La Couronne de Cuivre

-Oh, je ne dénigrais pas vraiment ma profession. Je voulais juste signifier qu'à l'instar de mes collègues, je peux discuter de beaucoup de sujets en donnant l'impression d'avoir des idées et des connaissances précises les concernant, alors que ce n'est pas vraiment le cas. Quant à mon projet... Je n'ai pas compté, mais je dois approcher les cent cinquante témoignages. Ça avance, mine de rien ! Et vous, comment vous en sortez-vous sur vos divers dossiers ?

***

Hubert avait eu le nez creux : alors qu'il se levait, les mercenaires commencèrent à faire de même et à se disperser. Toutefois, Guillermo remarqua son approche et l'attendit.
-Salutations, messire, dit-il avec son habituelle courtoisie. Vous souhaitiez me parler ?

Hubert sourit, un peu sur la défensive.
" Juste m'assurer que tout allait bien de votre côté. Je n'ai pu m'empêcher de remarquer une certaine... agitation parmi vos hommes cet après-midi et je voulais être certain... qu'il n'y avait rien de grave..."

-Une certaine agitation ?
Il avait froncé les sourcils, manifestement surpris. Puis il parut comprendre.
-Oh, vous devez parler du prompt départ de ceux qui se trouvaient dans la salle d'entraînement... Et bien, messire, il ne faut vraiment pas vous en inquiéter : ils souhaitaient simplement assister aux exercices que j'effectue en compagnie des jeunes Paludiers dont on m'a demandé de m'occuper.

" Oh." fit le paladin, décontenancé.
Jamais il n'aurait imaginé que les baroudeurs qui formaient le groupe du mercenaire s'intéresseraient à des gamins ramassés sur le bord de la route. Comme quoi... Les choses n'étaient jamais comme elles semblaient être.
" Vous avez l'air d'y consacrer beaucoup de temps et d'énergie." dit-il, neutre.
Il n'était pas réellement certain d'avoir envie d'en savoir plus, car il présumait (peut-être à tort, à nouveau) que ces méthodes ne le réjouiraient qu'à moitié. En même temps, il fallait bien que quelqu'un se charge des gamins, et tant mieux si Guillermo s'était proposé.

Guillermo haussa les épaules.
-Du temps, pas tant que ça : deux heures par jour environ. De l'énergie, en revanche, oui : c'est assez intense. Néanmoins, comme je fais cela après avoir participé à mon expédition quotidienne, ce n'esst en rien préjudiciable à celle-ci. Enfin... Pour parler franc, je ne sais jusqu'à quand ma compagnie pourra rester ici. Au maximum jusqu'au printemps, sans doute. Or, comme son rôle est de veiller à la sécurité de la Communauté, il est impératif que je sois parvenu, d'ici là, à faire en sorte qu'il n'y ait plus d'éléments dangereux dans ses rangs. Puissent-ils paraître insignifiants.

Hubert faillit se fendre d'une plaisanterie : à ce prix-là, chasser les araignées ou boucher les fissures des murs entrait aussi dans ses attributions. Mais il ne voulait pas titiller le mercenaire, craignant de se montrer indélicat. Si Guillermo avait décidé de mettre de grands principes derrière son travail avec les enfants, il n'allait pas l'en empêcher.
" Merci pour vos efforts, en tout cas." dit le paladin avant de prendre congé.
Peut-être la compagnie de mercenaires déciderait-elle d'embarquer quelques uns des plus âgés comme aides de camp au moment de son départ, ce qui ne serait pas une grande perte... C'était prématuré, cependant.

-Ne me remerciez pas : je ne fais que mon devoir, fit néanmoins le capitaine avant qu'il ne se soit trop éloigné. Si vous voyiez ces trois-là se battre, vous mesureriez à quel point il est nécessaire et urgent de les canaliser.
Leur entrevue ayant été pour le moins brève, Albérich était toujours en train de manger. Et sa conversation avec Roxane semblait toujours battre son plein.

" Je n'en doute pas." dit Hubert sur un sourire, avant de se retirer.
Il hésita un moment, debout dans la salle, ne sachant pas très bien où aller se poser. Le plus simple était de retourner s'asseoir près de Roxane et Albérich, où il avait abandonné son assiette. Mais tout compte fait, vu l'heure, il n'était pas obligé de rester dans la pièce. Il décida donc d'aller récupérer sa vaisselle puis de descendre vers l'armurerie. Il était temps qu'il se penche sur la question du remplacement de son armure. Il voulait regarder ce qu'ils avaient rassemblé depuis l'ouverture des premiers coffres des Anciens, et voir dans quelle mesure il pourrait récupérer quelque chose, quitte à devoir le modifier avec le concours du forgeron.

Premier constat : l'armurerie était parfaitement rangée. En cas de besoin, on ne perdrait donc pas de temps à chercher le nécessaire pour s'équiper.
Deuxième constat : rien de ce qui avait été déniché dans les coffres ne pourrait remplacer ce qu'il avait perdu. Il y avait là uniquement des cottes de mailles souples et solides mais sans commune mesure avec un harnois en bonne et due forme.
Troisième - et dernier - constat : il y avait de la plate parmi l'équipement ramené du fort et du camp des cannibales. Toutefois, les diverses pièces étaient en très mauvais état et on n'avait fait que commencer à les retaper. Mais peut-être certains éléments se trouvaient-ils à la forge.

Hubert décida d’inventorier les morceaux de plates dont ils disposaient. Il avait une affinité ancienne avec le travail de la forge, ayant traîné dans celle de son père jusqu’au moment de son entrée à la commanderie. Il avait continué à entretenir ses quelques compétences au fil des années, se concentrant surtout sur l’entretien de son matériel de paladin. Son armure l’avait suivi jour après jour, depuis son adoubement. Il avait fallu lui apporter quelques modifications car il avait encore grandi et forci ensuite, mais elle était restée pratiquement inchangée ces dix dernières années. Jusqu’au moment où les cannibales l’avaient réduite à rien. Il ressentait un étrange sentiment de perte, en y songeant, qu’il trouvait un peu ridicule, mais qu’il ne pouvait pas chasser aisément. En même temps, il savait désormais qu’il retournerait tôt ou tard à Maleval, quelque chose qui lui aurait semblé absolument inimaginable quelques mois plus tôt. Il n’avait plus besoin d’objets pour lui rappeler ses racines.
Tout en examinant les fragments de métal, il se demanda s’il oserait parler de sa nature avec ses parents. En imaginant qu’ils lui pardonneraient d’avoir fui loin d’eux au moment où l’adversité l’avait frappé. Ce ne serait pas facile. Sans doute n’en dirait-il rien. Peut-être à Adrien ou Arnaud, ses aînés. Peut-être.

S'il fut indéniablement utile, son inventaire ne lui apporta guère de satisfaction. Les pièces d'armures arrachées aux Écorcheurs étaient pour la plupart très anciennes : depuis qu'elles avaient été prises à leurs propriétaires légitimes, elles avaient dû passer de cannibale en cannibale, au hasard des victoires et des défaites connues par ceux-ci, et chacun d'entre eux les avait sommairement rafistolées. Bien sûr, il serait possible de les remettre parfaitement en état : d'ailleurs, cela avait déjà été fait pour quelques-unes d'entre elles. Mais elles demeureraient de qualité moyenne pour la plupart d'entre elles et si l'on ne conservait que les meilleures pièces, on aboutirait à un équipement complet mais pour le moins disparate.

Hubert termina légèrement découragé. Au temps pour la superbe d'un paladin... Mais il ne pouvait pas faire le difficile : il espérait que le plus gros des combats étaient derrière eux, mais dans le cas contraire, il fallait absolument qu'il ait de quoi se couvrir efficacement. Il en discuterait avec Ulrich le lendemain et il se procurerait quelque chose de mieux dès que possible. Jusque là, la sécurité devrait primer sur l'allure.
Il songea au fait que les autres membres du conseil l'avaient peut-être cherché et repartit vers des zones plus peuplées. Le repas devait être terminé depuis longtemps.

Depuis très longtemps, même. Pourtant, il y avait encore du monde dans la salle à manger, notamment Étienne, en grande conversation avec Gaspard. Avisant le paladin, le sieur de Fontrbrune s'empressa de le rassurer : pour tout conseil, ils s'étaient contentés d'échanger quelques nouvelles. Cela n'avait pris guère de temps : les choses suivaient leur cours à Grand-Estuaire, Marthe et l'ambassade des Paludiers progressaient bien en direction de la ville, l'exploration des mines se poursit... Rien de bien particulier, en somme.

Hubert chercha alors Albérich du regard. Mais sans doute le Luménien avait-il rejoint les Sunites pour la soirée... Il se voyait mal errer dans la forteresse à sa recherche. Non... Peut-être parviendrait-il à trouver quelqu'un qui avait envie de jouer aux Hermines parmi les personnes qui traînaient dans la grande salle. Il lui suffisait d'aller chercher son jeu et de s'installer quelque part...

Son plan fonctionna. Mais s'il avait dû parier sur l'identité de celui qui se présenterait, ce n'est sans doute pas ce nom-là qu'il aurait donné...
Il venait juste de revenir s'installer dans la salle à manger avec son jeu lorsque Thibault fit son entrée. Il paraissait songeur, peut-être même un peu perdu et, lorsqu'il aperçut le paladin, il hésita quelques instants avant de finalement s'approcher.
-Si vous n'avez rien contre les adversaires médiocres, je serais bien tenté par une partie...

" Je ne suis pas très bon moi-même." dit le paladin en lui faisant signe de s'asseoir.
Il n'avait effectivement pas imaginé affronter Thibault, mais il se promit de ne pas y voir autre chose qu'une simple partie d'Hermines. Albérich était de toute façon absent, il n'assisterait donc pas à sa déconfiture, le cas échéant. Même si Thibault ne manquerait pas de la lui relayer... Il se souvint de la manière dont il avait essayé d'acheter le Luménien le soir de sa première défaite et cela lui arracha un sourire.
En même temps, il était sensible à l'humeur du Sunite. Mais ils ne se connaissaient pas assez bien pour qu'il essaie d'en savoir davantage. Peut-être la partie lui changerait-elle les idées...

En tout cas, tout le temps que dura la partie, le Sunite se montra peu disert, arbora une mine concentrée et ne fut pas sans donner du fil à retordre à son adversaire. Toutefois, par ses hésitations, par sa tendance à esquisser une stratégie prometteuse pour l'abandonner au profit d'une autre au tour suivant, il donnait l'impression d'avoir du mal à rester sur une même idée. Peut-être avait-il autre chose en tête. Peut-être, simplement, n'était-il pas très doué. Quoi qu'il en soit, même si sa défaite n'eut rien de vraiment déshonorant, elle finit néanmoins par se produire.
-Bravo, dit-il, beau joueur, en esquissant un sourire.

La fébrilité du Sunite avait mis Hubert mal à l'aise, bien qu'il soit resté concentré sur les mouvements des pièces ennemies. Cependant, lorsque Thibault le félicita pour sa victoire, le paladin lui fit une ouverture.
" Merci, mais j'ai le sentiment que vous n'étiez pas complètement à la partie. Sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas."
Il ne voulait pourtant pas devenir l'ami de cet homme. Les choses étaient bien assez compliquées en l'état. Mais Albérich voulait qu'ils soient en bons termes, il ne l'ignorait pas, et Thibault était, il fallait bien le reconnaître, parfaitement supportable.

Thibault eut un geste évasif de la main.
-Oh, c'est juste que je n'ai pas l'âme d'un stratège : les Hermines m'ont toujours mis le cerveau en bouillie.
Il soupira.
-Bon, c'est vrai aussi que je suis préoccupé, mais je ne suis pas certain qu'il soit opportun de vous en parler...

Hubert demeura silencieux une seconde.
" De cela, vous êtes seul juge." dit-il finalement, prudemment, avec un sourire embarrassé.
Si le Sunite avait une peine de coeur, il était effectivement la dernière personne à qui en parler. Il ne manquerait plus qu'il se retrouve dépositaire des confessions de l'adversaire...

Thibault le dévisagea quelques secondes, ouvrit une première fois la bouche pour parler, la referma, tapota nerveusement des doigts sur la table.
-Oh et puis merde, on ne va pas tourner autour du pot cent sept ans... lâcha-t-il.
Il regarda autour de lui.
-Que diriez-vous d'aller faire un tour à l'extérieur ?

Oh misère, songea Hubert. Misère, misère, misère, dans quoi me suis-je fourré ?!
Mais le Sunite avait raison. Le plus courageux des deux n’était pas celui qu’on pensait.
« Si vous voulez. » dit le paladin en se levant.
Reculer aurait été insultant, et il devait pouvoir faire face. Il se promit d’être honnête avec son interlocuteur, mais il n’était pas très sûr d’y parvenir. Il l’invita à rejoindre la cour. De là, si le cœur leur en disait, ils pourraient monter sur les remparts.

Ils le firent, après que Thibault ait enchanté un caillou ramassé au sol pour lui faire diffuser une lumière ténue. Un long moment, il ne dit rien, se contentant d'avancer à ses côtés sur le chemin de ronde, frisonnant malgré l'épais manteau qu'il avait jeté sur ses épaules. Enfin, il s'immobilisa, s'adossa à un créneau et regarda Hubert bien en face.
-Vous êtes amoureux d'Albérich, n'est-ce pas ? demanda-t-il sans détour mais d'une voix très douce.

Hubert avait senti qu’il s’aventurait sur un terrain glissant, mais la franchise du Sunite le prit au dépourvu et le laissa muet de stupeur. Il espéra que son teint écarlate pouvait passer pour une réaction naturelle au froid. Il fallait qu’il dise quelque chose, pourtant, même si la question de Thibault était — bien évidemment — purement rhétorique. Est-ce que Giovanni lui avait annoncé la chose comme il l’avait faite dans l’autre sens quelques jours plus tôt ? Ça n'aurait été que justice, tout bien considéré.
Il aurait pu nier avec véhémence ou feindre l’incompréhension, mais ça aurait été mensonge, et les paladins ne mentent pas.
« Qu’est-ce qui vous fait penser une telle chose ? » dit-il finalement, tâchant de contrôler son embarras.
Piètre échappatoire, en vérité...

-Le fait que vous ayez tout plaqué pour le suivre sur les routes, le fait que vous ne soyez pudique qu'en sa présence, le fait que vous puissiez passer de longues minutes à l'entrée de son bureau, à l'observer sans qu'il le remarque...
Thibault soupira.
-Ne vous méprennez pas : je ne vous ai pas espionné. J'avais juste quelque chose à lui demander et je vous ai vu là, immobile, tellement absorbé que vous n'avez même pas entendu le son de mes pas...

Pendant un instant, Hubert songea à justifier point par point les comportements incriminés. Albérich avait besoin d’être soutenu au moment où Béranger l’avait mis dehors, et étant un paladin de Lathandre, c’était sa mission de veiller sur lui. Et il ne l’avait pas observé dans l’ombre, il avait juste attendu un moment propice pour ne pas le déranger. Quant à sa pudeur… D’où savait-il une chose pareille, d’abord ?
Mais c’étaient à nouveau des mensonges. Il s’était toujours offert le luxe d’être évasif dans ce registre de sa vie, de contourner la vérité, d’éluder les questions indiscrètes ou de se réfugier derrière des prétextes. Il aurait pu le faire une fois encore, Thibault n’aurait pas osé le pousser plus loin s’il avait nié.
Mais à quoi bon, en l’occurrence ? Thibault n’était pas dupe.
« Où voulez-vous en venir ? »

-Où je veux en venir ?
Le Sunite ferma les yeux et un sourire étira les commissures de ses lèvres.
Un sourire d'une infinie tristesse.
-Où je veux en venir... répéta-t-il.
Il se détourna, regardant en direction de la cité, du vide qui béait en-dessous de lui.
Hubert vit nettement que ses mains s'étaient crispées sur la pierre.
-Vous formerez un beau couple quand vous serez parvenu à le déciller., lâcha-t-il d'une voix sourde.

Hubert ne put s’empêcher de grimacer. Thibault était-il en train de se retirer ? Pourquoi diable aurait-il fait une chose pareille ? Une chose qui, manifestement, lui coûtait terriblement ?
Il ne trouva rien à répondre. Il le fallait, pourtant. Mais que dire ? Il ne demandait pas mieux que de voir le Sunite renoncer… mais c’était tellement… soudain !
« Vous vous en doutiez depuis longtemps. Pourquoi me dire une telle chose, subitement ? »

-Pourquoi... Il y a beaucoup de pourquoi et nous en aurions pour longtemps s'il me fallait les énumérer...
Il se tut un moment. Peut-être cherchait-il ses mots.
-Je vais vous épargner cette énumération. Je dirai juste que ma petite personne n'a aucune importance, que seuls comptent les desseins de ma déesse et qe le concernant... Vous concernant... Ils me paraissent clairs, désormais.

Alors c’était ça : en tant que Sunite, il devait soutenir l’amour d’abord chez les autres, avant de penser à ses propres élans. Hubert secoua la tête. C’était noble et stupide. Comment pourrait-il vivre avec cette belle décision désintéressée, au quotidien ?
« Même si j’aimerais vous croire, je ne crois pas que votre déesse ait des plans pour moi. C’est Marthe qu’Albérich convoite. Ils se sont quittés en mauvais termes, mais vous verrez, dès qu’elle sera rentrée… »
Il secoua la tête.
« Je n’aurais pas imaginé que vous baisseriez les bras si vite. C’est un soulagement, quelque part, je ne peux pas le nier… mais je pense quand même que vous vous faites des idées. Et plus que quiconque, vous devriez savoir que ce ne sont pas des choses sur lesquelles la raison à grand pouvoir. »

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue