La Couronne de Cuivre

Il ne vit tout d'abord pas grand-chose. Les rives étaient trop marécageuses à cet endroit pour qu'il s'approche du fleuve. trop marécageuse, également, pour y être le siège d'une activité humaine : s'aventurer là-dedans était risquer de tomber sur des sables mouvants.
En revanche, dès qu'il se fut éloigné de quelques dizaines de toises du probable ancien temple, il sentit nettement la souillure de la forêt. Il lui semblait, sans savoir d'où venait cette impression, qu'elle venait de l'est, peut-être des marécages, du fleuve, ou de l'autre côté. Le souffle d'air qui en venait lui semblait malsain... mais peut-être n'était-ce dû qu'à la présence de marécages humides.
La flore et la faune, dans ces parages moins boisés, était particulière. Beaucoup d'oiseaux, quelques rongeurs et petits mammifères. Il trouva tout de même des traces de sanglier et de cerf. Rien d'anormal. Un peu plus loin, sur sa gauche, le bois devint moins dense, les arbres plus grands, plus âgés peut-être. La sensation malsaine était toujours présente, et les traces animales anormalement rares. Elles se raréfiaient encore plus loin vers le nord -les grands mammifères semblaient moins nombreux mais les rongeurs pullullaient-, mais la raison en était peut-être toute autre : il y avait là des traces de passage d'hominidés, y compris celles d'un feu. Peut-être des humains vivant dans le hameau près du bac.

Ce déséquilibre était bien plus inquiétant mais pouvait s’expliquer par une plus grande prolifération des mort-vivants ou tout simplement l’absence d’un maillon essentiel de la chaîne alimentaire dans cette zone. Il fallait bien se garder de sauter rapidement sur une conclusion hâtive. Afin de trancher, Kasumi décida de poursuivre ses investigations en relevant les traces d’animaux, les pistes qu’ils employaient et la faune présente aux abords de la rivière. Y avait-il des signes de chasse répétées qui auraient pu mettre en péril certaines espèces ou les traces de présence intelligentes n’étaient-elles que fortuites ?

Il y avait moins de marécages par ici, et Kasumi trouva plusieurs traces de présence humaine -ou assimilée. Des traces de feu, des restes de flèches, une carcasse abandonnée -depuis plusieurs jours assurément. Ses recherches lui confirmèrent que la population de grands mammifères était trop peu importante, alors que les rongeurs pullulaient. Bref, il y avait tout lieu de croire que le secteur faisait l'objet de prélèvements de chasse trop importants.
En poursuivant vers le nord encore un peu, il constata qu'on sentait moins la souillure de la forêt. La présence humaine devenait encore plus perceptible. L'orée des bois, et le petit hameau près du bac, devaient être à moins de deux heures de marche désormais.

Kasumi voulait désormais en avoir le cœur net avant de songer à confronter les habitants du hameau. Il décida de suivre les traces laissées par les chasseurs pour confirmer qu'ils venaient bien de cette direction.

Et aussi que cette piste était fréquemment employée. Il n'aurait peut-être pas le temps de pousser jusqu'au bac et de faire l'aller-retour avant la nuit mais il avait besoin de se faire une conviction avant d'imaginer ses moyens d'action.

Il ne pouvait qu'espérer que si ses doutes se confirmaient, les chasseurs seraient réceptifs à ses arguments et écouteraient ses conseils. Souvent, varier les zones de prélèvement et les espèces suffisait. A moins que la situation ne soit déjà trop critique.

Il tomba sur un petit sentier, suffisamment utilisé pour se détacher nettement dans la broussaille. Il se dirigeait vers le nord-ouest, dans la direction supposée du hameau. Il n'y avait pas d'empreintes de pas, mais quelques branches cassées, ici ou là, témoignaient de passages relativement récents. Les bois, plus au nord, semblaient moins sauvages, et la souillure s'estompait. Comme aux alentours de Peyregorde, il releva des zones de bûcheronnage, qui avaient dû être exploitées deux année auparavant à en juger par la taille des repousses. Mais il ne vit pas trace de présence humaine ce jour-là.
L'après-midi touchait à sa fin, il aurait à peine le temps de rentrer avant la nuit.

Kasumi hésita un instant à laisser un message au bord du sentier pour dissuader les chasseurs de continuer à prélever du gros gibier mais il se ravisa : il valait bien mieux qu'il se rende directement au village pour évaluer les besoins des habitants du hameau et chercher à les convaincre.

Il avait réuni beaucoup d'informations qu'il était important de partager avec la dryade aussi le demi-elfe pressa-t-il le pas en direction du bosquet pour ne pas risquer de la manquer avant la tombée de la nuit.

Il prit donc le chemin du retour, suivant d'abord le sentier qu'il avait découvert et qui se prolongeait un peu plus loin vers le sud. Il traversa ensuite une zone assez aérée, un peu plus loin de la rivière que la voie qu'il avait suivie à l'aller. La souillure était très peu présente, et, au fur et à mesure qu'il redescendait, il retrouvait des traces de gibier plus abondantes. Il passa tout près de la tanière de l'ours, profitant au passage de la quiétude qui émanait de l'ancien temple, au moment où le soleil se couchait à l'horizon. Dans la lumière mordorée du crépuscule, il aperçut à quelques toises, l'espace d'un instant, un éclair de fourrure grise, qu'instinctivement il identifia à un loup. L'animal courait dans la direction opposée, vers le nord. Prenant conscience de sa présence, il pila net et tourna vers lui un regard inquisiteur. Il lui sembla, curieusement, l'avoir déjà vu.

S'agissait-il d'un membre de la meute surveillée par Première Neige ? Si c'était le cas, il était assez loin de son territoire et semblait dans tous les cas affolé. Pour en avoir le cœur net, il chercha mentalement à repérer l'aura de présence familière qu'il percevait à proximité de sa compagne animale. S'il ne la repérait pas, il déposerait une offrande au loup pour qu'il se laisse s'approcher.

Il ne repéra pas l'aura familière de Première Neige, qui ne devait pas se trouver dans les parages. Le loup, quant à lui, ou plutôt la louve, observa son manège d'un air un peu intrigué, mais ne semblait pas vraiment désireux de lier plus ample connaissance. Dédaignant son offrande, il disparut dans les fourrés, dans la direction approximative de la rivière. Kasumi était certain d'avoir croisé ce regard dans d'autres circonstances... et plutôt récemment. Et il lui semblait avoir une attitude presque trop réfléchie pour un loup.

Il s'était passé bien trop d'événements étranges depuis ces dernières veilles pour que le demi-elfe sache exactement à quoi il avait affaire. Mais l'essentiel était ailleurs : le loup n'avait pas une attitude hostile envers lui et il y avait donc de grandes chances pour qu'il constitue un allié. Peut-être le druide elfe de retour de son bosquet ? Mais dans ce cas, pourquoi avait-il pris une forme féminine et surtout pourquoi ne se dirigeait-il pas vers la clairière ?

Perplexe, Kasumi se dit qu'il n'avait pas vraiment le temps de courir après l'animal d'autant que celui-ci ne l'avait en rien sollicité. Il poursuivit donc son chemin initial après avoir salué la louve.

Il reprit donc son chemin dans le soir tombant. Avec le soir venait la brume, et avec elle, la sensation de malaise diffus omniprésente dans ces bois s'intensifiait. A nouveau, il se trouvait dans une zone particulièrement dense et épineuse, et il avait l'impression inexplicable d'un danger, quelque part, tout proche. Les bruits d'ordinaire familiers lui paraissaient déformés, menaçants, et il ressentait un froid anormal. Il n'était plus très loin de la clairière, mais il aurait pu s'en trouver à des heures de marche tant la souillure semblait forte par ici.
Et toujours cette sensation de danger. D'une présence maléfique, toute proche. D'une attaque imminente.

Kasumi se tenait sur ses gardes, tous ses sens à l'affût pour détecter le danger à défaut de le prévenir. Il tenait son épée lumineuse dans sa main droite et, instinctivement, sa main gauche se porta à son pendentif, au symbole protecteur de sa déesse. Il était son envoyé dans ces bois. Il lui appartenait d'y porter la paix et la prospérité. Ce qui impliquait d'en chasser le mal qui y sévissait. C'est avec cette idée à l'esprit qu'il continua à progresser, prêt à combattre s'il le fallait même si les circonstances lui étaient présentement désavantageuses.

L'attaque vint par la gauche, sans le surprendre vraiment puisqu'il était sur ses gardes. Il y avait là trois squelettes, dont un qui semblait particulièrement coriace, revêtu d'une armure. L'approche de la nuit les galvanisait, et ils attaquèrent sans retenue. Une goule les suivait, un peu à distance, ou peut-être un blême : Kasumi n'avait pas vraiment le temps de chercher à l'identifier.

Comme à son habitude et même si cette opposition restait plus faible que ce qu'il aurait pu craindre, Kasumi procéda avec prudence en cherchant à séparer les mort-vivants. Il se fraya un chemin entre les racines et les broussailles pour tenter de contourner la mêlée et d'attaquer les monstres qui s'isoleraient d'eux-mêmes en tentant de le suivre.

Pour autant, il n'avait pas envie que le combat ne s'éternise car la nuit pouvait receler bien d'autres dangers tant qu'il n'aurait pas atteint la clairière. En appui de la lumière générée par Etincelle, il brandit à nouveau son symbole divin pour désorienter encore davantage les créatures de la nuit. Ensuite, dès qu'il verrait une ouverture, il tenterait d'éliminer les plus faibles créatures.

Le symbole divin, ou peut-être l'épée, parut les faire hésiter, mais pas très longtemps. Les squelettes étaient un peu gênés dans leur mouvement par les broussailles, mais lui aussi, et il ne put les distancer suffisamment. Tout au plus parvint-il à faire en sorte qu'ils se trouvent en file indienne, pour les combattre, avec un peu de chance, l'un après l'autre. L'autre créature répugnante, goule ou blême, était désormais largement en arrière.
Il élimina sans grande difficulté le premier squelette, puis se trouva face aux deux autres, dont celui en armure. Il avait pour lui la souplesse mais son adversaire avait une force impressionnante. Plus inquiétant, un bruit derrière lui annonça l'approche d'une autre créature dont il sentit très vite l'odeur nauséabonde.

Kasumi contrôla ses nerfs pour éviter de paniquer : la moindre erreur d'attention pouvait lui coûter cher et il avait tout à gagner à procéder avec sagesse. Il chercha donc à se déplacer de sorte à ce que le petit squelette se trouve entre lui et le plus grand spécimen. Cela lui permettait d'éviter, pour un temps, ses coups et même de créer les conditions pour que le petit squelette se prenne un mauvais coup perdu. Si tactique ne payait pas dans les prochains instants, il tenterait de battre en retraite pour reprendre de l'avance sur les renforts dont il sentait la présence nauséabonde.

Malheureusement, le grand squelette suivit son mouvement, et il ne parvint pas à se mettre réellement hors d'atteinte de son épée. Le petit squelette gênait un peu son comparse, toutefois. Pas suffisamment. Et ce déplacement, s'il le poursuivait, l'amènerait dans une zone où la végétation était moins dense, et cela serait nettement à son désavantage.
En outre l'odeur derrière lui -désormais davantage sur sa gauche- était proche, trop proche : il entendait les branches craquer sous les pas de la créature. Un instant bref de distraction, pour tenter d'évaluer son approche, et il faillit se faire trancher le bras par le grand squelette. Il eut tout juste le temps d'apercevoir ce qui ressemblait fort à un cadavre ambulant, dont le visage entouré de quelques bandelettes indiquait clairement la nature : une momie.

L'adrénaline libérée par le coup qu'il avait évité d'extrême justesse le fit réfléchir à toute vitesse : la momie était un adversaire autrement plus dangereux que les squelettes et le blême mais elle avait un point faible. Le demi-elfe évita un nouveau coup et chercha à repérer un arbre ou une éminence sur laquelle il pourrait se hisser à l'abri durant quelques secondes. S'il n'en trouvait pas, il devrait recourir à un sortilège d'enchevêtrement pour gagner suffisamment de temps pour l'idée qu'il avait en tête : allumer une torche dont il pourrait se servir pour enflammer le nouvel ennemi qui y était particulièrement sensible.

Les arbres par ici avaient des troncs minces, des branchages envahissants, il n'était pas possible d'en escalader un. Et le terrain était désespérément plat.
Il était possible en revanche de fuir dans la direction où les arbres étaient moins denses, derrière lui, pour gagner un peu de terrain et tenter d'utiliser son sortilège d'enchevêtrement. Le squelette était rapide et le suivrait -ou tenterait-, mais la momie était plus lente.

C'est cette option qu'il choisit car elle était moins aléatoire et il préférait en outre allumer son feu dans une zone où il serait moins susceptible de se propager à la végétation environnante. Kasumi mit donc son plan à exécution non sans tenter de porter un violent coup pour repousser ses adversaires et gagner peut-être les quelques secondes nécessaires pour se désengager du corps à corps.

Il put se désengager, le squelette ne s'attendant apparement pas à une fuite et la momie étant trop lente, et filer vers la zone de végétation moins dense. Le squelette le suivait de près, mais la momie était loin. Il parvint à gagner suffisamment de temps pour lancer son sortilège d'enchevêtrement, immobilisant la momie -et, il le devina, le blême qui avait lui aussi suivi le mouvement. Mais le squelette, tout proche, échappa de justesse au sortilège, et attaqua aussitôt.

C'était un moindre mal : il était enfin parvenu à diviser le groupe et si tout se passait comme il l'espérait, les autres morts-vivants mettraient quelques minutes à se défaire leur liens végétaux. C'était normalement plus que suffisant pour combattre et vaincre le grand squelette.

Sans perdre un instant ou lui laisser l'initiative, Kasumi se retourna pour lui faire face tout en lui portant un coup au niveau du bassin. Face à un adversaire aussi redoutable, il convenait de réduire sa mobilité à petit feu plutôt que de prendre des risques inconsidérés.

Le squelette était en armure. Rouillée, certes, mais une armure tout de même. Elle était suffisante pour protéger son bassin, son torse, ses épaules. Ses points faibles étaient les jambes, mais il était difficile de les atteindre : il maniait avec force une épée gigantesque qui obligeait Kasumi à rester à distance. Il finirait certainement par y parvenir, cependant, avec une rapide et souple contre-attaque.
Mais il n'eût pas besoin d'aller jusque-là. Un éclair de fourrure grise jaillit des taillis et empoigna entre ses crocs l'un des genoux du squelette, le déséquilibrant subitement. L'occasion était parfaite.

Kasumi fut presque aussi surpris que le squelette de cette aide providentielle mais son instinct de combattant lui permit d'entrevoir l'opportunité qui lui était donnée grâce à cette sublime diversion. Aussitôt, il poussa un cri rageur accompagnant un puissant coup de taille au niveau de la nuque du squelette. Il aurait pu viser le genou pour tenter de le démantibuler mais il ne pouvait pas risquer de toucher son allié inattendu.

Le squelette ne fut pas tout à fait décapité, mais, grièvement touché, il s'effondra au sol et Kasumi put l'achever, avec l'aide de la louve grise qu'il avait aperçue plus tôt.
L'autre squelette, nettement moins dangereux, était entre-temps parvenu à se libérer du sortilège, et la louve l'attaqua aussitôt. Il était évident qu'elle aurait le dessus, et cela laissait à Kasumi le temps de s'occuper de la momie. Heureusement, car le sortilège ne durerait plus très longtemps.

Le clerc décida de placer sa confiance en l'étrange louve et surtout de remettre ses interrogations à plus tard. Il sortit de sa besace son nécessaire de survie pour allumer un feu et entreprit d'enflammer une petite branche. S'il y parvenait, il pourrait lancer des projectiles improvisés à la momie pour tenter de lui bouter le feu. Cela ne la tuerait certainement pas mais cela pouvait certainement l'affaiblir assez pour qu'il envisage ensuite de la combattre au corps à corps.

Le bois était sec, et prit feu aussitôt. Enflammer des petites branches était facile, les lancer en direction de la momie ne présentait guère de difficulté. Restait à espérer qu'il ne mettrait pas le feu à la forêt en agissant ainsi. Au fond, la brume qui commençait à monter, avec l'humidité qu'elle charriait, était son alliée.
Il parvint à atteindre son but :la momie poussa un cri de douleur inarticulé au moment où la seconde branchette l'atteignait, ses bandelettes prenant feu.
La végétation qui l'emprisonnait, plus pour très longtemps, était tout aussi sensible aux flammes... Et d'ici quelques dizaines de secondes, elle serait libre.

Kasumi enroula en hâte une bande de tissu issue de sa trousse de soin autour de son épée courte et entreprit de l'enflammer en vue de l'affrontement maintenant inévitable. N'ayant plus le temps de se préparer plus avant, il se permit un dernier regard en direction de l'affrontement entre le squelette et la louve pour évaluer la dynamique du combat à venir.

La louve avait clairement le dessus : agile, elle échappait aux tentatives maladroites du squelette, et ripostait en mordant les os des jambes, le déséquilibrant et l'entraînant dans une chute désarticulée. Elle aurait tôt fait d'en venir à bout.
La momie, cependant, échappant à la végétation attaquée à son tour par les flammes, se ruait vers Kasumi. Elle hurlait de douleur et semblait décidée à le lui faire payer. Mais ses brûlures la rendaient maladroites, aveuglée par la rage, et il n'aurait pas de peine à en venir à bout. A condition de ne pas prendre un mauvais coup d'ici là et d'éviter le contact avec les flammes.

Kasumi chercha à conserver tout son sang froid, aidé en cela de savoir que son alliée inconnue s'en sortait parfaitement et aussi que le risque qu'il avait pris ne nuisait en rien - pour l'heure - à la végétation environnante. La momie était enragée mais elle restait plus lente qu'un combattant dans la fleur de l'âge. Le clerc-rôdeur joua donc sur sa mobilité et l'appui de ses deux armes, laissant en outre son pendentif bien visible sur sa poitrine et sa tunique flamboyante. Pour l'heure, sa stratégie consistait à éviter les coup en premier lieu, pour tenter d'en percevoir le rythme et de laisser le feu agir.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Aubépine