La Couronne de Cuivre

" Il n'y a pas de soucis, Alban. Si je n'avais pas voulu te raconter mon histoire, je ne l'aurais pas fait. Mais il faut apprendre à avancer en dépit de ce qui nous est arrivé hier... En cela, tes questions m'ont été profitables. Je ne me les pose sans doute pas assez souvent."
Il songea que l'enfant devait trouver un écho particulier dans ces paroles, et son propre passé tragique. Soutenu par Robert, Alban parviendrait à dépasser cette souffrance, Hubert en était convaincu. Ce serait douloureux à jamais, mais c'était le propre des drames. Mais il grandirait, aussi, trouverait la force. Il était déjà incroyablement stoïque pour un gosse qui avait tant perdu.
" Bon, je vais me laver... J'ai pris grand plaisir à bavarder avec toi... Nous nous reverrons tout à l'heure." ajouta alors le paladin.
Puis sans attendre, il retira ses bottes, puis sa ceinture et le fourreau de son épée, enfin sa veste et ses chausses, qu'il abandonna dans le sable. Il garda sa chemise qui avait besoin d'un bon nettoyage, et avança dans les vagues.

Après l'avoir salué, le gamin déguerpit sans demander son reste : probablement était-il encore très embarrassé, malgré les paroles rassurante du paladin. Celui-ci put donc procéder à ses ablutions en toute quiétude. Ce faisant, il remarqua Albérich qui, s'étant trouvé un coin tranquille à bonne distance des baigneurs, compulsait des parchemins. Ses notes concernant la future constitution, à n'en pas douter.

Albérich n’aperçut Hubert que lorsque celui-ci ne fut plus qu’à quelques mètres. Il avait les cheveux mouillés, la peau rougie par le froid, et un sourire tranquille sur les lèvres. D’une main, il tenait ses bottes et son épée, de l’autre, une chemise trempée, et il venait manifestement de revêtir sa veste et ses chausses, qui arboraient de grandes taches humides, signe qu’il ne s’était pas séché en sortant de l’eau. Bien sûr, il ne risquait rien : Lathandre protégeait ses paladins de la maladie. Albérich ne put s’empêcher de songer que même au faîte de sa puissance, il n’avait pas bénéficié d’une telle largesse.

Il déposa les parchemins qu’il faisait semblant de compulser et les glissa sous un gros galet, histoire de les protéger des humeurs facétieuses du vent. Il avait l’impression d’avoir perdu plusieurs heures à lire et relire des phrases sans queue ni tête, des mots sans signification, des lettres juxtaposées n’importe comment, presque inconnues. Toutes ces notes étaient de sa main, pourtant, mais il n’était pas parvenu à se concentrer. Il était resté à l’écoute de son angoisse, impuissant à la museler parfaitement, avait tenté de tempérer les battements nerveux de son cœur, les images qui s’imposaient devant ses yeux, la sensation physique de quelque chose d’inexorable, d’indéfinissable, et de définitif.

Hubert se laissa tomber dans le sable, juste à côté de lui, et une sorte de brise apaisante le balaya un moment, soufflant sur chacune des fibres de son corps, jusqu’à ce qu’il relâche sa respiration.
« Tu étais en manque d’eau glacée ? murmura-t-il.
— J’ai essayé de réparer mon bouclier à la forge. Tu n’aurais pas apprécié l’odeur. »
Albérich sourit. Il ne s’était pas lavé depuis l’avant-veille.
« Tu travaillais ?
— Oh… J’essayais.
— Tu es anxieux. »
Le Luménien acquiesça avec une grimace.
« Ça me passera. C’est juste… l’imminence du départ. »
Hubert hocha la tête mais ne dit rien, une lueur à la fois amicale et inquiète au fond des prunelles, et Albérich se sentit vaguement honteux.
« C’était prévu, murmura finalement le paladin.
— Je sais. »
Il poussa un bref soupir et se frotta le visage des deux mains.
« Frida a parlé de quelques bandes de morts-vivants… la routine, je suppose.
— Les mercenaires ont l’air redoutables.
— Certes.
— Et puis je suis redoutable.
— Bien sûr. »
Malgré son sourire, Hubert avait l’air légèrement embarrassé. Il lorgnait les vagues, les lèvres pincées, les yeux étrécis, et Albérich devina qu’il avait quelque chose à dire. Il n’eut pas à attendre longtemps : c’était un des traits qu’il appréciait le plus chez son ami, cette incapacité à cacher les choses.
« Robert m’a demandé de commander une partie des hommes pendant le trajet vers la cité. Je ne sais pas exactement combien, et dans quelles conditions, mais j’ai accepté.
— Ah. Bien.
— Je sais que j’aurais dû t’en parler avant mais… je n’aurais jamais pu refuser. Je ne veux pas que ça t’inquiète, cependant.
— Hubert, je pensais honnêtement que ce genre de choses étaient déjà acquises. Tu étais capitaine de la garde de Solarcis. Il aurait été incroyable qu’on ne te propose pas de superviser quelque chose… »
Hubert lui refit face.
« Mais du coup, je ne pourrai pas être toujours à tes côtés.
— Je ne m’attendais pas à ce que ce soit le cas. »
C'était la vérité. Dès le moment où ils avaient lié leur destin et leurs compétences à l'aventure d'une myriade d'autres personnes, Albérich avait su que leur association deviendrait incertaine. Hubert paraissait réellement désolé et il se détourna, scrutant la plage autour d’eux, la grisaille du ciel, les mouettes qui tournoyaient.
« Mais il n’arrivera rien. Je veillerai à ta sécurité, même si je ne peux pas le faire en personne.
— Hubert… Je ne te demande rien de tel. »
Le paladin eut un léger sourire.
« Mais c’est ma mission ultime et sacrée, Albérich. Tu ne peux rien y faire. »
Albérich ne put s’empêcher de rire. Puis il secoua la tête et reporta son regard sur l’océan immuable. Au temps pour la discussion qu’ils avaient eue après la grotte putride : Hubert avait récupéré son rôle de protecteur sans qu'il puisse le lui reprocher.
« En fait, ça me touche beaucoup, finit-il par dire. Et j’ai toute confiance. »
Hubert s’empourpra une seconde, embarrassé par la déclaration, et demeura silencieux. Il finit par se lever.
« Si nous allions manger ? J’ai l’impression que nous avons manqué le signal… »
Albérich rassembla ses documents puis lui emboîta le pas vers le cœur du campement.

Ils n'étaient cependant pas les seuls à avoir tardé à se présenter à la cantine, et l'on y servait encore le repas. En fait, celui-ci semblait même battre son plein, si bien que les deux compagnons eurent un peu de mal à se trouver une place. Durant leurs recherches, ils repérèrent les instituteurs, la mine encore endormie, qui ne manquèrent pas de les saluer. En revanche, nulle trace des conseillers : sans doute leur réunion n'avait-elle pas encore pris fin.

Albérich eut pitié d'Hubert et ils allèrent s'installer loin des institutrices, car il ne le sentait pas encore mûr pour les affronter. Le paladin ne fit aucun commentaire. Ils devisèrent ensuite des armures oubliées dans l'herbe rase et des difficultés à déterminer quel type de majorité était appropriée pour voter tel ou tel type de décision en assemblée. Lorsqu'ils en eurent terminé, ils étaient pratiquement les derniers dans la cantine et ils se proposèrent pour la vaisselle, où leur contribution fut appréciée. Cela les mena au coeur de l'après-midi. Hubert était un peu surpris que Robert n'ait pas encore rassemblé les officiers, mais après tout, le conseil avait probablement de nombreuses choses à régler avant le départ. Cela ne réjouissait pas Albérich : il aurait préféré constater que les choses étaient claires et les décisions aisées. Plus leur réunion durait, plus cela signifiait au contraire qu'il y avait débat. Et débat signifiait que certains aspects étaient contestables. Non, ce n'était pas rassurant. Hubert ne partageait pas ce point de vue, évidemment.
Le paladin finit par décider d'approcher Ruth et sa mère, même s'il n'avait aucune idée du temps qu'il aurait pour s'occuper de la petite fille. Albérich trouvait l'idée bonne, mais ne voulait pas s'immiscer dans quelque chose qui ne le concernait pas, aussi tenta-t-il de prendre la tangente. Il n'avait pas d'idée précise quant à la manière d'occuper son temps, cela dit, aussi remit-il le cap sur la plage, emportant cette fois le petit roman que lui avait offert le bibliothécaire du Temple de Lathandre de Solarcis.

Parvenu à destination, Albérich trouva ce que cherchait son ami. Il aperçut en effet Ingrid et Ruth se dirigeant tranquillement vers la partie de la plage où se baignaient ordinairement les femmes. Au même moment, le paladin découvrait que la tente devant laquelle il se tenait était complètement vide. Cependant, il eut à peine le temps de faire quelques pas dans une autre direction qu'un certain écuyer essoufflé le rejoignait.
-Veuillez me pardonner de vous importuner ainsi, messire, mais messire Robert sollicite votre présence à la salle de réunion, annonça Alban qui, lorsqu'il était dans son rôle d'écuyer, semblait avoir à cœur d'user d'un vocabulaire adéquat. A moins, bien sûr, qu'il ne soit simplement toujours aussi embarrassé que quelques heures plus tôt.
Quant à la salle de réunion, Hubert savait qu'elle se trouvait en bordure de la place centrale, et qu'il s'agissait d'une tente de taille modeste réservée aux rassemblements en petit comité.

Albérich se garda bien d'aborder Ruth et sa mère en l'absence d'Hubert, d'autant qu'elles allaient se laver. Il se replia sur son livre, espérant qu'il y trouverait suffisamment d'évasion pour conserver le calme que le paladin avait rétabli en lui, à son insu. Lisant une première ligne, savourant la qualité de sa tournure et de son vocabulaire, il se demanda néanmoins si les cours d'escrime qu'Hubert entendait proposer à Ruth ne pourraient pas s'assortir de leçons d'orthographe privées en complément...

De son côté, le paladin abandonna ses recherches pour emboîter le pas d'Alban et gagner la salle de réunion.

Lorsqu'Hubert pénétra sous la tente, celle-ci était déjà comble, et Robert s'empressa de faire les présentation, ce qui s'avérait indispensable puisque le paladin ne connaissait pas nombre des personnes présentes, sinon de vue. Il y avait là, bien sûr, les chevaliers : Étienne, Louis et le sieur d'Estremont, un jeune homme blond d'allure nonchalante. Les rôdeurs formaient également un groupe important, avec Frida et ses deux confrères, dont un demi elfe, et l'on pouvait sans doute leur ajouter Varamyr, le Paludier : petit, mince, le regard couleur de mousse, c'était un humain que rien, de prime abord, ne distinguait des autres. Etaient enfin présents Edgar, Mathias, l'ancien chef des gardes du comte d'Argencourt, ainsi que Lothar le mercenaire et Guillermo, son capitaine : il s'agissait d'un individu aux cheveux d'un noir de geais, au teint basané et à l’œil sombre dont la prestance et les manières élégantes tranchaient avec celles de son second, lui donnant des airs de gentilhomme. Ce qu'il était peut-être...

Hubert salua tout le monde avec son affabilité coutumière, puis se trouva un coin libre, près des instructeurs qu'il connaissait mieux, et se tint coi. Ça faisait un sacré paquet de monde pour superviser septante soldats, dont trente étaient déjà acquis aux deux mercenaires, mais il supposait que Robert aurait d'autres choses à leur exposer concernant la sécurité. Peut-être Frida, déjà, pourrait-elle se montrer un peu plus spécifique quant aux "monstres" qui hantaient la cité perdue. L'un dans l'autre, il avait surtout l'intention de se faire minuscule et d'écouter ce qui se dirait. Il était certain d'avoir affaire à des gens organisés et prévoyants, qui avaient déjà examiné toutes les facettes de leur périple à venir.

De manière attendue, c'est à Frida que la parole fut d'abord donnée, pour qu'elle présente à ceux qui ne l'avait pas accompagnée dans les marais le résultat de l'opération de reconnaissance.
-Nous avons mis du temps à retrouver la vieille route : comme toutes les autres, elle a presque entièrement disparu sous la végétation, la boue, les nappes d'eau stagnantes... Cependant, une fois repérées les premières bornes, l'opération a été beaucoup plus simple, et plus de la moitié de l'itinéraire est d'ores et déjà balisée, si bien que nous ne courrons pas le risque de nous égarer. Tout au plus devons-nous avancer lentement en cas de neige. L'autre bonne nouvelle, c'est que les pavés ne se sont guère enfoncés : certes, quelques passages sont propices aux enlisements, et nous aurons forcément à subir quelques-uns de ces désagréments ; mais rien qui soit susceptible de nous bloquer longtemps, à mon avis. En revanche, les lieux de bivouac convenant pour une colonne telle que la nôtre sont rares : si, dans l'absolu, nous devrions pouvoir en atteindre un à l'issue de chaque journée, il est probable, compte tenu des aléas du voyage, qu'il nous faille en deux ou trois occasions renoncer à établir un camp et rester en file indienne sur la route. Évidemment, c'est dans ces moments-là qu'assurer la protection de la communauté sera le plus ardu.

D’autant que les soldats, comme les autres, auraient marché toute la journée dans des conditions difficiles. Il serait probablement nécessaire d’impliquer des civils dans les tours de garde, au moins comme sentinelles. Sans doute les clercs et les mages pourraient-ils placer des glyphes et les rôdeurs user de leur compagnon, comme Hubert se servait de Grand Vent en cas de besoin, mais le paladin était peu au fait des possibilités de chacun, contrairement à Robert, Frida et Etienne, certainement. Il ne dit donc rien : il savait que ces choses seraient abordées en temps et en heure. Lui-même se sentait prêt à intervenir de nuit, mais ce n’était pas à lui de décider de ces aspects.

-Concernant les morts-vivants, continua la rôdeuse, nous avons croisé et éliminé trois bandes errantes, deux de zombies, une de squelettes, toutes composées de moins de dix créatures. Nous avons repéré d'autres groupes, y compris de goules et de blêmes, et nous avons bien sûr eu affaire aux feux follets... Tout cela ne m'inquiète pas : c'est le lot commun des Landes, nous y sommes préparés. En revanche, ce qui m'ennuie davantage, c'est que nous devrons passer à proximité de quelques sites de tumulus et de pierres levées, pour certains situés à moins d'une centaines de mètres de la route. En ces occasions, il nous faudra faire preuve d'une extrême vigilance, car ils nous ont semblé toujours hantés.

Hubert n’aurait pas été contre profiter du périple pour faire un peu de nettoyage, mais il se doutait que cela serait beaucoup trop risqué en présence des nombreux colons. Peut-être pourrait-il, cependant, repérer les lieux pour venir les assainir ensuite, sur le trajet du retour, par exemple. Il imaginait que la surveillance de ces zones à risque reviendrait aux clercs et à lui-même, compte tenu de leur expertise en la matière. En vérité, il n’avait plus combattu de morts-vivants depuis des lustres, mais ce n’était pas quelque chose qui s’oubliait aisément, et la magie de Lathandre était particulièrement redoutable face à la non-vie.

-Quant à la cité, conclut Frida, elle n'est pas envahie de créatures hostiles. Les animaux la redoutent, mais ils n'aiment guère ces anciennes villes où subsistent des objets ou des protection magiques. Et s'ils nous ont indiqué la présence de morts-vivants, ceux-ci ne sont apparemment pas en nombre très élevé. Puisque Varamyr a trouvé les lieux déserts lors de sa visite, il peut s'agir d'une modeste colonie récemment installée, ou simplement d'un groupe de passage qui aura peut-être repris sa route lors de notre arrivée. Quoi qu'il en soit, nous devrons procéder à une inspection scrupuleuse de tous les bâtiments avant de nous y installer, et probablement livrer quelques combats. Mais, là encore, rien de nouveau par rapport à ce que nous avions envisagé.

Hubert trouvait un peu regrettable que les éclaireurs n’aient pas poussé jusqu’à la cité. Bien sûr, sans doute y avait-il une bonne raison derrière cette décision, mais il craignait qu’ils ne réalisent à mi-parcours que l’expédition était compromise... S’il avait été chef de la communauté, il ne se serait pas contenté d’« apparemment » et de « peut-être » : il aurait exigé des certitudes avant d’engager des gosses dans les tourbières. En fait, il aurait été installer un avant-poste dans la cité, l’aurait sécurisé, et puis seulement, il aurait invité le restant de la troupe à quitter la civilisation. Mais l’assemblée et le conseil en avaient décidé autrement et il était désormais partie prenante de cette expédition, aussi se garderait-il bien d'émettre la moindre réserve concernant le plan établi.

-Merci beaucoup, Frida, intervint Robert. L'un d'entre vous a-t-il des questions ?
Comme personne ne se manifesta, il poursuivit :
-Effectivement, il n'y a pas de surprise, et c'est tant mieux. Par conséquent, il me semble que l'organisation que nous avons précédemment définie demeure valable : quatre petits groupes, commandés par nos amis rôdeurs et par Varamyr, seront placés sur chaque côté de la colonne, tandis que celle ci sera immédiatement protégée par nos soldats et par vos hommes, Guillermo, qui s'échelonneront sur toute sa longueur et seront maintenus en communication les uns avec les autres par des cavaliers. A mon sens, ce sera la tâche la plus ardue, et si vous avez des idées pour la faciliter, elles sont les bienvenues.

Il n'était pas évident de débarquer dans une organisation déjà rodée, sans savoir ce qui était acquis, ce qui avait été décidé, rejeté, sans savoir aussi ce qui était simplement possible. Hubert n'avait aucune idée de la largeur de la route, du nombre de chevaux disponibles, de la place que les clercs, les mages et les bardes occuperaient dans leurs défenses et dans l'échange d'informations. Il lui semblait que de nombreux sortilèges pouvaient être utilisés soit pour communiquer directement, soit pour faire suffisamment d'étincelles ou de bruit pour alerter le groupe. Mais il ne s'y connaissait pas assez pour s'avancer en la matière, et il supposait que la chose avait déjà été abordée par les principaux intéressés. Aussi, désireux de ne pas prolonger inutilement la réunion, préféra-t-il ne rien dire. De toute façon, ce n'était pas sa sphère d'expertise.

Les membres de la petite assemblée acquiescèrent, ne trouvant rien à redire à ce plan.
-Cela me semble toujours la meilleure solution, et rien de ce que j'ai vu là-bas ne s'oppose à son application, dit Frida. Le seul inconvénient, comme nous l'avions déjà souligné, c'est qu'elle est gourmande en hommes, d'autant qu'il faut aussi compter avec la surveillance du bivouac, la nuit, qui ne pourra pas être confiée aux mêmes personnes. Alors j'imagine que nous conservons l'idée d'impliquer des civils ?
-Cela me paraît assez incontournable, au moins comme sentinelles. Mais peut-être Edgar et Hubert ont-ils repéré, parmi leurs élèves, quelques éléments susceptibles de faire face à des ennemis, le cas échéant ?
Tous les regards se tournèrent dans la direction des deux instructeurs.

" Excusez-moi d'avance, Robert, si je bouleverse l'ordre dans lequel vous comptiez aborder les points dans cette réunion, commença Hubert, non sans jeter un petit regard embarrassé à Edgar, mais avant d'y répondre, j'aurais voulu savoir comment vous comptiez organiser l'intérieur de la colonne en elle-même, et les consignes qui seraient transmises aux civils. Si la défense militaire de la communauté est cruciale, il me semble que la manière dont le groupe va réagir en cas d’attaque l’est au moins autant, et je voulais donc savoir comment vous comptiez répartir les différentes personnes d’autorité sur la longueur et quel message serait transmis aux colons directement. Je ne parle pas encore de la nuit. J'imagine que vous y avez déjà songé, bien sûr, mais je pense que nous ne devons extraire du groupe civil que des individus qui ne lui failliront pas en terme de leadership."

-Vous ne devez pas vous excuser : comme vous n'avez pas assisté aux précédentes réunions, il est normal que vous souhaitiez des précisions, dit le chevalier. Originellement, la route devait être assez large pour que deux chariots puissent s'y croiser et qu'il reste encore de la place pour des cavaliers ou des piétons. Cependant, les marais l'ayant recouverte, ses limites étant devenues difficiles à déterminer, nous avons jugé plus prudent que tous les chariots progressent en file indienne. Ceux transportant le matériel fermeront la marche : plus lourds, ils ont davantage de chances de s'enliser et, ainsi placés, ils ne bloqueront pas ceux occupés par des civils au cas où il faille avancer coûte que coûte, par exemple si nous sommes victimes d'une embuscade. Les cochers et les passagers auront interdiction formelle de mettre pied à terre et de s'éloigner de la colonne tant que celle-ci sera en marche. S'ils ont des questions à poser, des informations à donner, ils devront le faire auprès des soldats. La majorité d'entre eux, positionnés de manière régulière sur toute la longueur de notre expédition, avancera au pas, au même rythme. D'autres, à cheval, se verront attribuer un secteur et devront le remonter et le descendre, pour vérifier que tout se passe bien et assurer la liaison avec les autres secteurs. Ainsi les nouvelles seront-elles transmises assez rapidement à l'ensemble du groupe. Si quelqu'un est contraint de s'arrêter, tout le monde s'arrêtera : la dispersion est notre plus grande ennemie. En cas d'attaque, les civils ont pour consigne de rester à l'arrière des chariots, où ils bénéficieront d'une certaine protection. Enfin, concernant les officiers et les conseillers, ils seront répartis au mieux tout au long de la colonne et auront la responsabilité d'un segment donné. Nombre d'entre eux seront à cheval, comme Louis, Étienne, Edgar, vous, j'imagine, et moi-même.

Hubert n'avait pas pensé que la communauté se déplacerait en chariot mais c'était une chance qu'ils aient cette possibilité. Vu les fonds disponibles, ce n'était d'ailleurs pas une surprise. Il ne s'était simplement pas posé la question. Cela permettrait en tout cas à certains de dormir pendant le trajet et donc d'être opérationnels la nuit. Et cela contiendrait les éventuels mouvements de panique, pour autant que les chevaux soient bien contrôlés. La nuit serait plus complexe à organiser, mais il ne doutait pas qu'ils y aient déjà longuement réfléchi. Il ne posa donc aucune question : il ne voulait pas encombrer la réunion de ce qui était connu de tous les autres et ne pensait pas avoir grand chose à apporter à leurs décisions antérieures.
" Pour répondre à votre question originelle, je pense Edgar mieux placé pour juger des qualités de ses élèves. Je ne les ai vus que deux fois."

-Je dirais qu'une quinzaine d'entre eux ont déjà un niveau suffisant, et qu'un nombre un peu plus élevé ne tardera guère à l'avoir, répondit l'instructeur. Mais se battre pour de vrai n'a pas grand chose en commun avec un simple entraînement et, excepté deux ou trois personnes, ils n'ont pour l'heure connu que nos exercices. Alors, forcément, je ne peux prévoir comment ils réagiront en cas de danger, surtout face à des créatures aussi horribles que des morts-vivants... Par conséquent, si nous décidons de les impliquer, je crois primordial qu'ils aient toujours un soldat de métier ou un officier à proximité, quelqu'un qui leur dira quoi faire, maintiendra la discipline, encouragera ceux qui menaceraient de flancher et réfrénera ceux qui seraient pris d'élans par trop téméraires...

Pour Hubert, le problème principal n'était pas tant la discipline ou le courage que le fait que les civils n'avaient pas d'expérience du combat en groupe. Ils s'affrontaient par paire, dans un cadre très structuré, sans avoir à surveiller leurs arrières ou leurs alliés... Face à de réels adversaires, qu'ils soient beaux comme des nymphes ou hideux comme des goules, les risques qu'ils soient incapables de gérer le désordre d'une mêlée, qu'ils soient pris à revers ou qu'ils frappent par mégarde leur voisin et ami étaient extrêmement élevés. Enfin... Il n'était pas impossible qu'ils étaient instruits en ces matières. Après tout Hubert n'en savait rien, et si Edgar pensait que certains étaient prêts... C'est probablement qu'ils l'étaient.
" Je pense qu'il faut minimiser le recours aux civils, même aux plus doués, intervint-il finalement, mal assuré. Et en cas de grabuge sérieux, les officiers et soldats auront déjà fort à faire... Autant ne pas s'encombrer de têtes brûlées qui iront se faire massacrer dans l'instant. Je trouvais que l'idée des sentinelles était plus raisonnable."

Les autres se rangèrent à l'avis du paladin, ce qui n'était guère étonnant puisqu'il était le seul a avoir déjà dirigé des centaines d'hommes. Cependant, on le chargea malgré tout, avec Edgar, d'établir une liste des élèves qui semblaient capables, en extrême recours, de participer à la défense de l'expédition. Mieux valait prévoir toutes les éventualités...
On pensa ensuite à l'épineuse question de la protection nocturne. S'ils auraient le plus souvent accès à des lieux de bivouac, ceux-ci seraient trop petits pour qu'ils puissent établir un camp comme celui dans lequel ils vivaient jusqu'ici : la majorité des membres de la communauté dormiraient donc dans les chariots, des tentes n'étant dressées que pour ceux qui n'y auraient pas de place ou pour abriter les écuries. Toutefois, la chose seraient encore plus complexe lorsqu'ils seraient contraints de faire halte sur la route et que la colonne resterait en formation.
Dans les deux cas, demander à des civils de monter la garde serait impératif : il faudrait bien que les soldats prennent un peu de repos...

Pour Hubert, la magie et les non-humains devraient constituer la base de leur système, et il s'efforça de sonder Robert, afin de savoir sur combien de personnes ils pouvaient compter exactement. Monter la garde sur toute la longueur d'une colonne, en pleine nuit, paraissait pratiquement impossible : n'importe quelle créature pourrait surgir à deux mètres d'un chariot sans que personne ne la voit approcher. Il faudrait sans doute compter avec l'aide des dieux, Lathandre et Tymora en première ligne, pour qu'ils s'en sortent sans casse, mais c'était quelque chose que personne, pas même un paladin, ne pouvait verbaliser au moment où ils préparaient leur dispositif.
" Peut-être que l'idéal serait de prendre le temps de tester quelques personnes ce soir... Des gens qui résistent bien à la fatigue, qui ne sont pas trop rapidement dépassés par leur imagination... qui ont une bonne acuité visuelle..."

Ils adoptèrent ce principe à l'unanimité, puis passèrent à un bref passage en revue des effectifs. En matière de magie, ils pouvaient compter sur huit personnes, clercs inclus, auxquels on pouvait encore ajouter les bardes et surtout les rôdeurs : en plus de leurs pouvoirs, ils étaient capables d'installer des pièges pouvant blesser voire tuer les monstres ou, simplement, informer les guetteurs de leur approche. Varamyr, le Paludier, disposait également de cette compétence. Enfin, la communauté abritait une quarantaine de non-humains dotés d'infravision, mais le nombre des sentinelles potentielles était plus faible, à moins d'inclure les enfants. Une autre solution consisterait à allumer des feux le long de la colonne : Robert assura qu'ils emportaient du combustible en bonne quantité.

Le problème des feux était évidemment qu'ils seraient alors visibles de très loin, et courraient le risque d'attirer tout ce que le marais comptait de créatures affamées. A part quelques animaux timides, rares étaient les êtres qui en avaient vraiment peur, surtout s'il était promesse de festin. A partir du moment où les enfants étaient entraînés à combattre, Hubert ne voyait pas pourquoi on ne les impliquerait pas dans les tours de garde. Il lui semblait de toute façon peu productif d'obliger les gens à veiller une nuit entière : il faudrait imaginer des rotations régulières, et peut-être les enfants pourraient-ils en effectuer de plus courtes. Il avait aussi l'impression que les choses seraient à réévaluer en fonction de la fatigue accumulée des premiers jours. Il espérait de toute façon qu'ils auraient à camper sur la route le moins souvent possible.

Ils débattirent des tours de gardes, de l'implication des enfants - Ted pourrait sans doute fornir des noms - et, lentement mais sûrement, la réunion s'achemina vers son terme : ils auraient de toute façon d'autres occasion de discuter. Il restait cependant un dernier point à aborder, et Robert ne manqua pas de le faire :
-Hubert, avez-vous déjà une idée des fonctions que vous préférez exercer ? Plutôt de jour, pour la protection de la colonne, ou de nuit, pour celle du camp ? Enfin, vous avez naturellement encore le temps d'y réfléchir...

" Si vous me posez la question, j'aurai envie de vous répondre que j'aimerais être au four et au moulin, et aussi peut-être dans les champs, dit Hubert avec une grimace. Je ne saurais dire... Je n'ai pas besoin de beaucoup de sommeil. Placez-moi à votre convenance, en fonction des besoins. J'ai des facilités avec les morts-vivants, vous ne l'ignorez pas... Ils viennent plutôt de nuit, je suppose..."

Le chevalier lui sourit.
-Bon, puisque vous serez de toute façon à cheval, nous pouvons déjà partir du principe que vous surveillerez une section de la colonne en journée. Et comme les zombies en goguette seraient assurément ravis de vous croiser lors d'une promenade nocturne, la surveillance du camp après le coucher du soleil vous incombera certainement... je vais réfléchir à tout cela, à cela et aussi au moyen de vous ménager malgré tout quelques heures de repos...
Il jeta un œil au parchemin étalé devant lui puis releva la tête.
-Je crois que nous avons abordé tous les points importants et, à moins que vous n'ayez des questions, je pense qu'il est temps de clore cette réunion. Nous pourrons de toute manière en organiser rapidement d'autres, en cas de besoin.
Quelques instants plus tard, ils étaient tous debout et s'apprêtaient à quitter la tente.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil