La Couronne de Cuivre

Hubert haussa les sourcils, Albérich secoua la tête.
" C'est pas le môme pudique qui voulait pas se déshabiller l'autre jour ?
— C'est celui-là même.
— Espérons qu'il trouvera un endroit pour se changer à l'abri des regards, alors.
— Il est plein de ressources, ne t'en fais pas pour lui."

Gabriel haussa les épaules.
-Ah, les petits bourgeois ! J’espère qu'il finira par se décoincer un peu. Sinon, il est mal parti.
-Tant qu'il n'essaie pas de s'enfuir du camp comme la dernière fois... dit Rebecca.
Il y eut alors de l'agitation. Pas une foule de gamins boueux jaillissant de la cantine : non, tout paraissait tranquille de ce côté-là. Mais des murmures enthousiastes commencèrent à provenir de certaines tables, et ils ne tardèrent pas à en comprendre la cause : tous les conseillers de la Communauté, sans exception, venaient de faire leur apparition.
On allait bientôt connaître les résultats du vote.

Ce n'était pas de chance pour Giovanni : c'était lui l'artisan principal de la remontée du trésor, et voilà qu'il n'était même pas là pour assister à la proclamation des résultats du vote. Le Luménien se leva.
" Je vais aller chercher Giovanni, cela le concerne. Je le relaierai le temps des annonces. Vous me raconterez.
— Je viens avec toi.
— Oh non. Tu fais partie des héros. Tu te dois d'écouter la décision du groupe."
Il le gratifia d'un clin d'oeil et d'une légère pression sur l'épaule, puis partit en direction de la cantine, bien décidé à mettre le barde dehors, cette fois.

-Hé, Albérich, reviens ! Ça va commencer !
-Si tu t'en vas, Giovanni et toi manquerez tous deux l'annonce.
De fait, les conseillers s'étaient immobilisés et Ignace entreprenait de dérouler un parchemin. Même si les six représentants de la Communauté s'efforçaient d'arborer une attitude solennelle, on les sentait prêts à sourire, ce qui signifiait que les résultats étaient conformes à ce qu'ils avaient espéré.

Le Luménien s'immobilisa, pris entre deux feux. En réalité, il n'était pas tellement intéressé par les résultats du vote. Il avait la sensation que cela ne le concernait pas vraiment. Il n'imaginait pas que la communauté aurait refusé de récompenser les héros du jour, et en même temps, il était mal à l'aise d'être assimilé à l'équipe qui s'était enfoncée dans le tertre alors que lui-même n'avait absolument rien fait. Il battit néanmoins en retraite vers la table, plus parce qu'il craignait de se retrouver en butte à la mauvaise humeur du barde que parce qu'il désirait assister à toute déclaration.
" Tu as eu peur des gosses, remarqua Hubert à mi-voix.
— Tais-toi donc."

-Tiens, ça te fait un point commun avec Giovanni.
-Giovanni a peur des enfants ?
-Oui.
-En fait, c'est même pire que ça.
-Oh ?!
La conversation s'interrompit là, car le silence s'était fait.
Ignace se racla la gorge.
-Rassurez-vous, je ne vais pas vous faire languir longtemps. Toutefois, nous tenions à souligner que c'est un moment particulier pour notre Communauté, la première consultation directe organisée hors assemblée et depuis notre départ de Grand-Estuaire. Nous voulions également louer l'implication de chacun, car tout s'est parfaitement déroulé, et tous les adultes sans exception se sont exprimés, ce qui témoigne d'un grand intérêt collectif pour les questions concernant l'ensemble de notre groupe, même lorsqu'elles n'impliquent pas directement chacun d'entre nous. Bref, un grand merci à tous... Et sans tarder, les résultats !
Il énuméra alors les propositions, par nombre croissant de votes : la première et la deuxième en avaient récolté une poignée, la troisième et la cinquième un nombre beaucoup plus conséquent, mais c'était la quatrième qui avait été la plus populaire, et de loin. Ainsi l'ensemble du trésor irait-il à la Communauté, dont les dirigeants offriraient, à chaque membre de l'expédition, un objet lui convenant ou suscitant son intérêt.
Le résultat fut salué par des applaudissements nourris, personne ne semblant le moins du monde déçu, bien au contraire.

Albérich et Hubert se joignirent aux applaudissements. Le Luménien était surpris — agréablement surpris — qu'il y ait eu tant de votes pour la cinquième solution. En même temps, une partie des personnes qui l'avaient choisie avaient peut-être été simplement mues par des motifs peu nobles, comme l'envie. Cela n'avait pas d'importance. Comme il l'espérait, c'était la quatrième proposition qui l'avait emporté.
" Tu risques d'être assimilé à l'expédition, lui dit alors Hubert, en aparté.
— Merci, je sais. Essaie de ne pas m'embarrasser davantage."
Le paladin lui sourit, mutin.
" Si ça peut te consoler, je suis embarrassé, moi aussi. Je vais être récompensé pour avoir manqué de me faire tuer.
— Tu oublies le vase.
— J'oublie le vase, tu as raison."

-Peut-être cela améliorera-t-il le moral de Giovanni, de savoir que ses prouesses dans le tumulus seront récompensées...
-En plus, il fera sans nul doute partie du comité d'experts chargé d'examiner les objets magiques, ce qui lui offrira une amusante distraction.
-Ne criez pas victoire trop vite. Il est capable de râler là-dessus aussi.
-En disant, par exemple, qu'on l'arrache à ses lectures...
-Attendez, on parle bien du même Giovanni ? Il ne m'a jamais paru à ce point râleur... Bon, en même temps, je le connais peu, c'est vrai.
-Vous avez souvent bu ensemble !
-Très souvent !
-Certes, mais toujours au sein de groupes assez nombreux, ce qui n'est guère propice aux confidences...

Albérich songea qu'une manière de remonter durablement le moral du barde aurait sans doute été de poser pour lui, volontairement et sans récriminations. Mais ce n'était pas quelque chose qu'il oserait verbaliser en public. Même si certains candidats semblaient tout indiqués, la chose se retournerait immanquablement contre lui. Or il n'était pas pressé de se déshabiller pour l'artiste.
" Les Sunites que je connais sont relativement entiers, je dois dire. Prompts au soleil, prompts à la pluie.
— Nombreux sont les bardes qui partagent ce travers. Lunatiques.
— Alors un barde sunite..."

Leurs quatre commensaux s'entreregardèrent un instant.
-Bon, qu'est-ce que vous nous offrez pour qu'on ne dise rien à Giovanni ?
-Oui, parce que normalement, les membres de l'Académie sont censés être solidaires...
-Or, là, je suis navré de le dire, vous êtes terriblement médisants.
-Je ne peux que le constater aussi. Et bien que n'étant pas Académicien moi-même, Giovanni reste mon ami de beuv... de détente. Or, après ce que vous m'avez appris, je culpabilise terriblement de l'avoir fourré dans ce guêpier... Bref, à quoi ais-je droit pour mon silence ?

" Médisants, nous ?! Non mais je rêve ! s'exclama Hubert. C'est vous qui l'avez traité de râleur !
— Nous n'avons fait qu'énoncer des observations basées sur d'autres Sunites et d'autres bardes. En suggérant que peut-être ce comportement dont vous l'accusez n'est peut-être pas complètement étonnant. Mais nous n'avons pas mentionné son nom.
— C'est nous que vous devriez payer.
— La solidarité au sein de l'Académie, elle a bon dos ! Vous vous réjouissez de sa torture depuis le matin ! Si vous saviez qu'il détestait tant ça, pourquoi attendre qu'il soit trop tard pour en parler à Gabriel ? J'ai essayé de le soutenir, moi ! Sans succès, mais tout de même !"

-Nous ignorions totalement qu'il détestait les enfants.
-Comment aurions-nous pu le savoir ? Il nous avait taquinés à plusieurs reprises en affirmant que nous faisions un métier facile.
-Et tu auras remarqué, Albérich, que nous avons renoncé à tout mauvais tour sitôt que nous avons perçu son humeur massacrante.
-De mon côté, je n'ai rien dit de mal à son sujet.
-Nous, nous nous sommes contentés d'affirmer qu'il était parfois râleur...
-Sans chercher des raisons liées à son métier, à son dieu...
-En plus, qui sait si des gosses ne lui ont pas causé de graves ennuis ? Peut-être y en a-t-il eu pour ruiner ses toiles ? Peut-être l'a-t-on un jour chargé d'en peindre un qui a refusé de rester tranquille ne serait-ce qu'une minute, ce qui l'a empêché d'honorer sa commande et à donc nui à sa réputation ?
-Bref, nous sommes innocents.
-Et vous coupables.
-Achetez notre silence ou nous lui parlerons.
-De mon côté, je me contenterai de vous désigner pour le remplacer demain soir, si vous ne me faites pas oublier votre affreuse malveillance concernant ce pauvre Giovanni.

" Excuse-moi, mais tu viens de dire à Gabriel que Giovanni avait peur des enfants, Agathe... Tu lui as même dit que c'était pire que ça. Et tu prétends que tu ne savais pas ? Quoi ? Tu viens d'avoir l'illumination divine ? Ce matin, vous m'avez dit, tous, que vous vouliez qu'il souffre quand j'ai proposé de l'aider. Vous avez tous vu sa réaction dès l'instant où Gabriel s'est approché... Vous n'avez pas bougé. Nous avons juste suggéré... que la versatilité était relativement fréquente dans son créneau... suite à une remarque de Gabriel qui a dit se surprendre de son caractère — et je reprends ses mots — râleur. Qui a médit de qui, déjà ? Je ne suis pas certain de bien comprendre...
— Ils se fichent de toi, Albérich. Une veille, et tu n'as pas encore compris ? Viens. Laissons cette engeance ourdir ses plans machiavéliques et allons nous promener avant la nuit."
Le paladin était déjà debout.
" Je dois parler à Robert, de surcroît.
— Ah, c'est ça, moi aussi, bien sûr."
Le Luménien ne put s'empêcher de rire.

-Hé ! Moi je n'ai rien fait, rien dit ! Je me suis juste étonné de la description que nos amis instituteurs faisaient de Giovanni !
-Nous, quand Gabriel est venu le trouver, nous avons pensé qu'il était simplement furieux que son programme de la journée soit subitement chamboulé...
-Quant à sa phobie des enfants, nous l'avons découverte en même temps que toi, quand il te l'a apprise.
-C'est pour ça que j'ai pu dire à Gabriel qu'il avait plus que peur des enfants.
-En toute objectivité, je n'ai pas l'impression que nous nous payons ta tête, Albérich. Pour les menaces, d'accord, c'est une taquinerie. Mais pour le reste, nous n'étions vraiment pas au courant.
-Quoi qu'il en soit... Hubert, si tu nous prépares un mauvais coup, si tu entends dire à Robert que nous nous portons volontaires pour jouer les sentinelles ou pour participer à des exercices martiaux... Ça se paiera cher.
-Très cher.
-Très très cher.

" Je n'y avais même pas songé, mais puisque vous le suggérez, voilà qu'à mon tour, je vous tiens par les... sentiments."
Il sourit, faussement mauvais.
" Alors vous allez arrêter d'ennuyer mon ami Albérich. Et je vais quand même aller parler avec Robert, parce que j'ai des choses plus importantes qu'une petite vengeance mesquine sur le feu, voyez-vous."
Il se tourna vers Albérich.
" Tu peux rester avec eux, mais s'ils t'ennuient... J'ai des relations."
Puis, sur un sourire, le paladin s'esquiva vers son supérieur.
" Cela dit, je peux relayer Giovanni demain, dit alors le Luménien. Ça ne me gêne pas. Si c'est une tâche à ce point pénible, il est juste qu'elle soit répartie sur l'ensemble des colons, et pas toujours sur les mêmes épaules."

Gabriel secoua la tête.
-Pour moi, ça n'est nullement une tâche pénible. Bien au contraire. D'ailleurs, si je m'étais installé dans un temple, j'aurais sans doute demander à m'occuper des novices... En l'occurrence, si j'ai réclamé l'aide de Giovanni, c'est uniquement parce que les activités physiques qui sont mon domaines n'auraient pas convenu, parce que je pensais que celles qu'il proposerait feraient mieux l'affaire, parce que j'imaginais que cela ne le dérangerait pas... Si j'avais su, je me serais abstenu, j'aurais demandé à un autre barde ou je m'en serais chargé moi-même, quitte à m'occuper ensuite du décrassage et de la lessive. Honnêtement, je pourrai gérer les jeunes tous les soirs jusqu'à notre arrivée à la cité que cela ne me dérangerait nullement. D'autant que c'est dans l'immédiat le meilleur moyen pour moi d'être utile à la Communité, ce à quoi je tiens beaucoup.

C'était sincère, à n'en pas douter, mais c'était probablement la pire chose par laquelle le jeune Lathandrite aurait pu terminer son discours. Albérich accusa le coup avec un sourire contraint.
" N'hésitez pas à me faire signe si vous avez besoin d'un coup de main à l'occasion, dans ce cas." trouva-t-il quand même la force d'ajouter.
Son regard dériva alors vers Hubert, qui avait rejoint Robert, et se demanda si sa proposition d'aller se promener un moment tenait toujours. Il avait l'impression d'avoir besoin d'un peu de calme, subitement. L'humour de l'Académie avait du bon, mais il n'était pas remède à tous les états d'âme.

***

Hubert se glissa jusqu'à Robert, espérant qu'il pourrait lui voler quelques secondes. Il n'avait pas grand chose à lui dire, voulait juste l'informer de ses conversations avec Alban et de la possibilité que le gosse accepte de le rejoindre pour la nuit. Bien sûr, cela signifierait veiller jusqu'à la relève de la garde, mais le paladin imaginait pouvoir se reposer quelques heures avant le retour du gosse, histoire d'être préparé pour la fin de nuit, si elle devait s'avérer chahutée.

Robert mangeait en compagnie des autres conseillers, et de ce qu'il put entendre de leur conversation paisible, il n'était nullement questions d'affaires cruciales : c'était un joyeux badinage, reflet de leur bonne humeur. Néanmoins, quand le chevalier nota l'approche du paladin, il réagi presque instantanément.
-Si vous voulez bien m'excuser un instant... fit-il en se levant.
En quelques enjambées, il l'avait rejoint.
-Hubert, vous vouliez me dire quelque chose ? s'enquit-il, la mine sérieuse.

" Je ne voulais surtout pas vous déranger alors que vous vous détendiez en bonne compagnie, Robert, fit le paladin avec une grimace. Juste vous dire qu'il était possible qu'Alban dorme avec moi cette nuit. Ce n'est pas gagné, mais ce n'est pas perdu. Vous le saurez demain matin, j'imagine. Mais je ne vais pas vous retenir et vous laisser retourner à vos agapes. Je vous souhaite une bonne soirée. "
Il s'apprêtait à s'en retourner, sauf si le chevalier avait quelque chose à ajouter.

Le chevalier le dévisageait, surpris.
-J'aimerais avoir votre force de persuasion. Et vôtre aura, aussi : je me sentirais moins démuni pour aider Alban... Mais je dois me réjouir que vous soyez là et que vous acceptiez de le soutenir. Et bien sûr, je vous en remercie.
Il sourit.
-Si vous avez encore quelques secondes à m'accorder, je voudrais vous indiquer le chariot où je dormirai et celui dans lequel vous pourriez vous installer avec Alban. Je l'en informerai aussi : cela vous permettra de dormir en sachant qu'il viendra à vous s'il le souhaite.
Une poignée de minutes plus tard, l'affaire était réglée.

Le paladin retourna alors vers la table de l'Académie. Albérich semblait avoir besoin d'un prétexte pour se lever, aussi n’alla-t-il pas jusque là et lui fit-il signe. Cela suffit pour que le Luménien s'excuse auprès de ses voisins et le rejoigne.
" Balade digestive ?
— Avec grand plaisir."
Il n'y avait pas vraiment d'endroit où aller, le périmètre était resserré, plongé dans le noir, mais Hubert connaissait l'emplacement des chariots à matériel où il y avait peu de passage et peu de chances de trouver des oreilles indiscrètes. Ils marchèrent un moment en silence, s'éloignant du brouhaha de la place centrale, où l'on fêtait ce premier vote historique. Mais même en bordure du bivouac, on entendait les rires et le murmure des conversations. Au-delà, des feux jalonnaient l'obscurité, on devinait la silhouette des sentinelles aux aguets, ainsi que le mouvement des équipes qui circulaient d'un cercle de lumière au suivant. Le paladin, lui, percevait le marais beaucoup plus loin, mais il savait qu'Albérich était presque aveugle.
Ils dénichèrent un chariot à mi-distance entre deux postes de garde et grimpèrent sur le siège du cocher pour regarder la nuit. Hubert avait vérifié, il était plein de caisses, renfermant des marchandises sûrement précieuses, mais qu’il ne put identifier. Ils s’installèrent et pendant un moment, ils ne dirent rien, se contentant d’observer le ballet des torches et les ténèbres environnantes. Ils étaient comme seuls au monde, désormais, mais c’était une douce solitude, que le paladin chérissait déjà.

Albérich avait froid et il resserra les pans de son manteau autour de lui. Sa respiration formait une buée blanche, dense, qui s’étiolait dans la nuit. Hubert, à ses côtés, fixait le vide, une expression indéfinissable sur les traits.
« Toute cette conversation sur Giovanni… Ça m’a fait penser à cette barde, celle qui a écrit la chanson à ton sujet.
— Ce n’était pas une femme. C’était un homme. Niall.
— Oh. J’avais mal compris.
— Mal compris quoi ?
— Je croyais que c’était, tu sais… ta petite amie de l’époque… Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé ça. Mais je me disais que tu pourrais lui écrire. Pour lui dire que tu avais combattu une liche !
— Je n’ai pas combattu de liche, Robert a combattu une liche. Moi je lui ai lancé un vase.
— C’est déjà ça.
— Tu vois, j’ai comme l’impression que ça ne ferait que renforcer le caractère comique de la chanson.
— Peut-être. Mais il reste que…
— Je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouve Niall. Sans doute en Féérune, à Eauprofonde, quelque chose comme ça… S’il est seulement encore vivant. Les bardes sont souvent… fantasques, tu sais ça. »
Ils rirent doucement.
« On peut demander à Roxane…
— Personne ne connaît cette chanson ici, Albérich. Sois gentil. Ma réputation est déjà suffisamment lourde à porter.
— Ah ! Tu peux parler ! Les gens t’idolâtrent et se réjouissent de ta présence. Moi… Les gens ont peur de moi.
— Peur de toi.
— Oui. Parfaitement. L’ancien chef d’état sévère et secret. Tu tutoyais ton voisin après deux heures. Il m’aura fallu dix jours.
— Pourtant ils ne redoutent pas de t’ergoter.
— Tout ça est superficiel, Hubert. »
Le paladin soupira puis sourit.
« Au moins, tu ne les détestes pas cordialement. Il y a du progrès. »
Le Luménien grimaça, songeant à la manière dont ils s’étaient rencontrés, les malentendus qui avaient plombé les premiers jours de leur relation, le moment où il avait cru qu’Hubert avait l’intention de le faire arrêter, ou pire, pour le supplanter… Délire provoqué par l’angoisse. Il ne lui en avait jamais parlé.
« Je vais dormir avec Alban, cette nuit. S’il l’accepte. J’espère qu’il le fera. »
Albérich acquiesça.
« J’ai vu Agnès. Elle envisageait de le droguer à son insu.
— Peut-être dormirons-nous bien tous les deux, dans ce cas. »
L’ancien clerc opina du chef.
" Je vous le souhaite. Vraiment."
Le paladin frissonna brusquement, comme si tout le froid qu'il avait repoussé jusque là se saisissait d'un seul coup de lui.
" Je devrais aller me reposer. Je ne peux prédire ni la nuit, ni la journée de demain... Je vais aller chercher mon livre sur les créatures des marais... essayer de décrypter une lettre de plus... puis dormir."
Le Luménien le dévisagea avec stupéfaction. Il avait déjà sauté du siège du cocher.
" Bonne nuit Albérich.
— Bonne nuit."
Et en une seconde, Hubert avait détalé. Albérich demeura un instant interdit sur son banc, incapable de comprendre ce qui venait exactement de se passer. Est-ce que le paladin avait subitement songé à quelque chose d'urgent ? Ou bien s'avérait-il aussi... lunatique que les bardes sunites ? Il eut envie de rire. Demeura quelques minutes assis, encore. Mais il avait diablement froid, aussi finit-il par se lever et retourna-t-il vers la place principale du campement, la chaleur et la lumière.

Il y avait eu du changement. Concernant les convives, surtout : nombre de ceux qu'il avait vu attablés quand il était parti avaient disparu - ou étaient en train de disparaître -, et les places qu'ils avaient laissé vacantes étaient prises d'assaut par un essaim de gamins. De gamins qui n'étaient pour la plupart absolument pas boueux, si l'on exceptait leurs bottes. Relativement peu de temps s'étant écoulé depuis qu'Albérich s'était esquivé en compagnie d'Hubert, il n'y avait qu'une seule explication à ce miracle : contrairement à ses craintes, Giovanni avait su éviter la catastrophe...
Du barde, nulle trace. En revanche, les Académiciens étaient visibles, quoi qu'ils vidassent les lieux avec un empressement manifeste. Les conseillers, eux, n'avaient pas quitté leur table.

Albérich emboîta le pas de ses pairs. Sans doute retournaient-ils au chariot qu'ils partageaient, même si leur empressement avait quelque chose d'un peu étrange. La soirée se terminerait probablement en bavardages anodins, à moins que Rebecca et Agathe ne finissent par les convaincre de jouer aux cadavres exquis. Lui-même se sentait fatigué, alors qu'il n'avait rien fait de sa journée, sinon lire, jouer, palabrer. Peut-être le froid, simplement, usait-il sa précieuse énergie. En cheminant dans le sillage des instituteurs, il se demanda de quoi seraient fait les jours suivants... Difficile de le savoir. Alterner l'urgence et la monotonie, c'était un mode de vie curieux et difficile. L'imprévisible... Il faudrait qu'il s'en accommode encore un temps.

Il atteignit le chariot quelques secondes après ses compagnons, lesquels s'étaient bien gardés d'entrer. Seul Philibert avait gravi le marchepied et jetait un regard prudent à l'intérieur.
-Il n'est pas là, disait l'instituteur.
-Vraiment ?
-Oui, vraiment. Mais je crois voir des traces de boue fraîche, ce qui veut dire qu'il est passé il n'y a pas longtemps.
-Pourtant, nous ne l'avons pas vu sortir de la cantine...
-Les bardes savent se rendre invisibles.
-Il doit être en train de se laver quelque part...
-En tout cas, je sais pas vous, mais moi je crois qu'il vaut mieux ne pas lui annoncer la nouvelle ce soir.
-Je pense aussi.
-Itou.

" Quelle nouvelle ?" demanda Albérich, curieux.
Il s'était manifestement échangé quelque chose de crucial en son absence. Sans doute les parents avaient-ils été ravis des prouesses de Giovanni — les gosses avaient paru propres, après tout, un miracle ! — et était-il désormais condamné à s'occuper d'eux jusqu'à la fin du voyage. Décidément, cette affaire était l'événement du jour...

Les Académiciens jetèrent des regards inquiets autour d'eux, sans doute pour s'assurer qu'un certain barde ne pouvait pas les entendre.
-Nous avons entendu les gosses discuter entre eux et avec leurs parents...
-Giovanni a fait un tabac.
-Au début, il a tenté de leur jouer des berceuses pour qu'ils somnolent, mais voyant qu'il frôlait la révolution, il a changé de tactique.
-Il a utilisé des tours de magie.
-Et convoqué un ours gigantesque pour le faire danser et, apparemment, jongler avec des saumons.
-Vers la fin, notre malheureux ami aurait glissé et se serait étalé de tout son long dans la boue.
-Les gosses ne savent pas si c'était un accident ou si c'était fait exprès, mais ils ont adoré.
-Ils ont tout adoré, du début à la fin.
-Et, soutenus par leurs parents, ils veulent que Giovanni rempile demain.

Albérich eut un soupir amusé et grimpa dans le chariot.
" Ainsi soit-il. Rien de tel que d'être poussé à l'eau pour apprendre à nager, comme disent les Solarciens." commenta-t-il.
Il chercha une bougie à allumer puis entreprit de se changer. Il y avait pléthore de bons livres dans l'Académie, dissimulés un peu partout sous les bancs et les coussins abandonnés. Il ne doutait pas d'en trouver un qui l'accompagnerait jusqu'au sommeil. Peut-être les autres voudraient-ils l'écouter parler de la ferrure du mulet, à nouveau, mais la soirée paraissait un peu chamboulée, peut-être n'en serait-il rien.

Ils devisèrent un moment, guettant sans le verbaliser le retour du héros malheureux de la soirée. Mais une heure passa sans que l'intéressé ne montre le bout de son nez.
-Peut-être attend-il que nous dormions pour revenir, afin d'éviter questions et commentaires ?
-Il devrait savoir qu'on n'est pas cruels à ce point...
-Des fois si. Enfin... Surtout vous.
D'un commun accord, ils s'apprêtèrent tous pour la nuit. Et, d'un commun accord, ils demandèrent à Albérich de leur faire la lecture.
Une tradition, c'est une tradition.

Et Albérich n'y dérogea pas. Tout en lisant son traité de maréchalerie, il avait cependant l'esprit ailleurs. Ce n'était pas un problème, la lecture était un réflexe qui ne nécessitait pas d'y placer grande conscience. Toute cette affaire Giovanni le laissait décidément perplexe. Déjà, il avait du mal à réconcilier l'esthète qu'il avait fréquenté les jours précédents avec l'homme irascible qu'il s'était révélé devant la contrainte. Albérich continuait à trouver sa réaction démesurée, très puérile en fait, et il était conscient que sa perception du barde s'était fortement altérée. Et pas en bien, malheureusement. D'un autre côté, et c'était nettement plus sérieux, il ne voyait pas en vertu de quoi la communauté avait le pouvoir de lui imposer de répéter l'aventure. Il l'avait fait une fois, avait détesté ça, et sa qualité d'amuseur n'avait rien à voir avec l'obligation de réitérer l'exploit. Il lui semblait que dire "non" était suffisant. Et si ça ne l'était pas, la question des libertés individuelles, qu'il avait étudiée toute la journée, devenait nettement plus cruciale qu'il ne l'avait cru...
Il releva les yeux pour constater que les instituteurs dormaient, soupira et se coucha à son tour. Il faisait froid et il se demanda si l'absence d'Hubert y était pour quelque chose. Son aura avait rayonné, la veille, et désormais, elle était partie repousser l'angoisse de quelqu'un d'autre.

***

Le paladin s'était installé dans le chariot que lui avait indiqué Robert et avait fait exactement ce qu'il avait annoncé à Albérich : il avait lu son livre. Pendant les premières minutes, il n'avait pas été très concentré et n'avait rien retenu, ce qui l'avait forcé à relire une seconde fois toute la partie sur les guenaudes, puis une troisième, avant d'être satisfait de ce qu'il en avait retenu. Son ventre noué, ses épaules tendues, le fracas de son coeur ne s'apaisèrent qu'au bout de longues minutes, tandis que son trouble s'effaçait dans les mots imprimés.
Il lisait dans le noir, un test de ses capacités, et c'était formidable tout autant que c'était effrayant. Même dans les ténèbres profondes qui régnaient sous la bâche, il parvenait à suivre le texte sans difficultés, et sa distraction était aussi due au souvenir qu'il avait de la conversation avec Giovanni des jours précédents. Un kobold. Il finit par reposer son ouvrage et s'installer confortablement. Le bruit dans le campement avait décru, mais il était sans doute encore tôt. Peu importait. Il dormirait quelques heures, en espérant, très sincèrement, qu'elles seraient troublées par l'arrivée de l'écuyer.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée