places vides autour des grandes tables.
Il ne vit là aucun des membres du Conseil, ni Elisa. Seulement César, dans un coin, qui semblait peiner à faire ingurgiter quoi que ce soit à son petit-fils. Quelques visages familiers, aussi, ceux de serviteurs ou de villageois qu'il avait pu soigner au hasard de ses rondes.
Même la nourriture mise à disposition avait changé : la restriction était derrière, l'on pouvait à présent se permettre plus de prodigalité, plus de fantaisies.

Le Luménien n’hésita pas très longtemps. Il ne servait à rien de repousser l’inévitable jusqu’à ce que la situation devienne tellement embarrassante que ni lui, ni le vieil homme n’oseraient plus s’adresser la parole. Il alla donc se servir un bol de thé, une assiette de gruau, puis louvoya entre les Combelupins attablés, saluant d’un geste ou d’un mot ceux qu’il reconnaissait, jusqu’à rejoindre César et Bastien. Sans un mot, il se glissa près d’eux, désireux de ne pas interrompre les efforts du vieillard, mais ignorant aussi comment entrer en matière.

Tout occupé qu'il était, César releva la tête à l'approche d'Albérich, et lui adressa un sourire chaleureux, quoi qu'un peu embarrassé. Il retourna un moment à ses tentatives, infructueuses - le petit garçon ne voulait décidément rien avaler, préférant manifestement le goût de son pouce à celui du gruau- avant de finir par abandonner définitivement, reposant sa cuiller encore pleine, une grimace d'impuissance aux lèvres. S'il avait indéniablement dormi, il ne paraissait guère reposé.
-Vous avez une meilleure mine... dit-il à Albérich avec un sourire las. J'en suis heureux.

« Merci. J’aimerais pouvoir vous retourner l’observation… » murmura-t-il. « Avez-vous essayé de lui donner du lait tiède, comme s’il était encore le bébé dont il a l’attitude ? »
Il fronça les sourcils.
« Peut-être… Je sais que cela bouleverserait un peu les convenances, mais peut-être Elisa aurait-elle plus de succès… Dame Elisa, devrais-je dire. Ou bien si nous retrouvions ce chat ? »
Il sourit avec douceur.
« Je ne crois pas qu’il se laissera mourir de faim. » ajouta-t-il.

Le vieillard soupira.
-Un bébé... il en a plus que l'attitude. Il ne fait rien tout seul...
Il jeta un regard à l'enfant, grimaça.
-A le voir ainsi, combien de printemps lui donneriez-vous ?
Il secoua la tête.
-On a essayé le lait, oui. Qu'il boit avec parcimonie. Mais ce n'est pas suffisant. Le chat, il l'ignore purement et simplement. Et quand il ne l'ignore pas, il semble en avoir peur. Quant à Elisa... Oui, vous avez vu juste, elle a plutôt la main, avec lui. Elle a voulu s'en occuper, hier... Mais... Elle n'a pas réussi à dormir, cette nuit. Ada lui a donc donné une de ses préparations, pour l'aider. Je ne sais quand elle émergera.

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