La Couronne de Cuivre

Elle était cependant trop loin du village pour percevoir l'esprit de son compagnon et elle dut patienter à mi-chemin des remparts, dans un buisson touffu, pendant de longues minutes avant que le crépuscule rende enfin sa progression plus facile. Tout en cheminant, elle repéra les discrets changements dans l'environnement. Les fleurs écloses, les champs ensemencés, l'herbe plus haute... La vie avait suivi son cours pendant ses quelques jours d'absence, le printemps était généreux. En approchant de Montequine, elle dérangea une famille de renards qui s'enfuit en glapissant sous les premières étoiles. La température avait chuté rapidement avec la disparition du soleil. Une chouette effraie passa en planant au-dessus de la campagne puis plongea sur un mulot imprudent. Les feux brillaient dans les tours d'enceinte. Astrée put regagner le bas de la muraille, ses douves hérissées de pieux, et grimper le long des moellons. De temps en temps, elle ressentit une raideur dans une jambe ou l'autre, signe que sa guérison était encore imparfaite. Elle gagna le chemin de ronde, repéra la torche d'une sentinelle en maraude, attendit le moment propice et se laissa tomber, tout en douceur, sur le toit de l'appentis aux chariots. Pour la troisième fois, elle était entrée dans la ville par la vallée, sans que personne ne puisse le deviner.

Elle resta un moment immobile sur le toit, guettant ce qui se passait tant sur les remparts au-dessus d'elle que dans la rue. Puis elle se laissa glisser au sol et se cacha prudemment dans un renfoncement, tous les sens aux aguets. Sa priorité était de localiser Prince, et, par son intermédiaire, Neffen : elle avait besoin absolument de se rassurer sur leur sort à tous les deux. Elle ne les rejoindrait pas nécessairement tout de suite : il était probable, à cette heure, que le shaman soit encore en train de dîner, ou en tout cas qu'il ne soit pas seul. Celui lui laisserait le temps d'aller trouver Sheldon.
Elle vérifia une nouvelle fois que la rue était déserte, que nul ne la voyait, et elle se concentra pour contacter son compagnon abeille. Elle devait absolument savoir si lui et Neffen allaient bien, et où ils se trouvaient.

Il était effectivement encore fort tôt et le temps clément gardait les gens dans la rue. Astrée vit passer plusieurs groupes de quelques personnes, enfants, adultes, bavardant dans la nuit fraîche. La plupart des maisons étaient illuminées, des effluves de nourriture flottaient dans l'air pur. Elle ne put percevoir le contenu des conversations, obligée de demeurer dans l'ombre pour ne pas être découverte. Cela faillit d'ailleurs se produire lorsque deux hommes entrèrent dans le petit entrepôt pour discuter de l'usure d'une roue. Ils ne demeurèrent cependant pas longtemps dans l'appentis et repartirent dans l'obscurité.
Astrée chercha Prince de l'esprit, effleurant d'autres âmes animales avant de trouver celle de son abeille. Il semblait relativement détendu et lui renvoya l'image imprécise de nourriture et de lumière, et d'un murmure de conversations.

Tout allait bien du côté de Neffen, apparemment. Il était, comme elle l'avait supposé, en train de dîner, en compagnie de quelques-uns des villageois. Il était probable qu'on lui faisait déguster l'excellente cuisine d'Antoine. Elle avait davantage de difficulté à imaginer qui pouvaient être les autres convives. L'homme au gilet de cuir qu'elle supposait être plus ou moins le chef du village ? D'autres membres du conseil ? Bah, il lui raconterait certainement le détail de ses rencontres et observations plus tard. Ils le laisseraient sans doute aller se coucher de bonne heure s'il jouait la comédie de l'épuisement... mais peut-être que lui chercherait à prolonger la soirée et les discussions. Elle espérait juste qu'ils ne lui faisaient pas manger de la viande de centaure, même s'il s'y disait prêt. Brrr... Simple expérience de plus, prétendrait-il. Mais tout de même...
Elle attendit patiemment, soigneusement cachée, que les rues soient un peu moins animées, que les villageois rentrent dîner. Ensuite, elle se dirigerait vers la place où était retenu Sheldon.

Les rues finirent par devenir silencieuses, livrées à la seule lumière des lampes à huile, du pas d'un promeneur, rare, et du chant d'un hibou, de temps en temps. Astrée put quitter sa cachette et se couler le long des rues, ombre furtive, jusqu'aux écuries et à la place. Cette fois, elle ne vit nul guetteur, nulle silhouette, juste la nuit. Par contre, en arrivant sur la place, elle dut déchanter : si la prison de bois qui avait retenu Sheldon était toujours là, ce dernier n'en était plus prisonnier. Il n'y avait pas âme qui vive aux alentours.

Une vague d'angoisse s'empara un moment d'Astrée. Qu'avaient-ils fait de Sheldon ? Elle maudit les trois centaures qui l'avaient interceptée et leur avaient bêtement fait perdre quatre jours. Comment allait-elle le retrouver ? Il était certainement vivant, quelque part... mais où ? Peut-être dans l'une des deux écuries, avec les autres ? Ou ailleurs ?
Elle resta un moment indécise, commença à se diriger vers les hangars, puis s'arrêta. Le plus sage serait de demander à Prince d'explorer les deux écuries à sa place. Ou d'attendre encore un moment pour être sûre que tous les centaures dorment. Parce que si elle devait faire le tour de chaque stalle, elle risquait d'être remarquée... Quoique... ils ne sauraient pas forcément qu'elle n'était pas du village ?
Elle décida finalement de commencer par contacter Prince pour lui demander de la rejoindre, s'il pouvait le faire discrètement. Elle en profiterait pour vérifier que tout allait bien pour Neffen. Les rues lui semblaient suffisamment éclairées pour que l'écureuil puisse s'y déplacer. Et si cela s'avérait impossible, si par exemple il se trouvait dans une salle fermée avec Neffen, elle irait seule dans les écuries avant de chercher à les rejoindre. Quoique... Non, il fallait d'abord qu'elle sache où ils en étaient : elle ne pouvait l'éloigner de Neffen que si celui-ci était déjà dans sa chambre, s'il savait où le trouver plus tard dans la nuit. Elle devait d'abord s'assurer de ça. Déterminer où il se trouvait... Ensuite, elle aviserait.

Elle retrouva l'esprit de Prince et il lui envoya les images d'un feu crépitant, d'un lit moelleux et d'une respiration tranquille. Manifestement, quelqu'un dormait à proximité, et l'animal paraissait tout à fait disposé à en faire de même. Il était un peu ennuyé quant à la manière de filer car la porte était fermée et l'âtre l'empêchait de se glisser par le conduit de cheminée. Le trou de la serrure était étroit, même pour une abeille, mais il allait tenter de se glisser par la fente sous la porte... D'ici là, il faudrait qu'elle attende bien sagement, mais il allait faire au mieux.

Astrée hésita à nouveau. Était-il bien sage que Prince s'éloigne de Neffen ? Certes, il n'y avait guère de risque qu'on l'oblige à se réveiller et à se déplacer au milieu de la nuit. Mais si jamais cela arrivait, elle l'aurait perdu et serait bien incapable de le retrouver. Inversement, à une heure si tardive, elle ne courait guère de risque à aller explorer seule les écuries.
Elle demanda donc à Prince d'attendre encore un peu auprès de Neffen. Elle pouvait au moins entrer discrètement dans les écuries et jeter un coup d'oeil discret dans chaque stalle, à la lueur de sa bougie, en entrebâillant juste un peu les portes pour ne pas être reconnue. Ils la prendraient pour une villageoise... seule Kess pouvait se souvenir qu'elle n'était pas du village, et encore.
Elle rappela à Prince de ne pas s'endormir tout de suite, qu'elle allait le rejoindre très bientôt, puis elle se dirigea, à pas de loup, vers la grande bâtisse où avait été retenu Byron. En espérant que la porte de derrière était encore ouverte...

Ce qu'elle n'était pas.
Astrée vit tout de suite qu'on l'avait cadenassée d'une chaîne qui promettait de résister à toute traction. L'évasion de Byron avait sans doute suscité bien des questions et, pour autant qu'ils n'aient pas compris exactement ce qui s'était produit, les Montequins semblaient avoir pris des mesures de sécurité drastiques. Ainsi, la rôdeuse eut beau tourner autour du vaste bâtiment des écuries, elle ne parvint à trouver aucune issue prometteuse... Quelques conduits d'aération seraient peut-être praticables pour un écureuil ou une abeille, mais aucun être humain ne pourrait entrer sans la clé.

Astrée soupira. Ils jouaient vraiment de malchance. Ils avaient dû voir la lanière entamée et comprendre qu'il y avait eu un sabotage nocturne. Donc comprendre qu'un humain était intervenu. Et peut-être était-ce pour cette raison qu'ils avaient déplacé Sheldon, pour ne pas risquer que quelqu'un le détache... Ou peut-être que cela n'avait rien à voir, qu'ils étaient juste passé à une autre phase du "domptage".
Bon, si ses souvenirs étaient bons, il y avait des fenêtres donnant sur le toit, en tout cas c'est ce qu'elle avait cru comprendre du descriptif de Prince, l'autre jour. Elle n'avait pas vraiment pris le temps de vérifier. Mais il était plus que probable qu'elles soient fermées elles aussi. Non, décidément, il lui faudrait impérativement l'aide de son familier pour savoir si Sheldon était enfermé là-dedans. Et ensuite, communiquer avec lui serait une autre histoire. Peut-être ouvrait-on la porte en journée ? Ou pas ? Elle décida finalement que si Prince trouvait Sheldon là-dedans, elle tenterait de passer cette nuit même par l'une des fenêtres du toit si elles étaient de taille suffisante, quitte à la casser.
Mais pour l'heure, mieux valait rejoindre Neffen pour faire le point sur son arrivée en ville, avant d'envoyer Prince en exploration. Enfin si toutefois la chambre de Neffen disposait d'une fenêtre par laquelle se glisser... la porte du bâtiment serait certainement fermée...
Par acquis de conscience, elle alla vérifier si l'autre entrepôt était lui aussi inaccessible avant de contacter à nouveau son familier pour tenter de le localiser.

Tous les bâtiments abritant des centaures paraissaient avoir été sécurisés et Astrée ne trouva nulle issue aisément accessible. Il lui fallut donc localiser Prince, qui se trouvait à l'autre bout de la ville, dans une maison qu'il eut bien du mal à lui décrire, tant elles se ressemblaient dans son regard de bestiole. Astrée dut donc traverser la petite cité, discrètement, prudemment, jusqu'à atteindre des rues qu'elle n'avait encore jamais arpentées, dans lesquelles s'alignaient des maisons cossues, similaires, de bois et de pierre, certaines portant l'enseigne d'un commerce, d'autres anonymes. Elle se guida sur l'esprit de Prince pour localiser celle qui l'intéressait. Haute de deux étages, elle se trouvait entre deux bâtisses semblables. Il y avait encore de la lumière au rez-de-chaussée et au premier étage, derrière l'une des deux fenêtres. Il était difficile de localiser précisément Prince, mais il était manifestement à l'intérieur.

Astrée se cacha dans le renfoncement d'une porte avec un soupir, observant la maison dans ses moindres détails. Se glisser là-dedans sans se faire repérer ne serait pas chose aisée. Il lui faudrait de toute façon attendre que la maisonnée soit endormie. En espérant qu'ils n'aient pas décidé de passer une nuit blanche... Mais elle ne pourrait pas attendre indéfiniment de toute façon. Elle aurait besoin de Prince pour trouver Sheldon.
La première chose à faire était de localiser plus précisément Neffen. Elle se concentra donc pour demander à Prince si la pièce où il se trouvait était munie d'une fenêtre, et si possible ce qu'il distinguait par la fenêtre. Si la fenêtre donnait dans la rue, il lui serait facile de réveiller Neffen pour qu'il lui ouvre lorsque ses hôtes dormiraient enfin. Elle avait toujours sa corde. Si la fenêtre donnait ailleurs, il lui faudrait réussir à y accéder, ce qui ne serait pas forcément une mince affaire. Et s'il n'y avait pas de fenêtre... ça allait être nettement plus délicat.

Apparemment, la fenêtre de la chambre donnait sur l'arrière de la maison et un jardinet bien ordonné. Les habitations n'étant pas mitoyennes, Astrée pouvait sûrement se glisser le long d'un côté ou de l'autre pour l'atteindre, mais Prince lui signala la présence d'un gros chien en contrebas, endormi pour l'heure. La lumière finit par s'éteindre au rez-de-chaussée mais demeura à l'étage, bougies vacillantes dans la nuit. Astrée devina des silhouettes en mouvement derrière les fenêtres. Aucune ne se rendit cependant dans la chambre où reposait le shaman.

Si elle était suffisamment discrète, elle pourrait peut-être passer près du chien sans le réveiller. Enfin, sauf si la fenêtre s'ouvrait de façon trop bruyante... Mais avec un peu de chance, dans ce village prospère, les cambriolages étaient trop rares pour qu'on dresse les chiens à attaquer les intrus. Donc s'il se réveillait, il lui suffirait de s'éloigner rapidement et calmement.
De toute façon, il fallait qu'elle parle avec Neffen, elle n'avait donc pas le choix. Ensuite, elle pourrait prendre Prince avec elle pour retourner vers les écuries. Mais elle se souvenait qu'il y faisait trop sombre pour que Prince puisse distinguer quoi que ce soit sous sa forme d'abeille ou d'écureuil. Il leur faudrait attendre le lendemain matin pour localiser Sheldon. A moins bien sûr qu'elle ne tente d'y pénétrer par les fenêtres du toit, si elles était assez larges pour ça... et à condition qu'elle parvienne à les ouvrir sans avoir à les démolir entièrement, ce qui signalerait immanquablement sa présence.
Pour l'heure, il ne lui restait plus qu'à attendre que la maison dorme enfin. En espérant que les silhouettes à l'étage soient des personnes sur le point de se coucher et non pas, par exemple, des gardes chargés de veiller à ce que leur hôte inattendu reste dans sa chambre, auquel cas elle pouvait attendre indéfiniment.

Mais il n'y eut nul signe inquiétant dans la petite maison et, après quelques longues minutes d'attente frigorifiée, Astrée eut le soulagement de voir les lumières s'éteindre, jusqu'à plonger la bâtisse dans le noir. Elle attendit encore quelques minutes, puis se mit en marche le long de la façade, dépassant une remise, puis elle gagna le jardin. Il faisait nuit, mais heureusement un fin croissant de lune pouvait pallier quelque peu aux yeux humains et aveugles de la jeune femme, qui n'y voyait pas grand chose dans ces ténèbres. Les lampes de la rue n'éclairaient en effet pas aussi loin et les autres demeures étant elles aussi endormies, c'était une progression pour le moins hasardeuse. Mais Astrée persévéra, pas à pas dans l'obscurité, repéra la silhouette du chien davantage au son de sa respiration qu'à sa forme, puis se retrouva en dessous d'une façade qui ne présentait que peu de prises. Un lierre qui ne supporterait sûrement pas son poids, des embrasures de fenêtres, peut-être, une gouttière fragile...

Le plus simple serait certainement d'utiliser sa corde, si toutefois Neffen trouvait quelque chose de solide pour en attacher l'extrémité. Elle n'avait pas confiance dans le lierre, ni même dans les gouttières. Il fallait juste espérer que le bruit ne réveillerait pas le chien.
Elle se recula de quelques mètres dans le jardin pour pourvoir lancer facilement la corde, et en lesta l'extrémité avec un morceau de bois. Puis elle contacta Prince pour lui demander de se faire écureuil. Il fallait qu'il se débrouille pour réveiller Neffen et le conduise à le fenêtre. Elle lui faisait tout à fait confiance pour trouver le moyen de se faire comprendre.

Le chien se mit à bouger. La rôdeuse était restée discrète et silencieuse, mais elle dégageait immanquablement un fumet humain propre à déranger les narines sensibles du canidé. Elle le distinguait à peine et serait donc bien en peine de voir s'il ouvrait les yeux avant qu'il ne se lève, mais elle entendit un bâillement tout à fait caractéristique, suivi d'un léger gémissement.

Astrée grimaça et se tourna vers l'animal, un brin anxieuse, sa corde à la main. Il faisait si sombre qu'elle ne voyait même pas s'il était attaché. S'il se réveillait, parviendrait-elle à le convaincre, par contact mental, à ne pas l'attaquer ? Voire à ne pas signaler sa présence ? Quoique, s'il se contentait d'aboyer, elle pourrait se glisser rapidement entre les maisons pour s'éloigner...
De toute façon, il fallait qu'elle persévère. Mais elle ne quittait pas l'animal des yeux, se tenant prête à tenter d'entrer en contact avec lui dès qu'il bougerait. Il était à demi-éveillé, il était donc probable que le bruit de la fenêtre le réveille complètement.

Les choses se passèrent plus ou moins comme elle l'avait craint. La fenêtre s'ouvrit avec un grincement relativement bruyant et le chien se mit à aboyer de bon coeur. Elle tenta le contact mental, trouva son esprit, et il s'apaisa aussitôt, mais vint cependant à sa rencontre, la queue battante, histoire de lui renifler les bottes. Impossible de savoir si quelqu'un d'autre que Neffen était éveillé dans la maison et susceptible de jeter un oeil à l'extérieur... L'un dans l'autre, il fallait qu'Astrée décide très vite de son prochain mouvement...

Astrée ne tergiversa pas. Si les aboiement avaient réveillé quelqu'un, il faudrait à l'inconnu quelques secondes pour émerger du sommeil, se lever, s'approcher de la fenêtre et y jeter un oeil. D'ici là, elle serait plaquée contre le mur : ils ne la verraient pas sans ouvrir la fenêtre, ce qui lui laissait quelques secondes de plus pour grimper rapidement.
Elle lança donc immédiatement l'extrémité lestée de sa corde, visant soigneusement l'embrasure de la fenêtre. Il ne lui restait plus qu'à se précipiter vers le mur, sans trop courir pour ne pas inquiéter le chien qu'elle gratifia d'une vague caresse, en espérant que Neffen trouve vite quelque chose pour l'accrocher ou supporte son poids. Dès que la prise lui paraîtrait résister, elle grimperait aussi vite que possible.

Astrée demeura donc plaquée contre le mur de la maison pendant de longues secondes, tandis que le chien, manifestement joyeux d'avoir de la compagnie nocturne, la suivait en remuant le postérieur avec entrain. Comme elle demeurait immobile, il parut un peu déçu et finit par lui sauter dessus, posant ses pattes sur ses épaules et la gratifiant d'une lèche amicale. C'était un grand chien. Elle parvint finalement à le repousser, donna un bon coup sur sa corde et put commencer son ascension. Si quelqu'un jetait un oeil dans le jardin, il pourrait probablement l'apercevoir, car elle ne pouvait demeurer collée à la façade, il fallait donc qu'elle fasse vite. Il lui restait cependant un peu d'énergie, après sa journée déjà dense, et elle parvint à atteindre l'appui de fenêtre et la petite chambre. Elle y trouva un Neffen à la mine passablement chiffonnée, qui la dévisagea avec un sourire comateux.
" Je dormais bien, moi, commenta-t-il à voix basse. Mais entre, fais comme chez toi."

Elle se glissa par la fenêtre et écarquilla des yeux pour tenter de percer l'obscurité.
"Oh, je suis désolée, Neffen... J'aurais dû te laisser dormir tranquillement. Mais promis, je ne resterai pas trop longtemps, tu pourras reprendre ta nuit."
Elle se dirigea à tâtons vers le lit pour s'y asseoir. Elle se demandait bien où elle-même allait pouvoir dormir. Un hangar quelconque ? Il fallait qu'elle dorme quelques heures, tout de même. Elle aurait bien demandé à partager la chambre de Neffen, mais elle ne voulait pas prendre le risque d'être découverte. Et il faudrait de toute façon qu'elle soit de retour vers les centaures avant la fin de la nuit.
" Je venais juste aux nouvelles. Comment s'est passée ton... "intégration" dans le village ? Ils ont tout gobé sans méfiance ?"

" Gobé, gobé ! dit-il en écarquillant de grands yeux choqués. Je t'avais dit que je ne lésinerais pas sur les effets ! Un pauvre garçon boueux, maigre, ensanglanté comme je l'étais, pourquoi veux-tu qu'ils doutent de ma parole ? Ils n'ont aucune raison de penser que je leur mentirais. Je suis du bon côté de la barrière. Je suis humain, perdu, abattu, épuisé, effrayé, j'ai des histoires horribles à raconter et je ne leur demande qu'une chose : de prendre soin de moi."
Il sourit.
" Oui, je pense qu'on peut dire qu'ils ont gobé mon histoire. Bon, bien sûr, ils me mettront face aux centaures pour éprouver mes sentiments. Mais je sais mimer la peur ou la haine. J'ai des vies et des vies en mémoire pour m'y aider."

" Brrr... j'ai du mal à t'imaginer haineux", commenta Astrée.
Peureux non plus, à la réflexion... mais après tout, elle le connaissait bien trop mal pour en être certaine.
" Mais je crois sans problème à tes talents de comédien..., ajouta-t-elle avec un sourire, avant d'ajouter avec un soupir : J'espère juste qu'ils ne te mettront pas face à Sheldon avant que j'aie réussi à l'avertir. Ils ont nettement renforcé leurs mesures de sécurité depuis l'évasion de Byron. Sheldon n'est plus attaché sur la petite place où il se trouvait auparavant. Il est sans doute dans l'une des écuries, mais je ne sais pas laquelle, et ils sont pris soin d'y mettre une chaîne et de solides verrous. Je ne pourrai pas y accéder pendant la nuit. Enfin... J'essaierai encore par le toit, on ne sait jamais, il me semble qu'il y a des fenêtres. Mais il est peu probable que je parvienne à entrer sans en casser et démonter une, et ça se verrait. Donc il va falloir probablement que j'attende demain pour le localiser, avec l'aide de Prince, et tenter de lui parler. Si ça se trouve, ils le réinstallent sur la place durant la journée, j'ai vu qu'ils avaient laissé la structure en place. Il faut juste espérer que cette place ne soit pas constamment envahie de monde, et que je me trouve une cachette à proximité pour guetter le moment opportun."
Elle grimaça.
" Désolée pour les mauvaises nouvelles... J'essaierai de faire aussi vite que possible pour lui parler. Cela dit, peut-être que si tu parais suffisamment terrifié par un centaure ordinaire, ils te feront éviter Sheldon au moins un temps...

" Je ne suis pas sûr qu'ils me montreront Sheldon rapidement, non. Et même si le cas, j'essaierai de lui faire comprendre qu'il doit se tenir coi. Il n'est pas stupide, même si c'est une grosse brute."
Il eut un sourire.
" Même s'il écarquillait les yeux de surprise, cela pourrait passer par une stupéfaction légitime devant mon évasion."
Il retourna vers son lit et s'y assit en tailleur.
" Comment comptes-tu libérer Sheldon et le faire quitter cet endroit ?"

" C'est bien là le problème..."
Astrée poussa un soupir.
" C'était plus facile avant qu'ils ne mettent des verrous partout... Mais là, ça se complique sérieusement."
Elle n'avait pas encore osé y réfléchir, mais il était temps de commencer...
" A l'origine, je me disais qu'il serait facile de libérer tous les centaures une nuit, mais on était de toute façon bloqués par la nécessité d'ouvrir les portes... et je n'avais pas encore trouvé comment le faire. Je m'étais demandé s'il serait possible d'endormir les gardes par un somnifère, ou de tenter un coup de force et d'attaquer la garnison, ou d'attendre le jour et de chercher une ruse... très compliqué dans les trois cas bien sûr. Là, je ne peux même plus les libérer la nuit, ils sont trop bien enfermés... Donc je ne sais absolument pas comment m'y prendre. Je vais essayer d'observer ce qui se passe en journée, mais je ne sais pas si ça va m'apporter des éléments..."
Autant dire qu'elle ne savait vraiment pas quoi faire et qu'elle n'avait pas la moindre chance d'y arriver. Pas plus que d'arrêter la guerre, d'ailleurs...
" Et pourtant, il faut trouver un moyen. Peut-être que toi, tu observeras des choses utiles, tu es davantage libre de tes mouvements... Et puis j'aurais bien voulu tirer au clair cette histoire de sorts nocturnes, aussi, mais ça risque de ne plus se reproduire puisqu'il est enfermé."
Elle sentait le découragement menacer de l'envahir. Mais non, elle n'avait pas le droit de s'y laisser entraîner.

" La première chose qu'il faut faire, à mon avis, c'est évaluer les forces en présence. Combien y a-t-il de Montequins ? Combien parmi eux sont armés ? Combien de portes pour sortir, comment s'ouvrent-elles ? Qui les garde, quand ?"
Il sourit.
" Moi je dois voir s'il reste quelque chose dans l'âme des centaures domestiques, quelque chose qui pourrait les ramener à la harde et qui pourrait faire de Sheldon leur leader... Si c'est le cas, les forces s'équilibreront... Si ce n'est pas le cas, il faudra trouver un autre type de levier, peut-être moins frontal..."

" Ce serait fantastique si les centaures domestiques pouvaient suivre Sheldon... mais tu crois que tu pourrais les amener à faire ça, toi ? C'est sûr que ça équilibrerait vraiment les choses..."
Et ce serait de nature, peut-être, à obliger les villageois à quitter leur vallée devant ce nouvel équilibre. Peut-être...
Elle réfléchit un instant.
" Demain matin, je compte espionner, si je me trouve une cachette adéquate, tout ce qui se passe aux abords des écuries. Byron m'a dit que Caribert passe dès l'aube, il faut que je vois s'il est accompagné, s'ils laissent les portes ouvertes toute la journée, s'il y a de la surveillance aux abords... Et tu as raison, on a besoin de savoir de combien d'hommes armés ils disposent.
Elle sourit.
" Et toi, sais-tu si tu vas rester ici pour les jours à venir ? D'ailleurs, qui t'héberge ?

" Et bien, je suis hébergé par Eulalie et Philibert. Je ne sais pas exactement qui ils sont, mais d'après ce que j'ai compris, ils avaient un fils de mon âge qui a été tué par les centaures à l'automne dernier, et donc la chambre est toujours là... et voilà, j'ai dû faire vibrer une fibre parentale, quelque chose comme ça."
Il haussa les épaules.
" Pour l'instant, ils se sont juste enquis de ma santé... ils ne m'ont pas encore demandé ce que je comptais faire... Je pense qu'ils vont tenter de me convaincre de rester, bien sûr. Mais comme je n'ai pas l'intention de partir, ils seront bien disposés à mon égard."

Astrée acquiesça.
" Il est certain qu'ils ne vont pas laisser redescendre dans la vallée quelqu'un susceptible de dénoncer ce qu'ils font ici. Si tu étais réellement un jeune barde égaré, il te faudrait sûrement plusieurs veilles, voire plus, pour les convaincre qu'ils ne risquent rien à te laisser rejoindre les tiens. Et de toute façon, il est logique que tu aies besoin de plusieurs jours pour te remettre... donc il n'y aura pas de souci. Leur conseil s'est probablement déjà réuni pour parler de ton cas mais tu n'en as pas forcément eu d'échos. Sans doute que demain, plusieurs personnalité du village vont essayer de te rencontrer, l'air de rien, pour te jauger un peu, mais je suis sûre que tu sauras jouer la comédie à la perfection. Et peut-être que tu arriveras à les questionner, discrètement, sur le nombre de centaures domestiques ou de gardes. On fera le point demain soir sur tout ce qu'on aura découvert."
Elle étouffa un bâillement.
" Pour le moment, il faut que je me trouve un endroit où dormir quelques heures. Sachant que je dois être de retour dans le secteur des écuries au moins une heure avant l'aube. En fait, je serais bien tentée de dormir quelques heures ici, mais j'ai trop peur d'oublier de me réveiller à temps. Ce serait catastrophique qu'ils me trouvent là..."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine