La Couronne de Cuivre

La rôdeuse frissonna, et il devina un sanglot étouffé. Elle ne répondit rien, craignant peut-être de craquer si elle osait ouvrir la bouche. Elle se contenta de se serrer contre lui, de toutes ses forces.
- Si tu ne reviens pas, j'irai te chercher, finit-elle par murmurer à son oreille d'un ton farouche qui n'admettait aucune contradiction.
Fort heureusement Eärundra n'entendit pas... ou feignit de ne pas entendre.
- On ferait mieux de se remettre en route rapidement. Rien ne dit qu'on n'ait pas une meute d'araignées aux trousses sous peu...
Tilmandil blêmit.
- Vous croyez vraiment que... Et... Et puis elle seraient déjà là, non ?
- Probablement, soupira la druidesse. Il serait plus logique qu'elles nous tendent un piège sur le chemin du retour, c'est plus leur mode de fonctionnement habituel. Mais... On ne peut jamais être sûr de rien.

Kasumi la serra un instant encore dans ses bras, sans un mot. Il n’était pas sûr lui-même que de parvenir à cacher ses doutes s’il parlait aussi se contentait-il de lui rendre son étreinte, de lui transmettre sa chaleur, de lui faire sentir sa présence pour qu’elle s’apaise. Après l’injonction d’Eärundra, il l’aida finalement à se relever non sans lui glisser à l’oreille :

- Je reviendrai pour toi.

Il était en effet temps de se remettre en route mais Kasumi ne donna aucun signe de vouloir lâcher Sylvia ou même s’en éloigner malgré la possibilité d’une attaque des araignées.

Sylvia ne lâcha pas non plus la main du rôdeur, s'y agrippant même avec l'énergie du désespoir. Elle semblait vouloir poursuivre leur route ainsi... mais ils avaient hélas un cocon à transporter, et ils étaient indubitablement les deux membres les plus costauds de leur équipe.
Tilmandil, devinant l'émotion des deux rôdeurs, se plaça finalement à l'avant du cocon, tandis que Eärundra prenait l'arrière.
- Passez devant... on vous suit !
Il était évident, cependant, que malgré toute leur bonne volonté, leurs deux compagnons de route ne pourraient pas porter bien longtemps leur fardeau.

Kasumi était reconnaissant des deux elfes pour leur marque de compréhension et pour lui offrir, ainsi qu’à Sylvia, un moment d’intimité qui pourrait bien se révéler être le dernier. Ces quelques minutes solidifiaient encore un peu plus leur lien de complicité et pourrait peut-être faire la différence au moment où le demi-elfe serait livré à lui-même dans un monde qu’il imaginait déjà onirique, déstabilisant et dénué de repères concrets. Au bout de quelques minutes de marche, les deux rôdeurs durent néanmoins se rendre à l’évidence : il leur fallait prendre la place d’Eärundra et de Tilmandil, ne serait-ce que pour permettre à ce dernier d’offrir à nouveau son soutien à Galawen. Avant de se séparer de sa compagne, le rôdeur prit un instant pour lui glisser des mots doux à l’oreille :

- Je t’aime. Je ne l’oublierai pas. Quoiqu’il advienne.

- Je t'aime aussi, souffla doucement la rôdeuse à son oreille. Et j'irai te chercher si tu t'éternises trop... Tu peux être sûr que je te trouverai, où que tu sois.

La forêt était de plus en plus sombre, de plus en plus dense aussi. La piste pourtant taillée à la serpe était de plus en plus étroite, comme si la nature avait voulu reprendre ses droits et chasser toute trace des intrus. Eärundra avait pris la tête, et utilisait ses pouvoirs de druide pour que les ronces s'écartent devant eux, leur épargnant maintes égratignures désagréables. Ils ne rencontrèrent nulle âme qui vive, cependant, bien qu'ils eurent souvent la sensation d'être observés... et nullement de façon amicale. Ils ne rencontrèrent pas de gardien similaire à ce qu'était Celd de l'autre côté.
- C'est ici, intervint finalement Galawen.
Devant eux se dressait une véritable barrière végétale, formée d'épineux entrelacés sur plusieurs mètres de profondeur, qui semblait absolument infranchissable.
- Vous pouvez la franchir. C'est une question... plus que de volonté, de conviction. De foi, d'espérance. De certitude...
- Elryndel est passé alors qu'il était très affaibli, confirma Galawen. Et ensuite... Il paraît qu'au-delà du mur de ronces se trouve un arbre immense dont les racines plongeant dans une mare de boue... Elryndel en a prélevé un bon morceau, et il a commencé à un mâcher un peu sur place, mais on l'avait convaincu de revenir auprès de nous pour le consommer entièrement, heureusement. Je pense que vous devriez en faire autant.
- Et n'en prélevez pas qu'un morceau, intervint Eärundra. J'aimerais, si possible, que vous en rameniez une bonne provision. Cela pourrait s'avérer utile plus tard.

Kasumi déposa délicatement le cocon abritant son père sur un coin dégagé devant la haie de ronces. Il faudrait que ses compagnons dressent un petit campement provisoire du temps qu’il procédait au-delà de la barrière surnaturelle. Aussi sinistres que soient les lieux, mieux valait y reconstituer leurs forces que de prendre le risque de retourner dans le bosquet de Celd tant qu’Elryndel et lui-même seraient inconscients. Préparer une civière digne de ce nom pour son père serait une autre occupation déprimante mais nécessaire pour pouvoir enfin le sortir de son cocon. Le rôdeur avisa la forêt de ronces et décida qu’il valait mieux faire part de ses réflexions avant de s’y engager. Et de prendre le temps de dire au revoir dignement à ses compagnons aussi :

- Je ne sais pas pour combien de temps j’en aurai alors il serait plus prudent de dresser le campement ici. Et de nous préparer au départ en confectionnant une civière plus digne pour Elryndel. S’il se réveille ici, il sera probablement encore trop faible pour effectuer le voyage de retour. Et j’aimerais le revoir avant de m’engager là-dedans.

Il tourna son regard vers sa compagne et ajouta d’un ton doux :

- Je compte sur vous tous. Ma famille, mes amis, mon amour.

Sylvia se jeta littéralement dans ses bras, sans se soucier qu'on les observe, et l'embrassa avec fougue. Il vit des larmes perler à ses yeux, qu'elle parvint avec peine à contenir. Elle semblait parfaitement incapable de le lâcher ni de décoller ses lèvres des siennes.
Ses compagnons regardaient pudiquement ailleurs... en l'occurrence, Tilmandil et Galawen, armés de dagues, s'efforçaient de défaire le cocon qui maintenait Elryndel prisonnier. Eärundra contemplait d'un air songeur la barrière d'épines.

Kasumi était tout aussi oublieux de leurs compagnons en rendant son baiser à la rôdeuse. Ils s’embrassaient avec l’énergie du désespoir comme si cela devait être la dernière fois. Et c’était peut-être le cas, d’ailleurs… Ce cœur de ronces dans cette forêt maléfique ne pouvait rien apporter de bon. Il n’y avait rien à en attendre hormis les larmes, la douleur, la mort. Toutes ces choses auxquelles il allait devoir faire face alors qu’il serait si doux de renoncer à son devoir, de demeurer dans les bras de Sylvia. De la rassurer, de la consoler. Il passait une main dans ses cheveux, les caressant tendrement, comme si ce contact si doux pouvait l’aider à s’ancrer à cette réalité qu’il aurait préféré ne pas quitter. Mais il trahirait alors son père et se trahirait lui-même. Il ne serait plus celui que Sylvia aimait, plus que l’ombre de ce qu’il était. Il libéra ses lèvres sans brusquerie, à contrecœur et murmura :

- Je reviendrai. Je ne t’abandonnerai pas. D’ici là, je compte sur toi mon amour. Pour veiller sur moi. Sur mon frère, sur les autres. Je m’en irai le cœur un tout petit peu plus léger de te savoir à mes côtés. Je t’aime tant !

- De toute façon je ne te laisserai pas moisir là-bas, répliqua-t-elle farouchement. S'il le faut, j'irai te chercher... et si on reste tous les deux coincés dans ce monde des rêves, au moins on sera ensemble !
Elle s'écarta légèrement de lui, et sourit bravement.
- File maintenant... avant que je n'aie plus la force de te laisser partir.
Derrière eux, leurs compagnons avaient achevé de libérer Elryndel de sa gangue de toile.

Kasumi adressa un regard à son père, pale et amaigri mais il reconnaissait ses traits et fut atteint par une vague brutale de nostalgie. Il aurait bien approché davantage pour lui consacrer quelques instants mais il sentait que ce serait une nouvelle épreuve pour Sylvia. Il se tourna à nouveau vers cette dernière, le cœur gros :

- Ne te mets pas en danger, s’il te plait. Je ne pourrais pas le supporter s’il t’arrivait malheur.

Il avait saisi sa main pour la porter une dernière fois à ses lèvres avant de se détourner pour qu’elle ne puisse pas voir les larmes et l’émotion qu’il ne parvenait plus à contenir. Dressé devant la barrière d’épine, il fit un pas en avant. Un pas qui lui coûtait plus que tous les autres jamais effectués dans sa vie. Puis un second, sans se soucier de la morsure des épines qui ne manqueraient pas d’advenir : il se sentait invulnérable à cette douleur physique dans son état de détresse actuel. Il en était presque à l’appeler de ses vœux. Peut-être serait-il alors un peu moins difficile de quitter les siens pour un sort hasardeux et peut-être pire que la mort.

Il eût la sensation que les épines s'ouvraient très légèrement pour le laisser passer, et se refermaient derrière lui. Mais ce n'est pas pour autant qu'elles l'accueillaient. Non, il avait plutôt l'impression qu'elles l'enserraient, l'étreignaient, lui griffant la peau en mille endroits, urticantes, sournoises, agressives. Mais elles ne l'empêchaient pas d'avancer
En revanche; à peine eût-il pénétré dans le bosquet qu'il fut assaillit d'émotions négatives. Il n'arriverait jamais à destination. Il ne sauverait pas son père. Il pne reviendrait jamais. A quoi bon poursuivre ? Mais il lui était tout aussi impossible de faire demi-tour. il était prisonnier du bosquet...

L'accablement le guettait, sapant ses forces par des arguments sournois : cette histoire de racine était un complot asabi depuis le début et il avait fait tout ce chemin pour s'empoisonner stupidement. Que de chemin parcouru mais toujours aucune réponse. Les génies, les elfes, les druides, même ce sylvanien avaient été incapables de lui fournir de bonne piste à suivre. Ils avaient pourtant pénétré dans ce bosquet maudit, affronté des périls mortels qui avaient réduit leurs forces avant que le piège ne se referme finalement. Mais il n'avait même pas le droit de renoncer, de revenir en arrière : il avait abandonné sa vie en Helonna et venait de recommencer, délaissant Sylvia pour cette folie sans espoir. Il ne pouvait même pas retourner vers elle, tenter de quitter ce lieu maudit et peut-être parvenir à être heureux malgré ses errements. Il ne pouvait pas quitter ces buissons agressifs alors il avança, un pied après l'autre, la mort dans l'âme.

Chaque pas était plus difficile que le précédent. Des ronces semblaient s'enrouler volontairement autour de ses bras, ses jambes, comme si elle tentaient de le retenir. Et... c'est ce qu'elles faisaient, véritablement. Plus il avançait, plus l'effet du bosquet sur son humeur était prégnant. Et plus il se laissait aller à des pensées moroses, plus les ronces se faisaient nombreuses, envahissantes, agressives.
L'une d'elle s'enroula autour de son pied droit, s'infiltrant sous son pantalon, remontant jusqu'à sa cuisse, lui griffant la peau, l'enserrant de plus en plus fort. Et il y en avait une autre qui commençait à faire de même autour de sa jambe gauche. Il ne pouvait s'en dépêtrer. Plus il tirait et plus elles serraient, entamant sa chair. Et il sentait, par tous les pores de son âmes, que toute sa tentative était vaine et vouée à l'échec. Mais une partie de lui avait conscience que cette pensée n'émanait pas de lui, mais du bosquet...

Kasumi poussa un grognement de douleur quand une des ronces se ficha dans ses chairs et lui égratigna la peau jusqu'au sang. En dessous du désespoir, c'est la colère qui commençait maintenant à poindre : pourquoi ce maudit taillis persistait à le ralentir si la mort l'attendait de toutes façons au bout du chemin ? Pourquoi tant d'acharnement ? S'il ne s'agissait que de le harceler, de le faire souffrir avant son trépas, il n'avait aucune raison de ne pas rendre les coups. Alors, rageusement, il dégaina Etincelles, en appela à son pouvoir, à sa lumière. Et si ces maudites ronces n'en avait cure, il se frayerai un passage. Il ne renoncerai pas si près de ce but, aussi absurde soit-il. Son père qui n'avait aucune affinité avec la forêt était bien passé alors pourquoi pas lui ?

Sa tentative eût un effet immédiat : face à la brusque lumière, les ronces cessèrent subitement de bouger, et se comportèrent, enfin, comme de simples ronces ordinaires, qu'on pouvait tout simplement écarter d'un geste ou trancher d'un coup d'épée. Ce dont il ne se priva pas. Un instant, il crut donc avoir trouvé la solution pour les traverser. Il avança d'un bon mètre. Peut-être deux.
Malheureusement pour lui, cet état de fait ne dura pas. Aussi soudainement que les ronces s'étaient immobilisées, elles se ruèrent à nouveau vers lui -il n'y avait pas d'autre mot. Et cette fois-ci, c'est à l'épée qu'elles s'en prirent, s'enroulant autour de la garde pour tenter de lui arracher des mains. Il dut s'y agripper. D'autres ronces s'enroulaient à nouveau autour de ses jambes, apparemment toujours aussi déterminées... mais il s'aperçut vite que non : elles étaient moins virulentes cette fois-ci. Il pouvait encore bouger, péniblement certes, mais il avançait tout de même.
Puis il sentit, comme dans un assaut désespéré du bosquet, une vague de désespoir s'emparer de lui... et redonner de la force aux ronces au fur et à mesure que son moral déclinait.

Les ronces avaient-elles... peur ? Non, c'était ridicule. Rien que d'y penser. Et pourtant elles avaient réfréné leurs assauts devant la menace. Il avait même cru, durant un bref instant, qu'elles allaient tout à fait cesser de le harceler. Mais devant la brutalité du nouvel assaut, il faillit s'immobiliser tout à fait, dans l'espoir que se recroqueviller le protègerai un temps soit peu des maléfices. Peut-être que s'il se montrait moins abrupt, le bosquet le laisserait plus tranquille. Non, à peine avait-il formé cette pensée qu'il la rejeta en bloc : renoncer était accepter l'échec. Accepter l'échec était accueillir la mort. On comptait sur lui, il devait au moins faire bonne figure. Alors qu'il y songeait, des paroles confuses, lointaines, lui revinrent en tête : c'est par sa volonté qu'il pourrait passer cette première épreuve. S'il renonçait à son objectif, à sa colère, il tomberait. Alors il tenta de l'évoquer tel un flambeau. Il se remémora toutes ces fois où ses compagnons avaient été blessé pour lui permettre d'atteindre ce lieu maudit. Il évoqua le souvenir d'un cocon qui avait fini de s'agiter, d'une vie qui avait été volée dans cette sinistre quête. Et il avança, en serrant le dents, tentant de réunir tous les restes de sa détermination, de sa volonté.

Et il avança, doucement. Chaque pensée désespérée, sous l'influence maléfique du bosquet, redonnait de la force aux ronces. Mais chaque minute où il se concentrait sur son objectif et s'obligeait à y croire, à refuser l'échec, résistant à l'influence du bosquet, il résistait mieux aux ronces. Le bosquet, bien sûr, ne l'entendait pas de cette oreille, et plus il avançait, plus il sentait son influence. Mais il parvenait à la ressentir comme extérieur à lui-même, à reconnaître ce désespoir comme lui étant imposé par l'environnement. Tant qu'il s'accrochait à cette conscience, tant qu'il restait convaincu de la nécessité et de la possibilité de réussir, il avançait.
Il eût l'impression que sa progression durait indéfiniment. Une heure, deux peut-être ? Et pourtant, il n'avait guère avancé que de quelques mètres... Et subitement, devant lui, il n'y eût plus rien. Enfin, presque plus rien : une espèce de brouillard s'étendait à ses pieds, masquant peut-être un marécage ou une grande mare... ou peut-être tout simplement le sol. Et au beau milieu, à quatre ou cinq mètres seulement de lui, se trouvait un arbre immense, perché sur d'étranges racines qui montaient à près d'un mètre de hauteur.

Sa progression lui avait parue affreusement lente dans ce bosquet de ronces et il avait craint un peu plus à chaque pas que ses compagnons, impatients et inquiets, ne se soient lancés à sa suite. Imaginer Sylvia affronter les mêmes épreuves l’horrifiait et contribuait à alimenter sa rage et sa colère, son envie d’avancer en somme. Et soudain les dernières ronces avaient brusquement cédé la place au vide. Il avait enfin achevé la première étape de son périple. Le soulagement qui s’ensuivit l’aurait incité à se précipiter vers l’arbre et notamment ses racines s’il n’avait écouté une petite voix raisonnable l’incitant à davantage de prudence. Cette brume pouvait cacher bien des périls et il ne pouvait s’en remettre à la seule chance pour espérer que le bosquet ne lui réservait pas quelque dernier piège sournois. Il n’était pas non plus question de reculer ou même de tergiverser tant il lui semblait avoir déjà perdu assez de temps. Alors, prudemment, il se mit à sonder le brouillard de son épée, cherchant à déterminer s’il dissimulait un sol solide. Si c’était le cas, il pourrait entamer la progression vers les racines les plus proches.

Le sol avait une consistance étrange. La pointe de son épée pénétrait profondément dans le brouillard sans paraître rencontrer vraiment de résistance, comme si le brouillard ne reposait sur rien. Ou peut-être sur de l'eau ou un liquide quelconque ?
Et pourtant... Il y avait quelque chose. Le brouillard lui-même semblait résister, très faiblement. le tranchant de son épée s'y enfonçait sans gêne. Mais le plat de son épée rencontrait une légère résistance, lui.
A quelques mètres seulement, l'arbre semblait le narguer.

Etrange sensation des moins rassurantes. S'agissait-il encore d'une épreuve de volonté ou d'un piège particulièrement retors ? Après avoir sondé de son épée plusieurs endroits immédiatement accessible, il parvint à la conclusion qu'il ne pourrait pas savoir si le "sol" le porterait ou si, au contraire, le brouillard s'ouvrirait sur quelque abîme destiné à l'engloutir. Avant de tenter le grand saut, le rôdeur changea de tactique, avançant un pied là où le brouillard lui avait semblé le plus stable. Il fallait que cela marche, il ne se voyait pas devoir sauter cette distance sans élan.

Sous son pied, le sol n'était pas vraiment stable. Il s'enfonçait, en fait, très légèrement. Ou plutôt... Lentement aurait été un terme plus approprié. Parce que l'enfoncement semblait ne pas devoir s'arrêter, nulle part. Comme s'il n'y avait aucun sol solide en-dessous.
Il remarque toutefois que l'enfoncement semblait s'accélérer lorsque l'angoisse l'envahissait, et ralentir lorsque sa détermination prenait le dessus. Donc... peut-être que traverser était faisable.

Encore une maudite épreuve de ce bosquet tout aussi maléfique. Kasumi se concentra sur ce sentiment de colère, le cultivant, le canalisant, s'en faisant une barrière mentale. Cela ne lui était aucunement naturel mais il tenta de considérer le brouillard pour ce qu'il était : un dernier obstacle avant l'arbre et les racines qui devaient lui permettre de rejoindre son père. Et la distance était si ridiculement courte : il ne pouvait tout de même pas renoncer maintenant. Il avait triomphé des ronces et de mille autres périls avant. Il triompherait encore ! Pour Elryndel, Tilmandil et Eärundra. Pour Galawen qui lui était encore étrangère aussi. Et surtout, surtout, pour retrouver Sylvia. Alors il avança, s'en remettant au destin mais refusant de renoncer, réunissant tous ses sentiments pour chasser les pensées assassines, pour ne pas penser qu'il pouvait s'enfoncer à jamais, si près du but.

C'était loin d'être facile. Plus il avançait, plus les pensées noires l'assaillaient. Doute, peur, désespoir étaient tapis dans ce bosquet et montaient à l'assaut de ses pensées, de son âme, des barrières qu'il tentait d'ériger contre eux.
Pourtant, il fit un pas, puis un autre. Et encore un autre. A chaque pas, il enfonçait un peu plus. Et à chaque pas, il lui était plus dur d'arracher son pied au brouillard, comme si celui-ci cherchait à le retenir, à le couler. Et le contact de cette étrange substance n'avait rien d'agréable : il était plus humide et bien plus glacial qu'un brouillard ordinaire. Et pourtant, il ne pouvait pas reculer. Il arrivait déjà à mi-chemin, il n'avait plus que quelques pas encore.
Il s'était enfoncé dans le brouillard jusqu'à la taille quand, enfin, il put empoigner l'une des énormes racines émergeant du sol invisible.

L'angoisse gagnait en teneur à mesure qu'il perdait pied et savoir que c'était la conséquence d'un cercle vicieux instigué par l'atmosphère du bosquet, son esprit gardien ou tout autre chose maudite présidant à son existence ne l'aidait en rien. Alors, quand il fut enfin à portée d'une racine, il s'y agrippa avec l'énergie du désespoir et chercha immédiatement à s'extraire de la brume, s'aidant bien plus de ses bras et de ses épaules que de ses jambes engluées dans la matière mouvante. Etait-il enfin tiré d'affaire ? Façon de parler parce qu'il lui fallait encore prélever une de ces immondices pour la consommer et faire encore tout le chemin du retour. Tardivement, il se souvint aussi qu'il était censé en prélever quelques morceaux supplémentaires pour les confier à Eärundra. Mais d'abord se hisser et prendre un appui plus stable...

Il s'agrippa à la racine de toutes ses forces, et subitement, tout se mit à tourner autour de lui. Cela ne dura que quelques instants, jusqu'à ce qu'il parvienne à se hisser complètement en prenant pied sur l'une des étranges circonvolution que formait la base du végétal. Quelques instants où plus rien ne sembla exister que l'étrange arbre, et la brume qui tournait, tournait, à une vitesse folle, autour de lui, quittant ses jambes pour l'envelopper totalement, un bref instant, avant de disparaître d'un coup.
Il se retrouva accroché à l'arbre, les pieds solidement posés sur deux des racines, ses mains agrippant une troisième. Mais l'arbre semblait flotter dans le vide. Il n'y avait rien au-dessous. Qu'un trou noir.

L'expérience avait de quoi décontenancer. L'effet aurait pu en être amoindri par les sensations étranges ressenties dans le mur de ronces et surtout lors de la traversée de la nappe de brume mais le rôdeur ne s'y était pas attendu et s'agrippa avec force au végétal de peur d'être désarçonné. Si son esprit cherchait à interpréter le phénomène surnaturel, son instinct lui dictait que s'il tombait, son esprit s'y perdrait sinon son corps. Bien que déconcerté, le demi-elfe fit un effort sur lui-même pour se concentrer sur son objectif. S'agissait-il encore d'une épreuve destinée à éprouver la force de sa volonté à réussir ? Si c'était le cas, ce n'était pas en donnant corps au phénomène qu'il s'en sortirait. Il chercha à atteindre la poignée de son épée sans décrocher l'autre de la racine qu'il agrippait.

Il parvint sans difficulté à atteindre son épée et à la faire glisser hors du fourreau. En observant un peu mieux ce qui l'entourait, il vit surtout les racines, montant plus haut que la taille d'un homme. Quelques-unes énormes, desquelles partaient d'autres beaucoup plus filiformes, toutes tortueuses à souhait. Il était facile de s'y agripper, d'y grimper même. En fait, on avait presque l'impression de branches, d'un arbre à l'envers. Et pourtant c'étaient bien des racines : les feuilles de trouvaient au-dessus de sa tête, avec une étrange couleur rougeâtre. Et au-delà... il aurait été bien en peine de le dire : la nappe de brouillard était maintenant au-dessus de sa tête. Au-dessous, c'était toujours la nuit noire.

Le monde semblait renversé, sens dessus dessous, de plus en plus déconcertant. Subissait-il déjà les effets hallucinogènes de ce maudit arbre ? La brume avait-elle été plus que ce qu'elle ne semblait de prime abord ? Cette étrangeté incitait à la prudence mais c'est le sentiment d'urgence qui se faisait le plus fort : combien de temps garderait-il encore sa raison ? Il valait mieux agir tant qu'il possédait encore la capacité de réfléchir. Mais tout était trompeur ici : peut-être l'avait-il déjà perdue ? Alors à quoi bon tergiverser : il empoigna un peu mieux son épée, repéra une racine proche et de belle longueur : assez pour en consommer et en ramener un bon surplus. Il arma son coup et le porta comme s'il agissait contre quelque ennemi. Ce qui était le cas en quelque sorte.

Il n'eût aucune difficulté à entamer la racine. Le bois, dur et solide lorsqu'il s'y agrippait, semblait à son épée léger, presque friable. Un peu comme du liège peut-être. En quelques coups d'épée, il trancha net la racine. Il se retrouva avec, dans sa main, un morceau de bois à la forme étrange, de quelques centimètres d'épaisseur mais de bonne longueur, rêche au toucher et de consistance friable. il serait facile d'en détacher des morceaux et de les mâcher. Il dégageait une odeur plutôt agréable rappelant la cannelle.
Et il s'aperçut, en jetant un coup d'oeil en-dessous de lui, que, compensant la racine coupée, une autre se mettait à pousser brusquement. Mais au lieu de plonger vers le bas, elle courait en direction des épineux qu'il venait de quitter. Elle était cependant trop courte encore pour les atteindre, et trop fine sans doute pour supporter son poids. Ou peut-être pas ?

Le bois était moins résistant qu'il ne s'y attendait comme si, d'une certaine façon, il s'offrait à lui en lui simplifiant la tâche. Après avoir tant résisté, le bosquet semblait changer de tactique. S'avouant vaincu ou l'enserrant un peu plus dans son piège, le demi-elfe était incapable de trancher la question. Il aurait aimé descendre avant de se risquer à manger la plante mais il savait, au fond de lui, qu'il n'en ferait rien. Si la racine était plus efficace, consommée au cœur du bosquet, c'était ici qu'il devait le faire. C'était la meilleure manière de ramener son père même s'il savait que c'était une folie, un piège mortel, une fourberie des asabis. Alors, pour ne pas risquer de les perdre s'il sombrait dans l'inconscience, il découpa la racine qu'il avait prélevée en petits morceaux qu'il dissimula dans différentes poches de ses vêtements et dans son sac. Puis, choisissant le plus long, il se mit à le mâcher. Quelques miettes d'abord puis des bouchées entières.

La Couronne de Cuivre

[Haute-Forêt] Quête : Racines