La Couronne de Cuivre

« Bastien a peut-être besoin d’un peu plus de temps. Il peut rester plusieurs jours sans manger sans que sa vie soit menacée. » murmura Albérich en regardant l’enfant dans les yeux.
Il se souvenait des journées qui avaient suivi sa libération, le poids du traumatisme sur son organisme, son incapacité à se nourrir, la faiblesse qui en avait résulté, tant mentale que physique. Il comprenait que le môme soit dans cet état. Lui-même n’en avait pas mené large, et il était pourtant plus âgé et moins naïf quant aux vices de l’homme.
Il hésita à reprendre la parole devant l’enfant. Il était difficile de savoir ce qu’il comprenait, ce qu’il entendait. Un mot de travers pourrait provoquer une crise spectaculaire.
« En tout cas, il a besoin de dormir. Ada devrait lui donner quelque chose. Il était éveillé toute la nuit. »

César acquiesça.
-Elle m'a préparé quelque chose... Elle est réticente à trop l'abrutir de plantes, mais il est évident que s'il ne peut pas dormir par lui même, il faut l'y aider.
Il lorgna son assiette.
-Je vais prendre le temps de manger un morceau... Puis j'irai le coucher. Ensuite... Je resterai avec lui, je pense. Je suis réticent à le laisser seul : il y a peu de chances qu'il se réveille avec ce que je lui donnerai mais... On ne sait jamais.

Albérich était un peu décontenancé : César ne semblait pas vouloir lui faire la moindre ouverture, préoccupé, à juste titre, par l’état de Bastien. Une émotion un peu amère lui étreignit la poitrine un instant, il se sentait comme l’intrus qu’on laisse sur le pas de la porte, l’ancien camarade d'étude qu’on ne reconnaît pas, mais il se sermonna intérieurement. Ils n’étaient pas grand chose l’un pour l’autre, peut-être des amis en devenir, rien de plus, quels que soient leurs liens par ailleurs. Et César n’était peut-être pas au courant de ce qui s’était raconté dans la cour. Il fallait qu’il prenne sur lui. Il n’avait pas dix ans. Le gosse avait besoin de tout l’amour de ses proches, lui.
« Donnez-le moi pendant que vous mangez. Vous serez plus tranquille. » proposa-t-il, la voix égale.

-D'accord... fit le vieil homme en lui transférant l'enfant. Avec Elisa, vous êtes le seul dont il accepte le contact. Mais... Ce n'est pas très étonnant, au fond.
De fait, Bastien se nicha contre lui sans protester. Sans changer d'attitude, non plus.
César, de son côté, entreprit d'avaler son gruau.
-Que comptez-vous faire, aujourd'hui ? s'enquit-il bientôt.

« Je ne sais pas où on aura besoin de moi. » fit-il en haussant légèrement les épaules. « Mais j’ai en tout cas proposé de me charger des funérailles du baron. J’imagine que quand Elisa sera réveillée, je commencerai par voir ça avec elle. Ensuite… Je devrai préparer l’office. Si vous voulez, je vous relaierai auprès de Bastien… Je n’aurai besoin que d’une feuille et d’une plume. »
Il sourit doucement.
« Sinon, je n'en sais rien. Je pense que je retournerai au cottage demain. En fonction des nécessités… »

-Les funérailles ? Vous allez... Oh.
Il sourit.
-Cela va lui faire plaisir, vraiment.
Il se concentra un instant sur son gruau, releva la tête.
-Si d'aventure vous vous ennuyiez, ce matin, ou cet après-midi... N'hésitez pas à venir. Veiller Bastien, je le fais volontiers, mais... Il n'est pas exactement très causant, éveillé comme endormi, et un peu de compagnie aide à ne pas trop broyer du noir. De plus nous pourrions... discuter.
Albérich sentit alors une chaude humidité inonder ses chausses. Le vieil homme renifla, grimaça, puis se fendit d'un nouveau sourire.
-J'imagine que c'est sa manière de vous témoigner sa confiance...
Le gamin, lui, continuait à sucer son pouce comme si de rien n'était.

« Ainsi périrent mes dernières chausses. » fit l’ancien clerc avec une grimace. « Je vais battre en retraite et emporter votre infâme petit-fils avec moi. J'ai deux mots à lui dire et nous devons l’un et l’autre nous changer. J’espère pour lui qu’il a une garde-robe un peu plus étendue que la mienne. »
Comme César conservait un sourire à peine contrit sur les traits, Albérich le pointa du doigt.
« Quant à vous, je vous charge d’une mission. Trouvez-moi quelque chose à me mettre, n’importe quoi. Sinon je serai forcé de rester sous mes couvertures jusqu’à ce que cette délicate marque de confiance veuille bien sécher. »
Puis, le gratifiant d’un faux regard noir, il se leva et embarqua Bastien vers leur chambre.

Chemin faisant, il tomba sur une vieille servante qui lui sourit, avant de baisser les yeux et de hausser brusquement les sourcils. Elle ne fit pas le moindre commentaire, se contenta d'un sourire en coin, et fit mine de poursuivre sa route avant, magnanime, de lui indiquer "Au cas où vous en auriez besoin", la localisation de la salle d'eau.
Evidemment, leur chambre était déserte. On avait cependant refait les lits, et une chaleureuse flambée crépitait dans l'âtre. En revanche, Albérich fit le triste constat que Bastien n'était pas mieux loti que lui en matière de vêtements. Il fallait croire que tous deux les salissaient à une vitesse équivalente.
Un trait de famille, peut-être.

Grommelant, Albérich se débarrassa de ses chausses et fit de même pour l’enfant.
« Honnêtement, ça m’est égal que tu suces ton pouce et que tu refuses le gruau, je te concède que ce n’est pas le meilleur qu’il m’ait été donné de goûter, mais se soulager sur les gens, c’est un peu limite. » dit-il tranquillement, en faisant une boule informe de leurs vêtements souillés. « Maintenant, j’espère que ton grand-père aura la bonne idée de t’apporter quelque chose. Sinon nous te bricolerons une jupe avec une de ses chemises. Ce sera ravissant. »
Ensuite, il les couvrit d'une couverture et attendit, un peu penaud, que César veuille bien venir les sauver.

Il n'apparut pas immédiatement. Il lui fallut même une bonne vingtaine de minutes avant d'arriver, enfin. Mais, au moins, l'épaisseur du ballot qu'il transportait avait de quoi réjouir.
-Chausses et pourpoints de laine. Au moins trois exemplaires de chaque... fit-il en les déposant sur le lit de l'ancien clerc. Autant de chemises - en lin, pour varier. Une chance qu'Umberto n'ait pas encore rapatrié ses stocks au village. Hum, il était un peu endormi quand je lui ai parlé, mais... Normalement, il devrait pas s'être trompé quant à votre taille.
Il sourit.
-J'ai un peu outrepassé les limites de ma mission, j'en ai bien conscience. Mais, sauf votre respect, vous me sembliez quelque peu démuni, en la matière.

« C’est le moins qu’on puisse dire. Votre initiative est providentielle. » fit-il en sélectionnant une tenue confortable dans ce que César avait rapporté. « Mais Bastien a le même souci que moi. »
Il se changea sans se formaliser. C’était seulement la troisième fois en moins de deux jours qu’il se déshabillait sous les yeux du vieil homme, et il avait de toute façon une certaine habitude de la promiscuité, héritée de longues années dans la salle d’eau communautaire du temple. Il était conscient, cependant, d’être nerveux, et tout en refermant son pourpoint, il réalisa que s’il ne prenait pas le taureau par les cornes, il ne parlerait jamais. Pourtant, la situation lui apparaissait soudain incertaine. César n’avait prononcé aucun nom, seulement des détails qui auraient pu coller à plus d’un Luménien. Mais Ada avait confirmé et… Ada se trompait rarement. Au pire, il apparaîtrait ridicule. Il survivrait. Il prit une profonde inspiration. Son cœur battait la chamade. Il ne savait pas exactement comment amener les choses, mais il savait qu’elles devaient être abordées. De toute façon, Elisa dormait.
« César, je… » commença-t-il. « Je suis désolé de ne pas vous avoir dit plus tôt que j’étais le fils de Selma. Votre histoire… Je ne m’attendais pas… Je n’avais… Tout cela paraît tellement invraisemblable… »

Le vieil homme, discret comme à son habitude, s'était occupé en habillant Bastien - il lui avait ramené des chausses mais l'avait prévenu que les lavandières étaient à bout et que s'il ne faisait pas un effort, on lui taillerait une robe dans une vieille couverture, à moins qu'on ne se contente de le laisser tout nu - puis en lui faisant ingurgiter, tant bien que mal, quelques racines.
Lorsqu'Albérich parla, il était en train de border l'enfant, et il prit le temps de terminer avant de répondre.
-Vous avez bien fait, dit-il simplement. Si vous me l'aviez dit d'emblée... Un petit-fils mort, un fils en prison, sur le point d'être exécuté... il y a de quoi devenir fou.
Il sourit, contrit.
-Votre réaction, quand j'ai évoqué ces choses, et certains de vos traits, aussi, m'ont mis la puce à l'oreille. Mais je trouvais la coïncidence trop grande, la chose trop incroyable. J'ai regretté d'avoir parlé, pensant que j'avais réveillé de mauvais souvenirs en vous...
Il soupira.
-Je suis désolé. Ce n'est pas une nouvelle très... Ce n'est pas le genre de nouvelle qui aide à rester serein, dans les circonstances que nous avons connues.

« Vous n’avez pas à être désolé d’être qui vous êtes. » murmura-t-il. « Quant à l’histoire, c’est moi qui vous l’ai extirpée. »
Il ne savait pas bien quoi dire. César avait l’air de prendre la chose avec flegme, tandis qu’il luttait avec peine contre une émotion beaucoup plus violente. Mais on ne devenait pas père ou fils, en quelques secondes, sur quelques mots. Albérich en était bien conscient. Il ne serait plus jamais un petit garçon, il n’y avait pas d’espace pour redéfinir des relations qui n’avaient plus de sens. Cet homme avait aimé sa mère, autrefois, et c’était sa seule marque réelle dans le passé. Il frémit malgré lui.
« Je ne veux pas m’immiscer de force dans vos vies. Je sais que vous n’aviez pas l’intention de venir me trouver, et j’ignorais jusqu’à votre existence… » finit-il par dire. « Mais je… je ne sais pas. »
Il secoua la tête, se détourna un moment.
« Je suis désolé. »

-Allez, ne soyez pas désolé à votre tour... dit-il doucement. Nous sommes au-delà de ça, même sans... ce lien. Vous avez sauvé Bastien, nous avons traversé ensemble de bien rudes épreuves... Nous pouvons nous passer de manières.
Il soupira.
-En cela, les enfants sont plus malins que nous, plus spontanés... Ce qui facilite beaucoup les choses. Mais le savoir n'aide pas forcément à être comme eux.
Il se leva, jeta un regard par la fenêtre.
-Et... Si je n'avais pas l'intention de venir vous trouver, c'était pour vous préserver, Albérich. Moi... J'ai fait tout ce que j'ai pu pour apprendre qui vous étiez sans m'imposer, sans... surgir dans votre quotidien. Je ne m'en sentais pas le droit. Même seulement vous voir de loin... j'aurais eu trop peur de céder, de venir vous parler...
Il s'interrompit, un instant.
-Je suis heureux de vous avoir rencontré. De vous avoir en face de moi.

Albérich demeura silencieux quelques instants. Il aurait voulu dire à César qu’il était soulagé, quelque part, d’avoir compris pourquoi son père l’avait tant détesté toutes ces années. L’explication n’atténuait pas la violence des rapports, mais au moins, il y avait un sens derrière ce qu’il avait toujours vécu comme une situation impossible à maîtriser car irrationnelle. Mais ça aurait été porter une accusation voilée et c’était la dernière chose qu’il voulait. Si seulement… Il repoussa ces vains regrets.
« Je suis heureux de vous avoir rencontré, moi aussi. » murmura-t-il.
Il faudrait du temps pour que leurs relations se normalisent, Albérich le sentait. Peut-être un temps qu’ils n’auraient jamais, d’autant qu’il n’avait pas l’intention de s’installer à Combeloup. Mais sans doute ne pourrait-il jamais vraiment tourner les talons, désormais.
« Et je suis heureux que ma mère ait pu profiter de votre lumière, autrefois. »
Il eut un léger sourire, peut-être un peu triste.
« Je vous ai trouvé, désormais. Je dois me faire à l’idée que je ne suis pas un Megrall. Ce n’est pas aussi évident que j’aurais pu le croire, curieusement. »

-Je comprends... dit le vieil homme. C'est bien pour cela que je n'ai pas voulu... me révéler.
Il s'assit au pied du lit dans lequel reposait Bastien.
-Mais le sang n'est pas tout. C'est même peu de chose, en réalité : on peut avoir engendré un enfant mais ne pas en être son père, si un autre a joué ce rôle. Bastien.. Bastien est le fils du baron, mais il ne le sait pas. N'a jamais partagé de moments privilégiés avec lui... Même s'il n'a pas eu de père pour le remplacer. Juste un grand-père. Il n'est donc pas un Combeloup, sous un certain angle. Et vous pouvez très bien être un Mégrall, de votre côté. Le sang n'est pas tout.
Il grimaça.
-Même si ce n'était pas quelqu'un de très aimant. Même s'il vous a envoyé au temple alors que vous n'aviez que dix ans. Je... Je suis désolé s'il vous a fait payer le prix de mes fautes. Vous n'étiez responsable en rien, vous. Vous n'aviez pas à en subir les conséquences.

« Je n’ai… »
Il se tut un instant, rassemblant ses idées.
« Je n’ai jamais accordé de grande valeur à mon nom, il n’a jamais été synonyme de… »
Apprendre que César savait qu’il avait eu une enfance difficile était un coup dur, une seconde, il ne put s’empêcher de se demander pourquoi il n’était jamais venu, sur son cheval blanc, par une nuit de pleine lune, pour le sauver. Mais l’image disparut aussi vite qu’elle était apparue.
« Tout cela est si ancien. Je me suis toujours défini par le temple. J’ai été enfant, adolescent, adulte, au temple. Et j’étais heureux. Simplement… Maintenant que ce monde m’est devenu étranger, mon nom était la dernière identité qui me restait… Comme la corde que l’on suit quand on marche dans le noir… Pas exactement l’idéal, on aimerait disposer d’une bougie, voire du soleil lui-même, mais c’était… c’était un élément minimine auquel m’ancrer. Pour savoir qui je suis. Ne pas me perdre dans le néant. »
Il croisa furtivement le regard du vieil homme, craignant de l’avoir noyé avec ses paroles imprécises. Il s’assit ensuite sur son lit, fut traversé par un tremblement irrépressible, et nicha son visage dans ses mains.
« Je ne vous demande… Pensez-vous que… Je cherche juste… une porte ouverte. Un endroit que je pourrais appeler mon foyer, même si c’était un demi-mensonge, une belle histoire… Auquel je pourrais songer quand je serai loin, avec une douce mélancolie, la certitude d'être attendu... Aujourd’hui, je n’ai plus nulle part où aller, plus personne vers qui me tourner… Une famille, même si je dois la découvrir, encore, je le sais, un peu de bienveillance… Un lieu qui m’accueillerait par grand vent ou grand soleil… Je sais que c’est beaucoup vous demander, je ne vous suis rien, je suis juste le fruit qu’on a semé par mégarde, mais… j’aurais aimé pouvoir être votre fils malgré tout. »

César demeura un moment silencieux, sans doute pris au dépourvu par les paroles de l'ancien clerc. Ses rides se creusèrent, un peu, et son regard se voilà, avant qu'il ne le détourne, par pudeur, pour ne pas se montrer indiscret face au trouble d'Albérich, peut-être.. Peut-être pour dissimuler le sien.
-Considérez ma maison comme la vôtre... dit-il enfin, d'une voix assourdie. Ma famille aussi. Ce n'est... Ce n'est pas beaucoup me demander. C'est beaucoup m'offrir. Et... Les fruits que l'on cède par mégarde, on peut s'en débarrasser. Une plante, un thé de lune... Mais Selma et moi nous y sommes refusés, peut-être égoïstement, peut-être de manière inconsidérée, diraient certains. Qu'importe. Nous voulions voir quelque chose dans votre arrivée. Il y avait quelque chose à voir... Même après que nous ayons renoncés à nous enfuir ensemble.
Il déglutit.
-Je vous considérais comme mon enfant, alors. Je n'ai cessé de le faire, depuis. Aussi... Aussi prétentieux, aussi injustifié que cela puisse paraître. Mon enfant et... celui de la femme que j'aimais.

Peut-être avaient-ils été égoïstes, oui. Mais César n’avait finalement jamais pu voir l’enfant grandir, forcé de le laisser entre les mains d’un autre homme. Et Albérich trouvait une certaine satisfaction à l’idée d’être issu d’un véritable amour plutôt que d’un énième devoir conjugal consenti par contrat. A bien y réfléchir, il comprenait que Selma n’ait pas abandonné ses cinq autres enfants même pour un homme unique, qui avait fait battre son cœur. Le contraire aurait pesé chaque jour sur son âme, et toute la lumière de leur passion se serait irrémédiablement ternie. Il se sentait cependant ambivalent, il avait l’impression que son existence, même s’il devinait l’enthousiasme un peu naïf des futurs jeunes parents, avait été un risque démesuré. Siegfried aurait pu le tuer, avait certainement fait souffrir sa mère pour cet écart de conduite, l’avait malmené, lui, si pas physiquement, au moins moralement, depuis toujours. Et Selma l’avait aimé plus que les autres, rempart quotidien contre les remontrances paternelles. Elle avait dû s’y épuiser. Il ne savait pas ce qui l’avait tuée, mais il se doutait que son état de tristesse permanent y était pour quelque chose. Il ne dit cependant rien de tout cela. Le passé était intouchable. Il n’était pas en droit de juger ceux qui l’avaient désiré, presque quarante ans plus tôt. Et il était vivant. Il se fendit d’un sourire un peu tremblant. Puis dans un mouvement qu’il n’avait pas complètement anticipé mais qui le surprit et l’emporta comme une bourrasque subite, il se leva pour étreindre son père. César était plus frêle mais plus grand et Albérich se laissa aller, une seconde, à prendre ce dont il avait besoin dans ce contact. Avant de se détourner, embarrassé. Mais sans s’écarter franchement.

César ne s'offusqua pas de son geste. Le lui rendit, au contraire, malhabile mais sincère. Et lorsqu'Albérich se détourna, il n'hésita guère avant de poser une main sur son épaule.
Les mots, eux, furent plus longs à venir.
-Cependant, mon garçon... dit-il enfin, dans un sourire. Je me dois de t'informer d'emblée qu'il va te falloir changer certaines choses inadmissibles dans ton comportement. A commencer par le désordre lamentable dans lequel tu laisses ta chambre. Ces affaires, qui trainent partout. Ces vêtements mouillés, jetés dans un coin. Est-ce là l'exemple que tu comptes donner à ton neveu ?

Albérich sourit à son tour.
« Et je sens le bouc, de surcroît. Je pense que je vais ramasser ça et aller faire un petit tour à la salle d’eau. » fit-il en ébouriffant ses cheveux sales. « Ensuite, il faudra que je trouve Elisa. Je ne sais pas si Hodor lui passera mon message, et je ne voudrais pas qu’elle s’inquiète inutilement. Elle a déjà assez de soucis comme ça. »
Il se tourna vers César, croisa son regard et se sentit rougir.
« Merci. J’espère que je me montrerai digne de l’ouverture que v… que tu me fais. »

-C'est moi qui te remercie. Quant à être digne de... Honnêtement, tu n'as pas de souci à te faire. Tes actes ont déjà parlé pour toi plus qu'il n'était nécessaire. En matière de dignité, je le crains, c'est plutôt moi qui aurait du souci à me faire.
Il s'étira.
-J'ai dans l'idée que je vais imiter Bastien, de mon côté. Les périples interminables en pleine tempête, les ambassades auprès des fées et les infiltrations de château ne sont plus tout à fait de mon âge. J'ai du sommeil en retard à récupérer...

Le Luménien acquiesça, souriant.
« Reposez-vous bien, tous les deux. Je repasserai quand j’ai un moment, et j’espère vous trouver moins cernés. »
Puis, sur un dernier signe, réprimant une bouffée d’émotion brute, il se glissa dans le couloir. Il s’y retrouva un peu désorienté, en proie à un vertige, et il s’appuya sur le mur une seconde, pour se stabiliser. Il avait du mal à mesurer ce que cet échange allait signifier pour la suite. Il savait qu’il quitterait Combeloup pour aller à Eredhùn, mais peut-être pouvait-il attendre le printemps, comme il l’avait imaginé au départ. Et peut-être pouvait-il prévoir de revenir. Immanquablement. Le tout était déstabilisant. Il était trop tôt pour en tirer des conclusions. Laisser le temps aux choses de se faire. A leur rythme.
En traversant les couloirs, il essaya de se souvenir de l’endroit où se trouvait la salle d’eau, finit par la localiser et s’y glissa. Elle était déserte et il y procéda à un récurage en règle, un peu scandalisé par la couleur de l’eau qui s’écoulait pendant qu’il se lavait. Il se chargea ensuite des vêtements souillés, qu’il laissa à sécher, espérant que personne ne les chaparderait dans la journée. Il se dirigea ensuite à nouveau vers la grande salle, espérant y dénicher Elisa, ou peut-être Ada, quelqu’un susceptible de canaliser l’énergie qu’il cherchait à dépenser.

Mais il ne vit aucun de ceux qu'il pouvait chercher : ni Elisa, ni Ada, ni Hodor ou aucun des autres membres du conseil. Les convives s'étaient raréfiés, n'étaient plus qu'une poignée à déjeuner tandis que des serviteurs débarrassaient les couverts abandonnés. Le seul, peut-être, à pouvoir le renseigner, c'était le majordome qui sortait des cuisines, portant un plateau chargé d'un bol de thé, d'une assiette de gruau, de miel et d'un morceau de pain encore chaud, semblait-il.

Albérich devina que quelqu’un allait petit déjeuner dans sa chambre et il ne put s’empêcher de pincer les lèvres en s’approchant du majordome. La pauvre Elisa devait être bien éprouvée, et il espérait qu’elle avait auprès d’elle quelqu’un, sans doute Ada, pour la soutenir dans ces moments difficiles. Elle avait perdu son père, ce qui était déjà insoutenable, mais elle se retrouvait parachutée baronne du jour au lendemain. De plus, et c’était peut-être le pire, des individus qu’elle avait aimés, auxquels elle avait fait confiance, s’étaient révélés monstrueux. Blanche, mais surtout Hugues. Peut-être même avait-elle imaginé, rêvé, réellement, de l’épouser. Passé le choc de la trahison, passée l’urgence, les lendemains devaient être terribles. Heureusement, Bastien avait survécu. C’était peut-être la seule chose à laquelle elle pouvait se raccrocher.
« Excusez-moi. Pouvez-vous dire à Dame Elisa que je me chargerai, si elle le désire, des funérailles de son père ? » demanda-t-il. « Si elle désire me voir à ce sujet, je serai dans le sanctuaire de Lathandre pendant les heures à venir. Ensuite, j’imagine que je retournerai dans ma chambre. Dites-lui de ne pas hésiter à m'appeler. Mais de ne pas hésiter non plus à s’en remettre à moi, si elle ne veut pas rajouter ce souci à tant d’autres. »

Le vieux serviteur s'inclina.
-Bien, messire, je transmettrai votre message, dit-il. Cependant, je pense que vous pourriez lui parler en personne : elle s'est éveillée il y a une heure, Ada est auprès d'elle et m'a chargé de lui apporter de quoi manger. Je gage que ni l'une ni l'autre ne verraient d'inconvénient à vous recevoir... Enfin, ce sera ainsi que vous le désirerez.

Albérich hésita une seconde. Il ne voulait pas s’imposer dans l’intimité de la jeune femme alors qu’elle vivait probablement les instants les plus difficiles de sa courte existence.
« Dans ce cas, je vous accompagnerai jusque là. Mais je préfère que vous lui posiez la question franchement. Je ne voudrais pas que ma visite soit inopportune. »
D’autant que leurs derniers échanges avaient été tout sauf harmonieux. Il emboîta cependant le pas du serviteur et chemina avec lui jusque dans les hauteurs, tranquillement, s’émerveillant de la familiarité progressive avec le donjon qu’il avait acquise au fil du temps. Lorsqu’ils parvinrent devant les appartements d’Elisa, Albérich laissa entrer le serviteur et demeura dans le couloir. Il n’avait pas un souvenir très positif de la seule et unique fois où il avait franchit cette porte, mais les circonstances étaient très différentes, évidemment.

Le majordome reparut quelques instants plus tard, les mains vides.
-Elle vous attend, dit-il simplement.
La chambre était telle qu'il l'avait vue la première et dernière fois. Ada était assise dans l'un des fauteuils, la mine un peu plus reposée que les jours précédents. Ce qui ne faisait qu'accentuer le contraste avec la mine blême, brouillée, cernée de la jeune baronne.
-Je vais vous laisser discuter tranquillement... murmura la vieille halfeline en se levant.
Elisa hésita un instant, puis acquiesça. Ada sourit à l'ancien aubemestre en le croisant, lui posa brièvement la main sur le bras, puis disparut.
-Ne restez pas debout... risqua la jeune fille.
Elle lui jeta un regard, baissa aussitôt les yeux, les fixant sur l'âtre illuminé.
-Je vous dois des excuses... reprit-elle finalement, la voix mal assurée.

L’ancien clerc s’assit sur un fauteuil proche, désolé d’être responsable du malaise de la jeune fille. Il avait à demi espéré qu’Ada resterait avec eux, garante d’échanges purement pratiques, mais il devait bien avouer que cela aurait été artificiel.
« Non. J’avais promis d’écouter vos doléances sans m’offusquer et je n’ai pas été capable de garder mon calme. Vous avez touché à des choses encore vives, je n’aurais pas dû me lancer dans ce genre de conversations avec vous sans être certain de pouvoir le faire avec sérénité. » fit-il. « Quant aux mots durs que nous pouvons avoir eu l’un pour l’autre… La colère est mauvaise conseillère, mais nous ne pouvons toujours l’éviter. Si quelqu’un doit s’excuser, c’est moi. Vous ne méritiez pas que je m’emporte, ni les mots durs que je vous ai adressés. »
Il aurait aimé ajouter qu’elle avait le droit de sa violence adolescente, tandis qu’à son âge, il était prié de faire montre d’un peu plus de sagesse, mais il doutait qu’elle apprécie le commentaire.

-J'ai récolté ce que j'avais semé... murmura-t-elle. Ce que vous avez dit était dur, mais juste, et vous aviez le droit de le dire. J'ai cherché à vous provoquer... Me suis fait prendre à mon propre jeu... J'ai regretté, après coup, et aurais-je rapporté l'incident à mon père qu'il m'aurait contrainte, sur le champ, à vous faire des excuses. Il aurait eu raison. Je n'ai pas eu ce courage, cependant. J'aurais du.
Elle croisa, un peu tremblante, les mains sur son giron.
-Il n'est plus là pour me le demander, mais... Je le fais bien volontiers. Je vous demande pardon pour le mal que je vous ai fait. Et... J'espère pouvoir vous démontrer que je ne suis pas seulement la gamine colérique que vous avez vu alors.
Elle renifla, se frotta les yeux, presque rageuse.
-Excusez-moi... souffla-t-elle en se détournant.

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