La Couronne de Cuivre

Il acquiesça et resta à scruter la nuit.
" J'aimerais bien voir dans le noir, comme toi, dit-il au bout d'un moment, l'humeur subitement moins sombre. Mais ça doit être bizarre, quand même... Il ne fait jamais vraiment nuit, alors... sauf quand tu fermes les yeux..."
La pluie s'arrêta subitement, laissant la campagne silencieuse. Quelque part dans le lointain, des canards donnèrent de la voix.

-Oh si, il fait vraiment noir quand il n'y a absolument aucune source de lumière, même ténue. Mais s'il y a la clarté de la lune, des étoiles, une lueur lointaine, c'est sûr que je me débrouille.
Il sourit.
-Qui sait, peut-être que nous finirons par te dénicher un objet procurant la vision nocturne. Je sais que ça existe...

" C'est pas chouette d'être un humain. On n'a aucun avantage." grommela-t-il.
Il haussa les épaules.
" Mais bon. C'est la vie."
Il sourit.
" Je crois que je vais aller me coucher. Tu nous racontes une histoire ? Je suis sûr que même Phelan aime ça !"

Taliesin sentit son cœur se serrer.
Quel bien faisait-il à Victor, si le côtoyer amenait le gamin à regretter sa propre nature ?
-Va pour une histoire : vous l'avez tous largement méritée. Mais je crains que ce ne soit pas très long : sans cela, je risque de m'endormir au beau milieu du récit.
De fait, il était vraiment épuisé.

Phelan parut d'abord surpris, puis il acquiesça d'un air entendu.
" Un barde, j'avais oublié." s'excusa-t-il avant de s'installer.
Ils étaient relativement serrés mais cela avait un petit côté rustique et chaleureux qui n'était pas désagréable. Le jeune homme ne dénotait d'ailleurs pas tellement dans l'assemblée, il avait l'air presque aussi impatient que les plus jeunes.
" Gérard de Berge !" s'exclama Titus en commun, sur un ton qui fit rire ses camarades.

Taliesin rit lui aussi puis s'efforça de donner satisfaction à la petite assemblée. Il narra comment Gérard de Berge, lassé de rechercher des caches de contrebandiers dans un archipel nordique, accepta un contrat visant à éliminer une bête mystérieuse. Sauf qu'il s'agissait-là d'un traquenard : après avoir échappé à divers pièges, dont un rocher précipité du haut d'une pente et une grotte emplie de monstres dans laquelle on l'avait bloqué, il découvrit que les auteurs du coup fourré étaient un petit groupe de créatures convaincues qu'il cherchait à éliminer tout ce qui n'était pas humain. Cependant, par le dialogue, Gérard réussit à leur montrer qu'il n'en était rien, qu'il ne tuait que les monstres, sachant que ce qui définit un monstre, ce n'est pas les apparences mais bien les actes.
Sur cette fin heureuse, le barde souhaita la bonne nuit à ses compagnons et s'apprêta à s'endormir.

La nuit se déroula sans événements notables, tranquille. De temps en temps, cependant, le barde fut à demi-réveillé par un coup de pied de l'un ou un coup de coude de l'autre. Personne ne ronflait, c'était déjà ça. Il fut réveillé par les rayons du soleil traversant les fenêtres : dans leur empressement à se mettre au sec, puis à dormir, personne n'avait pensé à tirer les rideaux. Une fois les yeux ouverts, il perçut d'autres sons et devina que Baptiste était déjà à pied d'oeuvre. Phelan émergeait également, Titus, Victor et le garde-chasse dormaient toujours.

S'il ne comptait pas réveiller le dernier - il avait besoin de repos, et pas qu'un peu -, il ne devrait pas trop tarder à le faire pour les enfants. D'abord parce que Titus préférerait sortir si le garde-chasse faisait mine de d'émerger, ensuite parce qu'il valait mieux qu'ils se mettent en rotue tôt.
Quel serait le programme du jour ? Hormis un retour à Vauxgrisants, il n'en savait rien.
Dans l'immédiat, cependant, il allait donner un coup de main à Baptiste - si celui-ci l'acceptait, évidemment.

Phelan sortit au dehors, sans doute pour soulager sa vessie, tandis que Baptiste acceptait l'aide de Taliesin. Il leur restait encore de quoi petit-déjeuner mais ils devraient se ravitailler s'ils avaient l'intention de passer une troisième nuit dehors. Le pain était dur et ils arrivaient au bout de leurs flocons d'avoine. Il agrémenta néanmoins leur gruau des derniers fruits secs, raisins, noisettes, noix, quelques airelles sèches, qu'il avait emporté. Bientôt, la mixture délicieuse (sous ses aspects peu engageants) bouillonnait sur le feu.
" Qu'est-ce qui t'inquiète, à part Cordélia ?" demanda Baptiste.

Il décida de rester évasif : sachant que le gosse était d'un naturel soucieux, il préférait l'épargner.
-Je me fais du souci à propos de cette histoires de centaures, dont j'espère qu'elle se réglera sans heurts, et à propos de Titus, que je ne suis pas sûr de pouvoir ramener auprès de ses semblables puisqu'ils sont difficiles à localiser... Mais malgré tout, dans l'immédiat, c'est surtout la disparition de Cordélia qui me préoccupe.

" Titus pourrait rester avec nous, au pire, dit Baptiste. Je suis sûr que Galathée l'aimera bien. Et il s'intégrera sans problèmes à la ferme... ou dans notre future maison."
Il haussa les épaules.
" Pour le reste, j'espère qu'on retrouvera Cordélia. Moi aussi, je trouve ça bizarre. C'est sûr qu'elle était un peu fantasque... mais je crois pas qu'elle aurait disparu, comme ça, sans rien nous dire..."

-On éclaircira ce mystère. En tout cas, on fera tout pour.
Et de songer à nouveau à ce convoi de femmes auquel les centaures avaient servi d'escortes : il ne pouvait s'empêcher de relier les deux affaires
-Quant à Titus, c'est sûr qu'il serait bien accueilli, chez nous. Mais il susciterait la curiosité ou la crainte de tous nos voisins, ce qui pourrait être pénible à vivre, pour lui. Et puis... Tu as vu comme il est heureux quand il évolue en forêt ? Nous ne pourrions pas lui offrir cela.

" Ça dépend d'où se trouve la maison que vous achetez, dit Baptiste. Et je crois que les gens plus près de Luménis sont beaucoup plus tolérants qu'ici... Je veux dire... Personne ne t'a jamais reproché d'être un elfe, si ? Des halfelins viennent travailler chez nous. C'est différent."
Il se tourna vers Titus, qui semblait émerger à son tour.
" Et puis je trouve que... imaginer qu'il va s'entendre avec le premier groupe de faunes venus... c'est comme si tu pensais que je pourrais être adopté dans le premier village humain que tu croises. C'est lui nier, justement, son humanité."

-Je ne comptais pas le confier à des faunes puis tourner aussitôt les talons, dit-il doucement. Je l'aime bien, tu sais, et même sans ça... agir de la sorte serait inhumain. J'imaginais que nous nous attarderions pour voir comment ça se passe, pour voir s'il se sent bien et a envie de rester avec eux. Mais nous verrons bien ce qui se passe. Et ce qui est certain c'est que lui non plus, on ne le laisserai pas tomber.

Titus s'était levé d'un bond et il s'approcha rapidement de Taliesin, interrompant sa conversation avec le petit garçon. Sans rien dire, il l'entraîna par le bras vers l'extérieur de la cabane, jusqu'à la terrasse. Baptiste, surpris, ne réagit pas. Le faune dévisagea ensuite le barde, les yeux agrandis de frayeur.
" Tu ne sens rien ?" demanda-t-il d'une petite voix.
Il se toucha le nez du doigt.
" L'homme de chasse. Il est mort."

-Quoi ?! s'exclama l'elfe.
Il tourna son regard vers l'intérieur de la cabane.
-Tu es sûr ?
Il allait aller vérifier tout en sachant ce qu'il découvrirait : il faisait confiance à Titus.

" Ça pue la mort. Je suis sûr." répondit le faune.
Il resta à l'extérieur tandis que le barde traversait la pièce, enjambait Victor endormi, arrivait près de la couche du garde-chasse. L'homme n'avait pas bougé depuis la veille. Il ne respirait plus. Quand Taliesin le bascula sur le dos, il le trouva yeux grands ouverts, le teint verdâtre, la langue boursouflée sortie de la bouche. Il n'était pas nécessaire d'être spécialiste pour deviner qu'il était mort empoisonné.

Sans doute les morsures des chauves-souris avaient-elles été empoisonnées.
Si tant est qu'il ait bien été attaqué par des chauves-souris.
Mais pourquoi douter de sa parole ?
Le barde pousse un profond soupir.
Il allait falloir envoyer quelqu'un à la ferme voisine pour les prévenir et leur demander d'alerter la garde.
Ensuite... Attendre ici. Un départ précipité serait suspect, surtout compte tenu de la méfiance générale envers les étrangers.
Cette idée d'être suspecté le fit frémir.

La nouvelle de la mort du garde-chasse laissa toute l'assemblée médusée. Phelan enchaîna une série de jurons spectaculaires.
" Bouse, il manquait plus que ça... On devrait peut-être le ramener dans les bois... Le laisser quelque part...
— Mais on peut pas faire une chose pareille, s'offusqua Baptiste. Faut prévenir les autorités !
— Tu crois que c'est les chauves-souris ?"

-Je ne vois pas ce que ça pourrait être d'autre...
Il songea à la potion qu'il avait donnée à l'homme, frissonna, se morigéna : le pipeau ne lui fournirait jamais du poison...
-Les garçons, il faut que l'un d'entre vous aille jusqu'à la ferme d'à-côté et demande qu'on fasse prévenir les autorités compétentes, en précisant que nous avons retrouvé le garde-chasse grièvement blessé dans les bois, que nous l'avons ramené chez lui mais qu'il est mort de ses blessures.
Il se tourna vers Phelan.
-Si on cache ce qui s'est passé, quelqu'un finira par se souvenir que nous sommes venus ici et nous imputera la disparition de cet homme. J'aime autant éviter que cela se produise et le meilleur moyen pour cela est de faire les choses en toute transparence.

Le jeune homme gémit.
" Nous sommes des étrangers. Nous allons fatalement être suspects, qu'on le retrouve mort ou qu'on ne retrouve pas son cadavre. Franchement... Nous ferions mieux de tous prendre la poudre d'escampette...
— Pas sans Cordélia !" rétorqua Victor avec véhémence.

-Pas sans Cordélia, effectivement.
Il soupira.
-Ne panique pas, Phelan : nous n'avons rien à nous reprocher, il existe dans les bois des indices qui prouvent nos dires... Tout ira bien. Et si leur méfiance envers les étrangers prends le dessus, je leur demanderai de faire venir Demetrius, le clerc de Vauxgrisants avec qui e suis plutôt en bons termes : il suffira qu'il nous soumette à un sortilège tel que zone de vérité pour que les autorités soient convaincues que nous n'y sommes pour rien.

" D'accord." dit le jeune homme.
Il semblait pourtant peu convaincu.
" Je peux aller prévenir les gens de la ferme, proposa Victor. Je n'ai pas trop envie de rester ici à l'intérieur, je dois dire."

-On va tous sortir, je pense, répondit-il. Mais oui, va donc à la ferme. Ensuite, reviens tout droit ici, d'accord ?
Dire qu'il trouvait la situation compliquée, la veille...
En réalité, elle empirait à chaque nouvelle journée.
Jusqu'où cela irait-il ?

Victor décida de prendre Minuit pour rallier la ferme plus rapidement et, après un pansage sommaire, il enfourcha le hongre et prit le galop sur le chemin de terre qui longeait l'orée du bois. De son côté, Baptiste étendit une couverture sur le cadavre, puis entreprit de ranger leurs affaires et de nettoyer. Titus était retourné dans la forêt, non loin, prêt à s'y replier en cas de visite. Phelan demeura un peu sonné, sur la terrasse, une tasse de thé chaud entre les mains.
" Quelle déveine. C'est sûr qu'il avait l'air fatigué... mais je ne m'attendais pas à ce qu'il meure. Je le croyais tiré d'affaire !"

-Moi aussi, soupira-t-il. Le plus déprimant, c'est que si nous nous étions douté qu'il était empoisonné, nous aurions pu le mettre dans la charrette, le condurie auprès d'un clerc et... il aurait vraiment été tiré d'affaire.
Il secoua la tête.
-Mieux vaut ne pas y penser, en réalité.

" Oui." murmura Phelan.
Il fut animé d'un frisson.
" Je dois dire que je suis d'autant plus ravi que nous ne soyons pas tombés sur ces fameuses chauves-souris. Je ne suis pas très calé en bestioles, mais je ne savais même pas que ça existait..."

-Bien des gens n'aiment pas les chauves-souris et je sais qu'il est des contrées où elles sont particulièrement grandes. Mais des créatures capables de blesser un homme à ce point et de l'empoisonner mortellement... cela ne me dit rien. Sans doute faut-il y voir l'inflence de cette source pervertissant la faune évoquée par ce malheureux...
Peut-être faudrait-il s'y intéresser de plus près. Dans l'immédiat, néanmoins... C'était surtout la réaction des autorités face au mystérieux décès qui le préoccupait.

Victor revint un peu plus tard, toujours au galop.
" Ils vont arriver. Mais ils doivent aller prévenir quelqu'un à Champsdor." dit-il en démontant.
Il soupira.
" Je crains qu'on soit coincés pour la journée..."

-Je le crains aussi.
Et s'ils étaient coincés uniquement pour la journée, ils pourraient s'estimer heureux.
-Il va falloir qu'on songe à Titus : comme il n'aura sans doute pas très envie de se montrer, comme il serait de toute façon mal perçu, on a peut-être intérêt à lui donner de quoi manger histoire qu'il puisse demeurer sous le couvert des bois...
Décidément, tout était en train de virer au cauchemar. Et à présent, c'était certain : il regrettait amèrement d'avoir repris la route.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile